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Œdipe/Acte II

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 152-167).
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ACTE II.



Scène première

.
ŒDIPE, DIRCÉ, CLÉANTE, MÉGARE.
Œdipe.

Je ne le cèle point, cette hauteur m’étonne.
Æmon a du mérite, on chérit sa personne ;
Il est prince, et de plus étant offert par moi…

Dircé.

Je vous ai déjà dit, Seigneur, qu’il n’est pas roi.

Œdipe.

405Son hymen toutefois ne vous fait point descendre :
S’il n’est pas dans le trône, il a droit d’y prétendre ;
Et comme il est sorti de même sang que vous,
Je crois vous faire honneur d’en faire votre époux.

Dircé.

Vous pouvez donc sans honte en faire votre gendre :
410Mes sœurs en l’épousant n’auront point à descendre ;
Mais pour moi, vous savez qu’il est ailleurs des rois,
Et même en votre cour, dont je puis faire choix.

Œdipe.

Vous le pouvez, madame, et n’en voudrez pas faire
Sans en prendre mon ordre et celui d’une mère.

Dircé.

415Pour la Reine, il est vrai qu’en cette qualité
Le sang peut lui devoir quelque civilité :
Je m’en suis acquittée, et ne puis bien comprendre,
Étant ce que je suis, quel ordre je dois prendre.

Œdipe.

Celui qu’un vrai devoir prend des fronts couronnés,
420Lorsqu’on tient auprès d’eux le rang que vous tenez.
Je pense être ici roi.

Dircé.

Je pense être ici roi.Je sais ce que vous êtes ;
Mais si vous me comptez au rang de vos sujettes,
Je ne sais si celui qu’on vous a pu donner
Vous asservit un front qu’on a dû couronner.
425Seigneur, quoi qu’il en soit, j’ai fait choix de Thésée ;
Je me suis à ce choix moi-même autorisée.
J’ai pris l’occasion que m’ont faite les dieux
De fuir l’aspect d’un trône où vous blessez mes yeux,
Et de vous épargner cet importun ombrage
430Qu’à des rois comme vous peut donner mon visage.

Œdipe.

Le choix d’un si grand prince est bien digne de vous,
Et je l’estime trop pour en être jaloux ;
Mais le peuple au milieu des colères célestes
Aime encor de Laïus les adorables restes,
435Et ne pourra souffrir qu’on lui vienne arracher
Ces gages d’un grand roi qu’il tint jadis si cher.

Dircé.

De l’air dont jusqu’ici ce peuple m’a traitée,
Je dois craindre fort peu de m’en voir regrettée.
S’il eût eu pour son roi quelque ombre d’amitié,
440Si mon sexe ou mon âge eût ému sa pitié,
Il n’aurait jamais eu cette lâche foiblesse
De livrer en vos mains l’État et sa princesse,
Et me verra toujours éloigner sans regret,
Puisque c’est l’affranchir d’un reproche secret.

Œdipe.

445Quel reproche secret lui fait votre présence ?
Et quel crime a commis cette reconnoissance

Qui par un sentiment et juste et relevé
L’a consacré lui-même à qui l’a conservé ?
Si vous aviez du Sphinx vu le sanglant ravage…

Dircé.

450Je puis dire, seigneur, que j’ai vu davantage :
J’ai vu ce peuple ingrat que l’énigme surprit
Vous payer assez bien d’avoir eu de l’esprit.
Il pouvoit toutefois avec quelque justice
Prendre sur lui le prix d’un si rare service ;
455Mais quoiqu’il ait osé vous payer de mon bien,
En vous faisant son roi, vous a-t-il fait le mien ?
En se donnant à vous, eut-il droit de me vendre ?

Œdipe.

Ah ! c’est trop me forcer, Madame, à vous entendre.
La jalouse fierté qui vous enfle le cœur
460Me regarde toujours comme un usurpateur :
Vous voulez ignorer cette juste maxime,
Que le dernier besoin peut faire un roi sans crime,
Qu’un peuple sans défense et réduit aux abois…

Dircé.

Le peuple est trop heureux quand il meurt pour ses rois[1].
465Mais, Seigneur, la matière est un peu délicate ;
Vous pouvez vous flatter, peut-être je me flatte.
Sans rien approfondir, parlons à cœur ouvert.
Vous régnez en ma place, et les Dieux l’ont souffert :
Je dis plus, ils vous ont saisi de ma couronne.
470Je n’en murmure point, comme eux je vous la donne ;
J’oublierai qu’à moi seule ils devaient la garder ;
Mais si vous attentez jusqu’à me commander,
Jusqu’à prendre sur moi quelque pouvoir de maître,

Je me souviendrai lors de ce que je dois être ;
475Et si je ne le suis pour vous faire la loi,
Je le serai du moins pour me choisir un roi.
Après cela, Seigneur, je n’ai rien à vous dire :
J’ai fait choix de Thésée, et ce mot doit suffire.

Œdipe.

Et je veux à mon tour, Madame, à cœur ouvert,
Vous apprendre en deux mots que ce grand choix vous perd,
Qu’il vous remplit le cœur d’une attente frivole,
Qu’au prince Æmon pour vous j’ai donné ma parole,
Que je perdrai le sceptre, ou saurai la tenir.
Puissent, si je la romps, tous les dieux m’en punir !
485Puisse de plus de maux m’accabler leur colère
Qu’Apollon n’en prédit jadis pour votre frère !

Dircé.

N’insultez point au sort d’un enfant malheureux,
Et faites des serments qui soient plus généreux.
On ne sait pas toujours ce qu’un serment hasarde ;
490Et vous ne voyez pas ce que le ciel vous garde.

Œdipe.

On se hasarde à tout quand un serment est fait.

Dircé.

Ce n’est pas de vous seul que dépend son effet.

Œdipe.

Je suis roi, je puis tout.

Dircé.

Je suis roi, je puis tout.Je puis fort peu de chose ;
Mais enfin de mon cœur moi seule je dispose,
495Et jamais sur ce cœur on n’avancera rien
Qu’en me donnant un sceptre, ou me rendant le mien.

Œdipe.

Il est quelques moyens de vous faire dédire.

Dircé.

Il en est de braver le plus injuste empire ;

Et de quoi qu’on menace en de tels différends,
500Qui ne craint point la mort ne craint point les tyrans.
Ce mot m’est échappé, je n’en fais point d’excuse ;
J’en ferai, si le temps m’apprend que je m’abuse.
Rendez-vous cependant maître de tout mon sort ;
Mais n’offrez à mon choix que Thésée ou la mort.

Œdipe.

505On pourra vous guérir de cette frénésie.
Mais il faut aller voir ce qu’a fait Tirésie :
Nous saurons au retour encor vos volontés.

Dircé.

Allez savoir de lui ce que vous méritez.


Scène II

.
DIRCÉ, MÉGARE.
Dircé.

Mégare, que dis-tu de cette violence ?
510Après s’être emparé des droits de ma naissance,
Sa haine opiniâtre à croître mes malheurs
M’ose encore envier ce qui me vient d’ailleurs.
Elle empêche le ciel de m’être enfin propice,
De réparer vers moi ce qu’il eut d’injustice,
515Et veut lier les mains au destin adouci
Qui m’offre en d’autres lieux ce qu’on me vole ici.

Mégare.

Madame, je ne sais ce que je dois vous dire :
La raison vous anime, et l’amour vous inspire ;
Mais je crains qu’il n’éclate un peu plus qu’il ne faut,
520Et que cette raison ne parle un peu trop haut.
Je crains qu’elle n’irrite un peu trop la colère
D’un roi qui jusqu’ici vous a traitée en père,
Et qui vous a rendu tant de preuves d’amour,

Qu’il espère de vous quelque chose à son tour.

Dircé.

5S’il a cru m’éblouir par de fausses caresses,
J’ai vu sa politique en former les tendresses ;
Et ces amusements de ma captivité
Ne me font rien devoir à qui m’a tout ôté.

Mégare.

Vous voyez que d’Æmon il a pris la querelle,
Qu’il l’estime, chérit.

Dircé.

Qu’il l’estime, chérit.Politique nouvelle.

Mégare.

Mais comment pour Thésée en viendrez-vous à bout ?
Il le méprise, hait.

Dircé.

Il le méprise, hait.Politique partout.
Si la flamme d’Æmon en est favorisée,
Ce n’est pas qu’il l’estime, ou méprise Thésée ;
C’est qu’il craint dans son cœur que le droit souverain
(Car enfin il m’est dû) ne tombe en bonne main.
Comme il connoît le mien, sa peur de me voir reine
Dispense à mes amants sa faveur ou sa haine,
Et traiterait ce prince ainsi que ce héros,
S’il portoit la couronne ou de Sparte ou d’Argos.

Mégare.

Si vous en jugez bien, que vous êtes à plaindre !

Dircé.

Il fera de l’éclat, il voudra me contraindre ;
Mais quoi qu’il me prépare à souffrir dans sa cour,
Il éteindra ma vie avant que mon amour.

Mégare.

Espérons que le ciel vous rendra plus heureuse.
Cependant je vous trouve assez peu curieuse :
Tout le peuple, accablé de mortelles douleurs,

Court voir ce que Laïus dira de nos malheurs ;
Et vous ne suivez point le roi chez Tirésie,
550Pour savoir ce qu’en juge une ombre si chérie ?

Dircé.

J’ai tant d’autres sujets de me plaindre de lui,
Que je fermois les yeux à ce nouvel ennui.
Il auroit fait trop peu de menacer la fille,
Il faut qu’il soit tyran de toute la famille,
555Qu’il porte sa fureur jusqu’aux âmes sans corps,
Et trouble insolemment jusqu’aux cendres des morts.
Mais ces mânes sacrés qu’il arrache au silence
Se vengeront sur lui de cette violence ;
Et les dieux des enfers, justement irrités,
560Puniront l’attentat de ses impiétés.

Mégare.

Nous ne savons pas bien comme agit l’autre monde ;
Il n’est point d’œil perçant dans cette nuit profonde ;
Et quand les Dieux vengeurs laissent tomber leur bras,
Il tombe assez souvent sur qui n’y pense pas.

Dircé.

565Dût leur décret fatal me choisir pour victime,
Si j’ai part au courroux, je n’en veux point au crime :
Je veux m’offrir sans tache à leur bras tout-puissant,
Et n’avoir à verser que du sang innocent.


Scène III

.
DIRCÉ, NÉRINE, MÉGARE.
Nérine.

Ah ! Madame, il en faut de la même innocence
570Pour apaiser du ciel l’implacable vengeance ;
Il faut une victime et pure et d’un tel rang,
Que chacun la voudroit racheter de son sang.

Dircé.

Nérine, que dis-tu ? Serait-ce bien la Reine ?
Le ciel ferait-il choix d’Antigone, ou d’Ismène ?
575Voudrait-il Étéocle, ou Polynice, ou moi ?
Car tu me dis assez que ce n’est pas le Roi ;
Et si le ciel demande une victime pure,
Appréhender pour lui, c’est lui faire une injure.
Serait-ce enfin Thésée ? Hélas ! Si c’était lui…
580Mais nomme, et dis quel sang le ciel veut aujourd’hui.

Nérine.

L’ombre du grand Laïus, qui lui sert d’interprète,
De honte ou de dépit sur ce nom est muette ;
Je n’ose vous nommer ce qu’elle nous a tu ;
Mais, préparez, Madame, une haute vertu :
585Prêtez à ce récit une âme généreuse,
Et vous-même jugez si la chose est douteuse.

Dircé.

Ah ! Ce sera Thésée, ou la Reine.

Nérine.

Ah ! Ce sera Thésée, ou la Reine.Écoutez,
Et tâchez d’y trouver quelques obscurités.
Tirésie a longtemps perdu ses sacrifices
590Sans trouver ni les Dieux ni les ombres propices ;
Et celle de Laïus évoqué par son nom[2]
S’obstinait au silence aussi bien qu’Apollon.
Mais la Reine en la place à peine est arrivée,
Qu’une épaisse vapeur s’est du temple élevée,
595D’où cette ombre aussitôt sortant jusqu’en plein jour
A surpris tous les yeux du peuple et de la cour.
L’impérieux orgueil de son regard sévère
Sur son visage pâle avait peint la colère ;

Tout menaçoit en elle, et des restes de sang
600Par un prodige affreux lui dégouttoient du flanc[3].
À ce terrible aspect la reine s’est troublée,
La frayeur a couru dans toute l’assemblée,
Et de vos deux amants j’ai vu les cœurs glacés[4]
À ces funestes mots que l’ombre a prononcés :
605« Un grand crime impuni cause votre misère ;
Par le sang de ma race il se doit effacer[5] ;
Mais à moins que de le verser,
Le ciel ne se peut satisfaire ;
Et la fin de vos maux ne se fera point voir
610Que mon sang n’ait fait son devoir. »
Ces mots dans tous les cœurs redoublent les alarmes ;
L’ombre, qui disparaît, laisse la Reine en larmes,
Thésée au désespoir, Æmon tout hors de lui ;
Le roi même arrivant partage leur ennui ;
615Et d’une voix commune ils refusent une aide
Qui fait trouver le mal plus doux que le remède.

Dircé.

Peut-être craignent-ils que mon cœur révolté
Ne leur refuse un sang qu’ils n’ont pas mérité ;
Mais ma flamme à la mort m’avait trop résolue,
620Pour ne pas y courir quand les Dieux l’ont voulue.
Tu m’as fait sans raison concevoir de l’effroi ;
Je n’ai point dû trembler, s’ils ne veulent que moi.
Ils m’ouvrent une porte à sortir d’esclavage,
Que tient trop précieuse un généreux courage :
625Mourir pour sa patrie est un sort plein d’appas

Pour quiconque à des fers préfère le trépas.
Admire, peuple ingrat, qui m’as déshéritée,
Quelle vengeance en prend ta princesse irritée,
Et connois dans la fin de tes longs déplaisirs
630Ta véritable reine à ses derniers soupirs.
Vois comme à tes malheurs je suis toute asservie[6] :
L’un m’a coûté mon trône, et l’autre veut ma vie.
Tu t’es sauvé du Sphinx aux dépens de mon rang ;
Sauve-toi de la peste aux dépens de mon sang.
635Mais après avoir vu dans la fin de ta peine
Que pour toi le trépas semble doux à ta reine,
Fais-toi de son exemple une adorable loi :
Il est encor plus doux de mourir pour son roi.

Mégare.

Madame, aurait-on cru que cette ombre d’un père,
640D’un roi dont vous tenez la mémoire si chère,
Dans votre injuste perte eût pris tant d’intérêt
Qu’elle vînt elle-même en prononcer l’arrêt ?

Dircé.

N’appelle point injuste un trépas légitime :
Si j’ai causé sa mort, puis-je vivre sans crime ?

Nérine.

Vous, madame ?

Dircé.

645Vous, madame ?Oui, Nérine ; et tu l’as pu savoir.
L’amour qu’il me portait eut sur lui tel pouvoir,
Qu’il voulut sur mon sort faire parler l’oracle ;
Mais comme à ce dessein la Reine mit obstacle,
De peur que cette voix des destins ennemis
650Ne fût aussi funeste à la fille qu’au fils,
Il se déroba d’elle, ou plutôt prit la fuite,
Sans vouloir que Phorbas et Nicandre pour suite.

Hélas ! Sur le chemin il fut assassiné.
Ainsi se vit pour moi son destin terminé ;
Ainsi j’en fus la cause.

Mégare.

655Ainsi j’en fus la cause.Oui, mais trop innocente
Pour vous faire un supplice où la raison consente ;
Et jamais des tyrans les plus barbares lois…

Dircé.

Mégare, tu sais mal ce que l’on doit aux rois.
Un sang si précieux ne sauroit se répandre
660Qu’à l’innocente cause on n’ait droit de s’en prendre ;
Et de quelque façon que finisse leur sort,
On n’est point innocent quand on cause leur mort.
C’est ce crime impuni qui demande un supplice ;
C’est par là que mon père a part au sacrifice ;
665C’est ainsi qu’un trépas qui me comble d’honneur
Assure sa vengeance et fait votre bonheur,
Et que tout l’avenir chérira la mémoire
D’un châtiment si juste où brille tant de gloire.


Scène IV

.
THÉSÉE, DIRCÉ, MÉGARE, NÉRINE
Dircé.

Mais que vois-je ? Ah ! Seigneur, quels que soient vos ennuis,
670Que venez-vous me dire en l’état où je suis ?

Thésée.

Je viens prendre de vous l’ordre qu’il me faut suivre ;
Mourir, s’il faut mourir, et vivre, s’il faut vivre.

Dircé.

Ne perdez point d’efforts à m’arrêter au jour :
Laissez faire l’honneur.

Thésée.

Laissez faire l’honneur.Laissez agir l’amour.

Dircé.

Vivez, prince ; vivez.

Thésée.

675Vivez, prince ; vivez.Vivez donc, ma princesse.

Dircé.

Ne me ravalez point jusqu’à cette bassesse[7].
Retarder mon trépas, c’est faire tout périr :
Tout meurt, si je ne meurs.

Thésée.

Tout meurt, si je ne meurs.Laissez-moi donc mourir.

Dircé.

Hélas ! Qu’osez-vous dire ?

Thésée.

Hélas ! Qu’osez-vous dire ?Hélas ! Qu’allez-vous faire ?

Dircé.

680Finir les maux publics, obéir à mon père,
Sauver tous mes sujets.

Thésée.

Sauver tous mes sujets.Par quelle injuste loi
Faut-il les sauver tous pour ne perdre que moi ?
Eux dont le cœur ingrat porte les justes peines
D’un rebelle mépris qu’ils ont fait de vos chaînes[8],
685Qui dans les mains d’un autre ont mis tout votre bien !

Dircé.

Leur devoir violé doit-il rompre le mien ?
Les exemples abjets de ces petites âmes
Règlent-ils de leurs rois les glorieuses trames ?
Et quel fruit un grand cœur pourroit-il recueillir

690À recevoir du peuple un exemple à faillir ?
Non, non : s’il m’en faut un, je ne veux que le vôtre ;
L’amour que j’ai pour vous n’en reçoit aucun autre.
Pour le bonheur public n’avez-vous pas toujours
Prodigué votre sang et hasardé vos jours ?
695Quand vous avez défait le Minotaure en Crète,
Quand vous avez puni Damaste et Périphète,
Sinnis, Phæa, Sciron[9], que faisiez-vous, seigneur,
Que chercher à périr pour le commun bonheur ?
Souffrez que pour la gloire une chaleur égale
700D’une amante aujourd’hui vous fasse une rivale.
Le ciel offre à mon bras par où me signaler :
S’il ne sait pas combattre, il saura m’immoler ;
Et si cette chaleur ne m’a point abusée,
Je deviendrai par là digne du grand Thésée.
705Mon sort en ce point seul du vôtre est différent,
Que je ne puis sauver mon peuple qu’en mourant,
Et qu’au salut du vôtre un bras si nécessaire
À chaque jour pour lui d’autres combats à faire.

Thésée.

J’en ai fait et beaucoup, et d’assez généreux ;
710Mais celui-ci, Madame, est le plus dangereux.
J’ai fait trembler partout, et devant vous je tremble.
L’amant et le héros s’accordent mal ensemble ;
Mais enfin après vous tous deux veulent courir :
Le héros ne peut vivre où l’amant doit mourir ;
715La fermeté de l’un par l’autre est épuisée ;
Et si Dircé n’est plus, il n’est plus de Thésée.

Dircé.

Hélas ! C’est maintenant, c’est lorsque je vous voi
Que ce même combat est dangereux pour moi.
Ma vertu la plus forte à votre aspect chancelle :
720Tout mon cœur applaudit à sa flamme rebelle ;
Et l’honneur, qui charmait ses plus noirs déplaisirs,
N’est plus que le tyran de mes plus chers désirs.
Allez, prince ; et du moins par pitié de ma gloire
Gardez-vous d’achever une indigne victoire ;
725Et si jamais l’honneur a su vous animer…

Thésée.

Hélas ! À votre aspect je ne sais plus qu’aimer.

Dircé.

Par un pressentiment j’ai déjà su vous dire
Ce que ma mort sur vous se réserve d’empire.
Votre bras de la Grèce est le plus ferme appui[10] :
730Vivez pour le public, comme je meurs pour lui.

Thésée.

Périsse l’univers, pourvu que Dircé vive !
Périsse le jour même avant qu’elle s’en prive !
Que m’importe la perte ou le salut de tous ?
Ai-je rien à sauver, rien à perdre que vous ?
735Si votre amour, Madame, était encor le même,
Si vous saviez encore aimer comme on vous aime…

Dircé.

Ah ! Faites moins d’outrage à ce cœur affligé
Que pressent les douleurs où vous l’avez plongé.
Laissez vivre du peuple un pitoyable reste
740Aux dépens d’un moment que m’a laissé la peste,
Qui peut-être à vos yeux viendra trancher mes jours,
Si mon sang répandu ne lui tranche le cours.

Laissez-moi me flatter de cette triste joie
Que si je ne mourois vous en seriez la proie,
745Et que ce sang aimé que répandront mes mains,
Sera versé pour vous plus que pour les Thébains.
Des Dieux mal obéis la majesté suprême
Pourroit en ce moment s’en venger sur vous-même ;
Et j’aurois cette honte, en ce funeste sort,
750D’avoir prêté mon crime à faire votre mort.

Thésée.

Et ce cœur généreux me condamne à la honte
De voir que ma princesse en amour me surmonte,
Et de n’obéir pas à cette aimable loi
De mourir avec vous quand vous mourez pour moi !
755Pour moi, comme pour vous, soyez plus magnanime :
Voyez mieux qu’il y va même de votre estime,
Que le choix d’un amant si peu digne de vous
Souilleroit cet honneur qui vous semble si doux,
Et que de ma princesse on diroit d’âge en âge
760Qu’elle eut de mauvais yeux pour un si grand courage.

Dircé.

Mais, seigneur, je vous sauve en courant au trépas ;
Et mourant avec moi vous ne me sauvez pas.

Thésée.

La gloire de ma mort n’en deviendra pas moindre ;
Si ce n’est vous sauver, ce sera vous rejoindre :
765Séparer deux amants, c’est tous deux les punir ;
Et dans le tombeau même il est doux de s’unir.

Dircé.

Que vous m’êtes cruel de jeter dans mon âme
Un si honteux désordre avec des traits de flamme !
Adieu, prince : vivez, je vous l’ordonne ainsi ;
770La gloire de ma mort est trop douteuse ici ;
Et je hasarde trop une si noble envie
À voir l’unique objet pour qui j’aime la vie.

Thésée.

Vous fuyez, ma princesse, et votre adieu fatal…

Dircé.

Prince, il est temps de fuir quand on se défend mal.
775Vivez, encore un coup : c’est moi qui vous l’ordonne.

Thésée.

Le véritable amour ne prend loi de personne ;
Et si ce fier honneur s’obstine à nous trahir,
Je renonce, madame, à vous plus obéir.

fin du second acte.
  1. Dans Andromède (acte I, scène ii, vers 304 et 305), Corneille a exprimé la même pensée d’une manière un peu différente :

    Heureux sont les sujets, heureuses les provinces
    Dont le sang peut payer pour celui de leurs princes !
  2. L’évocation de Laïus est imitée de Sénèque : voyez son Œdipe, acte III, vers 619 et suivants.
  3. Fari horreo :
    Stetit per artus sanguine effuso horridus.
    (Sénèque. Œdipe, acte III, vers 623 et 624.)
  4. Var. Et de nos deux amants j’ai vu les cœurs glacés. (1659)
  5. Var. Par le sang de ma race il doit être effacé ;
    Mais à moins qu’il ne soit versé. (1659}
  6. Var. Vois comme à tels malheurs je suis toute asservie. (1664 et 1668)
  7. Ce vers se retrouve presque textuellement dans Sertorius (acte I, scene iii, vers 281) :

    Vous ravaleriez-vous jusques à la bassesse.
  8. Var. Du rebelle mépris qu’ils ont fait de vos chaînes. (1659-64)
  9. Noms des brigands et des monstres que Thésée immola dans son voyage de Trézène à Athènes : Périphète, surnommé le Porte-massue, sur le territoire d’Épidaure ; Sinnis ou le Ployeur de pins, dans l’isthme de Corinthe ; la laie Phæa près de Crommayon, sur les frontières de la Corinthie ; le brigand Sciron, sur les confins de Mégare ; dans l’Attique, Damaste, surnommé Procruste, qui allongeait ou accourcissait ses hôtes à la mesure de son lit. Voyez Plutarque, Vie de Thésée, chapitres viii-xi.
  10. Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.

    dit le comte de Gormas dans le Cid (vers 196, tome III, p. 115).