Études historiques et littéraires sur le wallon/2

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ÉTUDES
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
SUR
LE WALLON.


L’éloquent adversaire de Petit-Jean, défendant l’intéressant Citron, croyait nécessaire d’aller chercher des exemples de vol avant la création du monde. C’était aussi l’habitude des annalistes du moyen âge de commencer leurs chroniques par un résumé succinct, et parfois brodé, du premier chapitre de la Genèse. Il n’était pas rare de les voir débuter par un monologue du Père Éternel ou une conversation entre Adam et Ève. Nous ne suivrons pas cette méthode, quoiqu’elle ait pour elle la sanction des siècles et qu’elle soit conforme aux règles de la rhétorique. Ne serait-ce pas cependant le cas ici de toucher en passant la grande controverse, à savoir, si c’était le basque ou le breton qu’on parlait dans le paradis terrestre ? Mais ce sont là des questions qui dépassent notre érudition ; et si nous nous permettons de les poser, nous nous gardons bien de les résoudre. Toutefois, lecteur, soyez certain que c’est notre modestie seule qui nous empêche de les aborder. Nous croyons notre opinion de si peu de poids, notre ignorance si grande, que nous n’osons pas même nous aventurer à la recherche approfondie des idiomes en usage parmi les maçons et les manœuvres élevant la tour de Babel. Nous sauterons, avec la permission du lecteur, à pieds joints sur le déluge, partiel ou universel, pour arriver à une époque qui ne soit pas tout à fait si sujette à faire raisonner à perte de vue, attendu la distance, c’est-à-dire que nous nous bornerons à rechercher purement et simplement quelle était la langue que pouvaient parler nos pères il y a environ deux mille ans. Nous ne voulons pas, comme on voit, passer le Rubicon. Certes, il suffit d’un peu de tact pour raccourcir ainsi très-adroitement, sans en avoir l’air, un travail difficile. On nous dira que c’est tourner l’écueil. Erreur complète ! C’est l’escamoter, ce qui est bien différent et qui suppose qu’il n’y en a pas.

On est généralement d’accord pour soupçonner que, environ un siècle avant la naissance du Christ, dans notre région, appelée, dit-on, Éburonie, il n’y avait pas de villes, mais seulement des bourgs et des villages, ce qui n’est peut-être qu’une dispute de mots. Leurs habitants vivaient sous un régime que l’on pourrait avec raison appeler municipal. Leur principale industrie était l’exploitation des mines, et ils sacrifiaient souvent au Dieu du feu, auquel ils avaient élevé des autels. Ils nourrissaient de nombreux troupeaux, et leurs vastes champs étaient couverts de riches moissons. Cela ne dura pas. Les Romains se firent une gloire de détruire ces éléments de prospérité.

Les Éburons formaient un des quatre grands peuples de la Belgique ; ils habitaient les deux rives de la Meuse, mais ils s’étendaient plus particulièrement sur la rive droite, par conséquent, comme borne saillante, vers le Rhin[1]. Différentes conjectures ont été formées sur l’étymologie du mot Éburonie. Comme cela devait être, on n’en a trouvé aucune bonne pour ce mot forgé ou estropié par les Romains. Quelques-uns veulent qu’il désigne un peuple cultivateur, d’autres qu’il tire son nom de sa situation sur les bords de l’Ourthe[2]. Quoi qu’il en soit, ce nom n’eut pas une longue existence depuis l’ère vulgaire, car sous le règne d’Auguste on lui substitua celui de Tongrie. Les savants ajoutent que ce nouvel État sortit des ruines de l’ancien, attendu que, s’il faut les en croire, les Éburons furent tous détruits dans leur lutte contre Rome[3].

Cette dernière remarque est le seul obstacle qui nous empêche d’admettre cette judicieuse opinion, quoiqu’elle ait pour elle les Commentaires de César et les mille sept traducteurs ou commentateurs des Commentaires, lesquels ont l’air de ressembler un peu trop aux bulletins de la grande armée. Sur tous ces points, nous nous retranchons dans notre sentiment historique individuel, et nous nous sommes fait un passé à notre usage : d’abord, parce qu’il est définitivement reconnu que les hommes ne croissent pas précisément en une nuit comme les champignons, et enfin parce que c’est une supposition toute gratuite de croire que la population éburonne fut complétement exterminée ou forcée de se réfugier dans les marais de la Hollande. Ceci n’exige qu’une simple réflexion et la connaissance de l’histoire du monde. Nous le demandons, jamais une nation fut-elle réduite à de pareilles extrémités ? Dans de semblables désastres, — la perte d’une bataille, — quelques personnages puissants ou distingués, attachés au gouvernement renversé, se tuent ou s’expatrient, mais c’est tout ; la masse de la population, ce qui constitue le peuple, n’ayant pas beaucoup à perdre, reçoit le vainqueur comme s’il ne l’était pas, le souffre, lui obéit, avec répugnance, ce qui est naturel, jusqu’à ce qu’il le subjugue à son tour, ce qui n’est pas rare, ce qui est l’ordinaire même, mais sans aller chercher la liberté dans d’autres parages. Il ne faut être rien moins que Virgile pour faire voyager tout un peuple selon sa fantaisie, et cela ne se voit que dans son poème.

Pourquoi donc ce qui est arrivé partout ne serait-il pas arrivé dans l’Éburonie ? Quand on aura appris que les Romains s’avançaient victorieux, les familles puissantes ou riches se seront enfuies à leur approche pour sauver ou leurs têtes ou leur fortune. Le peuple n’a pas les mêmes craintes, et se soumet. César, dira-t-on, prouve le contraire[4], et assure que la destruction totale des Éburons fut poursuivie et exécutée à la façon romaine, c’est-à-dire à la lettre ? Par Éburons on ne doit sans nul doute entendre que les débris des troupes commandées par des chefs que l’on nomme Ambiorix et Cativulx, ou leurs partisans ; mais dire que le peuple, — c’est-à-dire les femmes, les vieillards, les enfants, la souche naturelle des nations, — fut enveloppé dans la haine du général vainqueur, ce n’est guère croyable, parce que c’eût été une barbarie, et, ce qui est plus concluant, d’une politique peu romaine et sans exemple. On est d’autant plus fondé à se fier en cela à son simple bon sens, qu’après cette expédition on voit les habitants de notre contrée conserver leurs mœurs, leurs coutumes, leur langue.

Oui, leur langue. Les peuples des Gaules avaient chacun en effet leur idiome particulier, de même que leurs institutions, leurs lois, leur habillement, leur armure[5]. C’est donc une seconde erreur non moins grave que d’avancer, avec la plupart des savants, que dans les Gaules on ne parlait qu’une seule langue, que cette langue était le celtique, qui ne se parle plus dans sa pureté primitive, comme on sait, qu’à Quimper-Corentin, et que c’est au maire de ce bienheureux chef-lieu qu’il faut s’adresser pour obtenir des échantillons authentiques de la souche de toutes les langues de l’ancienne Gaule, et par conséquent de notre wallon.

Nous vous le demandons ! s’écrient ces savants à l’appui de leur système, comment donc, sans cette identité du langage, auraient pu se tenir ces assemblées générales où l’on se rendait de tous les points des Gaules ?

Nous ne sommes pas plus étourdi de ces clameurs que le soleil de Le Franc de Pompignan devant ses obscurs blasphémateurs : nous citons d’abord César, qui, cette fois, n’avait nul intérêt à mentir ; et ensuite l’exemple de nos chambres législatives, où les députés arrivent avec leur idiome particulier, lequel s’efface devant la langue officielle.

L’opinion généralement admise veut que la dépopulation de l’Éburonie une fois achevée, Rome y ait envoyé des colonies italiennes comme des arbres de pépinière ; que c’est à cette greffe de la race sur le sol qu’il faut attribuer l’origine du wallon, lequel serait né du latin, et enfin que ce dernier idiome aurait fini par devenir d’un usage universel[6].

Procédons avec ordre. De ces deux témérités historiques, la première est inadmissible vu l’inutilité des motifs qu’elle avance, comme nous l’avons vu ; et quant à la seconde, nous ne croirons jamais à cette fusion complète des habitudes, du langage, des lois des Éburons avec les mœurs, la civilisation et les institutions romaines. Rome a eu quelque influence, nous l’avouons ; mais cette influence n’a été ni assez forte ni assez profonde pour pouvoir détruire, comme on le veut, les idiomes et les institutions des peuples vaincus.

Mais, nous direz-vous, qu’est-ce donc que votre wallon ? Le wallon, cher lecteur, comme dirait Jules Janin, ce n’est rien de tout cela et c’est tout cela ; mais d’abord, c’est avant tout du wallon. Et, en effet, il est constant que les Éburons avaient une langue à eux. Dès lors, pourquoi refuser d’admettre que la nôtre est une continuation de la leur ? pourquoi vouloir en rechercher exclusivement les origines dans le mélange du tudesque et du latin, et se créer, en faussant le bon sens et l’histoire, un système qui rend inexplicable une foule de mots qui, comme nous le verrons, ne se trouvent dans aucune de ces deux langues ? Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans le fait d’une langue modifiée, altérée, presque perdue, mais dont le noyau primitif, et reconnaissable encore, se révèle parfois à l’observateur tenace ? Que répondraient nos adversaires en face d’une loi ou d’une institution wallonne qui n’a d’analogue nulle part ? Iraient-ils encore, bon gré mal gré, compulser les Novelles et le Code pour en retrouver le germe, et par suite d’un engouement dont on a fait justice[7], nier le moyen âge et conclure à l’influence de Rome sans Rome ? Pour nous, qui croyons que les barbares, nos ancêtres, n’ont pas été tout à fait exclus du privilége d’avoir des idées créatrices, nous sommes convaincu que cette loi et cette institution, comme le langage, ne doivent s’expliquer que par le peuple qui les a vus naître ; que Rome n’a pas le mot de l’histoire du monde et particulièrement de la nôtre ; qu’enfin, le wallon est bien un reste de cette nation éburonne que César a pu vaincre mais non détruire, et qui a pu tout perdre, hors ses bardes. D’ailleurs, d’autres considérations viennent à l’appui de cette idée ; comme nous l’a dit fort bien M. Jacob Grimm, toute langue primitive est nécessairement peu riche ; le nombre de ses tours et de ses expressions qui sont véritablement siens, est essentiellement restreint ; certaines idées seules ont le monopole immémorial de s’exprimer sans le concours étranger. Or, quel est celui d’entre nous qui ne sent pas tous les jours l’impossibilité de traduire et même de rendre certaines phrases du vocabulaire wallon, soit en français, soit en allemand, phrases qui se donnent à sentir et non pas à entendre ? D’où leur viennent cette concision et cette énergie, qui ne trouvent d’équivalent nulle part, si ce n’est en elles-mêmes ?

Nous avons dit que le wallon ne se ressentit que peu ou point de la domination romaine ; mais à Dieu ne plaise que nous entendions par là repousser l’influence du latin sur notre idiome. Il y a une distinction à faire : c’est que les atteintes qu’il reçut ne vinrent pas de Rome guerrière, mais de Rome chrétienne et morte. C’est le latin des cloîtres qui a constamment battu en brèche te wallon. Des couvents commencèrent à s’élever dans notre contrée dès la fin du VIIe siècle. On n’y rompait le silence que pour faire entendre quelques phrases latines. C’était du latin barbare, si l’on veut, mais enfin c’était du latin. Le contact habituel et journalier du clergé avec le peuple dut considérablement affecter le langage de l’un et de l’autre ; et cela est si vrai, que le latin du moyen âge n’est pas, des deux langues, celle qui, peut-être, en fut le moins atteinte. L’action ou mieux la corruption fut réciproque. Mais, et c’est là que nous voulions en venir, elle ne fut pourtant pas tellement profonde, malgré ses mille ans de durée, qu’elle ait fait disparaître le wallon dans la lutte. Celui-ci ne fut pas supplanté ; ses formes et ses idées furent altérées, mais non perdues ; il y eut, si nous pouvons nous exprimer ainsi, adjonction d’idiome, superposition du latin sur le wallon, mais non pas substitution de l’un à l’autre ; en un mot, le wallon est toujours l’élément primitif ; le wallon ce n’est pas du latin corrompu ; c’est du wallon mélangé de latin et rien de plus. Il s’est si peu formé à la suite de la domination romaine, que, nonobstant cette domination, la langue gauloise n’a jamais été parlée que chez les Gaulois.

Il est donc incontestable, selon nous, que les Éburons avaient leurs motifs, autres probablement que ceux des savants, d’avoir une langue qui leur fût propre ; et qu’il n’est nullement besoin de recourir au celtique de Quimper-Corentin pour expliquer ce fait d’une langue sui generis à côté d’idiomes étrangers et différents, puisque ce fait, aujourd’hui comme alors, se prouve par son existence même. Le breton, loin d’être une langue mère, n’a été et ne sera jamais qu’un idiome barbare, en prenant cette épithète toutefois dans le sens si fin et si peu charitable que lui donnaient les anciens[8].

Nous ne savons s’il est une langue au monde dont on ait plus parlé sans la connaître que le wallon : c’est une justice à lui rendre : on a beaucoup déraisonné à propos de lui. On a dit tour à tour que c’était du celtique, du germain et du latin ; le coup de pied suprême ne lui a même pas manqué, et beaucoup de gens, voulant lui faire injure, l’ont pris pour du flamand.

Oui, après avoir démontré que le breton et le néo-latin ou tout autre jargon né ou à naître n’ont jamais été le langage populaire de nos contrées, il nous reste maintenant à réfuter une autre thèse, celle qui établit que les Liégeois parlaient jadis Flamand, et cela, voilà l’incroyable, non pas dans des temps antiques, mais à une époque très-rapprochée de nous. Cette opinion, sauf respect, n’a pour elle que son côté ridicule ; et c’est peut-être pour cela qu’elle a trouvé tant de complaisants échos, et que tant d’écrivains, maniant avec dextérité les armes de l’érudition, ont brisé maintes lances en son honneur. De nos jours, Walter Scott l’a remise en avant et n’a pas peu servi à l’accréditer encore. C’est grâce à lui que dans son beau livre intitulé Le Rhin, Victor Hugo, et Alexandre Dumas, dans son ridicule Voyage, nous font parler flamand.

Examinons ce point. Pour cela, il faut de nouveau nous reporter en arrière et reprendre une seconde fois la chose ab ovo. Le lecteur nous le pardonnera. Il doit, comme nous, éprouver le besoin de voir son pays se laver d’une accusation aussi niaisement reproduite.

Il paraît que les Éburons étaient un peuple autochthone, et nous entendons par là non pas un peuple né du sol même qu’il habite, car il n’y aurait véritablement dans ce cas que celui que Cadmus sema en Béotie ; mais celui dont l’origine est si ancienne qu’à vrai dire il a eu le temps de perdre complètement le souvenir de la mère patrie, et qu’il ne se souvient plus d’avoir vu le jour sous un autre ciel. Longtemps avant l’arrivée de Jules-César, nous étions déjà entourés de peuplades germaniques : et c’est de là sans doute que date notre instinctive antipathie, assez bien fondée comme on voit, pour ceux de nos voisins qui ne parlaient pas le wallon. Cette inimitié, qui a traversé les siècles, n’a d’autre source que la diversité des langues et ne prouve pas peu pour l’ancienneté de la nôtre. Or, avancer que nous ayons jamais parlé le flamand, c’est nous biffer d’un seul coup de la carte des peuples du monde ; c’est nous ôter notre langue, et nous confondre sans motif avec tous les peuples qui se plaisent à parler le tudesque ; en un mot, c’est nous réconcilier avec eux. Nous sommes trop bons fils pour renier ainsi nos ancêtres ; et comme ce César qui nous a fait tant de mal, nous aimons mieux être le premier sans la Germanie que de n’être rien avec elle.

Les Liégeois n’ont jamais parlé flamand, et nous tenons à honneur de prouver que nous sommes tout ce qu’il y a de plus wallon. Pour cela, nous citerons Tacite, qui constate que les Gaulois, dont nous faisions partie, n’ont jamais eu rien de commun avec les Germains ; ensuite, nous défions qui que ce soit de trouver un seul monument, une seule rue, une seule place de la vieille Cité ayant un nom qui sente le flamand ; jamais aucun livre, aucune loi n’y a été publié dans cet idiome. C’est uniquement dans Walter Scott[9] que l’on voit parler nos ancêtres en flamand, et c’est sans contredit la plus grande entorse que l’auteur ait donnée à notre histoire.

Ceux qui ont admis cette hérésie auraient pu alléguer une autorité bien autrement concluante que celle d’un écrivain qui ne nous connaissait que par ouï-dire : c’était le sentiment d’un Liégeois, de l’érudit Paquot, qui avance que anciennement une partie des habitants de Liége parlaient flamand, surtout vers le faubourg Ste.-Walburge[10]. Cette assertion n’est appuyée d’aucune preuve et en outre tous les monuments lui sont contraires. Sans aller loin, nous opposerons à Paquot un homme qui avait un avantage incontestable sur lui : c’est qu’il était de Liége, c’est qu’il écrivait à Liége, non pas au siècle dernier, mais en 1360 : c’est Hemricourt. Celui-ci raconte qu’au XIIIe siècle les seigneurs liégeois plaçaient leurs enfants mâles en qualité de pages dans les châteaux du comté de Looz, pour apprendre, en même temps que les bonnes façons de la courtoisie, la langue flamande (tiexhe)[11]. Ce témoignage est décisif. Nous nous abstiendrons d’en citer d’autres ; et, dans la suite de cet article, nous aurons soin de noter des faits qui convaincront le lecteur jusqu’à l’évidence.

Résumons-nous. Les plus anciennes notions historiques nous montrent donc notre pays habité par les Éburons, nation qui faisait usage de l’idiome wallon, et qui, pour cela même, était classée dans la grande famille des Gaulois. Nous avouons que cet idiome ne nous est pas arrivé très-pur ; soit, mais il nous est arrivé : c’est ce que nous voulons. Diverses articulations et plusieurs règles propres au wallon, et une foule de dénominations de lieux, étrangères aux langues néo-latines, sont des traces assez apparentes d’une langue primitive. Parmi les objections qu’on pourrait faire contre son existence, c’est que le wallon contient beaucoup de mots qui s’expliquent par des analogues latins et allemands. La raison en est simple, et nous l’avons déjà donnée. D’abord, parce que depuis César la contrée eut quelques camps statifs ; ensuite, parce que plusieurs familles de Franks y élevèrent leurs demeures. La nature hybride de ces mots prouve, en faveur de notre opinion, que la langue latine et la langue germanique se sont mêlées à l’idiome national.

Au reste, si l’on voulait sonder les profondeurs de la science étymologique, on pourrait aller plus loin et trouver de curieuses affinités entre notre idiome et les langues primitives de l’Orient : aucuns en exhument des radicaux hébreux, arabes, japonais, etc. L’origine de ces ressemblances peut être commune à ces différentes nations, et remonter à des temps antediluviens, viens, comme disent les géologues. Ce qui est certain, c’est qu’on y rencontre une multitude de grécismes. Les Druides peuvent en avoir rendu l’usage commun. Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que nos chroniqueurs avaient beau jeu pour prouver l’existence de Leodes et de la colonie troyenne qui s’établit à Liége, et qui parlait probablement grec.

Une langue impose ordinairement aux animaux, aux choses, aux lieux des noms qui marquent leur nature, leurs propriétés et leur origine. Ces mots devraient avoir une valeur intrinsèque dans le wallon ; mais comme ils lui sont complètement étrangers, ainsi que nos faibles moyens nous permettent de le supposer, et que, dans tous les cas, aucun dictionnaire de langues vivantes ou mortes n’en peut donner la clef, il faut croire qu’ils font partie de cette classe peu nombreuse d’expressions primitives et intactes, faibles débris de l’idiome éburon.

Nous pourrions aisément former une liste de mots qui ont droit à cette antiquité ; mais, de peur de nous égarer dans le labyrinthe des étymologies, et reconnaissant l’impossibilité de constater la date certaine de ces mots, nous préférons laisser au lecteur l’agréable plaisir d’étiqueter ceux qui lui paraîtront avoir été en usage au temps de nos ratayons. Quant à nous, nous nous contenterons de dire, sur leur nature plus ou moins antique, avec Jules Scaliger : Nescio ou, ce qui revient au même, avec son confrère en étymologies, Ménage : Je ne sais pas.

Cependant, sans recourir aux nomenclatures des arts et des métiers, il est certains noms de lieux que l’étymologiste le plus intrépide ne peut disséquer. D’où viennent, par exemple, ces noms de Lîge, Hu, Visé, Teux, Serè, Tif, Vervi, Tonck, Hève, etc ? Et ces noms de rivières : Mouze, Oute, Vèse, etc. ? Qu’indiquent ces mots avec leur physionomie primitive ? Quelles idées représentent-ils ? L’explication en est difficile, impossible, peut-être : les profondeurs de l’étymologie, nous le répétons, sont encore plus obscures que les origines des usages et des institutions[12].

C’est principalement dans les noms de lieux que l’on peut retrouver des vestiges certains des idiomes parlés chez nous. Dans les localités situées sur le bord des rivières, ou dans des endroits écartés, le wallon domine : le latin s’aperçoit, mais faiblement, dans les hameaux rapprochés des routes romaines ; le germain, dans les endroits le mieux fortifiés, et en terminant le nom par la syllabe ter qui signifie habitation. D’autres noms sont d’une époque plus récente, du temps où l’on fortifiait les hauteurs, comme Franchimont, Montfort, Aigremont, Chèvremont. Nous ignorons de quelle époque date la terminaison wallonne eie, qui s’unissait toujours au nom du propriétaire ou de l’objet : il signifie habitation ou rue : Geraidreie ; Féronstreie ; Joupeie ; Hermeie, etc.

Comme nous le disions tantôt, le wallon est essentiellement gaulois d’origine, et il est incontestable que les habitants de Liége ont continué à faire usage de cet idiome. Aucun document de ces époques reculées n’est parvenu jusqu’à nous. Les annales de ces temps, écrites en latin, sont nulles pour offrir quelques renseignements sur les progrès de la langue. Une remarque qui trouve naturellement sa place ici, c’est que, à propos d’histoire, la science traditionnelle paraît avoir seule dominé chez nous jusque vers le IXe siècle. Comme chez les Éburons, les fastes de la nation consistaient dans un recueil de poésies, que le rhythme mettait à la portée du peuple, et que les générations se transmettaient presque sans altération. C’étaient ces chroniques orales que Charlemagne redemandait à la mémoire des peuples. Environ cent ans après lui, des moines ignorants fixèrent par écrit quelques-unes de ces traditions, mais en les mutilant et en les adaptant à l’esprit tout religieux de leur époque. C’est en partie aussi grâce à leur amour du merveilleux, que le berceau de notre histoire est loin d’être éclairci, parce qu’on n’a pu séparer le vrai du faux.

En l’absence de monuments originaux, nos cartulaires ou nos annales rappellent maintes fois que le wallon était la langue nationale. Comme nous le faisions remarquer ci-dessus, les noms géographiques conduisent à prouver ce que nous avançons. Cependant, la plupart des noms de lieux ou d’hommes sont ordinairement rendus méconnaissables quand la langue latine se permet de les accommoder à sa prononciation[13]. Les plus anciennes compositions historiques étant écrites en latin, ces noms sont donc parvenus extrêmement défigurés. Nous le prouverons par un exemple.

Les plus anciens documents wallons, et le peuple, nomment un bourg près de Franchimont Theux. En latin c’est Tectis. En 898, Zuentepold, roi de Lotharingie, le donna à l’église de Liége. Ne pouvant sans doute latiniser cet endroit, il décrit sa situation minutieusement : il dit enfin que son nom est Theux, ainsi que l’appellent les habitants [14]. En 915, Charles-le-Simple ratifie cette donation : Theux n’y apparaît plus que sous le nom de Tectis[15]. Ces deux noms sont sans doute une forte preuve de l’existence de l’idiome wallon au IXe siècle.

On est tout à fait persuadé que cette langue était celle du vulgaire, quand on voit Notger s’en servir pour que le peuple puisse entendre la parole évangélique, et ne faire usage du latin qu’en parlant à son clergé. On cite à l’appui ces deux vers d’un auteur qui vivait peu de temps après lui :

Vulgari plebem, clerum sermone latino
Erudit et satiat magna dulcedine verbi[16].

On voit par ces vers que les clercs, par suite de longues études, faisaient usage de la langue latine, soit dans le cloître, soit dans les hymnes qu’ils adressaient à Dieu, et que le parler vulgaire, celui des chevaliers, des bourgeois et des manants, était le wallon.

Cet idiome a laissé dans tous les âges des vestiges de son passage. Il éclate surtout dans les parades des jongleurs, dans les cantilènes, dans les chansons de gestes, dans les vies de saints, dans les cris de guerre jetés sur le champ de bataille.

C’est du temps de Notger qu’un jongleur paraît à Liége pour la première fois[17] : il était accompagné d’un grand ours, qui émerveilla les Liégeois par ses tours surprenants et ses danses grotesques, exécutées au commandement de son maître, nommé Gonderan. Il fit d’assez fortes recettes avec sa jonglerie, comme dit un chroniqueur[18], pour pouvoir fonder un petit hôpital.

En 1071, l’empereur Henri IV étant à Liége, les moines de Stavelot y apportèrent les reliques de St.-Remacle pour capter plus facilement son suffrage dans le procès qu’ils soutenaient contre les religieux de Malmedy. Il est impossible d’énumérer les miracles que l’ancien évêque de Liége fit dans sa métropole. L’empereur, sa cour et un grand nombre de personnes venues à cette occasion de contrées lointaines, en reçurent l’impression la plus vive. Un ménestrel, qui exécutait en même temps des tours de jonglerie (cantor quidam jocularis), se croyant inspiré par St.-Remacle, improvisa en vers l’histoire de ce bienheureux, parcourut la ville pour réciter ses chants wallons (cantilenœ), et vit longtemps la foule émerveillée se presser sur ses pas[19].

Les chants de gestes, les romans de chevalerie, écrits en wallon, étaient des compositions qui couraient parmi le peuple. Les dames et les chevaliers, le bourgeois et le serf rejetaient la langue des clercs pour l’idiome préféré par les ménestrels et les trouvères. Les jeunes écoliers (pueri scholarum) mettaient sur la même ligne les productions nationales et celles des auteurs les plus célèbres de l’antiquité. Pour les jeunes filles même, la lecture des romans de chevalerie formait la partie complémentaire de toute bonne éducation. C’en était le signe le plus caractéristique. Nos châtelaines étaient élevées presque toutes dans les mêmes principes que ceux qu’on inculquait à la fille du site de Warfusée (1102). « Ilh faisoit sa filhe Alix, par ses maistresses, neurir en grant estat, aprendre et enseigner tos esbatemens que nobles damoiselles doyent savoir, de overeier d’or et de soie, de lire ses hoires, romans de batailles, jowier az eskas et az tables, etc. »[20].

Les cris de guerre jetés sur les champs de bataille sont des monuments irréfragables de la langue parlée par les combattants. En 1213, la bataille de Steppes fut gagnée par les Liégeois sur les Brabançons. Dans l’armée liégeoise, il y avait les contingents amenés par les grands vassaux, parmi lesquels on remarquait les comtes de Limbourg, de Namur, de Looz, etc. Les Liégeois, au cri de hahai, hahai, massacrèrent un grand nombre d’hommes d’armes du comte de Looz, leurs amis, parce que ceux-ci parlant la langue tudesque, furent confondus avec les Brabançons[21].

Ainsi, en 1213, le wallon était l’idiome parlé par les Liégeois, et le tudesque celui des troupes du comte de Looz. Ces deux dialectes étaient alors dans les mêmes limites qu’aujourd’hui. C’est ce que nous croyons avoir suffisamment démontré.

Les sermons qui se firent à Liége dans ces temps reculés, étaient toujours en wallon pour être mieux à la portée du peuple. C’est dans cet idiome qu’on lui expliquait la loi évangélique ou qu’on l’appelait aux Croisades. C’est du moins en wallon que lui adressaient la parole Notger en 972, et, comme cet évéque, St.-Bernard en 1131, Jean d’Alich en 1196, Lambert-le-Bègue en 1173, Olivier et Heriman en 1214, et d’autres prédicateurs célèbres dans les XIVe et XVe siècles[22]. C’était si bien la langue vulgaire, que, en 1451, le légat apostolique Nicolas Cusani ayant voulu s’immiscer dans les affaires du clergé, celui-ci refusa d’obéir, en alléguant que la bulle ne lui conférait, à lui légat, aucun pouvoir juridictionnel sur les Wallons; mais bien sur les Allemands[23].

De plus, c’est en wallon que nobles et roturiers, riches et pauvres, adressaient leurs prières à la Vierge Marie au XIIIe siècle. Au tribunal de la pénitence c’était encore le wallon qui était en usage. Enfin, ce qui résumera nos recherches, c’est l’existence de l’oraison dominicale, qui n’a jamais été et n’est encore récitée, dans beaucoup de localités, et surtout à Liége, qu’en wallon ; et s’il est un monument avéré de l’ancien idiome de nos pères, c’est assurément une prière aussi populaire, qui a dû conserver une immobilité incontestable et de forme et d’orthographe, étant calquée sur la version latine. La voici telle que la rapporte, incorrectement toutefois, un auteur du XVIIe siècle, qui, étranger au wallon, l’a beaucoup francisée[24] :

« Nos peer kest â cier, santifié se ti nom. Ti royâme nos avienn. Ta volontei so faite en l’terr com â cier. Diné no nos pein k’tidien ajourdhu : et pardon no pechei com no pardonn no detteu. Et nos indus nin en tentation, mein delivre no de mal. Amen. »

Quoique nous ne tenions pas à recueillir tous les faits qui renforcent notre opinion, nous ne pouvons passer le suivant sous silence ; bien qu’il soit des plus singuliers, ce n’est pas pourtant, croyons-nous, une raison pour le révoquer en doute.

On sait qu’aujourd’hui encore la montre des reliques attire à Aix-la-Chapelle, tous les sept ans, une foule de curieux. Au moyen âge, dans ces temps où les pèlerinages lointains étaient à la mode, la ville de Charlemagne voyait se presser dans son enceinte une multitude de pieux voyageurs arrivant des contrées les plus éloignées. Dans la première quinzaine du mois de juillet 1447, sept pèlerins hongrois y arrivèrent, et de là, sur l’invitation de plusieurs Liégeois, se rendirent à Liége. Leur parler wallon, identiquement le même que celui qui était en usage dans la Cité, excita une surprise générale. Le bruit circulait déjà, comme le racontent les mémoriographes contemporains, que c’étaient des Liégeois, commerçant en Allemagne, qui s’étaient fixés jadis en Hongrie, quand ces pèlerins annoncèrent qu’une tradition reçue chez eux était qu’une colonie liégeois s’était établie en 1052 près d’Agra, fuyant leur pays natal ravagé par une lamentable famine. Le roi de Hongrie les avait admis dans ses États avec bonté, et leur avait cédé des terrains incultes, qui se couvrirent bientôt d’habitations que les indigènes nommèrent les village wallons (gallica loca). Pour s’assurer du fondement de cette tradition, on feuilleta les chroniques et les histoires anciennes conservées à la cathédrale, et on y lut en effet ce qu’avaient avancé les Hongrois, c’est-à-dire, les détails affligeants de la famine qui força les Liégeois à s’expatrier en 1052. Les bourgmestres et les échevins, forts de ce témoignage, écrivirent et scellèrent du sceau de la Cité une attestation qu’ils remirent à ces Hongrois-Wallons, où ils reconnaissaient que ceux-ci tiraient leur origine du pays de Liége[25].

Ce fait à une grande importance : il ferait croire que le wallon était demeuré stationnaire depuis l’an 1052 jusqu’en 1447. De même, depuis cette dernière époque jusqu’à nos jours, il n’a pas subi de changements notables quant à la prononciation ; et si ce n’étaient l’orthographe qui a considérablement varié, ainsi que notre vocabulaire qui s’est beaucoup augmenté, les progrès de cet idiome seraient quasi nuls. Cette immutabilité est encore une preuve en faveur de notre système, et démontre lucidement que l’identité de notre wallon avec la langue vulgaire de 972 et de 898 est un fait désormais acquis à l’histoire de nos origines littéraires. Nous sommes donc bien loin de faire dériver, comme quelques écrivains l’ont fait à tort[26], l’idiome liégeois de la langue française actuelle, dont il ne serait qu’une branche arriérée et corrompue[27]. Pour réfuter cette opinion, nous n’avons qu’à répéter pour une dernière fois, que le wallon du quinzième siècle est encore celui que l’on parle de nos jours.

Nous aurions mieux fait, peut-être, de remplacer ces recherches historiques par des études sur le développement graduel de la littérature wallonne. Les fragments d’ouvrages écrits dans cet idiome auraient en effet autrement contribué à faire connaître l’individualité qui le différencie des autres dialectes nommés wallons ; mais il y avait impossibilité chez nous de mettre à exécution un pareil plan, quelque excellent que nous le reconnaissions. L’absence de matériaux en a été la cause. Force nous a été de composer plutôt des études historiques que des études littéraires, et, qui plus est, induire de ce qui est écrit ce qui n’est pas écrit, c’est-à-dire, voir dans un fait peu important en apparence, les traces les plus caractéristiques de l’idiome liégeois. Mais mieux que tout cela encore, il eût fallu des connaissances plus vastes et la patience, quand elle est le génie. Heureusement, à l’impossible nul n’est tenu : nemo impossibili tenetur. Nous faisons de ce principe de jurisprudence notre devise littéraire.

Remarquons d’abord que chez tous les peuples et à toutes les époques de l’histoire on a chanté : et à preuve, dit Borel[28], c’est que « Homère le Gregeois dit dans l’Odyssée que les dieux envoyent de grands accidents aux hommes afin qu’on en puisse faire des chansons. » C’est ainsi que se sont traduits d’abord les sentiments et les souvenirs des hommes. Qu’on remonte l’échelle des siècles et l’on verra le peuple toujours manifester sa joie par des couplets, ce qui suppose, quoi qu’on en dise, une certaine civilisation, du rhythme et du nombre dans les paroles.

La chanson ancienne (car le moyen âge est presque un déluge et le monde qui en est sorti est presque un nouveau monde), se divise en deux genres distincts : la chanson en langue vulgaire, destinée au peuple ; et la chanson en langue latine, cultivée exclusivement par les clercs. Faire l’histoire à part de ces deux genres nous conduirait trop loin ; disons seulement que ce dernier ne manque pas heureusement chez nous et qu’il apparaît antérieurement au XI siècle. Il nous reste plus d’un chapitre historique avec mesures et rimes, accompagnement qui les rend précieux, mais dont nos historiens des siècles derniers n’ont pas daigné reconnaître l’importance.

En 980, Liége admirait un homme excessivement savant (Hérigère, abbé de Lobbes), et qui écrivait élégamment en vers et en prose : voilà pour le latin[29].

D’un autre côté, un auteur qui compilait en 809[30] nous raconte qu’en 727 le corps de St.-Hubert ayant été ramené à Liége, on lui fit des obsèques magnifiques. Le peuple chantait en vers (carmina) ses vertus et sa vie, dignes des beaux temps de l’apostolat. Voilà pour la chanson vulgaire.

Dans les siècles qui suivirent, il se publia sans doute d’autres chants historiques ; ils ne sont pas arrivés jusqu’à nous.

Le premier ouvrage à date certaine écrit en langue vulgaire que mentionne notre histoire, parut en l’an 1060, où Egbert, clerc de Liége, publia un recueil d’Enigmes populaires. Ce recueil, qui était en vers, eut du succès. Egbert en donna une nouvelle édition augmentée d’un grand nombre de chapitres[31].

Aux saturnales qu’on célébrait à Liége plusieurs fois l’an au milieu du XIIe siècle, et qu’on nommait Fêtes de la Reine, le peuple, comme le clergé, dansait dans les rues et dans les temples, revêtu d’habillements grotesques, en s’accompagnant de chansons obscènes et au son de tambours et d’autres instruments[32].

Au XIIIe siècle, la chanson s’acquit chez nous une illustration puissante par le rôle que lui fit jouer la politique, car il y avait de la politique alors. Elle se fit l’expression de l’opinion publique dans les troubles qui eurent lieu après l’an 1250. Une foule de petits poèmes satiriques en wallon circulèrent dans le pays. Nos annales mentionnent surtout une paskeie (versus romanici) qui parut en 1259 sur la prise du château de Ste.-Walburge à Liége, composé et chantée par les habitants[33]. L’exemple une fois donné, il fut dorénavant suivi et se perpétua dans le peuple. En 1271, dit un manuscrit du XVIe siècle, il fut « faict une chanson touchant le violement que Henry de Gueldre, évesque de Liége, avoir faict à la jeune Berthe Desprez. » Ce prélat fut déposé par le pape Grégoire X, en 1274, au concile de Lyon. Nouveau scandale ; donc, nouvelle source de chansons. On accueillit cet événement, dit un chroniqueur[34], avec des « satyres, vadevilles et chansons diffamantes et bouffones. »

Ces poésies ne nous sont point parvenues. C’est une perte réelle et pour la langue et pour l’histoire. Il est à croire que les manuscrits qui les contenaient ont été détruits dans les troubles presque continuels du pays. Pendant un certain espace de temps, il n’en est pas même fait mention, et pour retrouver la poésie, nous sommes obligé de descendre brusquement à la fin du XIVe siècle, afin de pouvoir citer Jean d’Outremeuse. Mais déjà, ce n’est plus là la chanson proprement dite.

D’autres monuments de la langue wallonne, antérieurs à cette époque, sont encore vivants dans la mémoire des habitants de la campagne. Les anciens chants wallons s’y transmettent d’âge en âge, et le petit-fils raconte encore pieusement et avec conviction ce que son aïeul lui a appris. C’est de cette manière que de belles et touchantes wallonades ont pasé de génération en génération. Il serait temps qu’on les recueillît pour leur donner la consécration de la presse, laquelle consacre tant de choses qui ne les valent pas.

Au XIIIe siècle, les dimanches ou les jours de fête, nos ancêtres avaient l’habitude de se réunir sur les places publiques ou dans les cloîtres, et souvent dans les cimetières ; car alors on ne se faisait pas scrupule de convertir l’asyle des morts en lieu de divertissement pour les vivants. Là, on tirait au rond, on jouait à une espèce de quintaine, à la paume, aux dés, aux quilles. Chaque soirée les rassemblait devant des chapelles ou des images de saints qui se trouvaient aux coins des rues, et là, dans le recueillement de la prière, ils chantaient des cantiques. Cette coutume existe encore dans nos faubourgs et à la campagne. Parmi ces légendes rimées, nous avons surtout remarqué des Noëls très-curieux sous tous les rapports. Il en est qu’on chante dans nos églises qui portent indubitablement le cachet du XIIIe siècle, sans être pourtant à assonnances. Pour donner une idée de leurs formes et de leur harmonie, nous ferons une citation très-courte et très-connue :

Jan koranz y to dansan,
Jan koranz y to dansan,
Veie li mirâk di cist effan
K’est né d’inn pucèle ;
Koranz y J’henn, koranz y J’han,
Koranz y donc bâcèle.

Sour Maroïe vinez avou,
Sour Maroïe vinez avou ;
I fait si s’pai ki ja paou
Ki no n’seanz drombeie :
Noz iran amon m’fré Ernou
Ki no moene al valeie, etc.

Le véritable Liégeois est essentiellement ami des contes : c’est une autre source de traditions, et il met dans ses narrations des saillies vives et métaphoriques. Les contes que l’on narrait à la veillée (il n’y a plus de veillées à Liége depuis une vingtaine d’années), les contes, disons-nous, que l’on narrait ainsi en hiver, et dans les belles soirées de l’été sur les seuils des portes, commençaient ordinairement de cette manière : C’esteu ’n feie…, tout comme ceux de Perrault, qui, nous en sommes sûr, nous est redevable de cet exorde. La fin en était annoncée par un geste expressif du conteur, accompagné de ces mots dits d’une voix chantante et pourtant sentencieuse : Mak so l’ soû, volà l’ Fâve foû ! À Liège, les contes portent le nom de fâve. Ils sont un vrai trésor de souvenirs antiques. Esope n’y a que faire.

Si les contes ne se font plus ni en wallon ni dans les rues, en revanche il est une sorte de danse véritablement wallonne, de nous tous chérie, et qui tend chaque jour à disparaître. Heureux ceux qui l’ont dansée ! C’est le Crâmignon. Combien peu la danseront encore ! Hâtons-nous donc de la décrire : dans cette décadence universelle qui nivelle toutes les mœurs et toutes les langues, on ne saurait trop tôt constater que de notre temps cette coutume n’était pas encore abolie.

Au printemps le Crâmignon naît et commence avec les fêtes des paroisses ; il se continue tout l’été et se prolonge même jusqu’à l’automne, selon que notre malin Astrologue retarde ou avance l’arrivée des fêtes patronales. Bien souvent l’aurore aperçoit, dansant, les intrépides amateurs qui, la veille, avaient formé la sarabande. Composé tantôt de jeunes filles, tantôt de jeunes hommes, mais plus souvent entremêlé des deux sexes, se tenant par la main, en habit de fêtes, ce branle défile, serpente, se déroule et ondoye à travers les rues, les quais, les places de la vieille cité, répétant de frais et de sonores refrains wallons. Qui n’a tressailli d’aise et de souvenir, quand, de retour d’un voyage, on entend la nuit ces accents maternels, chants du berceau et chants de l’adolescence ?

Pour conduire le branle, il faut réunir certaines qualités physiques : les hautes statures et les larges poumons obtiennent ordinairement la préférence, et pour cause. Cela se nomme miné l’ Crâmignon, comme l’indique cet ancien refrain :

Prindé voss baston, Simon,
Es miné li Crâmignon.

Cependant, qu’un poétique improvisateur, comme on en trouve dans les ateliers et les écoles, vienne à réclamer le pas, et se mette à chanter les commérages du quartier ou l’indifférence de la beauté qu’il aime, on lui cède à l’instant la place ; et l’intelligence, là comme ailleurs, n’a qu’à paraître pour dominer la foule.

Voici une strophe que l’on chantait au milieu du XVIIe siècle ; il en est sans doute de plus anciennes, car des édits de nos magistrats ont souvent défendu et défendent grand nombre de chansons qui disent trop souvent de ces vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire :

Nost âgne k’aveu les qwatt pi blan
Et les oreie à l’advinan !…
Oh ! n’vindan nin nost âgne,
Nost âgne, nost âgne, nost âgne,
Ni vindan nin nost âgne,
C’est l’profi del mohon.

Ces vers avaient sans doute alors un attrait de circonstance que nous soupçonnons, mais dont on n’a pas conservé la mémoire.

Ainsi, les mœurs et les habitudes du peuple liégeois rendaient le wallon d’un usage journalier. Il serait facile de prouver, si notre cadre le permettait, que la constitution républicaine du pays exerça une grande influence sur cet idiome. À la fin du Xe siècle, les Liégeois possédaient déjà une représentation nationale, et chez eux l’insurrection contre un acte arbitraire du pouvoir était érigée en maxime fondamentale de l’État. Une institution qui n’a pas d’analogue ailleurs, atteste de plus que les diverses parties de la constitution étaient heureusement pondérées : c’était le Tribunal des Vingt-Deux, censeur rigide des ministres de l’évêque, juge suprême des juges, arbitre du chef de l’État et de la nation, tribunal puissant s’il n’eût été justiciable lui-même d’un autre tribunal.

Une pareille constitution suppose un degré de civilisation avancée, un développement moral actif dans les esprits, l’industrie commerciale portée à un haut point de splendeur, et, surtout, le don et l’exercice fréquent de la parole publique. Nos annales latines traduisent des discours au style énergique, improvisés par des hommes du peuple, et qui ont dû remuer profondément les masses. Ici une harangue suffisait, comme à Athènes, pour soulever la population. On sait ce que c’est qu’une harangue traduite !

Tous les actes, tous les traités étaient aussi écrits en wallon[35] ; nous en possédons qui datent de 1204 : ce sont les plus anciens qui se soient conservés. Avant cette époque on se servait sans contredit de la même langue. Tout ce qui émanait des cours de justice était écrit dans cet antique idiome. Les autorités civiles étaient aussi très-attachées à la langue vulgaire. Ce n’est que dans des transactions extraordinaires qu’on se sert du latin. Les membres des États discutent et rédigent toujours les lois en wallon. Toutes nos paix sont écrites dans ce parler populaire. C’est une nouvelle preuve qu’il a toujours été la langue de l’État, que le flamand n’a jamais été parlé par les habitants de la Hesbaye, du Condroz, de Franchimont, et de l’Entre-Sambre et Meuse, et que le latin était une langue exclusivement cultivée par le clergé et quelquefois par nos échevins ou d’autres personnages éclairés.

Même dans la classe aisée des Liégeois, d’où la plupart des fonctionnaires étaient tirés, ou rencontrait peu de personnes sachant le latin. Ce fut donc une mesure réellement dictée par la sagesse que celle (renouvelée en 1487) qui proscrivit enfin la langue de Rome des cours ecclésiastiques, pour les interrogatoires et la lecture des instructions[36]. Cette mesure bienfaisante était si nécessaire, qu’avant elle les magistrats, forcés d’ajouter foi à des versions plus ou moins ambiguës des privilèges impériaux, toujours rédigés en latin, nommaient des commissions composées de personnes instruites exclusivement chargées de les traduire.

Dans la période la plus splendide du moyen âge, la cour de nos évêques, alors aussi peu protecteurs des lettres et de l’industrie qu’à toute autre époque, cette cour, disons-nous, nonobstant cette coupable indifférence de ses chefs, était remplie de guerriers fameux, de prélats savants, de ménestrels habiles, qui suivaient pas à pas les progrès de la civilisation. Le wallon y était exclusivement parlé. Hugues de Pierrepont l’employait pour rédiger ses Chroniques des Vavassours ; ses chevaliers, pour raconter leurs prouesses ou leurs aventures galantes ; et les poètes, pour exprimer les sentiments de l’enthousiasme de l’amour ou de la gloire. Mais il est probable que ces poëtes « ne s’estoyent point eslevez et évertuez les uns à l’envy des autres, à cause que les évesques n’avoient pas beaucoup d’affection pour la poësie et ne récompensoient pas dignement les poëtes. »

Il paraîtrait que nos pères ont peu écrit, à en juger par les vides nombreux laissés dans notre histoire littéraire. Cette disette de poètes et de prosateurs, si disette il y a — car un seul manuscrit retrouvé peut un jour nous révéler une littérature complète et inconnue ; et ce jour n’est pas loin de nous peut-être ; — a pour elle cette double excuse, que nos ancêtres sentaient trop bien la vie pour songer à l’écrire ; et qu’ils l’aimaient mieux insouciante, guerrière et presque en plein vent, à la manière antique, que réfléchie et reposée. Tels étaient les Liégeois, tels ils sont encore. Cependant, en tous les temps il y a toujours eu des exceptions.

De peur d’ennuyer à force d’être long, nous nous contenterons de citer pour cette fois les auteurs et les écrits anonymes les plus remarquables composés en wallon.

Nous l’avons vu : Notger prêchait en wallon en 972, et Egbert se servit de cet idiome en 1060. Puisque leurs paroles s’adressaient au peuple et durent être l’expression fidèle de la conversation journalière, il est donc vraisemblable que notre dialecte déployait alors une clarté et une faculté d’analyse qui le rendaient propre à communiquer à la foule les pensées de l’orateur et de l’écrivain.

Conformément à ce qui a lieu chez les autres nations, c’est dans la littérature purement historique qu’il faut aller chercher les plus anciens monuments du wallon. Le premier ouvrage que nous possédons est une Vie de Ste.-Bathilde, princesse saxonne que des pirates vendirent en France, et qui d’esclave devint la femme de Clovis II, et puis de reine devint sainte. Cette biographie a été écrite par Lambert-le-Bègue en 1173. On en trouve des fragments dans plusieurs recueils[37].

Luc de Tongres composa en 1070 une Histoire des Liégeois ; Enguerran de Bar, chanoine de la Cathédrale, publia en 1203 sa Chronique des Liégeois ; en 1216, Radulphe, aussi chanoine à la même église, et, qui plus est, grand poète, rédigea un volumineux ouvrage également intitulé Chronique des Liégeois ; en 1225, l’évêque Hugues de Pierrepont en fit paraître une autre sous le titre de Chronique des Vavassours ; et nos annales mentionnent aussi, en 1330 Guillaume de Petersem, chanoine de l’église de St.-Barthélémy à Liège ; en 1346, Jean-le-Bel ; en 1370, Jean Dupin ; et en 1390 le fameux Jean d’Outremeuse[38], tous poètes et historiens du peuple, tous faisant usage du parler vulgaire pour lui plaire. On ne peut douter qu’ils n’aient été précédés par des auteurs moins importants, qui leur servirent de modèles. De la plupart de ces écrivains, inconnus ou non, rien ne nous est parvenu, ou peut-être leurs ouvrages sont-ils enterrés dans quelque recoin poudreux d’une vaste bibliothèque. Ce que nous savons, c’est que tous ils se sont distingués, soit en prose, soit en vers, et que tous ils doivent avoir écrit dans la nuance de l’idiome qui se parle à Liège.

Il n’y a que deux ouvrages composés dans ces siècles un peu reculés, qui soient arrivés jusqu’à nous. Le premier a été écrit vers la fin du XIIIe siècle. C’est une Histoire de Robertmont, monastère de filles de l’ordre de Citeaux. L’auteur est inconnu ; ce qui est vraisemblable, c’est qu’il était clerc fort instruit[39].

Nous trouvons le second presque un siècle après ; c’est en 1360 qu’apparaît messire Jacques de Hemricourt, auteur du Miroir des Nobles de Hesbaye, du Traitiez des Werres d’Awans et de Waroux, qui ont été imprimés, et du Patron del Temporaliteit, qui est encore inédit[40]. Quoique Hemricourt, ou plutôt ses éditeurs, ait voulu franciser son rude langage, ses ouvrages sont écrits en pur et franc wallon.

Après Hemricourt, silence cent fois plus profond et plus triste que jamais, car cette fois on en connaît les causes. Pendant un siècle, la muse wallonne se taira, effrayée et mise en fuite par cent ans de guerre, guerres continuelles, guerres féroces, guerres de religion, c’est tout dire. Les lettres seront foulées aux pieds avec le Péron ; elles s’engourdiront si bien qu’elles resteront muettes même à l’appel de l’Imprimerie, qu’on découvre. Liège perdra toutes les institutions littéraires et scientifiques qui faisaient jadis sa renommée, et Guicchardin, en la voyant, s’écriera avec amertume : Ceste Cité flourissoit plus jadis qu’elle ne fait à présent, à cause que les Lettres et toutes Sciences y estoient en grand honneur[41] ! Pour la voir renaître, il faut attendre le XVIIe siècle, qui lui ramène le calme. Mais le wallon, hélas ! a reçu le coup mortel, et il ira toujours en dépérissant : il va s’éteindre désormais comme langue originale et propre d’un peuple qui ne ressemblait à aucun autre : il va disparaître comme langue qui se parle et s’écrit : il va enfin subir cette décadence qui punit tout ce qui reste stationnaire. Or, le jour où une langue n’avance plus, c’est le jour où elle meurt, c’est-à-dire, où elle devient patois. Et à cette époque déjà, ce n’est plus autre chose. Nous en faisons aujourd’hui l’histoire.

En effet, le wallon ne donne pas signe de vie durant tout le XVIe siècle ; il ne reparaît que dans le XVIIe. Quelques sonnets, des épigrammes et des paskeies voient le jour. Du temps de Mansfeld, ses déprédations deviennent le sujet de toutes les conversations :

On copenne ensi à Montnaie
Ent les botress et les hoyeu[42].

Vers 1638, parut la Novelle chanson (en dix-sept couplets) di danse de predican forquity qui volè dâré leu narenn so lè purlog del catholik cité di Lîg, On y trouve un vers qui donnerait une autre date à cette pièce que la nôtre, qui n’est qu’approximative :

Mey si cens ans vos esté catholike, etc.

Li Salazar Ligeois fut probablement imprimé vers 1640 ; cette pièce a trait à la tyrannie de Ferdinand de Bavière[43].

Mais c’est surtout le XVIIIe siècle qu’on peut considérer comme l’ère brillante du wallon, et cela, peut-être, parce qu’il nous est moins inconnu. Jamais cet idiome ne fut exploité avec tant de succès. Opéras, comédies, poèmes, hymnes, chants patriotiques, cantates, vers érotiques et badins, tous ces genres furent traités et souvent d’une manière heureuse. À peine le siècle s’ouvrait, que Lambert de Rickman lançait contre les eaux thermales et minérales du pays, son poème satirique intitulé Les aiw di Tonk. Parut ensuite la Pasquée critique et calotène so les affaires del Médicène[44], longue, amusante et élégante composition d’un anonyme. Vers 1757, on vit se suivre de près les pièces dramatiques intitulées : Li Ligeoi egagi[45], par J.-J. Fabry ; les Ypocontes[46], par S. de Harlez ; Li Voëgge di Chofontaine[47], par de Cartier ; Li Fiesse di Hoûte-si-Plou[48], par H.-G. de Vivario, etc. Le wallon monta alors sur la scène, et une grande vogue s’attacha à ces poèmes, dont un savant artiste, Jean Hamal, maître de chapelle de la cathédrale, composa les partitions, qui étaient d’un pittoresque certainement remarquable, puisqu’elles ont mérité mainte fois les éloges de Grétry.

La presse reproduisit à l’envi la plupart de ces ouvrages[49], et un plus grand nombre encore se conservent manuscrits. Notre intention n’est pas d’en dresser aujourd’hui le catalogue.

L’impulsion était donnée ; le wallon régnait en despote ; on lui sacrifiait le français. Dieu sait où il pouvait aller : l’amour filial que l’on portait à ce dialecte aurait peut-être fait crier hahay contre la langue des Quarante, tout comme font aujourd’hui les Flamands ; mais heureusement cet état de choses changea subitement par l’établissement de la Société d’Émulation, en avril 1779. Le pays commença alors à avoir un plus grand nombre d’écrivains nationaux[50] ; le parler usité dans les relations sociales fut totalement mis de côté : le bon goût réclamait l’emploi d’une langue polie, douce, élégante, riche, pour avoir des lecteurs. On ne mit pas d’entêtement à vouloir posséder une langue aussi indépendante que l’était le pays : on voulait être lu, et on fit usage du français.

Quand celle réforme arriva, on éprouva de nombreuses difficultés à trouver dans cet idiome des équivalents du wallon[51]. Quelques personnes voulurent aplanir ces difficultés et faciliter la connaissance du langage à la mode. J. Cambresier, prêtre de Liège (seul renseignement biographique qu’on ait sur cet écrivain utile), crut rendre un service important à ses concitoyens, qui, comme lui, dit-il, font plus généralement usage du wallon que du français, en publiant un Dictionnaire Wallon-Français[52]. Ce vocabulaire n’est pas très-complet. Le dialecte préféré est celui de Liège. L’auteur ne suit d’autre orthographe que celle que lui suggère l’oreille. Il est très-intéressant pour la prononciation ; les proverbes qu’il cite pour exemples sont bien choisis : somme toute, c’est un ouvrage fort recommandable.

Nous ignorons quels auraient été les résultats de cette publication sur le wallon et de l’activité intellectuelle qui commençait à régner dans le pays de Liège : l’orage révolutionnaire et l’invasion républicaine firent déposer la lyre wallonne comme la lyre française. Sous le règne des envahisseurs, la langue de nos ancêtres fut regardée comme indigne de toute étude ; seulement, en 1812, une circulaire du ministre de l’intérieur ordonna aux savants de lui consacrer quelques veilles. Cet ordre prescrivait en outre à tous les préfets de recueillir les monuments écrits en patois de leurs départements, et d’envoyer, comme échantillon, la parabole de l’Enfant prodigue. Les événements politiques empêchèrent de donner toute l’attention nécessaire au programme : le département de l’Ourthe ne fut représenté que par une version de Liège et de Malmedy. Ce fragment de notre idiome[53] n’est guère satisfaisant : le français dominait le traducteur : il ne rend pas mot à mot l’original.

Avec la paix, les savants reparurent. En 1823 « la mode ayant proscrit l’idiome wallon », un littérateur liégeois, L. Remacle, augmenta le travail de Cambresier et le publia sous le titre de Dictionnaire Wallon-Français[54]. Il le fit précéder d’une Grammaire Wallonne, où, le premier, il cherche à astreindre notre dialecte à des règles fixes. Nous avouons qu’en général elles sont fort arbitraires et souvent très-malencontreuses. Un défaut capital chez cet auteur, c’est qu’il s’inquiète fort peu d’en rechercher l’origine dans les étymologies ; d’un autre côté, sa prononciation s’éloigne totalement de celle qui est suivie dans la plupart des ouvrages écrits en wallon, et que l’on considère comme classiques. Ce reproche est si fondé, que l’on ne peut presque plus lire couramment nos écrivains quand on a étudié l’ouvrage de ce lexicographe.

Mais cette dernière crainte est un peu chimérique, car notre siècle accueille froidement notre pauvre idiome, et celui-ci se trouve aujourd’hui descendu à l’état de vrai patois. Quelques rares amateurs seulement en font usage dans de petites satires, souvent politiques et toujours de circonstances. L’Almanach du fameux Mathieu Laensberg, célébrité que bien des biographies nous envient, contient chaque année certain nombre de pièces de vers sur des sujets assez heureux, mais qu’une orthographe vicieuse rend illisibles[55]. Peu avant 1830, Simonis, chansonnier populaire et souvent trivial, se servit habilement du wallon pour jeter du ridicule sur les actes du gouvernement hollandais. Après les avoir composées, Simonis chantait lui-même ses paskeies dans les carrefours et sur les places publiques. Une foule nombreuse applaudissait à ses chants, qui étaient le plus souvent l’expression des griefs du peuple. Simonis paya diverses fois les écarts de sa muse hardie par la prison.

C’est ainsi que le wallon est arrivé jusqu’à nous depuis 1794, méconnu, marchant dans l’ombre, tout honteux. Qu’on ne croie pas qu’il soit tout à fait proscrit cependant ; non ; il est seul en usage dans la classe populaire, qui ne le reniera jamais. On le parle aussi dans un grand nombre de maisons bourgeoises, mais on l’abandonne aussitôt que paraît un étranger. Dans les classes un peu relevées, pour mettre du pittoresque dans la conversation, on fait souvent, mais en rougissant, marcher de front et la langue liégeoise et la langue française, soit qu’on aime à son insu à parler l’idiome national, soit que le français ne puisse offrir des équivalents de ce qui frappe subitement les sens. L’aristocratie, comme on doit le penser, ne veut pas se compromettre en faisant entendre par mégarde l’accent maternel : la recette la plus simple et la plus sûre, c’est de faire semblant de ne pas le connaître.

Au siècle dernier, l’antique wallon n’était pas exclusivement relégué chez les classes bourgeoises et ouvrières : il se montrait au grand jour, et le tréfoncier comme l’avocat, le gentilhomme comme la petite-maîtresse se servaient sans rougir de ce langage simple et naïf, qui joint souvent à la vivacité de l’expression le pittoresque de l’image[56].

Mais depuis l’invasion française et l’incorporation de notre pays à la France, nous le répétons, la langue parisienne devenant d’un usage journalier, le wallon en reçut des atteintes qui lui ont fait perdre de son originalité. Aujourd’hui, il est presque impossible d’écrire dans cet idiome sans être plus ou moins dominé par la langue de nos voisins du midi, qui vous suggère subtilement ses paroles et ses tournures. On éperonne vainement l’imagination ; peu meublée de lectures classiques, elle se retourne, étonnée, en s’écriant :

Ki dirège ?
Allon, ça, dihém ès Françai
Souk i fâ ki j’deie ès Ligeoi[57].

On n’écrit plus alors que du français wallonisé c’est-à-dire, qui a quelques désinences et quelques inflexions patoises. Aussi, en général, le wallon se parle mais ne s’écrit plus.

Cette réforme n’est pas d’hier seulement ; elle remonte déjà à une époque passablement éloignée. L’origine en sera vite recherchée : elle gît dans l’invention de l’Imprimerie, qui, en répandant les ouvrages des meilleurs écrivains, multiplia et facilita les moyens d’instruction. La nation dont les presses vomirent le plus d’ouvrages, devait inévitablement acquérir une vraie supériorité intellectuelle. Cette condition fut bientôt remplie à Paris : le dialecte de cette capitale se distingua par sa richesse, son harmonie et sa flexibilité. Pour résister à la magie des avantages de cette langue, qui, tout de suite, représenta exclusivement les dialectes de la France (quoique alors la centralisation politique fût presque nulle), il aurait fallu rivaliser avec elle : c’est ce qui ne se fit point. Le patois parisien n’ayant à lutter contre aucun de ses frères, eut dans toute l’Europe un succès glorieux. Fier de sa renommée, paré de tous ses avantages, il fit invasion dans le pays de Liège : l’âpreté du langage de nos pères ne put longtemps jouter contre des accents plus doux et plus polis. On n’étudia bientôt plus que dans des livres français, et c’est de là que datent ces atteintes portées à la langue wallonne.

Maintenant que nous avons esquissé rapidement l’historique du wallon, il serait, peut-être, nécessaire de parler de son matériel. Notre portefeuille est gonflé de notes grammaticales qui se pressent à chaque moment sous notre plume ; mais comme nous n’aimons pas ce genre d’érudition, et que nous finirions d’ailleurs par ennuyer le bénévole lecteur, cet objet ne nous arrêtera pas longtemps.

Quoique le wallon soit loin encore d’être assujetti à des règles certaines, il a cependant un fonds grammatical dont on a cherché à fixer les points principaux. Nous ne ferons pas ici usage de ces travaux ; nous nous livrerons pour notre propre compte à de nouvelles recherches philologiques, qui se rapporteront, pour la plupart, au dialecte de Liège, qui est le seul dont nos bons auteurs aient fait usage. Une observation générale, et qui est ici à sa place, c’est que pour bien apprécier les mots et les formes grammaticales du wallon actuel, il faut avant tout remonter aux origines, qu’on ne trouve que dans les langues parlées par les écrivains du moyen âge, comme, entre autres, Hemricourt ; car, il faut l’avouer, on ne peut aujourd’hui écrire le wallon d’une manière régulière qu’en recourant à l’orthographe ancienne, c’est-à-dire, qu’en recomposant la grammaire en usage chez nous au XIIIe siècle, ou, pour le moins, au XIVe. On comprendra aisément qu’il ne peut être ici question de cette manière d’envisager notre idiome. Nous y reviendrons un jour. Contentons-nous, pour aujourd’hui, d’émettre quelques réflexions pratiques sur une matière qu’on a trop négligée, nous voulons dire, sur la valeur prosodique de certaines lettres de notre wallon.

Dans l’alphabet de cet idiome, certaines lettres, en effet, ont une prononciation étrangère à la langue française, langue que nous prendrons pour faire ressortir nos remarques et nos comparaisons, sans vouloir cependant laisser supposer que ces mots wallons lui aient été empruntés. Nous les passerons en revue au galop.

A.

Surmonté d’un accent circonflexe, il prend le son aigu de la syllabe française au, qui doit se prononcer comme o dans or : ârmâ, armoire, qu’on lit ormo.

Li pôve Bay, à foisse de printe
Ci chin d’brôwet po d’hiergi si vinte,
Purjif si foir, del nute, dè jou,
Ki hita l’âme po l’trô di s’cou[58].

On doit particulièrement faire attention à l’accent dont l’a peut être surmonté, car il en pourrait naître de plaisantes erreurs : âweie, aweie : le premier signifie anguille, le second aiguille.

La plupart des mots terminés en al en français et qui ont leurs analogues en wallon, se changent en â : cheval, chivâ ; aval, avâ ; ceux en âge prennent la terminaison brève et rapide èg : messège, corrège, visège, ovrège ; et ceux terminés en eau prennent le son clair de ai : chapai, cisai.

C.

Cette dentale, comme en français, a un son dur. Contre l’usage qui commence à s’introduire, nous ne voudrions pas qu’on lui substituât le k, comme dans kokâte, kéke, kuire, qui rappellent difficilement cocarde, quelque, chercher. Ce dernier mot s’écrirait mieux quiers comme en roman, dont l’étymologie est quœro : on devrait alors écrire qwire.

Le c au commencement ou à la fin d’un mot, quand il précède un h, se prononce gutturalement thié : pochi, sauter ; herchi, traîner ; sprichi, jaillir. Ce ch consonne appartient exclusivement à l’organe oral de la race wallonne.

E.

On doit faire attention aux accents dont il peut être chargé. Sans accent il se prononce eu comme dans femm, femme, dont le son vocal est feum. Quand l’e muet est final et vient à la suite d’une consonne, il perd presque totalement sa valeur, et ne donne aucun son. Il renforce seulement la lettre qui précède, ou, pour mieux dire, il n’est plus qu’une vibration d’une consonne qui finit et se prolonge : hâgne, écaille. Mais il y a des exceptions. Dans quelques localités, on appuie sur cet e final et on le fait sentir assez fortement comme si c’était une particule : des maweurez [e] célihez. Un lecteur judicieux doit prévoir ces exceptions ; mais pour les rendre sensibles il serait peut-être bon de marquer du tréma l’ë, qui reprendrait alors sa qualité de voyelle : l’e final de maweurëz aurait ainsi un son, et celui de cèlihez serait nul.

L’e français dans le corps des mots communs au wallon, se fait le plus souvent précéder d’un i : viersé, tiess, pierdou, biess, fiess. Le contraire a lieu à l’égard di ier français, qui se change en i : Vervi, Chokir, prumi, offici, bire.

Suivi d’un u, il se prononce comme dans heureux : heure, pitleur, tache de rousseur. Dans le corps de tous les mots où, par analogie avec le français, on voudrait donner à l’e la voix en, on doit lire comme si c’était écrit in : vent, lisez vin ; même : meime ; temps : tin.

G.

Cette lettre a toujours le son guttural, comme dans mangon, boucher ; gatt, chèvre ; galaff, gourmand. Devant un n, elle prend le son de gne très-sonore : sogne, peur ; pogne, poing ; hignté, rire étouffé et moqueur de plusieurs personnes. Quand, à la fin d’un mot, elle précède un e, g se prononce faiblement et comme s’il était précédé d’un d : roge, rouge. Dans les mots probablement d’origine franke, il se change en w : wangni, gagner ; wage, èwaré, wârdé, wère (guère). Du reste, le g et le w s’échangent fréquemment.

H.

Il doit se faire entendre fortement quand il est à la fin ou au commencement des mots : bîhe, bise ; coh, branche d’arbre ; frèh, mouillé ; neuhe, noisette ; hiï, déchirer violemment ; hahlé, rire à gorge déployée. Les mots où il est muet ne sont pas communs : hût, heure, houh[59].

I.

Cette lettre joue un assez beau rôle dans notre idiome. Elle ne figure isolée que pour remplacer le pronom français il. À la fin des mots, elle se change en y ou mieux en î, et elle devient longue : couvlî, tonnelier ; spiï, briser ; waï, patauger. L’i s’élide souvent quand on parle avec une certaine force : d’ha, pour diha, dit ; s’tronlé, pour sitronlé, étrangler. Dans les mots cités isolément il ne s’élide point : sitâré, éparpiller ; siteul, étoile ; ridohi, rebondir.

Il se met souvent par épenthèse après les lettres a, e, o. Il modifie alors la syllabe avec laquelle il se trouve : avec l’a, il donne le son de ai, comme en français : aiw, eau. Nous voudrions cependant qu’on le remplaçât par y toutes les fois que l’a doit se prononcer fortement ouvert : waye (exclamation de douleur), au lieu de waie ; warmaye (éphémère), au lieu de warmail, pour conserver la prononciation exacte de vraie, waide, prairie.

Joint à l’e, le son de l’i devient très-ouvert, comme èe : Mareie ; jeie, noix ; beie, bille ; avec l’o, il prend le son de oye : hoye, houille ; furtoye, fressure.

La diphthongue oi quand elle n’est pas suivie d’un e sonne alors comme oè : histoire se prononce histoèr ; ligeoi, ligeoè ; toire (tort) toère.

J.

Il a une grande valeur en wallon. Devant une voyelle il se modifie d’une manière singulière, puisqu’il se prononce diè, en appuyant toutefois légèrement sur le d. Ainsi dans jewâd, inopportune contraction de Dieu vi wâde, Dieu vous garde, le mot doit se prononcer en faisant sentir toutes les lettres : Dièwâd. Il en est de même dans Jâck, Jacques, que l’on prononce Diâck ; joû, jour ; joene, jeune ; jenne, jaune.

Quelques auteurs croient devoir substituer le g au j, qu’ils suppriment tout à fait : c’est à tort, ce nous semble.

K.

Que l’on prononce , ou mieux, d’après l’ancienne épellation wallonne, , en ayant soin de se rappeler que l’â marqué d’un accent circonflexe se prononce comme o dans or. Cette consonne doit être préférée au C ou au que parce qu’elle est plus fermement dure. Aussi, comme au moyen âge, écrivons-nous ki le pronom qui. Toutefois, pour ne pas trop s’éloigner de la forme primitive, nous voudrions conserver le c dans les mots ou le k n’est pas d’une extrême nécessité.

L.

À la fin d’un mot, l sonne absolument sec et rapide : makral, sorcière. Si cette observation était toujours présente à l’esprit lorsqu’on lit un ouvrage wallon, l’auteur ne se trouverait pas dans la singulière nécessité d’employer de doubles consonnes liquides pour adapter l’écriture à la prononciation parlée.

M. N.

L’observation précédente s’applique surtout aux lettres M et N, qui doivent aussi quelquefois se doubler. Ce redoublement de consonnes est souvent d’une nécessité réelle, car il est divers mots que l’on ne pourrait distinguer, comme mohonn, maison, de mohon, moineau.

Ne pourrait-on éviter cet inconvénient par un tilde ou substituer un e muet à la seconde consonne ?

O.

L’o simple est ouvert et sonore : eco, encore. Surmonté d’un accent circonflexe, il devient très-grave : brôdi, farfouiller. Par épenthèse on le fait suivre souvent d’un e pour lui donner le son quelque peu nasal de on, comme dans joene, jeune ; poene, peine.

La syllabe ou de la plupart des mots français se change en o : mori, mourir ; gott, goutte ; trové, trouvé ; molin, moulin ; et viceversâ la syllabe u en ou ; vinou, venu ; pierdou, perdu ; celle en oi se transforme en eu : trois, treu, croire, creure ; et celle en œu en ou : bœuf, bouve ; œuf, .

P.

On le supprime à la fin des mots qui viennent du français, et alors il donne à la voyelle qu’il accompagnait un son grave : , coup. Seul, il se fait fortement sentir ; cop, couple.

Q.

Cette lettre est d’un usage peu fréquent parce qu’on lui préfère le k, en dépit de l’origine des mots où il se trouve. Notons en passant que c’est à cause d’elle que notre fameux compatriote P. Ramus fut égorgé par des fanatiques dans cette belle journée connue en France sous le nom de Massacre de la St.-Barthélémy.

Quand le q est suivi d’un u, il se prononce comme en français : quai, question. Il serait à désirer que cet u fût généralement remplacé par un w dans les mots qwatt, qwitter, où il a le son du qui latin.

R.

Il serait utile et opportun d’examiner si l’on doit redoubler les consonnes finales ou y suppléer par un e ou un tilde ; doit-on écrire : Li fiess di Houtt si Plou, ou Li fiesse di Houte si Plou ? Cette seconde leçon entraîne avec elle un inconvénient : c’est que le lecteur ferait entendra lentement l’e final, tandis qu’en redoublant la consonne le langage écrit serait tout à fait conforme à la prononciation. Le caractère harmonique du wallon semble exiger cette orthographe.

S.

On le redouble souvent à la fin des mots pour que la prononciation soit précipitée. Devant une voyelle, il donne le son de che : servante (chervante) ; cisial (cichal), celui-ci.

L’s français, en wallon, se change parfois en h : poisson, pehon ; aisément, âheimin ; maison, mohonn.

T.

On doit le redoubler, selon nos écrivains, quand il est final. Seul, il est nul pour la prononciation ; sot, mot, divant.

U.

Le ui français se modifie en u : bruit, bru ; luire, lûre ; puisque, puski.

W.

Il se prononce largement, comme dans wallon, qu’on dit oualon ; wahai, cercueil ; éwaré, ébahi ; rascrâwé, rétorquer.

X.

L’x français en passant dans le wallon se modifie quelquefois et se change en s : excuser, escuser ; exprimer, esprimer.

Z.

Cette lettre est d’un emploi heureux dans une foule de mots : zuné, bourdonner ; tuzé, méditer ; pazai, sentier ; dizongi, secouer ; rèzé, lécher un plat.

Nous ne nous étendrons pas sur les formes grammaticales, qui, aujourd’hui, sont moulées sur la grammaire française. On trouve en effet dans le wallon toutes les parties du discours, le Nom, l’Article, l’Adjectif, le Pronom, le Verbe, le Participe, etc.

Le Nom ne prend aucun signe distinctif au pluriel ; il est invariable, dans la crainte sans doute qu’il n’influe sur la prononciation. On pourrait cependant le marquer par un z, qui n’aurait d’autre valeur que de frôler agréablement contre la voyelle qui commencerait le mot suivant : noz aduziz ; dez ouhaiz.

Le wallon admet de petites différences pour l’Article.

L’Adjectif est parfois invariable. Le féminin des adjectifs terminés en i se distingue par la finale eie : hagni, hagneie ; fahi, faheie ; frohi, froheie. Contrairement à la langue française, si à un substantif on ajoute une épithète ou un adjectif, ces derniers se placent plus élégamment avant le substantif : On neur chivâ ; al blank mohonn.

Le Pronom est très-riche, ayant un nombre varié de formes. Li, pour le singulier, masculin et féminin ; l’i s’élide souvent. Lu, lui ; leie, elle ; ti, toi ; zell, eux. Quand deux vous se suivent, celui qui est le régime s’élide le plus ordinairement : Vo v’rafiï.

Le Verbe n’est pas riche dans ses terminaisons. À la première et à la dernière personne du singulier, l’s manque communément : Ji heuve, ti heuve ; ji size, ti size ; j’ècrâh, t’ècrâh. La première personne du pluriel de l’indicatif, qui se termine en français en ons, se change en an : noz d’han, noz tuzan ; et à l’imparfait, en î : noz d’hî, noz tuzî, noz wignî.

Les temps généralement n’ont que deux terminaisons, l’une pour le singulier, l’autre pour le pluriel. Il n’y a donc, pour ainsi dire, que le pronom qui change. Les infinitifs n’ont pas d’r final comme en français.

Quand les temps des verbes sont terminés par des consonnes, celles-ci doivent compter dans la prononciation. Entre autres, les troisièmes personnes affectent de se charger de la finale t, et la voyelle qui suit s’appuie fortement sur lui : I vat à Lîge ; I bou hatà l’ouh (il cogna à la porte).

Une singularité frappante se montre dans l’Impératif. C’est que les pronoms s’élident tout à fait : Diné m’, donnez-moi ; diné v’, donnez-vous.

Des Participes, il n’y a que le participe présent qui offre quelques difficultés, comme, par exemple, quand il s’agit de savoir s’il doit conserver le t. — Le participe masculin en ou fait au féminin owe : vinou, vinowe ; qwerou, qwerowe.

Dans les négations, le pas français se change en nin ou gott, etc., etc.

Nous pourrions facilement multiplier ces comparaisons ; mais elles suffisent, croyons-nous, pour démontrer que le wallon possède un curieux système grammatical ; il ne résulterait d’ailleurs de nos recherches, trop peu étendues sans contredit, que peu d’utilité, vu qu’on pourrait prendre pour des règles générales les exemples isolés que nous citerions, et que les caprices de la prosodie wallonne sont, plus que partout ailleurs, très-arbitraires ; et c’est sans nul doute à cause de cette difficulté de rendre par des signes distincts les éléments constitutifs de notre dialecte, qu’aucun système orthographique passable n’a encore été proposé pour l’écrire. Le Liégeois dévore les mots plutôt qu’il ne les prononce, et il ne paraît satisfait que quand les consonnes étouffent les voyelles ou qu’il en peut faire des monosyllabes à la terminaison dure ou nasale. Le choc des syllabes rudes est alors si frappant, que cette volubilité rend le wallon tout à fait inintelligible aux Français, qui prétendent pourtant que le wallon est fils de leur langue. Si notre parler est si remarquable par son extrême et sauvage accentuation, raisonnablement alors est-ce que cette prononciation doit déterminer l’écriture ? Doit-on lui sacrifier les principes étymologiques et les modifications des mots ? Pour nous, nous ne le croyons pas, et nous regardons ce point comme un principe fondamental : que tant que l’on voudra appliquer à notre idiome l’écriture phonique, il sera illisible pour ses enfants même. L’étude en devient déjà assez difficile quand on marque par des apostrophes les syllabes élidées dans le style de la conversation, et cela parce que les étymolologies essentielles et surtout les lettres caractéristiques ont tout à fait disparu. Il est bien temps cependant qu’on astreigne enfin notre orthographe à des règles sages et faciles[60]. Leur discussion causera malheureusement un grand embarras. C’est fâcheux vraiment qu’il n’existe pas dans notre royaume une Académie littéraire : tout débat sur la constitution grammaticale de notre cher et aimé wallon cesserait bientôt. Mais, comme on l’a fait dernièrement avec tant de courtoisie pour le mélodieux Flamand, est-ce que le Gouvernement ne pourrait pas créer une commission philologique pour fixer d’une manière bien officielle l’orthographe wallonne ? Cet idiome deviendrait assurément aussi plus flexible, si, d’un autre côté, on le cultivait un peu plus consciencieusement qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.

La simplicité rude de notre idiome a fait avancer par quelques personnes qu’il n’a pas de ressources bien étendues et qu’il ne peut pas rendre les expressions scientifiques ou abstraites, ou s’élever à une haute portée morale et pleine de dignité’. Nous avouons aussi avec franchise qu’il s’élève difficilement au-dessus du comique, et en voici la cause : c’est que ses vers ont une marche trop précipitée, étant ordinairement de quatre à huit syllabes. — Du reste, le wallon n’en est pas moins capable de supporter une versification large et majestueuse, et il est partout à l’aise, en dehors même des petites pièces qu’il affectionne. Quant à ce reproche qu’on lui fait encore, que son allure est trop populaire (et l’on cite à l’appui des fragments du Voëgge di Chofontaine), une simple réflexion en fera justice. Qu’on lise la liste des personnages de cet opéra, et l’on trouvera que raisonnablement on ne pouvait faire minauder et parler avec afféterie des dames de la Halle. Mais prenez et feuilletez li Ligeoi egagi (1757) ; vous y trouverez plusieurs scènes où le sentiment est délicatement exprimé. Nous citerons en particulier la scène IV, où Marianne se trouve seule avec Colas, son amant, qui, par étourderie, vient de s’enrôler. Nous pensons que l’on ne pourrait, en moins de mots, mieux faire parler deux amants :

Maïane.

Jewâd, Colass.

Colass.

Oh ! k’a-je oïou ?

Maïane.

Inn mi louk nin !… Vi fai-je paôu ?

Colass.

Diem !… Ji n’sé koi li dire.

Maïane.

Colass, n’ess nin po rire ?
Viz égagi !… Sèrive si sò ?

Colass, tò tournant l’tiess.

Awè, Maïane, awè, jè l’sò.

DUO.
Maïane.

Ah ! ji ne l’pléve creure :
Koi, Colass, ti m’qwittret ?
Nèni, i fâ k’ti d’meure ;
si t’es va, ji mourret !

Colass.

Mi même ji n’poléve creure
Ki jamâie ji t’qwittreu :
Mein, Maïane, si ji d’meure,
Ji passret pò on gueu.

Maïane.

Kimein, âress li cour
Di m’fé desesperé !…

Colass.

Maïane, dihez ki j’moure
Mein ni m’fé nin d’moré.
Si voz avi juré,
Pârlé, ki frive vò même ?

Colass.

Pout-on jamâie juré
De qwitté son k’onz aime ! etc.

Si l’on voulait une nouvelle preuve qu’en wallon on peut rendre tous les sentiments, on n’aurait qu’à se rappeler ce délicieux refrain d’une romance malheureusement trop peu connue :

Binameie Mareie,
Mareie, ji tè preie !
Fais soulà por mi
On ti m’ vieret mori…

Cette romance démontre de plus que la poésie et la musique réunies peuvent donner une forme séduisante au dialecte le plus âpre, et parvenir, par une sorte de prestige, à tromper l’oreille et parfois le cœur avec les sentiments et les pensées les plus simples revêtus du langage en apparence le moins poétique. Nous pourrions encore citer à l’appui les différentes chansons politiques de notre malheureux rapsode, le vieux Simonis, qui chantait avec émotion, en s’essuyant les yeux :

Ja v’nou plusieur feie pò chanté,
Et j’aveu li cour à ploré :
C’est inn sakoi d’bin mâlhureu,
Di mori d’faim et d’fé l’ joyeu !

Il existe une infinité d’autres chansons ; mais dans la plupart la grâce, le sentiment et le goût marchent rarement de front ; il nous est pénible d’affirmer qu’il en est peu où ces qualités se trouvent réunies. Dans ce nombre, il est bien entendu que nous ne classons pas ici ces refrains graveleux et orduriers qui se hurlent quelquefois dans les rues. Toute langue a ses égouts, et la nôtre, sous ce rapport, n’a rien à envier à la muse latine ou française. Du reste, ces dernières chansons brillent plus par la grossièreté que par l’esprit ; souvent même, elles n’ont pas de mesure et riment très-irrégulièrement ; et sauf le rire bête qu’elles ont parfois le privilége de faire naître à cause de leurs bouffonneries et de leurs plates obscénités, nous ne leur aurions pas fait l’honneur de la mention. Il n’y a là ni élan ni verve, et leurs auteurs, toujours anonymes, et souvent illettrés, n’ont qu’une connaissance superficielle et tout à fait routinière d’un langage dont ils n’ont saisi ni le mécanisme ni l’esprit.

Comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, les Contes ne nous manquent pas ; mais ce genre est de beaucoup plus restreint que la chanson ; cela se conçoit. Nous citons le suivant comme modèle d’esprit et de finesse, et pour réclamer la priorité d’invention, en faveur de notre pays, de cette forme nerveuse et concise où le récit, le dénouement et la moralité s épanouissent dans un bouquet de quatre vers. M. Mollevaux a-t-il beaucoup de quatrains comme celui-ci ?

Inn vindress, en mahan s’lessai,
Aveu wâgni on noû chapai.
On vein soffel… adiu s’proffi :
L’aiw l’aveu d’né, l’aiw ell ripri.

L’Épigramme ne nous est pas non plus inconnue et nous croyons que celle-ci réunit les conditions qu’exige M. Boileau :

Ste Cicile aimév-t-el li vin ?…
Ji nè sé rin ;
Mais ji sé bin
K’ lez muzicien
El houmet foirt amoureusmin.

Il n’y a guère que le Sonnet qui nous manque. Il est vrai qu’on ne le cultive que là où il y a des ruelles et des marquises, et pour celles-ci elles n’admettent guère le wallon.

Mais c’est à la Satire proprement dite que ce dialecte est favorable : ce genre de poésie, dans notre idiome, prend le nom de Paskeie quoique ce nom se donne communément à toute composition en vers de six à huit syllabes. Elle constitue la véritable poésie nationale des Liégeois. Il est à regretter que le vrai sentiment poétique n’y brille pas toujours à un très-haut degré, et que parfois une trivialité le dépare, comme on peut voir dans cette pièce, qui réunit tant de naïveté à tant d’expression :

Ji m’ laireu petté m’cou,
Dihév li femm dà Geòr,
Poz alé à Wihou
Li pu bai joû del Fòr…
Oh ! puski v’fâ petté ’n sakoi,
Riprit Geôr, contin com on roi,
Vost èveie pasret âheiemin :
Ji v’ pettrai l’gueue, et v’ n’iré nin.

Au reste, cette trivialité est un défaut qu’encourt toute composition éminemment populaire. De nos jours cependant, on a tâché d’éviter ces défauts. On a mis une corde de plus à la lyre wallonne et on l’a montée jusqu’au ton de l’ode. L’auteur s’en est bien trouvé : sa poésie a quelque chose d’élégant, de simple, mêlé de douce tristesse même ; c’est l’âme remplie d’amertume et de patriotique douleur qu’il regrette l’indépendance du sol liégeois. Ses regrets, ses souvenirs d’une nationalité qui n’est plus, et dont il a été l’heureux témoin, respirent une mélancolie qui charme le lecteur : tout y est neuf, même le rhythme. Le sujet est le couvre-feu de

Liége, nommé Coporeil[61] :

Li son del Coporeil
Est co d’vin mez oreie ;
Kéke feie je l’peinse oï :
Im sonl eco k’el vik
Cist Coporeil antik
Ki tant d’ginz ont rouvi.

El mi donn li sovnance
Dèz anneie di mi-effance.
Cist iluzion m’plai bin.
K’eski n’a nin éveie
Di s’ rèpoirté, kéke feie,
Enèri d’vin s’joene temps ?

Cette pièce, de l’étendue de vingt-cinq strophes[62], nous fait vivement regretter que nos écrivains n’aillent point chercher leurs inspirations dans le brillant passé de notre histoire.

Les proverbes wallons sont généralement d’une concision remarquable. C’est un mérite qu’on ne peut leur contester. Le pittoresque de leurs expressions est tel, qu’il peint des nuances d’idées qu’on ne peut rendre en français que par de languissantes périphrases. Diné on peu pó ravu inn féve : combien de personnes ne font un cadeau que pour en recevoir cent fois l’équivalent ! Kwan l’pourçai est sô, lez r’ laveurz sont seûrz : quand on a désiré vivement une chose et qu’on la possède, on la rejette avec mépris pour en désirer une plus belle.

Le wallon est riche en métaphores ingénieuses, en locutions hardiment figurées et surtout en onomatopées d’une mimologie vulgaire intraduisible. L’oiseau nommé Hutte s’appelle chez nous bout-bou-bout, comme le cri qu’il fait entendre. Houki, appeler quelqu’un en sifflant. Frîg ! qui se dit quand l’amorce d’une arme à feu s’allume sans que le coup parte.

Le morceau suivant, que nous reproduisons encore intégralement, peut être cité comme exemple :

Binamé Diu ! Ké rmowe manège !
Kél jôie sò turtò les visège !
Onz ô rôlé les karillon,
Petté les chambe, hoûlé l’kanon ;
Les hiètte, les kloke sonnet à foesse,
Kél atteleie ! Diu, ké disdu !
On creie, on brai, on dâr to ju…[63]

Il est une expression particulière au wallon que nous ne devons pas omettre, quoique ce soit un jurement bassement trivial. Chez les Hébreux, comme on sait, on reconnaissait un membre de la tribu d’Éphraïm à l’espèce de sifflement dont il accompagnait la prononciation du mot Schibolet. Au pays de Liège on reconnaît un étranger à la prononciation embarrassée du mot : m’koye ! Il n’y a qu’un Liégeois de naissance qui l’attaque d’une façon vigoureuse et sonore[64].

Une vérité enfin que nous nous ferons un honneur de mettre au jour, c’est que la langue des Quarante n’a pas dédaigné de faire à notre patois des emprunts ; et comme preuve superflue qu’il possède tous les caractères qui constituent réellement une langue, c’est le nombre considérable de mots techniques en usage dans les arts et métiers, qui mettent ceux-ci à la portée de l’ouvrier le moins intelligent. Dernièrement, on a vu un inspecteur-général des mines, en France, déclarer hautement qu’il n’y avait que les houilleurs du pays de Liége qui eussent leur dictionnaire, et le seul qui contînt des mots propres aux travaux d’extraction ; ce qu’on chercherait en vain chez les mineurs des autres nations[65].

Nous terminerons par une dernière remarque générale, qui se rapporte à la prononciation. Celle-ci diffère selon les diverses localités, et les modifications de l’accentuation sont telles que presque chaque village a une manière de parler qui lui est propre. À Liège même, différents quartiers ont des nuances de sons complétement étrangères l’une à l’autre, et on habitant de la rive gauche de la Meuse n’a pas besoin d’avoir une oreille fort exercée pour reconnaître au premier abord un habitant de la rive droite, à la manière traînante dont il appuie sur les mots. Ceux-ci subissent quelquefois une altération plus profonde. C’est ainsi que dans une partie de l’ancien marquisat de Franchimont mohonn se prononce manhon ; femm, famm ; drap, drèp. À l’ouest de Liège, à Ans, par exemple, la prononciation diffère encore. On y substitue en général l’â à l’a simple : effan se prononce effâ. C’est le contraire dans le quartier d’Outre-meuse : la prononciation y est âpre, rude, fortement gutturale. L’esprit satirique populaire a même inventé un exemple burlesque pour faire sentir cette différence. À Liége on dit : On blankih à St. D’nih pò lez moh k’on chi dri l’ouh. Outre-meuse rend cette phrase de cette manière : On blankik à St. D’nik, pò lez mok k’on chi dri l’ouk. Là, on dit colon (pigeon) ici colank ; et cette substitution de l’a à on se reproduit ordinairement.

Pour établir la division territoriale des langues, on a considéré souvent, comme on sait, les diverses manières dont un pays prononçait le mot oui. Ce principe nous est, assurément, applicable, et l’on pourrait sans peine le poser comme point de départ, fixe et précis, des subdivisions de notre pays, et les noter sur une carte géographique. Ce travail serait curieux et utile, car le wallon pourrait ainsi être classé en plusieurs dialectes principaux : d’un autre côté, les résultats en seraient inévitablement fructueux, car il servirait peut-être à distinguer les limites certaines des anciennes peuplades qui couvraient notre soi.

À Liège et dans ses environs on dit awè, en faisant entendre un son très-sec. Dans le marquisat de Franchimont oyî qu’on prononce lentement ; à Verviers cependant on dit, d’un ton languissant : aye. En Hesbaye oui se traduit par oyé, et en Condroz par ayè. Cette distinction a toujours existé, paraît-il, car elle est consignée dans des documents du XVe siècle.

Quoi qu’il en soit, c’est le dialecte de Liège seul qui est en usage dans tout ce qui s’imprime, et c’est des destinées de ce dialecte seul que nous nous sommes enquis. Ses ressources sont en effet supérieures à celles des autres localités. Il se distingue par sa bruyante vivacité, par la richesse de ses figures, par sa sonorité, tandis que ailleurs il est ordinairement traînant et d’une lourdeur à impatienter les auditeurs. Avouons toutefois que sa supériorité s’est malheureusement altérée outre mesure au contact du français. C’est ainsi que nous, qui, à Liège, ne dédaignons pas de parler ni d’aimer le wallon, et qui croyons en savoir quelque chose, nous nous sommes déjà étonné de la pureté du langage de certains quartiers de notre ville, qui ont eu le moins à souffrir de l’influence française ; et nous sommes forcé d’avouer notre ignorance à l’égard d’une foule de mots et de locutions qu’on y emploie encore et que nous sommes dans la nécessité de nous faire traduire. Si, déjà, au sein même de notre ville, nous pouvons saisir et constater la différence qui existe quant au parler, entre les deux rives de la Meuse, il est mille fois plus facile encore, dans certaines communes, de sentir combien le wallon est dégénéré dans nos bouches et combien c’est un admirable dialecte, pour la prose comme pour le vers. Il y a tel canton où la prose est d’une vigueur et d’un laconisme sans rival.

Cette supériorité que nous donnons au dialecte de Liège sur les dialectes du pays, nous la donnons aussi au wallon sur tous les patois de la France. Aucun certes n’a un caractère aussi original, et ne mérite autant que lui d’attirer l’attention des philologues. Cela s’explique et par la nature et par l’histoire. Notre pays est en effet dans une position géographique bien propre à donner du relief à notre idiome. Placé à l’extrême frontière nord de la langue d’Oil, et enveloppé en quelque sorte par les régions germaniques, l’influence de la domination romaine dut être extrêmement faible ; d’un autre côté, les hordes des étrangers, comme plus tard les Normands, passèrent semblables à un torrent, n’ayant qu’un but, de courir vers les contrées méridionales, sans laisser pour souvenir de leur invasion un seul mot de la langue qu’ils parlaient. Toutes ces causes réunies font que notre idiome doit différer et diffère effectivement des autres dialectes romans : et c’est ce qu’a reconnu un profond érudit[66], en disant que notre langue vulgaire est plus éloignée du latin que dans les provinces méridionales. Cette remarque était faite incidemment, et c’est fâcheux ; car s’il avait pu examiner les origines du wallon, il en aurait tiré des conclusions bien autrement fondées en faveur de son originalité[67].

Nous le répétons : notre idiome mérite des recherches philologiques plus approfondies que les nôtres. Un homme d’une érudition alliée à une grande sagacité qui les entreprendrait, serait assuré d’élever un monument précieux à la philologie comme à l’histoire des mœurs et à celle des faits. On ne peut croire en effet quel profit on retire des études philosophiques appliquées aux recherches historiques sur la signification primitive des mots, c’est-à-dire, comment, par le moyen des ressources qu’elles fournissent, on parvient à suivre la filiation de leurs différentes acceptions, en remontant vers leur origine. C’est ce qu’a lucidement démontré un des plus savants antiquaires modernes, Raynouard[68].

A-t-on en effet à connaître les mœurs, les usages, les lois, le caractère, le gouvernement, etc., d’un peuple qui n’existe plus ? On n’a qu’à feuilleter le vocabulaire de sa langue, et aussitôt il révélera diverses indications qui aideront à donner une idée juste de son histoire et de son gouvernement.

C’est ainsi que souvent dans nos documents constitutionnels on voit que l’on offre au président des Liégeois, du consentement des États, ou à la suite d’une paix, dans des occasions solennelles, des dons gratuits ; en fait de contributions, on ne connaissait que des aides : tous ces mots expriment que les Liégeois étaient un peuple excessivement libre. On n’a qu’à recourir à l’étymologie, et ces interprétations apparaîtront sous un aspect bien plus large à l’investigateur ingénieux.

Notre tâche est ici achevée ; comme on s’en apercevra aisément, elle n’a été ni longue ni difficile ; aussi, est-elle incomplète. À proprement parler, ce n’est qu’un cadre que nous souhaitons de voir remplir par de plus capables que nous. Notre but n’était que d’esquisser l’historique du wallon, de prouver que son origine peut remonter à plus de deux mille ans, et que ce n’est pas un misérable patois mais une vraie langue, tant elle a de tournures véhémentes et à couleurs fortes.

Pour donner au moins une valeur scientifique à ce travail, nous aurions désiré y ajouter quelques morceaux wallons pour faire apercevoir les constructions, les tours de cet idiome ; nous avions commencé à rassembler d’une main pieuse les monuments qui pouvaient revoir le jour : mais nous ne les publierons point, tout en regrettant cependant qu’il n’en existe pas un volumineux recueil. Au reste, nous n’émettons ce regret, ou pour mieux dire ce vœu, qu’avec l’espoir que de plus habiles et de plus compétents que nous l’entendront et l’accompliront. Notre histoire leur en sera très reconnaissante.

    prétendues racines celtiques pour décomposer des mots, est propre à faire commettre beaucoup d’erreurs. Par exemple, pour ne pas parler d’autres localités, nous avons à chercher l’étymologie de Amercœur, en latin Amerina Cortis ou Curia, Bullet, dans ses Mémoires sur la langue Celtique, t. I, p. 243, dit qu’il est composé de Amen, rivière, et Court, village. Au premier abord cette explication plaît ; elle semble fort naturelle ; mais c’est une mauvaise leçon. Amercœur, en négligeant les étymologies invraisemblables de nos chroniqueurs, vient de la Cour d’Amauri (Amalrici cortis), comme le disait Paquot, dans ses notes sur l’Hist. du comté de Namur de De Marne, t. I, p. 264. — Le même Bullet, à qui nous ne dénions ni une grande science ni une grande pénétration, fait venir Liége de Leod, partage, et Io, rivière, parce que la Meuse se partage dans ces contrées en deux branches ; ou de Lag, confluent, parce que vers cette ville l’Ourthe se jette dans la Meuse.

  1. Eburonea quorum pars maxima est inter Mosam et Rhenum. Cæsar, Lib. V, Cap. 34.
  2. Cf. Hubert Thomas : De Tungris et Eburonibus, p. 27 ; — Henschenius : De Episcopatu Trajectensi, p. 3. — Les auteurs des Acta S. S. Belgii, t. I, p. 295, rejettent l’étymologie, ab Urte amne, de Henschenius, dont ils sont cependant ordinairement les admirateurs outrés. — Quand est-ce qu’on dotera le pays d’une histoire des Éburons, pour faire oublier le méchant ouvrage de Hubert Thomas, publié en 1541 ?
  3. Desroches : Hist. ancienne des Pays-Bas, t. I, p. 100, t. II, p. 127. — Schayes : Les Pays-Bas avant les Romains, t. I, p. 386. Les savants français croient aussi aveuglément à cette chimérique dépopulation. Les Éburones furent absolument détruits par César, dit Fréret, dans ses Observ. sur la position de quelques peuples de la Belgique, au tome XLVII p. 438, des Mém. de l’Académie des Inscriptions. — L’opinion de Walckenaer est tout aussi absolue : « César fit disparaître du nombre des peuples de la Gaule les Eburones. » Voy. sa Géogr. ancienne des Gaules ; Paris, 1839, t. I, p. 504.
  4. D. Martin, dans son Histoire de la religion des Gaulois t. I, p. 332, soutient que César, en le comparant aux touristes les plus consciencieux, ne mérite pas une confiance aveugle, étant l’historien de ses faits. Malgré cette remarque judicieuse, aujourd’hui encore, chroniques, traditions, monuments, tout est sacrifié à la lettre du général romain ; si on s’avise de s’attacher à l’esprit, aussitôt de prétendus savants plissent leurs lèvres d’un rire moqueur, et parfois haussent les épaules. C’est intolérable. Les Éburons furent vaincus, et, sans être Romains, nous avons encore la lâcheté de crier : vœ victis ! Il est triste de voir que la postérité n’est pas plus juste pour eux que ne l’ont été les contemporains. La philosophie du succès est encore la philosophie de l’histoire ; la calomnie ou le silence poursuit les vaincus dans l’avenir et s’assied sur leur tombe. Et l’on dit pourtant que les historiens sont impartiaux ! Quand ils ne sont pas courtisans, ils sont comme les moutons de Panurge. Ils méprisent, pour la plupart, la méthode des Niebuhr et des Michelet.
  5. C’est ce que dit César : Hi omnes (Galli) linguâ, institutis, legibus, inter se differunt ;… quam variœ linguis, habitu tam vestis et armis.
  6. C’est Dom Rivet : Hist. littéraire de la France, tome VII, introd., qui a prétendu que le latin avait été le langage populaire de nos contrées jusqu’au XIIe siècle. Cette opinion a été savamment réfutée, et le système contraire largement établi, par Duclos, Lebeuf, Levesque de la Ravalière, Bonamy, etc. V. les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, tomes XV, p. 565 ; XVII, p. 171 et 709 ; XXIII, p. 244 ; t. XXIV, p. 582-657. — Les recherches de ces savants sont arriérées, il est vrai : Roquefort, Raynouard, Ch. Nodier, Fauriel, Ampère, etc., ont fait mieux ; mais sans contredit c’est avec leur secours.
  7. On va peut-être aujourd’hui un peu trop loin, témoin ce savant de Berlin, Ernest Jœker, qui a publié un ouvrage traitant De l’origine germanique de la langue latine et du peuple romain ; Breslau, 1830, in-8o. Par les mots qu’il cite et qui attestent une affinité surprenante entre l’allemand et le latin, on peut supposer que ces deux langues dérivent d’une souche commune, ou que le latin a donné naissance à l’allemand et réciproquement. M. Jœker rejette la première supposition comme inadmissible, et son opinion a quelque fondement.
  8. Nous sommes ici du même sentiment que Roquefort, et cependant nous confessons ne pas l’avoir consulté en rédigeant nos recherches. Voici ses paroles : « Enfin, si je me suis prononcé ouvertement contre la prétendue langue celtique et le sentiment de tous les Bas-Bretons, c’est que la raison et l’histoire se refusent également à croire que ce soit du jargon de Quimper-Corentin que toutes les langues tirent leur origine ; ce système faux et bizarre, qu’on a tenté de ressusciter de nos jours, péchera toujours par ses fondements. » Glossaire de la langue romane, t. I, p. V.
  9. Dans son roman de Quentin Durward. Cette singulière opinion fit naître de longues discussions dans les journaux du temps. M. le baron de Reiffenberg, en homme connaissant l’histoire locale, se prononça contre dans ses Archives philologiques, t. III, p. 176 ; et parmi ceux qui se rangèrent du sentiment contraire, on compte les auteurs de L’Hermite en Belgique, t. I, p. 239.
  10. Mémoires pour servir à l’histoire littéraire… du pays de Liége, t. XIII, p. 281. (Paquot était né à Florennes).
  11. Miroir des Nobles de Hesbaye, p. 303.
  12. « Les hommes les plus instruits n’osent recourir aux étymologies qu’incognito pour leurs travaux philologiques, dit Champollion-Figeac ; et il n’y a que les moins habiles qui soient moins réservés. » V. sa Dissertation sur l’Étymologie, en tête du Dict. Étymol. de la langue Française de Roquefort, t. I, p. XXIII. Il faut avouer que plusieurs auteurs ont été trop loin en fait d’étymologies. D’un autre côté l’usage un peu trop exclusif de
  13. Comme de célèbres chroniqueurs étrangers, qui traduisent Liége par Laodicie, Laudociensis, Laudovicensis, etc. V. dans Pertz, Monum. Germaniœ hist., t. III, p. 79, 94, 312, etc. — Est-ce que le savant Ernst, dans son Tableau chronol. des suffragants de Liége, p. 337, n’a pas rendu insulella Globi par petite île ronde ? Cette petite île ronde n’est autre que l’isleau Hochet, sur lequel s’élève aujourd’hui le palais de l’Université, au milieu de Liége. Combien donc doivent être plus grossières les erreurs des écrivains étrangers, et que pourtant l’on accepte religieusement, comme nous pourrions le démontrer ?
  14. Chapeauville, Gest. Pontif. Leod. Script. t. I, p. 162 ; — Miræus, Opera Diplomatica ; t. I, p. 253.
  15. Chapeauville, Gest. Pontif. Leod. Script., t. I, p. 169. — Miræus, ibid. t. I, p. 254.
  16. Chapeauville, Gest. Pontif. Leod. Script., t. I, p. 220 ; — Fisen, Hist. Eccl. Leod., t. I, p. 159. — M. de Reiffenberg a traité doctement des langues parlées en Belgique, dans son Introd. à la Chronique de Philippe Moushes, t. I, p. cxiv.
  17. Nos chroniques disent que le jongleur Gonderan, originaire de St.-Gilles, ville du Languedoc, arriva à Liége en 968. — La Gallia Christiana, t. III, page 1008, fixe son arrivée vers l’an 976. — M. Van Hasselt ne fait apparaître un jongleur à Liége qu’en 1071, et c’est erronément, comme on le voit. Voyez son Essai sur l’hist. de la poésie française en Belgique, p. 5.
  18. Hubert Depas, qui compilait en 1490. — Mohy du Rondchamps en parle ainsi dans son Cabinet historial p. 47 : « Gonderan, menestrier-batleur, estoit venu du pays de Provence à Liége, où il amassa des grands moyens par la dextérité de son art. Ayant depuis perdu sa femme, il quitta le monde (ab arte histrionica reversus, dit la Gallia Christiana), et alla faire pénitence en lieu de Publemont, où il fit dresser un petit oratoire dédié à St.-Giel. L’évesque Alberon ordonna depuis que tous les menestriers de Liége iroyent toujours le mercredy après la feste de St.-Baptiste en procession à St.-Giel, pour honorer la mémoire dudit menestrier. » Ce récit de Mohy est confirmé par Saumery, Délices du Pays de Liége, t. I, p. 312.
  19. Godefroid, moine de Stavelot, qui accompagna les reliques de St.-Remacle à Liége, dans sa relation intitulée : Triumphus Sti.-Remacli de Malmundariensi cœnobio, lib. ii, cap. xix, dans Chapeauville, Gest. Pontif. Leod. Script. t. II, p. 561.
  20. Hemricourt : Miroir des Nobles de Hesbaye, p. 6.
  21. Reinier de St.-Jacques, Chronicon Leod. dans Martène et Durand, Amplissima Collectio, t. V, p. 64. — À propos de cette bataille, nous ferons remarquer que, en jetant un coup d’œil rétrospectif sur les siècles écoulés, on trouve que les Wallons ont toujours eu une haine prononcée pour les personnes qui parlaient le thiois. Aujourd’hui, cette antipathie existe encore, quoique faiblement.
  22. Cf. D. Rivet : Hist. litt. de la France, t. XV, p. 611. — Gilles d’Orval, dans les Gest. Pontif. Leod. Script., t. II, p. 110. — Rupert, Adrien de Vieux-Bois, Zantfliet, dans Martène et Durand, Amplissima Collectio, t. IV, p. 1086, 1220, 1225 ; t. V, p. 50, etc.
  23. Quia non essent Alemanici, sicut dicebat Bulla ipsius, sed Gallici. — Foullon : Hist. Episc. Leod., t. II, p. 30.
  24. Davity : Description de l’Europe. Paris, 1660, in-fol. V. le tome I, p. 760.
  25. Tout cela est raconté avec force détails par Zantfliet et Adrien de Vieux-Bois, dans Martène et Durand, Amplissima Collectio, t. IV, p. 1216, et tome V, p. 455. — Voyez aussi Fisen : Hist. Eccl. Leod., t. II, p. 212 ; Bouille : Hist. du pays de Liége, t. II, p. 35.
  26. « La langue des habitants de Liége et des environs est l’ancienne langue romanoe », dit d’une manière un peu trop absolue de Paulmy, dans ses Mélanges tirés d’une grande bibliothèque, tome XLIX, p. 12.
  27. Le wallon est si bien un idiome différent du langage parisien, dit Saumery, que les Français n’en comprennent que peu de mots, encore faut-il qu’ils y prêtent une grande attention. Ils sont parfaitement entendus de ce peuple (Liégeois) ; mais ils ont le désagrément de ne pas l’entendre. Délices du pays de Liége, p. 81 du tome I. (1738). — « L’idiome wallon des Liégeois est inintelligible ; les mots même d’origine française y sont tellement dénaturés par la coupure ou le prolongement des terminaisons, que l’étymologiste le plus exercé a besoin de toute sa sagacité pour deviner leur analogie. » Forster et Pougens : Voyage philosophique et pittoresque sur les rives du Rhin, à Liége, etc. — Paris, 1795 ; t. I, p. 166. — La même remarque a été faite par Schnakenburg : Tableau synoptique des idiomes populaire de la France ; Berlin, 1840, in-8º p. 36.
  28. Trésor de Recherches et Antiquitez Gauloises et Françoises. Paris, 1655, in-4º. V. la préface.
  29. Carmine excellens et prosa, dit Trithème, De script, Eccles. V. aussi le Chronicon d’Alberic de Trois-Fontaines, dans Leibnitz : Accessiones historicœ, t. II. p. 45.
  30. Jonas, évêque d’Orléans : Vie de St.-Hubert, publiée par Roberti dans son Hist. Sti. Huberti, p. 53, 54, 61.
  31. Dans les Gest. Pontif. Leod. Script., t. II, p. 6.
  32. Gilles d’Orval, dans les Gest. Pent. Leod. Script., t. II, p. 98. — Fisen : Hist. Eccl. Leod., t. I, p. 237.
  33. Foullon : Hist. Episc. Leod., t. I, p. 357.
  34. Mélart : Hist. de la ville de Huy, liv. III, p. 157.
  35. C’est ce qu’atteste aussi Saumery : Délices du pays de Liége, t. I, p. 80. — Dans ses Analectes Belgiques, pag. 257, M. Gachard cite un acte du 19 avril 1233, auquel pendait le Saial le Glise de Lige, comme la plus ancienne charte en langue vulgaire qu’il ait trouvée chez nous. Louvrex, dans son Recueil des Edits du pays de Liége, n’a publié, croyons-nous, que deux ou trois documents en wallon du XIIIe siècle. Il y avait négligence de sa part, car nous en avons trouvé environ une trentaine, sans beaucoup de recherches, et qui sont tous des plus importants pour notre histoire politique.
  36. Louvrex : Rec. des Edits du pays de Liége, t. I, p. 387.
  37. « Cheste dame fu née de Sessoingne et estraite de royal lignie ; et fu en sa jonece ravie des mescréans ; et fu par le porveanche nostre Seigneur amenée en cest païs et vendue à un haut home qui avait nom Erchenoalx, et estoit à chest tans mareschaux de France… » Les diverses expressions de ce fragment portent l’abbé Lebeuf à dire que cette traduction a été faite dans les Pays-Bas, et certainement à Liége. Ce qui est probable, c’est que ce fragment est tout modernisé. — V. les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XVII, p. 727, et t. XXIII, p. 258. V. aussi Dom Brial ; Hist. littéraire de la France, t. XIV, p. 403.
  38. Dans ses Recherches sur la vie et les ouvrages de Jean d’Outremeuse, p. 10, M. Polain a oublié de nous dire que ce célèbre chroniqueur fut enterré à St.-Michel, où l’on voyait son écu, portant losangé d’argent et d’azur au canton d’argent à deux tierces en sautoir.
  39. Entre autres légendes, il raconte celle-ci. Il s’agissait de savoir dans quel emplacement on éleverait de nouveaux bâtiments : « Li dite Abeest, en bone foy, prendit leis clief ke eal portoet et leas jeta et l’aire, et diha Die te konduse ; la ouse ke te tombriet on y freit li grand altet ; men ki fut choise admirab ! Li boyray di clef fut portiet par desour leas plus grand chesne, et fut tombier el meisme liu où qui asteur est li grand atiet assi. » — Cet ouvrage est inséré dans le Manifeste des droits de la révérende abbesse de Robertmont, etc., Liège, 1635, in-4º. V. pag. 29 et suiv.
  40. Dans notre Notice biographique sur Jacques de Hemricourt, p. 26, nous avons donné un extrait de la préface du Patron mais il contient de mauvaises leçons. Nous publierons incessamment en entier le Patron del Temporaliteit.
  41. Description de touts les Pays-Bas, etc. Amsterdam, 1609, in-fol. — V. pag. 469.
  42. Entrejeux de paysans sur les discours de Jamin Brocquege…, et un soldat françois ; d’au moins trois cents vers. — Deux autres
    pièces de poésie, en forme de réponse, contenant à peu près trois
    cent cinquante vers, parurent à la même époque (1629 ?).
  43. Ja l’cour crevé, si fonge et lame
    Quan gy pense à se pove cz âme,
    Se payson di nos pay
    Qui Salazar a fay mory.
    Qui a jamae veou es vie
    Fé in osi grond tyranie ?
    O dou binamé seigneur Diet,
    Et vo amor di Saint Lambiet, etc.

    Cette pièce contient environ cent quatre-vingts vers, orthographiés sans goût et dans la nuance de la commune d’Ans.

  44. A Visé, amon Mathi et Jâcques Bourgeoi, à l’enseigne dè Péron Ligeois In-8º (1725 ?)
  45. Li Ligeoi egagi, operâ burless es deu pârteie, mettou ès musik par M. Hamâl. Liège, (1768) in-8º. Une nouvelle édition porte pour souscription : à Lîge, à mo l’veff S. Borgignon, enprimeur de Prence et delle Veie. (1777 ?) in-8º.
  46. Les Ypocontes, operâ burless ès treuz act, avou des gran kœur, mettou ès musik par M. Hamâl. Liège (1768), in-8º.
  47. Li Voiegge di Chofontaine, ès treuz act. Liège, (1768), in-8º.
  48. Li Fiesse di Houte-si-plou, operâ comique ès treuz pârteie, mettou ès musik par M. Hamâl. Liège, (1768), in-8º.

    Hoûte-si-Plou est un hameau près d’Esneux.

  49. Si nous en croyons Villenfagne, Mélanges sur l’histoire de Liége, t. I, p. 161, les divers opéras que nous venons de citer ont été recueillis à Liège un peu avant l’année 1787. En 1810, une nouvelle réimpression eut lieu ; ils ont encore reparu en 1827 et en 1830 sous le titre de Theâte Ligeoi, etc., in-32.

    Lors de la représentation de ces opéras, il en parut des comptes rendus dans les recueils périodiques ; nous ne nous rappelons plus les titres de ces revues.

  50. « Si le peuple liégeois n’a pas enrichi la littérature, j’ai toujours cru et je promets de prouver avec la plus grande évidence qu’il faut surtout en accuser le jargon grossier et barbare qui naguères était encore le seul langage de toutes les classes de citoyens. » Certes, ce n’est pas un paradoxe que cette opinion de Malherbe, quoique formulée avec un peu d’aigreur. V. sa Galerie de portraits d’Auteurs et d’Artistes Liégeois ; Liège, 1802, in-8º. p. 6. — « La nation belge a toujours montré peu de penchant pour les agréments de l’esprit et pour les grâces du style », écrivaient en 1811 les éditeurs de l’ouvrage intitulé Flandricismes et Wallonismes. « Toutefois dans les Belges, ajoutent-ils, nous ne comprenons pas ici les Liégeois, qui ont toujours beaucoup aimé la littérature française et possédé, dans tous les temps, des écrivains élégants et corrects. »
  51. « Le Liégeois qui voulait écrire, était donc réduit à emprunter une langue qu’il ne parlait pas, et qui par conséquent ne lui était pas familière. » Malherbe : Galerie de portraits, etc., p 7.
  52. Liége, 1787, in-8º, à deux coll.
  53. La version en dialecte de Liège fut communiquée par M. D’Omalius d’Halloy ; elle est insérée dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de France, (1824), t. VI, p. 463.
  54. Liège, 1823, in-8º ; l’Abrégé de Grammaire Wallonne a quarante-huit pages. — L’auteur publie maintenant une seconde édition du Dictionnaire, in-8º, à deux colonnes. Le tome 1er vient de paraître : il finit avec la lettrine F et comporte xxxv et 687 pages. À propos de cet ouvrage, nous dirons que ce n’est pas faire un dictionnaire wallon que de walloniser tous les mots français, etc., etc., anciens et modernes. Les glossaires de patois devraient être façonnés sur les lexiques de Roquefort et de Raynouard.
  55. Du moins depuis 1834 ; car avant cette année, et à dater de 1801, on ne trouve dans cet annuaire que de petites phrases proverbiales wallonnes, le plus souvent niaises, malgré leur laconisme.
  56. « Je conviens qu’il y a partout des patois, mais il faut également convenir que c’est une monnaie qui n’a cours nulle part que chez le bas peuple, et qu’il n’y a qu’à Liège qu’on ait vu parler à tout le monde indistinctement le trivial langage des Halles. » Trois pages plus loin, Malherbe entre dans un bien autre accès de colère contre le wallon : c’est les cheveux dressés sur la tête, les yeux sortant de leur orbite sans doute, que cet original écrivain s’écrie : « Que notre abject et insignifiant jargon cesse donc tout à fait d’être l’interprète de nos idées ; rougissons de l’avoir trouvé beau et d’avoir pris si longtemps sa dureté pour de l’énergie, et sa grossièreté pour de la naïveté ; changeons en mépris, changeons même en haine et en horreur l’attachement aveugle et extravagant que nous avons eu jusqu’à cette heure pour lui ; mettons, etc. » — Galerie de portraits d’Auteurs et d’Artistes Liégeois, p. 11. — Un autre Liégeois avance avec plus de vérité que la proscription du wallon porta une grave atteinte à notre nationalité « Plus de wallon, partant plus de bonacité, mais fredonnement d’airs lubriques, insultes en mauvais français à la religion de nos pères, etc. L’établissement d’une société d’Émulation pour les belles-lettres et les arts fut le dernier coup, etc. » De Trappe : Œuvres diverses, etc. ; Paris, 1803, in-8º, p. 89.
  57. Prologue po ravisé on complimen chanté ell sâll d’Assemblaie sol Pless des Jesuittes li nouf fevrîr 1762. Liège, in-8º. V., page 3.
  58. Pasquée critique et calotène sò les affaires del Médicène, p. 6.
  59. Tous ces mots doivent-ils commencer par un h ? Doit-on écrire houh selon son origine étymologique, venant de huis, duquel mot frank on a fait huissier ; ou bien, comme on le prononce, ouh, venant de ostium, probablement ? C’est ce que nous ne savons, ne pouvant consulter le Trésor des origines ou les autres ouvrages philologiques de Pougens. Ce savant antiquaire disserte longuement à propos de notre mot ouh, sur la signification de porte chez la plupart des peuples du globe. Voyez ses notes sur le Voyage philosophique et pittoresque sur les rives du Rhin, à Liége, etc., t. I, p. 166.
  60. « Il est si difficile de faire des Règles : Omnis definitio periculosa ! » dit le savant auteur du Dict. Étymologique de la langue française, Ménage.
  61. L’auteur, en écrivant Kopareie, semble vouloir indiquer que le nom de cette cloche lui est venu de ses vibrations uniformes. C’est une erreur partagée, chose étonnante, par presque tous les Liégeois. C’est coupe-oreille que l’on doit écrire, mot prononcé en wallon côp-oreie. Nos documents législatifs sont d’accord avec cette étymologie. Les ribauds, truands et voleurs domestiques étaient ordinairement punis par l’essorillement, qu’on regardait comme un châtiment ignominieux. C’est surtout quand on les avait arrêtés vagabondant après le couvre-feu, qu’ils encouraient cette peine. Le Coporeil sonnant, les portes de la cité se fermaient, toutes les lumières s’éteignaient, toutes les maisons étaient closes et toutes les rues complétement désertes. Cette cloche était placée dans la grande tour de St.-Lambert et sonnait déjà la retraite à la fin du XIIIe siècle. Nous parlerons un jour de cette cloche fameuse, que nous, vrai Liégeois, n’entendrons jamais et que nous désirerions si vivement entendre. Pour rentrer dans la cité lorsqu’elle commencerait à bourdonner, pour vivre vingt-quatre heures sous notre antique nationalité, pour voir son symbole, la mauresque cathédrale, et ses institutions républicaines et religieuses, municipales et judiciaires, nous donnerions tout.
  62. Lors de la démolition de la cathédrale, en 1795, plusieurs pièces de vers parurent pour regretter la vieille basilique. Nous avons surtout remarqué une paskeie so l’clocki d’ St. Lambiet :

    Vos avé distru l’ Cathédrâle
    Avou s’bai âté, s’bai doxsâle…
    Spii des clocks, à cô d’cougneie,
    Ki r’joïhi tot li veie,
    Disterminé l’pu bai clocki,
    K’aveu inn creu dè mi doreie,
    K’alév kâsi juskâ nuleie,

    Et po d’so on dob carillon
    Ki triboléve d’inn tell façon
    Ki sin s’bogi fou di s’couleie
    Onz oïév heur, qwârd’heur et d’meie,
    Sou k’esteu inn comodité
    Dè pu grande pò tot net Cité…
    Vos race di gueux, Diu mè l’pardonn !
    Avive li diale ès vo maronn
    Ou arregive qwan v’z abatti
    On si bai et si haut clocki !…
    … Ki n’ vi cassiv turto l’cô
    Qwan v’z avé fèrou l’prumi cô !…
    Vo neûr mivé ! aviv eveie
    Di n’pu fé k’on Viëge di nos veie !
    Ki n’aviv è coir li hawai
    K’a distru inn ovrège si bait

  63. Cantâte ligeoise à grand keur presentaye â Prince li jou diss Election, li 20 avri 1763. — ( Liège, 1763) in-8º. V. p. 3.
  64. Par une pudeur incompréhensible, nos lexicographes n’ont pas osé donner place dans leurs vocabulaires à ce mot, qu’employait sans honte Cicéron (coleus), et qu’ont recueilli de même Roquefort, Glossaire de la langue romane, tome I, pag. 374, verbo coile ou coille ; et Raynouard, Lexique roman, tome II, pag. 433, verbis coil, colho, colha, en citant des phrases d’exemples. V. aussi Du Cange, Carpentier, etc.
  65. C’est une preuve que l’exploitation de la houille (mot francisé comme tant d’autres depuis quelques années) est une industrie toute Liégeoise ; car si elle avait été importée d’ailleurs, elle aurait conservé, dans ses expressions techniques, des traces de son origine étrangère. Nous démontrerons un jour que la découverte de la houille remonte vers notre ère et non, comme le veut l’opinion commune, à l’année 1195, et par conséquent encore moins en 1213, ainsi que nous l’avons fait remarquer dans noire Esquisse d’une Géographie du pays de Liége, p. 5.
  66. Voy., les Dissertations de l’abbé Lebeuf, t. II, p. 38.
  67. L’an dernier, lors de son séjour à Liège, nous parlâmes de notre wallon à M. A. Jubinal, professeur de littérature étrangère à l’université de Monpellier et éditeur des Poésies de Rutebeuf, de fabliaux, dits, mystères, etc., d’une foule de jongleurs et de trouvères. Ce savant antiquaire nous a développé, sans la connaître, l’opinion de Lebeuf, et cela à la vue et à la lecture de notre idiome.
  68. Lexique roman, tom. I, p. XXIV.