Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XX

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 96-100).

CHAPITRE XX.


Établissement des ponts sur les torrents.

Le premier élément de l’établissement d’un pont, c’est la détermination du débouché. Lorsqu’il s’agit des torrents, on se retrouve en face des mêmes incertitudes que j’ai déjà signalées en parlant de l’encaissement. Il est impossible de demander un secours au calcul. Les résultats qu’il donnerait seraient toujours très-imparfaits, si même ils ne sont pas complètement faux. Aucune des formules de l’hydraulique ne peut ici s’appliquer avec exactitude : aucune expérience directe ne peut constater la vitesse d’écoulement pendant les crues ; la nature même du fluide n’est plus celle de l’eau ordinaire, et les frottements ne sont pas non plus les frottements ordinaires.

Au milieu de ces doutes, une seule donnée peut être invoquée avec quelque confiance : c’est le relevé exact des profils en long et en travers du lit, dans la région du canal d’écoulement. Il est clair que si le torrent a passé sans exhausser sur une pente et dans une section déterminée, il passera encore sans exhausser, lorsqu’on lui présentera plus bas la même section et la même pente. — On peut toujours reproduire cette section. — Quant à la pente, si le lit ne la présente pas naturellement près de l’emplacement du pont, les travaux d’art ne peuvent la modifier que dans des limites très-restreintes. Mais on peut compter sur deux effets pour faire accepter avec sécurité des pentes plus faibles dans certaines limites : c’est d’abord que les eaux, pendant les crues, formeront au passage du pont un remous, c’est-à-dire que la superficie du fluide prendra la pente qu’on n’a pas pu donner au fond du lit. Ensuite, comme le pont est supposé placé plus bas que la section observée, il est probable que le torrent aura, dans le trajet, perdu ses plus grosses alluvions : il exigera donc, pour emporter le reste, une pente moindre.

Si l’on recherche les données qui découlent de l’expérience des ponts déjà construits, on remarque que leur ouverture dépasse rarement 10 m, et sur des lits dont la largeur est souvent cent fois plus considérable. Cela s’explique aisément, lorsqu’on connaît les causes de cette largeur démesurée — La hauteur du débouché est également assez petite. Les torrents les plus redoutés passent sous des ponts dont l’élévation, au-dessus du fond du lit, ne dépasse guère 3 mètres. — L’hydraulique rend compte de ces faits, qui se peuvent remarquer aussi sur la Durance et sur le Buëch[1].

— On peut dire en général qu’il est bon de donner aux ponts la plus petite section de débouché possible, parce qu’on détermine par là une chasse violente, dont l’effet sera de creuser le lit. Une trop grande section favoriserait au contraire l’exhaussement, contre lequel il n’est point de remède.

Il est arrivé sur plusieurs torrents que les constructeurs, s’effrayant de la largeur du lit, ou trompés par la bifurcation du courant, ont pris le parti d’élever deux ponts à la fois[2]. Ce système, qui semble devoir donner plus de sécurité au prix d’une plus forte dépense, est tout au contraire aussi vicieux qu’il est dispendieux. Partout où il a été mis en usage, l’un des ponts a fini par être obstrué, et la masse des eaux a passé tout entière sous l’autre, dont le débouché, calculé pour une seule branche seulement, se trouve ensuite trop petit pour les branches réunies. Ces faits montrent la nécessité de resserrer autant que possible le champ des eaux, et confirment ce que nous avons dit sur le danger des débouchés trop spacieux.

Par le même motif, il faut éviter l’emploi des piles, qui ont de plus l’inconvénient de donner prise à l’affouillement, et exposent ainsi le pont à une double chance de destruction.

On est beaucoup moins embarrassé dans la détermination du débouché, lorsqu’on a à remplacer un ancien pont par un pont nouveau. On peut alors recueillir des observations assez exactes sur la hauteur des eaux. S’il est arrivé, par exemple, que le tablier de ce pont ait été souvent emporté ou surmonté par les eaux, on est assuré que ce tablier est trop bas. L’on se trouve ainsi maître d’une excellente donnée pour l’établissement d’un pont définitif. — Peut-être serait-il utile, dans beaucoup de cas où le succès de l’établissement est douteux, d’ériger cette marche en principe, d’élever d’abord un pont en charpente qui sera peu coûteux, d’observer pendant quelques années la conduite du torrent ; enfin, de ne hasarder un pont définitif que lorsqu’on aura été préalablement instruit par cette sorte de tâtonnement.

Ces ponts définitifs doivent être construits avec une extrême solidité. Il est bon de faire en pierre de taille tous les revêtements susceptibles d’être mouillés par les eaux, ou atteints par les projections des blocs, et il faut donner à ces pierres une forte queue. L’expérience a prouvé que les revêtements en moellons étaient souvent rongés et arrachés[3]. — Il faut avoir le soin de ne laisser aucune arête saillante dans les appareils extérieurs : elle serait bientôt détruite par le choc des pierres. Ainsi, on arrondira l’arête extérieure du socle, ordinairement rectangulaire ; le dé des murs en aile, au lieu d’être cubique, formera un retour courbe ; l’arête même de la voûte sera épannelée sur 0,10 m de chaque côté. Les assises du socle seront cramponnées, etc., etc.[4].

C’est le radier surtout qu’il importe de fortifier. Les radiers périssent presque toujours par l’affouillement qui se fait à leur aval. Il faut jeter là, et jusqu’à une assez grande distance du mur de chute, des gros blocs, contenus par quelques pieux battus. On peut aussi enchaîner les blocs les uns aux autres par des anneaux en fer[4]. — C’est une faute de faire le radier de niveau : si d’un côté on diminue par là la pente sous l’arche, on forme de l’autre côté une chute à l’aval, et de plus, le pont est exposé à être obstrué par les alluvions des eaux ordinaires. Il est préférable de faire suivre au radier la pente naturelle du lit. Il est bon aussi de le faire très-concave, afin que les eaux, à mesure qu’elles diminuent de volume, s’encaissent dans le fond de la courbe : ce qui les empêchera d’engraver[5].

Il ne faut pas perdre de vue, dans toutes ces constructions, que le pont est destiné non-seulement à résister à l’action ordinaire des eaux, c’est-à-dire à une force de frottement, mais encore à soutenir souvent le choc d’une grande masse, animée d’une grande vitesse, qui agit comme une force de percussion. Il faut donc que la masse morte du pont soit assez lourde pour faire équilibre à la force vive du choc. Cette considération doit engager à ne pas rétrécir outre mesure la largeur du pont entre les têtes, ainsi qu’on a coutume de faire sur les communications vicinales : cette précaution devient surtout importante lorsque le pont est construit avec des matériaux peu lourds, comme est, par exemple, le tuf.

J’ai dit qu’il fallait redouter les engravements… Il arrive souvent que de petites crues, arrivant coup sur coup, exhaussent le lit au-dessous de l’arche. Alors, s’il survient tout à coup une crue violente, les eaux, trouvant le passage bouché, emportent le pont ou se font jour d’un autre côté. — À cause de cela, il est nécessaire de s’assurer de temps en temps de l’état du lit, au passage du pont. S’il s’obstrue, on ouvre au milieu des alluvions un canal d’amorce, dont le but est d’attirer les eaux ; quand la crue arrive, elles suivent le canal, déblayent les matières déposées, et remettent elles-mêmes le radier au jour[6]. — Si l’on croyait indispensable de désobstruer entièrement le pont, à force de bras, chaque fois qu’il est engorgé, on dépenserait inutilement beaucoup d’argent. On a fait souvent de cette manière de grandes dépenses qui ont épuisé les crédits d’entretien, avant que l’expérience eût montré la marche la plus économique.

Un mot sur les fondations.

— Quand on fait des fouilles dans un lit de déjection, on est submergé par les eaux d’infiltration. Vainement on détournerait le torrent, et on le jetterait provisoirement le plus loin possible des fouilles. Dans ce terrain, formé de blocs et de graviers sans consistance, l’eau ruisselle par mille canaux souterrains. Les épuisements seraient impuissants. On ne peut pas toujours draguer sous l’eau, parce que les fouilles mettent à jour des blocs énormes, qui ne peuvent être extirpés qu’en les dépeçant à coups de mine. On ne peut pas faire de batardeau, parce qu’il est impossible de battre des pieux. — Dans ce cas, le meilleur parti consiste à ouvrir, dans le creux le plus bas des fouilles, un canal d’écoulement. Ce canal recevra les eaux d’infiltration, et comme il sera tracé suivant une pente plus douce que celle du torrent, il le joindra plus bas, et s’y déversera. Si l’on suppose, par exemple, que la pente du torrent soit de 5 centimètres par mètre (et elle est presque toujours plus forte), en traçant le canal suivant une pente de 1 centimètre, on gagne 4 centimètres d’abaissement par mètre. Ainsi, avec une profondeur de fondations de 6 mètres, la tranchée rejoindra le torrent à 150 mètres à l’aval du pont à construire. À l’aide de cet artifice, les ouvriers travaillent à sec, et ne sont plus gênés par les eaux.

  1. Voyez la note 10.
  2. Sur le Rabioux ; — sur le Couleaud.
  3. Aux ponts de Chaumatéron, — de Bramafam.
  4. a et b Pont du Rabioux.
  5. Sont construits de cette manière : le radier du pont de Verderel, — de Lasalle, — de Reguigné, près du Monestier, etc.
  6. Ce fait se présente souvent aux ponts construits sur le Boscodon, — sur la Glaizette (à Veynes), — sur le Saint-Blaise (à Briançon).