Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXXVII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 183-185).

CHAPITRE XXXVII.


Dépense des travaux de reboisement.

On voit de suite que la dépense se partage en deux éléments :

1o La dépense des reboisements. (C’est ainsi que je nommerai dorénavant l’ensemble des travaux qui ont pour objet de prévenir ou d’éteindre les torrents.)

2o La dépense des digues.

Ne considérons que la première. — Il s’agirait d’abord d’en déterminer le chiffre. Pour cela, il faudrait évaluer approximativement la superficie des terrains à reboiser, et établir un prix moyen par mètre carré de boisement ; mais on comprend trop bien tout ce qu’il y aurait de vague dans une pareille détermination. Comment tenir compte, et de l’énorme variété des terrains, et de toutes les tentatives infructueuses, et des frais d’expropriation, et de tant d’éléments encore, que l’expérience de quelques essais pourra seule fournir ? Néanmoins, comme il faut asseoir d’abord nos idées sur une base quelconque, sauf à la modifier plus tard, partons du chiffre adopté par M. Dugied[1]. — Voici comment cet auteur établit la dépense annuelle qu’il propose d’affecter au reboisement des Basses-Alpes :

40 000 fr. à titre de primes, données aux planteurs : somme qu’on peut considérer comme excédant les frais de plantations.
35 000 fr. pour achat de graines, fournies aux planteurs.
Total... 75 000 fr.

Cette dépense devrait être répétée annuellement, pendant environ soixante années.

Je ferai remarquer d’abord que ce chiffre s’applique, non pas au département dont nous nous occupons, mais à celui des Basses-Alpes, où le reboisement présenterait moins de difficultés, où les torrents sont moins redoutables, où les bassins de réception sont plus rares, plus rétrécis, et situés dans des régions moins élevées. Il faut observer ensuite que dans cette somme ne sont pas compris les frais de surveillance, ni les frais d’expropriation (M. Dugied n’en admet point), ni les frais de barrages ou d’autres ouvrages analogues, etc. Je crois qu’à raison de tous ces motifs, on peut fixer la dépense annuelle à affecter aux travaux de reboisement, dans le département des Hautes-Alpes, à la somme de 100 000 francs.

À ceux qui se récrieront devant un pareil chiffre, je répondrai que le budget annuel des routes royales s’élève ici, depuis quelques années, à plus de 400 000 francs, et que ce chiffre est encore peu considérable à côté du budget des départements voisins ? Je leur demanderai ensuite s’ils estiment que le reboisement soit, dans l’échelle de l’utilité publique et de l’importance des résultats, une opération si fort au-dessous des travaux qui ont pour objet d’entretenir on d’améliorer les routes ?…

Il est temps qu’on le sache. Il ne peut plus être question de quelques allocations insignifiantes, jetées à titre d’encouragement aux planteurs de bonne volonté ; il ne s’agit plus de travaux morcelés, ni de ces demi-mesures qui, n’arrivant jamais jusqu’au but, obligent de recommencer toujours sur de nouveaux frais. Maintenant qu’on a sondé le gouffre dans toute sa profondeur, ce n’est pas avec quelques poignées de sable qu’on peut espérer de le combler. Nous sommes en présence d’une vaste et patiente entreprise, qui ne peut pas être l’œuvre de quelques jours, ni le fruit de quelques deniers. Son but est de transformer la face de toute une contrée, et ses moyens doivent être aussi élevés que le but lui-même.

Disons-le donc de suite avec sincérité. Il s’offre ici une grande dépense à faire. — Mais sur qui doit-elle peser ? Quelles sont les bourses qui s’ouvriront pour la solder ? Voilà ce que nous avons à rechercher.

Or, quels sont ceux qui sont le plus immédiatement intéressés à l’exécution des travaux ? Ce sont les propriétaires du pays, les communes, le département et l’état. — Comparons-les.

Depuis la loi du 10 mai 1838[2], la caisse du département ne puise plus ses revenus ailleurs que dans le pays même. Ainsi les trois premières caisses sont locales : elles sont strictement solidaires l’une de l’autre ; leurs intérêts, leurs ressources sont les mêmes. Ce qui profite à l’une profite aussi directement à l’autre, et ce qui épuise l’une épuise aussi l’autre. Je vais donc les confondre, sauf à les démêler plus tard, si j’en avais besoin. — Alors la question n’est plus à débattre qu’entre l’état et la localité.

J’aborderai ce nouveau sujet avec une entière franchise : l’opinion que j’exprimerai m’est toute personnelle ; bien entendu qu’elle n’engage à rien l’administration dont je fais partie, et encore moins toute autre.


  1. Voyez l’analyse du mémoire de M. Dugied dans la note 18. Son calcul suppose la reboisement d’une superficie de 200 000 hectares. C’est à peu près la surface qu’on peut espérer de reboiser dans le département des Hautes-Alpes.
  2. Cette loi a fait sortir des dépenses variables plusieurs dépenses, appelées maintenait dépenses ordinaires, et celles-ci n’ont pas droit au fonds commun. Suivant la loi du 31 juillet 1821, les dépenses variables du département des Hautes-Alpes s’élevaient à 175 000 francs. Le produit des 8 centimes additionnels s’élevait à 48 000 francs. Il en résultait un excédant de dépenses de 127 000 francs que le département tirait du fonds commun. D’après la nouvelle nomenclature, établie par la loi du 10 mai, il ne tire plus du fonds commun que 57 000 fr. Il s’ensuit que ce département, si pauvre, écrasé par tant de besoins, a vu diminuer ses ressources annuelles de plus du tiers.