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Œdipe/Acte I

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 135-151).
Acte II  ►

ACTE I.



Scène première.

THÉSÉE, DIRCÉ.
THÉSÉE.

N’écoutez plus, madame, une pitié cruelle,
Qui d’un fidèle amant vous ferait un rebelle :
La gloire d’obéir n’a rien qui me soit doux,
Lorsque vous m’ordonnez de m’éloigner de vous.
5Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,
L’absence aux vrais amants est encor plus funeste ;
Et d’un si grand péril l’image s’offre en vain,
Quand ce péril douteux épargne un mal certain.

DIRCÉ.

Le trouvez-vous douteux quand toute votre suite
10Par cet affreux ravage à Phædime est réduite,
De qui même le front, déjà pâle et glacé,
Porte empreint le trépas dont il est menacé ?
Seigneur, toutes ces morts dont il vous environne
Sont des avis pressants que de grâce il vous donne,
15Et tant lever le bras avant que de frapper,
C’est vous dire assez haut qu’il est temps d’échapper.

Thésée.

Je le vois comme vous ; mais alors qu’il m’assiége,
Vous laisse-t-il, madame, un plus grand privilége ?
Ce palais par la peste est-il plus respecté ?
20Et l’air auprès du trône est-il moins infecté ?

DIRCÉ.

Ah ! Seigneur, quand l’amour tient une âme alarmée,
Il l’attache aux périls de la personne aimée
Je vois aux pieds du roi chaque jour des mourants ;
J’y vois tomber du ciel les oiseaux expirants[1] ;
25Je me vois exposée à ces vastes misères ;
J’y vois mes sœurs, la reine, et les princes mes frères :
Je sais qu’en ce moment je puis les perdre tous ;
Et mon cœur toutefois ne tremble que pour vous,
Tant de cette frayeur les profondes atteintes
30Repoussent fortement toutes les autres craintes !

Thésée.

Souffrez donc que l’amour me fasse même loi,
Que je tremble pour vous quand vous tremblez pour moi,
Et ne m’imposez pas cette indigne faiblesse
De craindre autres périls que ceux de ma princesse :
35J’aurois en ma faveur le courage bien bas,
Si je fuyais des maux que vous ne fuyez pas.
Votre exemple est pour moi la seule règle à suivre ;
Éviter vos périls, c’est vouloir vous survivre :
Je n’ai que cette honte à craindre sous les cieux.
40Ici je puis mourir, mais mourir à vos yeux ;
Et si malgré la mort de tous côtés errante,
Le destin me réserve à vous y voir mourante,

Mon bras sur moi du moins enfoncera les coups
Qu’aura son insolence élevés jusqu’à vous,
45Et saura me soustraire à cette ignominie
De souffrir après vous quelques moments de vie,
Qui dans le triste état où le ciel nous réduit,
Seraient de mon départ l’infâme et le seul fruit.

Dircé.

Quoi ? Dircé par sa mort deviendrait criminelle
50Jusqu’à forcer Thésée à mourir après elle,
Et ce cœur, intrépide au milieu du danger,
Se défendroit si mal d’un malheur si léger !
M’immoler une vie à tous si précieuse,
55Ce seroit rendre à tous ma mémoire odieuse,
Et par toute la Grèce animer trop d’horreur
Contre une ombre chérie avec tant de fureur.
Ces infâmes brigands dont vous l’avez purgée,
Ces ennemis publics dont vous l’avez vengée,
Après votre trépas à l’envi renaissants,
60Pilleroient sans frayeur les peuples impuissants ;
Et chacun maudiroit, en les voyant paraître,
La cause d’une mort qui les feroit renaître.
Oserai-je, seigneur, vous dire hautement
Qu’un tel excès d’amour n’est pas d’un tel amant ?
65S’il est vertu pour nous, que le ciel n’a formées
Que pour le doux emploi d’aimer et d’être aimées,
Il faut qu’en vos pareils les belles passions
Ne soient que l’ornement des grandes actions.
Ces hauts emportements qu’un beau feu leur inspire
70Doivent les élever, et non pas les détruire ;
Et quelque désespoir que leur cause un trépas,
Leur vertu seule a droit de faire agir leurs bras.
Ces bras, que craint le crime à l’égal du tonnerre,
Sont des dons que le ciel fait à toute la terre ;
75Et l’univers en eux perd un trop grand secours,

Pour souffrir que l’amour soit maître de leurs jours.
Faites voir, si je meurs, une entière tendresse ;
Mais vivez après moi pour toute notre Grèce,
Et laissez à l’amour conserver par pitié
80De ce tout désuni la plus digne moitié.
Vivez pour faire vivre en tous lieux ma mémoire,
Pour porter en tous lieux vos soupirs et ma gloire,
Et faire partout dire : « Un si vaillant héros
Au malheur de Dircé donne encor des sanglots ;
85Il en garde en son âme encor toute l’image,
Et rend à sa chère ombre encor ce triste hommage. »
Cet espoir est le seul dont j’aime à me flatter,
Et l’unique douceur que je veux emporter.

Thésée.

Ah ! Madame, vos yeux combattent vos maximes :
90Si j’en crois leur pouvoir, vos conseils sont des crimes.
Je ne vous ferai point ce reproche odieux,
Que si vous aimiez bien, vous conseilleriez mieux :
Je dirai seulement qu’auprès de ma princesse
Aux seuls devoirs d’amant un héros s’intéresse,
95Et que de l’univers fût-il le seul appui,
Aimant un tel objet, il ne doit rien qu’à lui.
Mais ne contestons point et sauvons l’un et l’autre :
L’hymen justifiera ma retraite et la vôtre.
Le roi me pourrait-il en refuser l’aveu,
100Si vous en avouez l’audace de mon feu ?
Pourrait-il s’opposer à cette illustre envie
D’assurer sur un trône une si belle vie,
Et ne point consentir que des destins meilleurs
Vous exilent d’ici pour commander ailleurs ?

Dircé.

105Le roi, tout roi qu’il est, seigneur, n’est pas mon maître ;
Et le sang de Laïus, dont j’eus l’honneur de naître,
Dispense trop mon cœur de recevoir la loi

D’un trône que sa mort n’a dû laisser qu’à moi.
Mais comme enfin le peuple et l’hymen de ma mère
110Ont mis entre ses mains le sceptre de mon père,
Et qu’en ayant ici toute l’autorité,
Je ne puis rien pour vous contre sa volonté,
Pourra-t-il trouver bon qu’on parle d’hyménée
Au milieu d’une ville à périr condamnée,
115Où le courroux du ciel, changeant l’air en poison,
Donne lieu de trembler pour toute sa maison ?

Mégare.

Madame.

(Elle lui parle à l’oreille.)
Dircé.

{Madame.Adieu, seigneur : la reine, qui m’appelle,
M’oblige à vous quitter pour me rendre auprès d’elle ;
Et d’ailleurs le roi vient.

Thésée.

Et d’ailleurs le roi vient.Que ferai-je ?

Dircé.

Et d’ailleurs le roi vient.Que ferai-je ?Parlez.
120Je ne puis plus vouloir que ce que vous voulez.


Scène II

.
ŒDIPE, THÉSÉE, CLÉANTE
Œdipe.

Au milieu des malheurs que le ciel nous envoie,
Prince, nous croiriez-vous capables d’une joie,
Et que nous voyant tous sur les bords du tombeau,
Nous pussions d’un hymen allumer le flambeau ?
125C’est choquer la raison peut-être et la nature ;
Mais mon âme en secret s’en forme un doux augure
Que Delphes, dont j’attends réponse en ce moment,

M’envoira de nos maux le plein soulagement.

Thésée.

Seigneur, si j’avais cru que parmi tant de larmes
130La douceur d’un hymen pût avoir quelques charmes,
Que vous en eussiez pu supporter le dessein,
Je vous aurais fait voir un beau feu dans mon sein,
Et tâché d’obtenir cet aveu favorable
Qui peut faire un heureux d’un amant misérable.

Œdipe.

135Je l’avais bien jugé, qu’un intérêt d’amour
Fermoit ici vos yeux aux périls de ma cour ;
Mais je croirois me faire à moi-même un outrage
Si je vous obligeois d’y tarder davantage,
Et si trop de lenteur à seconder vos feux
140Hasardoit plus longtemps un cœur si généreux.
Le mien sera ravi que de si nobles chaînes
Unissent les états de Thèbes et d’Athènes.
Vous n’avez qu’à parler, vos vœux sont exaucés :
Nommez ce cher objet, grand prince, et c’est assez.
145Un gendre tel que vous m’est plus qu’un nouveau trône,
Et vous pouvez choisir d’Ismène ou d’Antigone ;
Car je n’ose penser que le fils d’un grand roi,
Un si fameux héros, aime ailleurs que chez moi,
Et qu’il veuille en ma cour, au mépris de mes filles,
150Honorer de sa main de communes familles.

Thésée.

Seigneur, il est tout vrai : j’aime en votre palais ;
Chez vous est la beauté qui fait tous mes souhaits.
Vous l’aimez à l’égal d’Antigone et d’Ismène ;
Elle tient même rang chez vous et chez la Reine ;
155En un mot, c’est leur sœur, la princesse Dircé,
Dont les yeux…

Œdipe.

Dont les yeux…Quoi ? Ses yeux, prince, vous ont blessé ?

Je suis fâché pour vous que la reine sa mère
Ait su vous prévenir pour un fils de son frère[2].
Ma parole est donnée, et je n’y puis plus rien ;
160Mais je crois qu’après tout ses sœurs la valent bien.

Thésée.

Antigone est parfaite, Ismène est admirable ;
Dircé, si vous voulez, n’a rien de comparable :
Elles sont l’une et l’autre un chef-d’œuvre des cieux ;
Mais où le cœur est pris on charme en vain les yeux.
165Si vous avez aimé, vous avez su connoître
Que l’amour de son choix veut être le seul maître ;
Que s’il ne choisit pas toujours le plus parfait,
Il attache du moins les cœurs au choix qu’il fait ;
Et qu’entre cent beautés dignes de notre hommage,
170Celle qu’il nous choisit plaît toujours davantage.
Ce n’est pas offenser deux si charmantes sœurs,
Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.
J’avouerai, s’il le faut, que c’est un pur caprice,
Un pur aveuglement qui leur fait injustice ;
175Mais ce seroit trahir tout ce que je leur dois,
Que leur promettre un cœur quand il n’est plus à moi.

Œdipe.

Mais c’est m’offenser, moi, prince, que de prétendre
À des honneurs plus hauts que le nom de mon gendre.
Je veux toutefois être encor de vos amis ;
180Mais ne demandez plus un bien que j’ai promis.
Je vous l’ai déjà dit, que pour cet hyménée
Aux vœux du prince Æmon ma parole est donnée.
Vous avez attendu trop tard à m’en parler,
Et je vous offre assez de quoi vous consoler.
185La parole des rois doit être inviolable[3].

Thésée.

Elle est toujours sacrée et toujours adorable ;
Mais ils ne sont jamais esclaves de leur voix[4],
Et le plus puissant roi doit quelque chose aux rois.
Retirer sa parole à leur juste prière,
190C’est honorer en eux son propre caractère ;
Et si le prince Æmon ose encor vous parler,
Vous lui pouvez offrir de quoi se consoler.

Œdipe.

Quoi ? Prince, quand les dieux tiennent en main leur foudre,
Qu’ils ont le bras levé pour nous réduire en poudre,
195J’oserai violer un serment solennel,
Dont j’ai pris à témoin leur pouvoir éternel ?

Thésée.

C’est pour un grand monarque un peu bien du scrupule[5].

Œdipe.

C’est en votre faveur être un peu bien crédule
De présumer qu’un roi, pour contenter vos yeux,
200Veuille pour ennemis les hommes et les dieux.

Thésée.

Je n’ai qu’un mot à dire après un si grand zèle :
Quand vous donnez Dircé, Dircé se donne-t-elle ?

Œdipe.

Elle sait son devoir.

Thésée.

Elle sait son devoir.Savez-vous quel il est ?

Œdipe.

L’auroit-elle réglé suivant votre intérêt ?
205À me désobéir l’auriez-vous résolue ?

Thésée

Non, je respecte trop la puissance absolue ;
Mais lorsque vous voudrez sans elle en disposer,
N’aura-t-elle aucun droit, seigneur, de s’excuser ?

Œdipe.

Le temps vous fera voir ce que c’est qu’une excuse.

Thésée.

210Le temps me fera voir jusques où je m’abuse ;
Et ce sera lui seul qui saura m’éclaircir
De ce que pour Æmon vous ferez réussir.
Je porte peu d’envie à sa bonne fortune ;
Mais je commence à voir que je vous importune.
215Adieu : faites, seigneur, de grâce un juste choix ;
Et si vous êtes roi, considérez les rois.


Scène III

.
ŒDIPE, CLÉANTE.
Œdipe.

Si je suis roi, Cléante ! Et que me croit-il être ?
Cet amant de Dircé déjà me parle en maître !
Vois, vois ce qu’il ferait s’il était son époux.

Cléante.

220Seigneur, vous avez lieu d’en être un peu jaloux.
Cette princesse est fière ; et comme sa naissance
Croit avoir quelque droit à la toute-puissance,
Tout est au-dessous d’elle, à moins que de régner,
Et sans doute qu’Æmon s’en verra dédaigner.

Œdipe.

225Le sang a peu de droits dans le sexe imbécile[6] ;

Mais c’est un grand prétexte à troubler une ville ;
Et lorsqu’un tel orgueil se fait un fort appui,
Le roi le plus puissant doit tout craindre de lui.
Toi qui, né dans Argos et nourri dans Mycènes,
230Peux être mal instruit de nos secrètes haines,
Vois-les jusqu’en leur source, et juge entre elle et moi
Si je règne sans titre, et si j’agis en roi.
On t’a parlé du Sphinx[7], dont l’énigme funeste
Ouvrit plus de tombeaux que n’en ouvre la peste,
235Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion[8],
Se campoit fièrement sur le mont Cythéron,
D’où chaque jour ici devoit fondre sa rage[9],

À moins qu’on éclaircît un si sombre nuage.
Ne porter qu’un faux jour dans son obscurité,
240C’étoit de ce prodige enfler la cruauté ;
Et les membres épars des mauvais interprètes
Ne laissoient dans ces murs que des bouches muettes.
Mais comme aux grands périls le salaire enhardit,
Le peuple offre le sceptre, et la Reine son lit ;
245De cent cruelles morts cette offre est tôt suivie :
J’arrive, je l’apprends, j’y hasarde ma vie.
Au pied du roc affreux semé d’os blanchissants[10],
Je demande l’énigme et j’en cherche le sens ;
Et ce qu’aucun mortel n’avait encor pu faire,
250J’en dévoile l’image et perce le mystère[11].
Le monstre, furieux de se voir entendu,
Venge aussitôt sur lui tant de sang répandu,
Du roc s’élance en bas, et s’écrase lui-même.
La Reine tint parole, et j’eus le diadème.
255Dircé fournissoit lors à peine un lustre entier,
Et me vit sur le trône avec un œil altier.
J’en vis frémir son cœur, j’en vis couler ses larmes ;
J’en pris pour l’avenir dès lors quelques alarmes ;
Et si l’âge en secret a pu la révolter,
260Vois ce que mon départ n’en doit point redouter.
La mort du roi mon père[12] à Corinthe m’appelle ;
J’en attends aujourd’hui la funeste nouvelle,
Et je hasarde tout à quitter les Thébains,
Sans mettre ce dépôt en de fidèles mains.
265Æmon serait pour moi digne de la Princesse :

S’il a de la naissance, il a quelque foiblesse ;
Et le peuple du moins pourrait se partager,
Si dans quelque attentat il osait l’engager ;
Mais un prince voisin, tel que tu vois Thésée,
270Feroit de ma couronne une conquête aisée,
Si d’un pareil hymen le dangereux lien
Armoit pour lui son peuple et soulevoit le mien.
Athènes est trop proche, et durant une absence
L’occasion qui flatte anime l’espérance ;
275Et quand tous mes sujets me garderoient leur foi,
Désolés comme ils sont, que pourroient-ils pour moi ?
La Reine a pris le soin d’en parler à sa fille.
Aemon est de son sang, et chef de sa famille ;
Et l’amour d’une mère a souvent plus d’effet
280Que n’ont… Mais la voici ; sachons ce qu’elle a fait.


Scène IV

.
ŒDIPE, JOCASTE, CLÉANTE, NÉRINE.
Jocaste.

J’ai perdu temps, seigneur ; et cette âme embrasée
Met trop de différence entre Æmon et Thésée.
Aussi je l’avouerai, bien que l’un soit mon sang,
Leur mérite diffère encor plus que leur rang ;
285Et l’on a peu d’éclat auprès d’une personne
Qui joint à de hauts faits celui d’une couronne.

Œdipe.

Thésée est donc, Madame, un dangereux rival ?

Jocaste.

Æmon est fort à plaindre, ou je devine mal.
J’ai tout mis en usage auprès de la Princesse :
290Conseil, autorité, reproche, amour, tendresse ;
J’en ai tiré des pleurs, arraché des soupirs,

Et n’ai pu de son cœur ébranler les désirs.
J’ai poussé le dépit de m’en voir séparée
Jusques à la nommer fille dénaturée.
295« Le sang royal n’a point ces bas attachements
Qui font les déplaisirs de ces éloignements,
Et les âmes, dit-elle, au trône destinées
Ne doivent aux parents que les jeunes années. »

Œdipe.

Et ces mots ont soudain calmé votre courroux ?

Jocaste.

300Pour les justifier elle ne veut que vous :
Votre exemple lui prête une preuve assez claire
Que le trône est plus doux que le sein d’une mère.
Pour régner en ces lieux vous avez tout quitté.

Œdipe.

Mon exemple et sa faute ont peu d’égalité.
305C’est loin de ses parents qu’un homme apprend à vivre.
Hercule m’a donné ce grand exemple à suivre,
Et c’est pour l’imiter que par tous nos climats
J’ai cherché comme lui la gloire et les combats.
Mais bien que la pudeur par des ordres contraires
310Attache de plus près les filles à leurs mères,
La vôtre aime une audace où vous la soutenez.

Jocaste.

Je la condamnerai, si vous la condamnez ;
Mais à parler sans fard, si j’étois en sa place,
J’en userois comme elle et j’aurois même audace ;
315Et vous-même, seigneur, après tout, dites-moi,
La condamneriez-vous si vous n’étiez son roi ?

Œdipe.

Si je condamne en roi son amour ou sa haine,
Vous devez comme moi les condamner en reine.

Jocaste.

Je suis reine, seigneur, mais je suis mère aussi :

320Aux miens, comme à l’état, je dois quelque souci.
Je sépare Dircé de la cause publique ;
Je vois qu’ainsi que vous elle a sa politique :
Comme vous agissez en monarque prudent,
Elle agit de sa part en cœur indépendant,
325En amante à bon titre, en princesse avisée,
Qui mérite ce trône où l’appelle Thésée.
Je ne puis vous flatter, et croirois vous trahir,
Si je vous promettois qu’elle pût obéir.

Œdipe.

Pourrait-on mieux défendre un esprit si rebelle ?

Jocaste.

330Parlons-en comme il faut : nous nous aimons plus qu’elle ;
Et c’est trop nous aimer que voir d’un œil jaloux
Qu’elle nous rend le change, et s’aime plus que nous.
Un peu trop de lumière à nos désirs s’oppose.
Peut-être avec le temps nous pourrions quelque chose ;
335Mais n’espérons jamais qu’on change en moins d’un jour,
Quand la raison soutient le parti de l’amour.

Œdipe.

Souscrivons donc, madame, à tout ce qu’elle ordonne :
Couronnons cet amour de ma propre couronne ;
Cédons de bonne grâce, et d’un esprit content[13]
340Remettons à Dircé tout ce qu’elle prétend.
À mon ambition Corinthe peut suffire,
Et pour les plus grands cœurs c’est assez d’un empire.
Mais vous souvenez-vous que vous avez deux fils[14]
Que le courroux du ciel a fait naître ennemis,
345Et qu’il vous en faut craindre un exemple barbare,
À moins que pour régner leur destin les sépare ?

Jocaste.

Je ne vois rien encor fort à craindre pour eux :
Dircé les aime en sœur, Thésée est généreux ;
Et si pour un grand cœur c’est assez d’un empire,
350À son ambition Athènes doit suffire.

Œdipe.

Vous mettez une borne à cette ambition !

Jocaste.

J’en prends, quoi qu’il en soit, peu d’appréhension ;
Et Thèbes et Corinthe ont des bras comme Athènes.
Mais nous touchons peut-être à la fin de nos peines :
355Dymas est de retour, et Delphes a parlé.

Œdipe.

Que son visage montre un esprit désolé !


Scène V

.
ŒDIPE, JOCASTE, DYMAS, CLÉANTE, NÉRINE.
Œdipe.

Eh bien ! Quand verrons-nous finir notre infortune ?
Qu’apportez-vous, Dymas ? Quelle réponse ?

Dymas.

Qu’apportez-vous, Dymas ? Quelle réponse ?Aucune.

Œdipe.

Quoi ? Les dieux sont muets ?

Dymas.

Quoi ? Les dieux sont muets ?Ils sont muets et sourds.
360Nous avons par trois fois imploré leur secours,
Par trois fois redoublé nos vœux et nos offrandes :
Ils n’ont pas daigné même écouter nos demandes.
À peine parlions-nous, qu’un murmure confus
Sortant du fond de l’antre expliquait leur refus ;

365Et cent voix tout à coup, sans être articulées,
Dans une nuit subite à nos soupirs mêlées,
Faisoient avec horreur soudain connoître à tous
Qu’ils n’avoient plus ni d’yeux ni d’oreilles pour nous.

Œdipe.

Ah ! Madame.

Jocaste.

Ah ! Madame.Ah ! Seigneur, que marque un tel silence ?

Œdipe.

370Que pourroit-il marquer qu’une juste vengeance ?
Les Dieux, qui tôt ou tard savent se ressentir,
Dédaignent de répondre à qui les fait mentir.
Ce fils dont ils avoient prédit les aventures,
Exposé par votre ordre, a trompé leurs augures[15] ;
375Et ce sang innocent, et ces Dieux irrités,
Se vengent maintenant de vos impiétés.

Jocaste.

Devions-nous l’exposer à son destin funeste,
Pour le voir parricide et pour le voir inceste ?
Et des crimes si noirs étouffés au berceau
380Auroient-ils su pour moi faire un crime nouveau ?
Non, non : de tant de maux Thèbes n’est assiégée
Que pour la mort du Roi, que l’on n’a pas vengée ;
Son ombre incessamment me frappe encor les yeux ;
Je l’entends murmurer à toute heure, en tous lieux,
385Et se plaindre en mon cœur de cette ignominie
Qu’imprime à son grand nom cette mort impunie.

Œdipe.

Pourrions-nous en punir des brigands inconnus,
Que peut-être jamais en ces lieux on n’a vus ?
Si vous m’avez dit vrai, peut-être ai-je moi-même
390Sur trois de ces brigands vengé le diadème ;

Au lieu même, au temps même, attaqué seul par trois,
J’en laissai deux sans vie, et mis l’autre aux abois.
Mais ne négligeons rien, et du royaume sombre
Faisons par Tirésie évoquer sa grande ombre.
395Puisque le ciel se tait, consultons les enfers :
Sachons à qui de nous sont dus les maux soufferts ;
Sachons-en, s’il se peut, la cause et le remède :
Allons tout de ce pas réclamer tous son aide.
J’irai revoir Corinthe avec moins de souci,
400Si je laisse plein calme et pleine joie ici.

fin du premier acte.
  1. Ceci paraît être un souvenir de Virgile, qui a dit dans la description de la peste des animaux :
    Ipsis est aer avibus non æquus, et illæ

    Præcipites alta vitam sub nube reliquant.

    (Géorgiques, Livre III, vers 546 et 547.)
  2. Æmon, fils de Créon : voyez plus bas, vers 182. C’est l’un des personnages de l’Antigone de Sophocle.
  3. Ce vers se trouve déjà, en 1641, dans l’Andromède de Scudéry (acte IV, scène iv, vers 48). et en 1643, dans son Ibrahim (acte V, scène ii, vers 68). Ferrier, en 1678, l’a placé dans son Anne de Bretagne (acte II, scène ii, vers 94). C’est à M. Ravenel, conservateur sous-directeur de la Bibliothèque nationale, que je dois ces curieux rapprochements.
  4. Les éditions de 1668 et de 1682 portent seules leurs voix, au pluriel.
  5. Var. C’est pour un grand monarque avoir bien du scrupule. (1659-64)
  6. Dans le sens d’ou Tacite a dit : imbecillum… sexum, « le sexe faible, » et imparem laboribus, « et incapable de fatigues. » (Annales, livre III, chapitre xxxiii.) La suite de ce passage des Annales exprime une idée logue à celle que vient de rendre Cléante : sed, si licentia adsit, sævum, ambittiosum, potestatis avidum, « mais, quand on le laisse faire, cruel, ambitieux, avide de pouvoir. »
  7. Voyez l’Œdipe roi de Sophocle, vers 35 et suivants (édit. Boissonade), et l’Oedipe de Sénèque, acte I, vers 92 et suivants.
  8. « J’oubliais de dire que j’ai pris deux vers dans l’Œdipe de Corneille. L’un est au premier acte :
    Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion
    L’autre est au dernier acte (scène dernière, vers 1984) ; c’est une traduction de Sénèque :
    Nec vivis mixtus, nec sepultis(a) ;
    (Et le sort qui l’accable)
    Des morts et des vivants semble le séparer.

    Je n’ai point fait scrupule de voler ces deux vers, parce qu’ayant précieusement la même chose à dire que Corneille, il m’était impossible de l’exprimer mieux ; et j’ai mieux aimé donner deux bons vers de lui, que d’en donner deux mauvais de moi. » (Voltaire, Lettres à M. de Genonville sur Œdipe, lettre V.)

    (a). Voici la copie exacte du passage de Sénèque :
    Quæratur via
    qua nec sepultis mixtus, et vivis tamen
    Exemtus erres.
  9. Quumque e superba rupe, jam prædæ imminens,
    Aptaret alas verbere, et caudam movens,
    Sævi leonis more, conciperet minas…
    (Sénèque, Œdipe, acte I, vers 95-97.)
  10. Et albens ossibus sparsis solum.
    (Sénèque, Œdipe, acte I, vers 94.)
  11. Nodosa sortis verba, et implexos dolos,
    Ac triste carmen alitis solvi feræ.
    (Ibidem, acte I, vers 101 et 102.)
  12. De Polype, roi de Corinthe. Voyez l’Œdipe roi de Sophocle, vers 924 et suivants ; et l’Œdipe de Sénèque, act IV, vers 784 et suivants.
  13. Var. Cédons de bonne grâce, et n’embrassons plus tant ;
    Mon trône héréditaire à Corinthe m’attend ;
    À mon ambition ce trône peut suffire. {1659)
  14. Étéocle et Polynice : voyez ci-apres, vers 575, p. 159.
  15. Voyez l’Œdipe roi de Sophocle, vers 699 et suivants.