Études sur les glaciers/XIII

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CHAPITRE XIII.

DE LA SURFACE INFÉRIEURE DES GLACIERS ET DES CAVITÉS.


Jusqu’ici l’on n’a guère observé la face inférieure des glaciers que près de leur extrémité, en pénétrant soit dans leur voûte terminale, soit dans les cavités latérales, qui se forment le long de leurs flancs. Un autre moyen peut-être plus fructueux, mais aussi plus dangereux et plus pénible, serait de chercher à atteindre la base d’un glacier, en descendant dans les crevasses ; mais je ne sache pas que cette descente ait jamais été tentée.

Lorsqu’on se trouve en face de la voûte terminale d’un glacier, ou que l’on pénètre dans son intérieur, on est tout étonné de voir cette voûte se prolonger sous le massif de glace, en se ramifiant dans toutes les directions. La largeur et la hauteur de ces voûtes sont même souvent très-considérables, et comme elles sont irrégulières, sinueuses et contournées de la manière la plus capricieuse, on conçoit jusqu’à un certain point que M. Hugi ait pu se laisser aller à l’idée que les glaciers reposent sur des piédestaux ; mais, ainsi que nous l’avons dit plus haut, il a pris ici l’exception pour la règle.

Ces cavités doivent naturellement diminuer et se rétrécir dans la partie supérieure du glacier, là où, perdant de sa compacité, il éprouve plus de difficulté à se fendre. Mais elles ne se continuent pas moins, selon toute apparence, jusque dans les hautes régions ; car elles sont les canaux naturels qui servent d’écoulement à ces mille petits ruisseaux qui se forment à la surface du glacier, et vont se perdre dans les crevasses. Au glacier de Zermatt et aux glaciers de l’Aar, on voit, pendant les jours chauds de l’été, de véritables torrens disparaître ainsi sous la glace, à une hauteur de 8 000 pieds et à plusieurs lieues de leur extrémité : or, à moins de supposer que ces eaux se congèlent sous le glacier, ce qui, à mon avis, serait fort hasardé, il faut bien qu’elles se creusent une issue à travers la glace pour arriver à son extrémité. Nous avons d’ailleurs des preuves directes de ce fait dans les lacs situés au point de confluence des glaciers, tels que le lac de Gorner, au pied du glacier du même nom, la goille à Vassu, au glacier de Valso-rey, le lac d’Aletsch ou de Moeril, au bord du grand glacier d’Aletsch (voy. Pl. 12). Tous ces lacs se vident par la surface inférieure du glacier, et il faut que les canaux qui leur servent d’écoulement soient d’un certain diamètre, puisque les eaux, une fois dégagées des barrières qui les retenaient, arrivent en très-peu de temps à l’extrémité du glacier, où elles s’échappent avec une très-grande impétuosité, par la voûte terminale (voy. Chap. XV).

Il y a souvent un danger réel à pénétrer dans ces canaux, attendu qu’il s’en détache fréquemment des blocs de glace, dont la chute peut être occasionnée par le moindre choc. M. Engelhardt rapporte que deux jeunes gens ayant eu l’imprudence de lâcher un coup de pistolet à l’entrée de la voûte du glacier du Rhône, furent au même instant ensevelis sous un éboulis de glace qui se détacha de la voûte par suite de l’ébranlement de l’air. Lorsque je visitai l’année dernière le glacier de Zermatt, je m’abstins de pénétrer sous la voûte, parce qu’il y avait au dessus de l’entrée une large fissure, qui probablement a causé un éboulement peu de temps après (voy. Pl. 6).

C’est surtout à l’entrée de la voûte que les éboulemens sont à craindre ; aussi peut-on ordinairement juger s’il y a du danger à pénétrer dans l’intérieur, en ayant égard à la disposition des crevasses environnantes. La voûte du glacier des Bois, l’une des plus grandes et des plus belles qui existent, est peut-être la plus accessible de toutes, quoique l’on ne puisse pas pénétrer bien loin dans l’intérieur, à cause de la masse considérable d’eau qui s’en échappe. Il est d’autres glaciers sous lesquels on pénètre bien plus loin. M. Hugi raconte avoir parcouru un espace de plus d’un quart de lieue carrée sous le glacier d’Uraz, près du Titlis. Les couloirs, de dimensions très-variables, avaient de deux jusqu’à douze pieds de haut[1]. Un Oberlandais, nommé Christian Bohrer, père du guide qui habite prés du glacier supérieur de Grindelwald, eut le malheur de tomber dans une crevasse de ce glacier ; bien qu’il eût eu un bras cassé dans la chute, il chercha cependant un moyen de sortir. Pour éviter de nouvelles chutes, il remonta un couloir qu’il aperçut près de lui sous le glacier, et au moyen d’efforts inouïs, il arriva, après trois heures d’angoisses et de luttes, au bord du glacier. Cette histoire a été rapportée en son temps dans beaucoup d’ouvrages et de journaux ; j’en ai causé plusieurs fois avec le fils du défunt, qui avait à cœur de redresser une erreur qui s’est glissée dans ce récit : tous, me disait-il, ont répété que mon père s’était sauvé en descendant le couloir, tandis qu’il le remonta. L’on comprend en effet que la tâche soit beaucoup plus dangereuse à la descente qu’à la montée ; car si l’on arrive à un endroit escarpé que l’obscurité empêche de distinguer, on doit nécessairement courir les plus grands dangers, tandis qu’en remontant, on peut espérer de le contourner ; et c’est ce qui sauva sans doute le guide de Grindelwald.

Saussure attribue, avec raison, la formation de ces voûtes à l’action des eaux, qui, grossies par les chaleurs de l’été, « facilitent la désunion de la glace et rongent par les côtés les glaces qui gênent leur sortie ; alors celles du milieu n’étant plus soutenues, tombent dans l’eau qui les entraîne, et il s’en détache ainsi successivement des morceaux, jusqu’à ce que la partie supérieure ait pris la forme d’une voûte dont les parties se soutiennent mutuellement. » (Voyages dans les Alpes, tom. II, p. 16, § 622). Cette explication est sans contredit la plus simple que l’on puisse donner de ce phénomène ; car l’on ne saurait douter que l’eau n’en soit la cause première. Mais il est plusieurs autres agents qui réclament aussi leur part d’influence, sinon dans la formation, au moins dans l’agrandissement de ces voûtes. Ce sont, en particulier, les vents chauds et les sources. L’on conçoit en effet que les vents de la vallée, dont la température est souvent de beaucoup au-dessus de 0°, en s’engouffrant dans ces canaux et couloirs intérieurs du glacier, fondent plus ou moins les parois de glace avec lesquelles ils entrent en contact. Ces vents sont très fréquents et proviennent de la tendance qu’a l’air chaud de la vallée à se mettre en équilibre avec l’air froid qui règne dans les canaux du glacier, et dont la température ne peut guère être de plus de 0°, attendu qu’elle est continuellement refroidie par les parois du glacier. Cet air est conséquemment plus pesant que l’air chaud du dehors, et il tend, par cette même raison, à gagner les endroits les plus bas, entre autres le bas de la voûte et les lieux environnans. En même temps l’air chaud pénètre dans les canaux par le haut de la voûte ; il en résulte un double courant, savoir : un d’air froid de dedans en dehors, et un d’air chaud de dehors en dedans. La même chose a lieu lorsque l’on ouvre, en été, la porte d’une glacière : il s’y forme aussitôt deux courans, un d’air chaud en haut, et un autre d’air froid en bas. Cependant ce phénomène ne se montre pas d’une manière également nette dans tous les glaciers, par la raison que les canaux, s’entrecroisant dans toutes les directions, communiquent de toutes parts avec l’air extérieur, par les crevasses : l’air froid des régions supérieures pénètre par ces crevasses dans l’intérieur du glacier ; son propre poids et le courant de l’eau qui circule dans ces canaux l’entraînent vers l’issue du glacier, où il s’échappe par la voûte terminale ou par les crevasses. Lorsque l’air ambiant est très-chaud, de manière à rendre le contraste de ces vents froids très-sensible, les habitans des Alpes disent que le glacier souffle. Ces vents froids sont d’autant plus intenses que la différence entre la température de l’air du glacier et de l’air ambiant est plus considérable ; leur force augmente et diminue par conséquent avec les saisons, et même d’un jour à l’autre : ils sont très-faibles le matin avant le lever du soleil, et ils atteignent leur plus grande intensité à midi. Au reste, il faudra des observations suivies pour déterminer l’influence que la position, la hauteur, la grandeur des voûtes et d’autres circonstances locales exercent sur l’intensité de ce souffle des glaciers ; car il est évident qu’il règne à cet égard des différences notables entre les divers glaciers.

Une conséquence naturelle de l’action de ces vents-coulis, c’est que les voûtes et les couloirs dans lesquels ils circulent, au lieu d’être anguleux, comme ils devraient l’être, s’ils n’avaient subi aucune influence destructive depuis la chute des masses qui s’en sont détachées, sont, au contraire, arrondies, et ne présentent que rarement des angles bien saillans.

Les sources dont la température est toujours au-dessus de 0° exercent une influence semblable, mais peut-être moins sensible sur les parois de glace de ces canaux intérieurs ; et comme elles coulent également en hiver, ce sont elles qui empêchent les voûtes de certains glaciers de se fermer complètement durant cette saison.

La voûte terminale qui est plus ou moins spacieuse dans les divers glaciers, est en quelque sorte le grand canal auquel tous les canaux qui sillonnent l’extérieur du glacier viennent aboutir ; elles occupent généralement le milieu du glacier, les eaux cherchant naturellement le niveau le plus bas, qui est ordinairement au milieu de la vallée. Cependant il peut se faire que la voûte ne soit pas centrale lorsque le fond de la vallée est très-inégal ou bien lorsque le glacier se développe plus d’un côté que de l’autre. C’est dans ce moment le cas du glacier de Zermatt, qui avance considérablement sur la rive gauche, tandis qu’il est en retrait sur la rive droite. On voit dans ce même glacier, à droite de la voûte principale, une petite voûte secondaire, d’où s’échappe un petit filet d’eau qui, après un très-court trajet, va se perdre de nouveau sous le glacier (voy. Pl. 6). Le glacier inférieur de l’Aar a deux voûtes très-imparfaites, l’une sur le flanc droit, l’autre sur le flanc gauche.

Les dimensions de ces voûtes terminales dépendent essentiellement de la pente du glacier. Les grands glaciers peu inclinés ont généralement les plus spacieuses, témoins les voûtes du glacier de Zermatt, de Zmutt, et surtout celle du glacier des Bois. Saussure trouva cette dernière haute de 100′ et large de 50 à 80 pieds. Lorsque je la vis pour la dernière fois, en 1838, ses dimensions étaient moins considérables ; mais elle n’en était pas moins très-spacieuse. C’est également dans les glaciers dont la pente est faible, que les voûtes sont les plus persistantes ; si quelquefois elles se trouvent complètement encombrées par des éboulemens, elles reparaissent toujours, plus tard, au même endroit.

Les glaciers très-inclinés à leur extrémité ont rarement des voûtes, et s’il s’en forme quelquefois ; elles sont toujours peu spacieuses et surtout peu stables, à raison des chutes fréquentes qui sont occasionnées par les crevasses. Les glaciers qui se terminent à de grandes hauteurs en sont toujours dépourvus, soit qu’ils soient trop inclinés ou que, reposant sur un sol dont la température moyenne est de beaucoup au-dessous de 0°, les conditions nécessaires à leur formation ou à leur agrandissement soient moins puissantes.

La glace de l’intérieur des voûtes est absolument semblable à celle de l’intérieur des crevasses ; elle est peut-être même plus unie et présente les mêmes teintes verdâtres ou bleuâtres qui excitent à si juste titre l’admiration des voyageurs. Cette analogie se comprend aisément, quand on songe qu’elles sont, les unes et les autres, également abritées contre les agens extérieurs, et que l’eau qui suinte le long de leurs parois contribue à leur conserver leur aspect lisse et uni.

Le fond du glacier ne repose pas toujours immédiatement sur le sol ; il en est ordinairement séparé par une couche de sable ou de boue qui, suivant son épaisseur, contribue plus ou moins à la formation des moraines terminales, ainsi que nous l’avons vu plus haut (pag. 125). Cette couche provient des petits fragmens de rocher qui tombent sous le glacier à travers les crevasses ou par dessus les bords, et qui y sont, à la longue, triturés par l’effet du mouvement du glacier sur son fond. Lorsque les glaciers charrient des roches granitiques, cette couche se compose d’un sable très-fin, blanc et très-incohérent, par exemple, au glacier des Bois ; elle est au contraire noirâtre et pâteuse, lorsque les moraines du glacier qui en fournissent les matériaux sont calcaires ou schisteuses, par exemple, au glacier de Rosenlaui. Nous verrons plus tard, en parlant de l’action du glacier sur son fond, que c’est aux petits graviers contenus dans cette couche intermédiaire que sont dues les stries caractéristiques des roches polies.

Dans les régions supérieures cette couche est généralement gelée et par conséquent fortement adhérente au sol ; dans les régions inférieures, au contraire, elle se dégèle plus ou moins sous l’influence de la température plus chaude qui règne dans les basses vallées. Le glacier supérieur de Grindelwald et celui de Rosenlaui montrent d’une manière très-distincte cette couche remarquable. Elle se remarque aussi toujours à la face inférieure des blocs de glace détachés du sol, ainsi qu’à la surface du sol lui-même ; car lorsque l’on veut examiner la nature d’un rocher quelconque que le glacier vient de quitter, l’on est obligé d’en laver la surface qui est toujours boueuse.

Indépendamment de cette couche boueuse ou sableuse, il n’est pas rare de rencontrer sous les glaciers un lit plus ou moins considérable de petits blocs arrondis, dont les dimensions varient depuis celle de petits cailloux jusqu’à celle de galets d’un demi-pied et même d’un pied de diamètre. Ces galets, tout-à-fait semblables, par leur forme et la variété de leurs caractères minéralogiques, au gros gravier de certains terrains soi-disant diluviens, sont évidemment arrondis par la trituration que les fragmens de roche qui tombent sous le glacier éprouvent à la longue, lorsqu’ils sont pressés les uns contre les autres et sur le fond. Quelquefois ils sont entourés de glace qui remplit les interstices ; mais on les voit aussi entassés à sec les uns sur les autres. Lorsque le glacier se retire, ces galets restent en place ; leur apparence pourrait alors faire supposer qu’ils ont été charriés par de grands torrens, si les moraines terminales n’étaient pas là pour attester leur origine. Les torrens qui circulent sous le glacier exercent bien aussi quelque influence sur la forme de ces galets ; mais cette influence est relativement très-peu sensible, car ils sont tout aussi arrondis sous la surface immédiate de la glace que dans les couloirs par lesquels s’échappent les rivières. Ces lits de galets varient considérablement d’épaisseur dans les différons glaciers ; nulle part je ne les ai mieux observés que sous le glacier du Trient : là il est de toute évidence qu’ils proviennent des détritus des parois de la vallée, et qu’il s’en reforme continuellement à mesure que les plus anciens sont poussés dans la partie inférieure de la vallée. J’insiste sur ce point, parce que tout récemment M. Godeffroy a prétendu que les glaciers reposaient sur un terrain détritique tertiaire, qu’ils refoulaient sur leurs bords pour former les moraines. Rien n’est cependant moins fondé que cette assertion ; les détritus sur lesquels les glaciers reposent n’ont aucun des caractères des terrains en série ; ils ne renferment jamais de fossiles, et pour quiconque sait observer, il est évident qu’ils se forment de nos jours et tous les jours, de même que les sillons, les stries et les surfaces polies du fond des glaciers, que l’on a également voulu envisager comme de formation plus ancienne.

La surface inférieure de la glace elle-même, quoique lisse et unie comme un glaçon que l’on aurait poli sur une meule, est généralement garnie de petits grains de sable ou de petits fragmens de roche qui la rendent plus ou moins âpre au toucher, et en font une sorte de râpe, comme serait une plaque de cire que l’on aurait fortement pressée sur du gravier. Des lignes sinueuses plus ou moins distinctes indiquent les contours des fragmens angulaires de la glace usée sur le fond par le frottement. C’est du contact de cette surface avec la roche solide du fond, aidé du mouvement du glacier, que résultent les polis, les stries et les sillons si variés que l’on voit sur le fond de tous les glaciers.


  1. Hugi, Naturhistorische Alpenreise, p. 261.