Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XVIII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 85-91).

TROISIÈME PARTIE.

Des torrents considérés par rapport aux routes et aux ponts.


CHAPITRE XVIII.

État actuel des routes traversées par les torrents.

On a déjà une idée des obstacles que les torrents opposent à l’établissement des routes et des ponts. Jusqu’à ce jour, on a fait peu d’efforts pour les surmonter. La plupart des torrents passent sur les routes à ciel ouvert, et les coupent tantôt en un point, tantôt en un autre… — Je vais décrire l’état présent des choses, mais en avertissant d’avance que cet état est très-déplorable, et qu’il ne peut pas établir de règle pour l’avenir.

Les routes suivent généralement ici le fond des vallées, et s’élèvent, le moins possible, sur les revers des montagnes. Il suit de là qu’elles rencontrent presque toujours les torrents dans la partie où ils étalent leurs cônes de déjection. Ce cas, qui est le plus général, est aussi le seul qui mérite d’être considéré ; car, lorsqu’une route traverse un torrent dans la partie où il est encaissé, elle se trouve dans les circonstances ordinaires, et ne présente plus rien qui soit digne d’être signalé.

Les routes étant ainsi jetées en travers des lits de déjection, considérons d’abord le cas où l’on a eu recours à tous les moyens en usage pour mettre la voie le plus complètement possible à l’abri du torrent. — Dans ce cas, il a fallu, avant tout le reste, songer à l’établissement d’un pont. La grande difficulté est alors de forcer les eaux à passer entre les culées, et de les y maintenir d’une façon invariable. On y est parvenu à l’aide de digues.

Ces digues sont de plusieurs sortes. — Tantôt elles consistent en deux digues continues qui sont adossées aux deux culées du pont, et qui remontent vers l’amont, en s’évasant jusqu’à ce qu’elles rencontrent des berges dans lesquelles on les enracine solidement. Elles figurent de véritables murs en aile, très-prolongés, qui rassemblent les eaux et les amènent sous le pont[1]. Ce système est le plus sûr, mais il est aussi le plus dispendieux. — D’autres fois, au lieu de digues continues, on a construit des épis échelonnés à droite et à gauche du lit qu’on veut donner au torrent. Ils se renvoient le courant, qui est jeté de réflexion en réflexion jusque sous le pont[2]. — D’autres fois, on se contente de jeter une seule digue continue de l’une des culées jusqu’à la rencontre des berges. On compte alors sur l’effet que j’ai décrit dans le chapitre XII, c’est-à-dire que la digue fixera le courant, et suffira, à elle seule, pour l’empêcher de divaguer et pour l’attirer sous l’arche[3].

Tels sont les artifices à l’aide desquels on assure le passage des eaux sous les ponts : mais comme ils entraînent dans de grandes dépenses, on a toujours cherché à les simplifier autant que possible, et dans un grand nombre de cas on a pu s’en passer, sans qu’il en résultât des inconvénients. — Beaucoup de ponts ont été jetés au milieu du lit comme au hasard, sans d’autre ouvrage accessoire que la route elle-même, qui forme un véritable barrage, dont l’ouverture du pont figure le pertuis[4]. Ces ponts ont réussi : ils ont déterminé le courant à se creuser un lit qui est demeuré invariable. — Cet effet s’est même présenté sur des traversées où le sol de la route était au niveau du lit, où celui-ci était convexe et dénué de berges, et où, par conséquent, la route ne pouvait faire office de barrage[5]. C’est qu’alors le torrent avait atteint la pente limite, et la plus petite cause suffisait pour rendre son lit stable.

La plupart de ces ponts sont construits en bois. Ce mode de construction, quoique moins durable, présente pourtant quelques avantages. D’abord il est économique. Ensuite il permet de donner au débouché la plus grande section possible : dans cet esprit, on a toujours évité, autant que possible, l’emploi des contrefriches ; et quelquefois, lorsqu’il était impossible de ne pas y recourir, on les a dressées au-dessus du tablier, suivant le système usité dans la Suisse[6]. — Comme un tablier en bois présente peu de résistance à un choc latéral, s’il survient une crue extraordinaire, dans laquelle les eaux se précipitent sur le pont en forme d’avalanche, la charpente sera de suite balayée, et les culées demeureront découvertes : le torrent, trouvant alors un passage libre, s’écoulera avec plus de facilité, et la masse principale du pont sera sauvée. Il y a bon nombre d’exemples de ponts qui ont ainsi résisté aux crues les plus furieuses, grâce à la facilité avec laquelle leur tablier a été tout d’abord emporté, laissant derrière lui un débouché affranchi de tout obstacle et d’une section indéfinie dans le sens de la hauteur. — On peut aussi, toutes les fois qu’on prévoit une crue, démonter le tablier et le déposer en un lieu sûr[7]. On est assuré alors de sauver la charpente, et on a une grande probabilité de sauver la maçonnerie, qui est la partie du pont la plus coûteuse.

Le climat des Hautes-Alpes est très-conservateur. Le mélèze, qui est ici le bois de construction le plus usité, est un bon bois qui n’a qu’un seul défaut, celui de se tourmenter pendant de longues années. La charpente des ponts dure ordinairement quinze ans ; mais la durée serait certainement double, si on avait toujours pris les soins que réclame leur conservation.

Un motif a contribué à rendre les ponts en charpente encore plus fréquents : c’est l’incertitude oû l’on est si le pont nouvellement établi résistera au torrent. Dans ce doute, il vaut mieux le faire en charpente, parce qu’on hasarde une moindre dépense. Ceci m’amène à parler de la manière dont les ponts se comportent au milieu des causes qui tendent à les détruire.

Les ponts établis sur les torrents périssent de trois manières.

1o Ils peuvent être attaqués par les eaux avec une telle violence qu’ils soient emportés tout d’une pièce et totalement anéantis. — Ce cas, le plus formidable en apparence, est au fond le plus aisé à prévenir. On a ici une multitude de faits qui prouvent que les culées n’ont jamais été emportées que parce que leur pied était mal défendu. On a d’autres exemples où des ponts, frêles en apparence, ont soutenu l’effort de crues qui paraissaient capables d’anéantir les plus forts ouvrages. Ils ont dû cette admirable résistance à la conservation de leur radier. C’est là que gît en effet tout le secret de la force des ponts. C’est par l’entraînement du radier que commence toujours la chute des ponts, et avec un radier bien confectionné les culées ne courent plus de risque. — Ces radiers sont ordinairement construits avec de gros blocs disposés en forme de pavé, et constituant par leurs dimensions un véritable enrochement, à cela près que les blocs, au lieu d’être entassés au hasard, sont ici jointifs, posés avec soin, et que leur parement est très-régulièrement dressé. Pour les rendre plus solides encore, on les contient quelquefois par un grillage en charpente, dont les longrines sont engagées dans les culées[8]. D’autres fois on relie les blocs entre eux à l’aide de chaînes en fer[9].

2o Il peut arriver que les eaux, au lieu de serrer les culées de prés, les laissent là, et aillent percer la route en un autre point très-éloigné du pont. Celui-ci se trouve ainsi abandonné : la route, une fois ouverte, est livrée sans défense aux eaux qui élargissent la brèche, la mènent jusque près du pont, et finissent par mettre à nu le derrière des culées : celles-ci se renversent alors en arrière, et le pont s’abîme. Quand même les effets n’arriveraient pas jusqu’à cette extrémité, la communication n’en est pas moins interrompue, la route coupée par le torrent, et le pont devenu sans usage. Il existe plusieurs ponts qui ont été rendus inutiles par de pareils effets, et qu’on a pris le parti de boucher, en voyant que les eaux refusaient d’y passer[10]. — Dans ce genre de ruine, le vice de l’établissement du pont est tout entier dans les ouvrages accessoires, qui devraient empêcher la divagation du torrent. Il peut être aussi dans le mauvais choix de l’emplacement.

3o Enfin, les ponts peuvent périr par une troisième manière, qui est sans contredit la plus redoutable de toutes, quoiqu’elle ne se manifeste que par des effets lents et souvent imperceptibles : je veux parler de l’exhaussement du lit, qui obstrue graduellement le débouché et finit par enterrer le pont au milieu des déjections[11]. Alors on peut regarder l’établissement du pont comme impossible dans la partie où il a d’abord été construit, et il faut de toute nécessité modifier le tracé de la traversée et chercher un autre emplacement. J’en parlerai tout à l’heure.

Je viens de montrer comment certaines parties de routes sont défendues contre les torrents, à l’aide de ponts et de digues. Ce cas est malheureusement le plus rare. Le cas le plus général est celui où les routes sont traversées par les torrents à ciel ouvert ; et il s’en faut beaucoup que cet état de choses, si détestable, soit toujours justifié par l’impossibilité où l’on se trouverait d’établir un pont et les ouvrages accessoires. Peut-être ne citerait-on pas un seul torrent sur lequel il fût absolument impossible d’établir un pont ; car on a toujours la latitude de rectifier le tracé de la route, et de l’amener sur les points de passage les plus favorables. C’est là un avantage précieux qui n’existe que pour l’établissement des routes, et qui ne se retrouve pas lorsqu’il s’agit de défendre des propriétés : dans ce dernier cas, l’emplacement des ouvrages de défenses est invariablement fixé ; et s’il arrive que les propriétés soient placées dans les régions où le torrent affouille ou exhausse avec trop d’énergie, la défense devient à peu près impossible. — Si, malgré cette circonstance si favorable aux routes, on a fait jusqu’ici si peu de travaux pour les assurer contre les torrents, il faut en voir la raison dans le chiffre élevé des dépenses qu’exigent toujours ces sortes d’ouvrages.

Il y a quelques traversées sur lesquelles on a construit des digues dans l’unique but de forcer les eaux à traverser la route en un point déterminé et immuable[12]. Quoique, dans ce passage, le torrent coule à ciel ouvert, on a pourtant gagné ceci, qu’il ne dégrade plus la route sur une grande longueur, en attaquant aujourd’hui telle partie et demain telle autre. On a resserré le champ des dévastations ; on les a concentrées en un seul point, qui forme à la vérité un mauvais passage, mais à la faveur duquel le reste de la traversée est à l’abri des eaux. — Pour fortifier la route au passage du torrent, on fait un cassis solide, pavé en gros blocs, et maintenu à l’aval par un mur de chute.

Mais sur d’autres torrents, la rapidité de l’exhaussement, ou l’instabilité du courant sont telles qu’on n’a pas même osé construire ces simples ouvrages[13] ; les eaux, divaguant dans toute leur liberté, coupent la route en des points toujours nouveaux, si toutefois on peut donner le nom de route à un misérable sentier frayé par les voitures au milieu des déjections. On se figure difficilement le pitoyable aspect de ces traversées, qui ont souvent plus d’une demi-lieue de longueur. Dans la belle saison, la voie ne se distingue au milieu du champ de ruine qu’elle traverse que par le sillon qu’y creusent les charrettes, et par la trace de quelques soins que prennent les cantonniers. Pendant l’hiver, lorsqu’un manteau uniforme de neige s’est étendu sur les montagnes et sur les vallées, et qu’il a recouvert ces vastes lits, arides et unis, où l’œil ne rencontre ni habitations, ni arbres, ni cultures, alors les vestiges du chemin disparaissent complètement ; les voitures s’égarent et tombent dans des creux. — Quand arrivent les crues, la route est noyée sous les eaux, la boue, et les cailloux ; la communication est interrompue, les voitures publiques sont forcées de s’arrêter ou de rebrousser chemin. On organise alors à la hâte des ateliers d’ouvriers ; on embrigade les cantonniers ; et lorsque les eaux ont diminué de violence, on s’occupe de rétablir la voie en déblayant les alluvions et en formant des cassis grossiers, à l’aide de buissons disposés en fascinages. Mais quelque célérité que l’on apporte à ce travail, il arrive souvent que la circulation ne peut être rétablie qu’au bout de plusieurs jours. Chaque crue nouvelle détruit ainsi la voie, et force de la rétablir à nouveaux frais, et presque toujours sur des points nouveaux. — Quand la crue est totalement terminée, le terrain se dessèche ; ce qui arrive promptement sous ce ciel dont la sérénité est à peu près constante. Alors la boue forme avec les graviers une sorte de ciment tenace, qui tient lieu d’empierrement, et sur lequel les voitures roulent sans trop de difficultés. Cette remarque avait déjà été faite par Fabre. Tous les soins de l’entretien se bornent à écarter les gros blocs, et à boucher de temps à autre les ornières.

Tel est l’état le plus ordinaire des routes dans les parties où elles traversent les torrents ; et si l’on rassemblait bout à bout ces parties, on formerait, dans l’arrondissement d’Embrun, un développement égal au moins au quart du développement total des routes de l’arrondissement. Cet état doit sembler incroyable, quand on le compare à celui des routes du reste de la France. Ici, l’inconvénient est moins vivement ressenti, parce qu’il ne s’attaque qu’à une petite fréquentation, et aussi parce que l’excellente nature du climat lui oppose une sorte de compensation. Nul doute que si les routes de ce département étaient transportées, avec leurs torrents, sous le ciel humide et pluvieux du Nord, et sillonnées par un roulage actif, elles seraient défoncées au bout d’un mois et rendues totalement impraticables.

On doit voir que les conditions de l’entretien des routes sont bien différentes dans ce département de ce qu’elles sont partout ailleurs. Ce n’est pas le roulage qui use ici les routes ; ce n’est pas l’humidité qui détériore leur empierrement ; ce n’est pas non plus le manque de matériaux qui empêche d’entretenir convenablement la chaussée. Tout au contraire : les matériaux sont abondants et d’excellente qualité ; les routes sont toujours sèches, trop sèches même, car les pluies et l’humidité sont aussi vivement recherchées ici pour maintenir le bon état de la chaussée qu’elles sont redoutées dans le Nord, où elles se présentent comme une cause de dégradation ; enfin, la fatigue du roulage est insignifiante. Les cantonniers ont donc peu à s’occuper de l’entretien de l’empierrement. Mais à la place de ces soins constants et minutieux, qui composent leur service dans les autres départements, ils ont à faire face à des dégradations subites qui ruinent la route sur de grandes longueurs, interrompent souvent la circulation, et appellent inopinément sur le même point le concours d’une grande masse de bras. — Aussi l’emploi des ouvriers auxiliaires est-il indispensable dans ce département. Cela ne fait-il point penser que la question, souvent débattue, sur l’opportunité de ce genre de travailleurs n’est pas susceptible d’une solution générale, et que l’emploi des auxiliaires, pernicieux dans certaines contrées, peut être fort utile dans d’autres, et devenir dans d’autres localités tout à fait indispensable ?


  1. Pont du Vivas, sur le torrent de Briançon.
  2. Pont de Sigouste ; — pont de Rousine ; — pont de Labéoux.
  3. Pont de Boscodon.
  4. Pont de Bramafam ; — pont de Couleaud ; — pont de Rabioux.
  5. Pont de Sachat ; — pont de Lafare.
  6. Pont du Vivas ; — plusieurs ponts dans le Queyras ; — plusieurs ponts dans les Basses-Alpes.
  7. Pont de Chagne, en 1838.
  8. Pont de Boscodon.
  9. Pont de Vachères.
  10. C’est ainsi que les eaux refusent de passer sous le pont récemment construit sur la Sigouste.
  11. Pont de Merdanel, près du Monestier ; — pont de Pals.
  12. Torrent de Combe-Barre, — de Rioubourdoux. — de Saint-Pancrace, — de la Romeyère. — de Combe-la-Bouse,  etc.
  13. Torrent de Merdanel ; — torrent de Devizet.