Études sur le vocabulaire basque, Julien Vinson

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ÉTUDES SUR LE VOCABULAIRE BASQUE

I. Le treizième mois du calendrier antique

Dans mon dernier article sur l’Ibère et le basque (t. XL, p. 209-239), j’ai parlé de la semaine, du mois et de l’année basques. J’ai dit (p. 228, note) que l’année était probablement lunaire et que, pour rétablir l’équilibre des saisons, on intercalait sans doute de temps en temps un treizième mois. Cette hypothèse est confirmée par l’examen des noms des mois basques. « Septembre » en effet porte, entre autres, les noms de buruila et de iraila. Buruila, c’est « la lune » ou « le mois de tête, de bout, de fin, le mois terminal », et Iraila « le mois qui dépasse, le mois en excès », car ira se rattache à des radicaux « passer, dépasser, durer » et figure déjà dans le nom du vendredi, ortziralea « ce qui vient après (le jour du) tonnerre ». Il est par conséquent vraisemblable que l’année basque commençait à l’équinoxe d’automne et que le dernier mois de l’année précédente, qui correspondait à peu près à notre septembre, s’appelait buruila quand il était le douzième et iraila quand il était le treizième complémentaire. Le calendrier républicain de Fabre d’Églantine commençait aussi à l’équinoxe d’automne !

Les noms des mois basques d’ailleurs donnent lieu à d’intéressantes remarques. En voici une liste, évidemment incomplète, établie d’après plusieurs almanachs (les noms sont donnés avec l’article) :

Janvier : Urtharilla, urthatsila, beltzilla, illbeltza.

Février : Otsailla, otsaila, barantaila, barandaila.

Mars : Martchoa, epailla, epaila, otsaroa, urria.

Avril : Aphirilla, opea, jorrailla, opaila, epaila, zezeila.

Mai : Mayatza, ostaroa, ostaila, ephaila, orrilla.

Juin : Bagilla, bagirilla, garagarrilla, errearoa, ekhaina, udaila, arramayatza, bagila.

Juillet : Garilla, garagarrila, uztailla, uztaila, uzta.

Août : Aboztua, uzta, agorrilla, agoztua, dagenilla.

Septembre : Buruila, burulla, iraila, agorra, urria, azaroa, setemer.

Octobre : Urria, bildilla, urila, urrieta, azaroa.

Novembre : Hazila, hazaroa, azaroa, zemendilla, gorotzila.

Décembre : Abendua, abendoa, neguila, lotazilla, beltzila, abentia, negila.

On ne s’arrêtera pas aux variantes orthographiques en l et ll, avec ou sans aspiration, etc. Mais on remarquera que, dans la liste ci-dessus, certains noms font double emploi et s’appliquent à deux ou trois mois différents, ce qui est l’indication d’une incertitude, d’une variabilité, fort explicable dans une année lunaire. D’autre part, les noms se classent en quatre catégories : 1° les mots d’emprunt moderne qui ne sauraient nous arrêter : martchoa, mayatza, agoztua, ou aboztua, setemer, abendua ou abentia et aphirilla (bien que d’aucuns en fassent aberailla « le mois du bétail », mais abere est « habere » et les Basques en ont dérivé aberats « riche » comme pecunia est rattaché à pecus) ; 2° les mots en ila ou illa ; 3° ceux en aroa ; 4° les mots sans terminaison spécifique, opea (avril), ekhaina (juin), uzta (juillet, août), agorra (septembre), urria et urrieta (septembre, octobre) : uzta « la moisson », agorra « le sec, la sécheresse », urria « l’inondation » et urrieta « les inondations », ne sont que des abréviations de uztaila « le mois de la moisson », agorrila « le mois de la sécheresse », urrila « le mois des inondations » ; opea est pour opaila « le mois de la taille » ; quant à ekhaina, peut-être pour ekhaila, je le rattacherais au radical egu « soleil, jour » et j’y verrais volontiers « le mois du jour » ou « du soleil » par opposition à beltzilla ou ilbeltza « le mois noir » ou « de l’obscurité » (décembre, janvier).

Les noms en aroa (aro « époque, saison ») paraissent être plutôt des noms de saisons que des noms de mois : otsaroa (mars) « la saison du froid »[1], ostaroa (mai) « la saison des feuilles », errearoa (juin) « la saison de la grande chaleur », azaroa (novembre, octobre) « la saison des semailles » ; on pourrait y ajouter urriaroa (automne) « la saison de l’inondation ». Je rappelle les noms ordinaires des saisons : uda « l’été », urriaroa et udazkena ou udatzena (le dernier été) « l’automne », negua « l’hiver » et udaberria (le nouvel été), udahastea (le commencement de l’été) « le printemps ». L’automne s’appelle encore neguantza « la prémice de l’hiver ». Je croirais ces derniers noms relativement modernes, car negu peut se rattacher à nivem ; ceux en aro paraissent donc plus anciens.

Plusieurs noms en aroa sont des doublets de noms en ila : azaroa et hazila, otsaroa et otsaila, ostaroa et ostaila.

Un certain nombre de noms en ila sont évidemment de formation assez récente : urthatsila « le mois du commencement de l’année » et urtarila « le mois qui va vers l’année, qui entre dans l’année » (jan- vier), n’ont pu être ainsi nommés que lorsque le commencement de l’année a été reporté au mois de janvier ou à la Noël qui a pris alors le nom du premier jour de l’an, eguberri « jour » ou « soleil nouveau ». Opaila et epaila ont le même sens : « mois de la coupe » ou « de la taille ». Orrilla et ostaila ont de même le sens de « mois des feuilles ». Bagila, bagirilla (juin), zezeila « avril », dagenilla « août », ne s’expliquent pas bien ; ils doivent être, comme garagarrilla « le mois de l’orge », des expressions purement locales. Arramayatza « le re-mai, le second mai », zemendilla (semen) « novembre » sont des mots très modernes, comme aussi sans doute neguila « le mois de l’hiver » ou « des neiges (nivôse) » et lotazilla « le mois du sommeil » (décembre), ainsi que udaila « le mois de l’été » (juin). Gorotzila et bildilla, qui se traduisent « la lune du fumier » et « la lune de la récolte », sont également peut-être des appellations locales.

En résumé, nous pouvons donner le tableau suivant des mois qui composaient l’année basque (urthe, que je ne saurais expliquer) :

1. Urrila « la lune des eaux » (pluies, inondations, débordements).

2. Hazila « la lune des semailles ».

3. Beltzila « la lune noire, de l’obscurité ».

4. Otsaila « la lune du froid ».

5. Barandaila « lune de la surveillance, de l’expectative » ?

6. Ephaila « la lune de la coupe ou de la taille des arbres ».

7. Jorraila « la lune du sarclage ».

8. Ostaila « la lune des feuilles » (Germinal).

9. Ekhaila « la lune du jour, du soleil ».

10. Uztaila « la lune de la moisson » (Messidor).

11. Agorrila « la lune de la sécheresse » (Thermidor).

12. Buruila « la lune terminale ».

Et, dans les années tridécimales, si cette expression m’est permise :

13. Iraila « la lune supplémentaire ».

Le sens de ila « la lune » est confirmé par les expressions : hilargi ou ilhargi « lune », hilabethe « mois (pleine lune) », ilberri « nouvelle lune », ilgora « premier quartier », ilbehera « dernier quartier »[2], illen (pour ilegun) « lundi », ilegun (Azkue) : « les vingt-quatre premiers jours d’août » (le peuple croit que ces jours indiquent le temps qu’il fera pendant l’année ; le premier et le treizième indiquent le temps de janvier, le second et le quatorzième celui de février, et ainsi de suite. Je verrais, dans le choix de cette époque, une confirmation nouvelle de mon hypothèse sur le commencement de l’année basque), etc.

J’ajoute que le mois lunaire ayant plus de vingt-huit jours ne comprend pas un nombre exact de semaines ; ajoutait-on à la seconde et à la quatrième semaine, ou à l’une d’elles seulement, un jour complémentaire, pour rétablir la concordance ? Le nom de « jour additionnel » serait peut-être l’un des noms actuels du samedi[3], ebiakoitza, qu’on explique egunbakoitza « le jour unique, le jour à part, le jour particulier ». Je signale, à ce propos, quelques dérivés de egu : egunaldi ou eguraldi « temps variable, beau temps », eguantz ou egunantz « aurore », eguaste « mercredi », eguben ou eguen « jeudi » (peut-être « jour bon », puisque lekhuine est « bon loc ») ; eguantz et eguerdi « midi », etc.

Deux mots remarquables sont aurthen, aurten « cette année », où le préfixe a est inexpliqué, et igaz, ihaz, gaz « l’année dernière » (sans doute de iga « passer »), le premier avec le suffixe n « dans », le second avec le suffixe z « par, de, depuis ». Igande « dimanche » viendrait-il aussi de iga ?

II. Les noms de nombre

On sait que les Basques, comme beaucoup de peuples primitifs, ont la numération vigésimale. Ils ne disent pas : trente, quarante, cinquante, mais : vingt-dix, deux-vingt, deux-vingt-dix, et ainsi de suite. Ce système paraît d’ailleurs avoir été général, et il en reste des traces ; par exemple, l’anglais score « vingtaine » et le français quatre-vingt, six-vingt, quinze-vingt.

Les Basques n’ont pas de mot pour mille, car le amarreun « dix cent » de quelques dialectes est de formation très récente. Ils ont emprunté mila aux patois néo-latins.

Pour « cent », ils ont eun ou ehun, dont la parenté évidente avec eho, eo « moudre » montre la signification primitive : « poussière » ou « innombrable ». Le nûr’u « cent » des Dravidiens a exactement la même origine et la même signification.

Les autres noms des nombres sont les suivants :

1. Bat.

2. Bi, bia, biga.

3. Iru, irur, hiru, hirur.

4. Lan, laur.

5. Bortz, bost, borz.

6. Sei

7. Zazpi.

8. Zortzi.

9. Bederatzi.

10. Amar, hamar.

11. Amaika, hameka, hameika.

15. Amortz, homabortz, amabost.

18. Amazortzi, hemezortzi.

19. Hamaratzi, hemeretzi, emeretzi.

20. Hogoi, ogei.

Il convient d’ajouter les nombres ordinaux suivants :

1. Len, leen, lehen, leheren, lelen, lenen « premier », ou plus exactement « antérieur » ;

2. Eren, heren « troisième, tiers » ;

3. Laren, lauren, laurden « quatrième, quart » ;

4. Amarren, hamarren « dixième, décime, dîme ».

Nous devons aussi nous occuper de :

5. Erdi « demi, moitié » (comme verbe « accoucher », c’est-à-dire sans doute « se fendre, se diviser, se partager en deux », etc.).

Bat « un » forme les dérivés bederatzi « neuf », bedera « simple », bederen « au moins », bakhotch ou bakoitz « chaque, chacun, unique », bakhar « unique, seul ». Se retrouve-t-il dans hambat « tant », zembat « combien », zombat « quelqu’un », où il varie en bait et beit ?

Bi devient ber dans berrogoi « quarante, deux vingt » et berrehun « deux cent ». Mais ber est peut-être ici berri « nouveau » qui aurait aussi formé bertze « autre ».

Bat se place toujours après le nom qu’il détermine ; les grammairiens en font une sorte d’enclitique. Liçarrague et d’autres vieux auteurs le joignent au nom : cf. bildots-bat « un agneau » (Actes, viii, 32) et même guiçombat « un homme (Matth., xii, 10).

Bi se met le plus souvent devant le substantif, mais quelquefois après. Les autres numéraux se mettent tous après le nom.

Faut-il rattacher à bi des mots tels que bihar « demain », biharamun « lendemain », bihardamu « sur-lendemain, après-demain » ? Le mot ordinaire pour « après-demain » est etzi, qui n’est pas sans analogie avec atzo « hier » (en hindoustani, kal est à la fois « hier » et « demain ») ; on dit aussi etziluma « le jour qui suit après-demain », etzikaramu « le jour qui vient après celui qui suit après-demain ». Rappelons que « aujourd’hui » se dit egun « jour » et aussi gaur (pr. gauz ? « ce soir, cette nuit »).

À propos de ce r, on remarquera que plusieurs des noms de nombre donnés ci-dessus se terminent par un r qui disparaît dans la dérivation. Ce r paraît avoir caractérisé les trois démonstratifs dont les formes primitives étaient probablement kar « celui-là », kur « celui-ci », kor « cet autre ».

Hamar et hogoi sont vraisemblablement, comme ehun, des collectifs dont la signification s’est ensuite précisée et définie. Hogoi, ogei se rapporte peut-être aux radicaux go, goi, garay, igo, iga, ika, etc., qui expriment l’idée de « supériorité, montée, augmentation ». J’y ramènerais aussi le ika de amaika, hamêka « onze » qui n’a évidemment rien à voir avec le êka indo-européen : « onze » serait donc en basque quelque chose comme « dix augmenté » ou « au delà de dix ».

« Neuf », bederatzi, exprime peut-être une idée inverse, mais on y trouve « un » bed et non point « dix » : que signifie la terminaison eratzi ? Il faut remarquer que « huit » zortzi offre une formation analogue et peut être facilement ramené à zoreratzi ; « neuf » pourrait d’ailleurs être considéré comme réduit de batzortzi. Par conséquent, ou « neuf » est « un et huit », ou « neuf » et « huit » sont tous les deux composés de la même façon et pourraient signifier « un de moins (que dix), deux de moins » : des exemples analogues ne manquent pas : undeviginti, duodeviginti ; unnîs, untîs, unsàu, etc., de l’hindoustani ; tonpadu, tonnûr’u « dix incomplet, cent incomplet » (neuf, quatre-vingt-dix) du tamoul ; emmidi « huit » dérivé de padi « dix » du télinga, etc. Dans erazi, il y a peut-être le préfixe dérivatif era qui joue un si grand rôle dans le verbe basque où il forme la voix causative : yoan, eroan ; eman, eraman ; egin, eragin ; egotzi, eragotzi ; et même yarri, ezarri. Quant à atzi, les radicaux atz « doigt, trace », atze « suite », atzi « prendre, cueillir », atzo « hier », etzi « après-demain », présentent une idée commune de « faiblesse, imperfection, incomplet ». Donc, bederatzi et zortzi peuvent avoir le sens primitif de « un manquant, deux manquant » ou analogue.

Pour « neuf », pas d’objection sérieuse. Mais pour « huit » ? Il faudrait que zor ait la signification de « deux ». Les radicaux en zor ont en général le sens de « diminution, déchirement, faiblesse (physique ou morale) ». M. Stempf, s’appuyant sur le double sens de erdi « moitié » et « accoucher », a rapproché sor « naître », où peut se retrouver l’idée de « division, coupure en deux », de zortzi « huit », car, dans beaucoup de langues, huit est un duel, est formé de deux ou est apparenté à deux. On pourrait supposer que zor est le « deux » basque primitif et que bi a été emprunté à l’Indo-européen. Mais bi a formé des mots importants, ne serait-ce que biholz « cœur » (« deux bruits », explique-t-on), bitarte « intervalle ». (Cf. le nom Aizpitarte « espace entre deux rochers ».) Peut-être bi et zor différaient-ils comme « deux » et « paire, couple ».

Il ne me paraît pas douteux que sei et zazpi aient été empruntés.

Quant à bortz « cinq », il apparaît a priori comme un composé fortement altéré ; le b initial, le tz final le prouveraient. Il ne serait pas impossible qu’il représentât « un et quatre », bat-laur-etz « un qui suit quatre, qui s’ajoute à quatre ». Le l initial de laur a pu devenir d ou z : on a des exemples de ces permutations. Je n’insiste pas. Laur lui-même est peut-être pour laurez qui se rattacherait à zor « deux », avec quelque chose comme cette idée « deux répété, deux suivi de deux », etc.

La forme première de « trois » a dû être her ou plutôt ker (cf. heren « tiers » ; erenegun, herenegun, areanegun, araiñegun « avant-hier »).

Au demeurant, le basque primitif, comme beaucoup d’autres langues, n’aurait connu que les trois premiers nombres qui auraient été bat « un », zor « deux », ker « trois ». Ce ne sont là que des hypothèses extrêmement incertaines et fort discutables.

III. Quelques noms de parenté et de sexualité

Je désire seulement ici attirer l’attention sur un certain nombre de mots fort intéressants. Ce qui m’a amené à y penser, c’est que, en ouvrant dernièrement un livre de prières en basque espagnol, j’ai remarqué une fois de plus le mot néo-latin donzella employé pour traduire « virgo » et je me suis demandé quel est le mot basque originel qui veut dire « vierge », s’il y en a un. À en croire Oihenart, ce serait neskaso, pour neska-oso « fille entière, intacte », mais cette étymologie est fort contestable, parce qu’elle est un peu métaphysique d’abord et ensuite parce que la terminaison so est plutôt augmentative, peut-être même péjorative ; enfin, parce que, selon toute probabilité, les Basques antiques, comme la plupart des populations primitives, n’appréciaient que médiocrement la virginité ; c’était pour eux sans doute un fait sans importance, plutôt désagréable, anormal et même déshonorant. La vraie distinction entre les femmes, dès qu’elles étaient sorties de l’enfance, dès qu’elles étaient nubiles, c’était la maternité ; de là les deux séries de mots : 1° « fille (vierge ou non) » neska, neskato, neskaso, neskatcha, neskatila, et 2° « femme, femelle, mère » eme, ema, ama, emakume, emazte, emazteki, et les dérivés emerdi « accouchée », emagin ou emain « sage-femme », proprement « celle qui fait mère », emezurtz « orphelin », c’est-à-dire « privé de mère » ; « femelle » en général, c’est ema, comme ume, hume, hume, est « petit » ; haur est « enfant ».

Il est probable que, dans la tribu primitive, la famille était surtout constituée par la mère : dans la maison, la tente, la grotte, il n’y avait peut-être qu’une femme polyandre, ou, s’il y en avait plusieurs, la polyandrie était collective. Les enfants avaient des frères et des sœurs, des tantes, des pères, mais ils n’avaient et ne pouvaient avoir qu’une mère ; de là les mots aita « père », anaya « frère » (employé par les garçons), neba « frère » (employé par les filles), arreba « sœur » (pour les garçons), ahizpa ou ahizta « sœur » (pour les filles). Généralement, encore aujourd’hui, izeba et osaba sont employés pour « oncle » ou « tante » indifféremment, comme iloba pour « neveu » ou « nièce » ; on a bien cherché à préciser et à faire de izaba, izeba, la « tante » et d’osaba l’« oncle », mais ce n’est point général et les deux mots paraissent formés d’un même prototype, d’un même radical aba, c’est-à-dire ama : la signification première aurait donc été « tante » ; et qui sait si les préfixes iz et os ne représenteraient pas les numéraux bi et zor « deux », « seconde mère » ? Je croirais d’ailleurs volontiers que, dans la même famille, la même maisonnée, les hommes et les femmes devaient s’appeler « frère » et « sœur », car il n’y a point de mots propres en basque pour « mari » et pour « épouse » : emazte est simplement « femme » et senar, senhar, où l’on a pu voir le latin senior, se rattache à un radical sen qui paraît avoir le sens de « enfant, petit » ; cf. senge « stérile », senide « frère, parent », etc. Ce qui confirmerait cette hypothèse, ce seraient par exemple les mots « beau-père » et « belle-mère », aitagiñarreba et amagiñarreba, qui auraient été appliqués d’abord uniquement d’après l’étrangère introduite dans la maison : « père fait par la sœur », « mère faite par la sœur » ou quelque chose d’analogue. On a vu plus haut que « orphelin » est en basque « privé de mère ».

« Homme » se dit gizon, où l’on a vu « être bon », « bonne parole », ou simplement « l’être doué de la parole » ; « fils » seme, « fille » alaba, « garçon » mutil, motil, d’où le diminutif muthiko pour muthilko « petit garçon », comme on a fait plus tard nechka « petite fille ».

Muthil a pris aussi, dans le cours des âges, le sens de « valet, serviteur » et neskatcha, neskato, celui de « servante » ; « domestique » en général, c’est sehi qui veut dire aussi « enfant » et qui varie en sein, forme de laquelle Azkue rapproche seme, senhar et senide (« frère » ou « sœur », hide, kide « égal ») ; à ce propos, je dirais que aide, ahaide « parent » est peut-être anaikide « co-frère ». Un autre mot pour « serviteur » est nerhabe, probablement apparenté à neskato et à yabe. J’ai fait voir ailleurs que ce yabe, yaube, est sans doute dérivé de yaun « seigneur » par le suffixe « sous » et qu’il signifie « sous-maître », quelque chose comme le Commandeur des esclaves de nos anciennes colonies ou le magister operum de l’ancienne Rome. Mais ceci nous reporte à une époque plus avancée de la civilisation, à l’époque pastorale probablement, où il y avait un chef de la tribu, Yaun. Le mot yaun vient peut-être de go, goi, go, gain, etc. « sur, supérieur » (yoan « aller » varie en goan et gan) ; la maison du chef s’appelait Yauregi qu’on traduit aujourd’hui « château », de yaun et tegi. Ce composé, de même que eguberri, eguerri « Noël, jour nouveau », montre que le n final était nasal ou adventice.

D’où vient andre, andra, andere « dame, femme du chef » ?


En lisant les trois notes qui précèdent, mes amis, et ceux qui ne le sont pas, s’étonneront peut-être ; peut-être, les premiers s’affligeront-ils et seront-ils pris d’inquiétude en pensant à l’Archevêque de Grenade et aux effets irrémédiables de l’âge, tandis que les autres se réjouiront de me voir, après avoir tant écrit contre les étymologies, en faire moi-même de fort aventureuses. Je répondrai simplement, que je ne fais point d’étymologies dans le sens vulgaire du mot. Je ne prends pas, au hasard d’un caprice, des mots quelconques que je découpe et dissèque ensuite suivant la fantaisie de mon imagination vagabonde. Je me borne à attirer l’attention des savants sur quelques séries de mots qui s’expliquent, ce me semble, les uns par les autres et que je n’ai pas la prétention d’expliquer définitivement et sans bénéfice d’inventaire. Lorsque je dis que aitoren seme est pour aitonen seme et veut dire « fils de bons pères, de nobles pères » ; lorsque je vois dans aurpegi « visage » le composé ahoz-begi qu’on peut traduire « de bouche à œil, de la bouche aux yeux » ; quand je dis que buruila doit signifier « le mois de tête, de fin » et iraila « le mois en excès, le treizième mois, le mois supplémentaire » dont l’intercalation tri- ou quadriannuelle est nécessaire dans un calendrier lunaire ; je ne saurais être comparé aux amateurs extravagants qui font de yaun « seigneur » yabe-on « bon maître », ce qui est enfantin, ou qui voient dans barrabil « testicule » bi-arra-bil « deux mâles réunis », ce qui est idiot. Je ne fais pas de ces étymologies-là.

Mais il ne faut pas oublier que l’étymologie, la vraie, est le terme ultime de l’étude scientifique d’une langue. Quand on en a bien établi le système phonétique, quand on a dressé le tableau de ses formes grammaticales, quand on a pu faire la liste de ses racines primitives, on peut et on doit aborder l’étude du vocabulaire, rechercher les variations historiques du sens des mots et en séparer les divers éléments, ce qui fournit de précieux documents d’information à l’anthropologie et à la sociologie. Certes, je n’ignore pas que, malgré les travaux récents, la grammaire basque n’est pas faite encore ; mais je crois avoir, après quarante-et-un ans d’études, compris, d’une manière suffisamment générale et précise, ce qu’on appelait naguère le génie et ce que j’appelle l’organisme de la langue, pour pouvoir faire quelques excursions prudentes sur le domaine du vocabulaire. Je ne suis pas infaillible et je ne prétends point imposer ma manière de voir : je remarque, je réfléchis, je propose ; et, si je me trompe, j’aurai du moins signalé un détail à observer ou un problème à résoudre : ce n’est toujours au fond qu’une question de mesure et de méthode.

Julien Vinson.
  1. L’orthographe ots pour otz, kotz, ne m’arrête pas, car nous avons d’autres exemples de permutations entre s et z.
  2. Ilgora et ilbehera signifient proprement « lune en haut » et « lune en bas », c’est-à-dire « lune ascendante » et « lune descendante ».
  3. Je rappelle que le samedi s’appelle ordinairement larunbat (le Recueil de Proverbes de 1596 dit laurenbat) « un quart » et azkenegun « dernier jour ».