Évelina/Lettre 17

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 121-128).


LETTRE XVII.


Suite de la Lettre d’Évelina.


Vendredi matin, 16 avril.

Sir Clément Willoughby vint nous rendre visite hier matin, et le capitaine Mirvan le retint à dîner. J’eus à passer la journée la plus désagréable.

Je me rendis chez madame Duval, comme je le lui avois promis, et je la trouvai prenant le déjeûner au lit. M. Dubois étoit dans sa chambre ; ce qui me révolta tellement, que j’étois sur le point de me retirer, sans faire attention au mauvais effet que feroit une pareille démarche. Madame Duval me rappela aussi-tôt, et rit beaucoup de me voir si peu au fait des mœurs françaises.

La conversation ne tarda pas à prendre une tournure plus sérieuse ; madame Duval se déchaîna avec véhémence contre la brutalité barbare de cet insolent capitaine, et contre l’horrible grossièreté de la nation anglaise en général : elle m’annonça qu’elle feroit toute la diligence possible pour se sauver au plus tôt d’un pays aussi peu humanisé.

Elle déplora amèrement le sort de son étoffe de Lyon, protestant qu’elle auroit mieux aimé perdre toute sa garde-robe, puisque c’étoit la première robe de couleur qu’elle portoit depuis son deuil. Elle a gagné un gros rhume, et M. Dubois est enroué à ne pouvoir parler.

Elle me retint pour la journée entière, qui étoit destinée, disoit-elle, à me faire faire la connoissance de plusieurs personnes de la famille. J’aurois voulu en être dispensée, mais il fallut céder malgré moi.

Un tissu de questions de sa part, et les réponses qu’elle m’extorqua, remplirent tout le temps que nous fûmes seules. Sa curiosité étoit insatiable : elle vouloit être exactement instruite de chaque événement de ma vie, et elle me demanda de même des nouvelles détaillées de toutes les personnes avec lesquelles j’ai vécu. Elle eut la dureté, de m’entretenir de nouveau de la haine invétérée qu’elle nourrit contre l’unique bienfaiteur que sa fille et sa petite-fille ont trouvé dans leur misère. Son ingratitude excita ma plus vive indignation ; j’étois sur le point de fuir sa présence et sa maison, si elle ne s’y fut opposée de la manière la plus décisive. Qu’est-ce donc, bon Dieu ! qui peut la porter à une injustice aussi criante ? Oh ! mon père et mon ami, je ne me possède pas lorsqu’elle touche cette matière.

Elle me répéta plusieurs fois qu’elle se proposoit de m’amener à Paris, d’autant plus que j’avois grand besoin d’être polie par une éducation française. Elle regretta beaucoup de ce que j’avois été élevée à la campagne, ou j’avois pris un air maussade. Elle me recommanda cependant d’avoir bon courage, puisqu’elle avoit connu plusieurs jeunes filles, plus gauches encore que moi, qui, après un séjour de peu d’années dans l’étranger, s’étoient parfaitement bien formées. Elle eut la bonté de me citer entr’autres, pour exemple, une certaine miss Polly Moore, fille d’une vendeuse de chandelle, qui fut envoyée à Paris pour une petite affaire de galanterie, et y avoit fait des progrès si étonnans, qu’elle alloit aujourd’hui de pair avec les femmes de la première distinction.

Les parens, auxquels elle me fit l’honneur de me présenter, étoient M. Branghton, son fils et ses deux filles.

Le père, qui est neveu de madame Duval, peut avoir environ quarante ans. Il ne manque pas de bon sens ; mais je le crois rempli de préjugés. Il n’a jamais quitté la capitale, et je lui suppose un grand fond de mépris pour tous ceux qui ont vécu en province.

Son fils m’a paru moins intelligent, quoique d’un caractère éveillé ; mais sa gaîté ressemble à celle d’un écolier étourdi et tapageur.

Il fait peu de cas de son père, à cause de son extrême assiduité au travail et de sa passion pour l’argent ; je doute cependant qu’il ait assez de talens, ni même assez de bonté de cœur, pour atteindre à une sphère plus élevée. Son principal amusement consiste à tourmenter et à ridiculiser ses sœurs, qui, en revanche, le méprisent souverainement.

Miss Branghton l’aînée est d’une figure assez revenante, mais qui annonce de la fierté, de l’affectation et une humeur peu sociable. Elle hait Londres sans savoir pourquoi ; car il est aisé de voir qu’elle n’en est jamais sortie.

Miss Polly Branghton peut passer pour jolie : elle est d’une grande simplicité, légère, tout aussi ignorante que sa sœur, et, malgré cela, peut-être d’un bon naturel.

Ces bonnes gens eurent besoin d’une grosse demi-heure pour se remettre des fatigues de leur course, qu’ils disoient avoir été des plus pénibles. Ils arrivoient à pied de Snow-Hill, où M. Branghton tient une boutique d’orfèvrerie. Cette marche avoit sur-tout incommodé les jeunes demoiselles, et leurs hardes s’en étoient ressenties visiblement.

La manière dont madame Duval me fit faire la connoissance de cette famille, eut de quoi me choquer extrêmement. « Voici, dit-elle, mes amis, une parente à laquelle vous ne pensiez sûrement pas ; cette enfant est la fille dont ma pauvre Caroline accoucha après s’être enfuie de chez moi. — J’ai découvert seulement depuis peu son existence, qu’on m’avoit tenue cachée, et jusqu’ici cette pauvre petite a été privée du seul appui qui lui restât au monde ».

Miss Polly. « Miss paroît avoir le cœur bien placé, et ne doit point être victime de la désobéissance de sa mère ».

Madame Duval. « Aussi ne lui en veux-je pas le moindre mal ; et pour ce qui est de ma pauvre Caroline même, elle est beaucoup moins coupable qu’on ne le pense ; car je suis sûre qu’elle n’eût jamais déserté la maison paternelle, sans les mauvais conseils d’un certain vieux curé ».

Miss Polly. « Parlons d’autre chose, ma tante ; notre conversation semble affliger cette jeune demoiselle ».

On se jeta alors sur notre âge, sur nos tailles, nos ajustemens, sur les spectacles ; tous ces lieux communs furent rebattus avec la plus grande sagacité.

Mais jugez de ma douleur, lorsque je compris ensuite, par quelques paroles échappées à madame Duval, qu’elle étoit occupée à instruire M. Branghton des détails les plus secrets de mes affaires. Ce récit attira la curiosité de l’aînée des demoiselles Branghton : la cadette et le fils restèrent avec moi, vraisemblablement pour me distraire.

Miss Branghton revint aussi-tôt vers nous, en disant à sa sœur : « Imagine-toi, Polly, miss n’a jamais vu son père ».

« Et comment cela, miss, s’écria l’autre ; n’étiez-vous pas tentée de le connoître » ?

Ceci en étoit trop : je me levai promptement, et je me sauvai de la chambre. Je regrettai bientôt ce mouvement de vivacité : les deux sœurs me suivirent et tâchèrent de me consoler. Je demandai avec instance d’être laissée seule.

Dès que je fus rentrée, madame Duval me demanda ce que j’avois, pourquoi je l’avois quittée.

J’allois me retirer de nouveau, ne sachant que répondre. Cette femme est insupportable : elle me met d’abord dans les embarras les plus cruels, et puis elle est surprise de ma sensibilité.

Le jeune Branghton, entr’autres questions spirituelles, me demanda si j’avois vu la tour, l’église de Saint-Paul, l’opéra ? Ses sœurs n’avoient aucune idée de ce spectacle, et l’on proposa d’y aller tous ensemble à la première occasion. Je voulus éviter de les contredire, et je me bornai à leur répondre que je n’étois point la maîtresse de mon temps, puisque, je dépendois entièrement de madame Mirvan, durant mon séjour à Londres. Je suis très-décidée à ne pas être de cette partie, s’il m’est possible de l’échapper.

Enfin je pris congé de madame Duval : elle me pria de revenir le lendemain ; les Branghton m’invitèrent d’aller les voir à Snow-Hill : ce qui, je suppose, n’arrivera pas de si-tôt ; du moins je souhaite que notre liaison soit bientôt rompue.

Si tous mes parens ressemblent à ceux qui m’ont été présentés aujourd’hui, j’avoue que je ne me sens pas beaucoup d’empressement à briguer l’honneur de leur connoissance.