Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 072

La bibliothèque libre.
Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 81-84).

FABLE LXXII.

LE VOYAGEUR MALHEUREUX.


Chez les sauvages d’Amérique,
Ou bien dans l’Inde ou dans l’Afrique,
Depuis vingt ans un Français commerçoit.
Sa conscience en tout point le guidoit ;
Sa fortune aussi fut modique.
Croyant jouir d’un meilleur sort,
Lassé de son errante vie :
Et désirant de revoir sa patrie,
Il s’embarque gaîment et fait naufrage au port.
Tout y périt par un affreux orage.
Excepté lui, vaisseau, passagers, matelots,
Tout fut englouti dans les flots.
Content d’être épargné, se sauvant à la nage,
Après nombre d’efforts le voilà sur la plage
Tel qu’au terrestre paradis
Du genre humain on peint le premier père.
Dieu soit loué, dit-il, j’arrive en mon pays !
J’y laissai quelque bien, des parens, des amis ;
Je ne puis craindre la misère.
Qu’avec plaisir surtout je reverrai mon frère,
Qui m’aimoit et que je chéris !
Tout ruisselant de l’onde amère,
Il se présente à son logis,
Le revoit, l’embrasse, le serre
Contre son sein ; mais l’autre en fuyant de ses bras,
Lui dit : sur mon honneur, je ne vous connois pas :
Mon frère est mort depuis quelques années ;
Oui, plusieurs voyageurs m’ont dit

Qu’allant aux Iles Fortunées,
Avec sa frégate il périt ;
Votre récit n’est qu’imposture :
Ces doux liens du sang, mon cœur les sentiroit,
Et pour vous il s’attendriroit.
Oh ! comme l’intérêt dégrade la nature !
Ses yeux le reconnoissoient bien ;
Mais il auroit fallu lui rendre l’héritage
Que sans tarder il réunit au sien,
Et la cupidité redoute le partage.
De sa maison ce monstre le chassant,
Par charité lui donne un chétif vêtement,
Et lui défend d’y venir davantage.
Le voyageur sortit indigné, plein de rage :
Pour rentrer dans ses droits, vite il tourne ses pas
Vers les plus fameux avocats.
On l’écouta d’un air de négligence :
Sans papiers, mal vêtu, dépouillé de tout bien,
Mon ami, lui dit-on, l’affaire ne vaut rien ;
D’ailleurs il vous faudroit beaucoup d’argent d’avance.
— S’il me faut des secours, je n’en manquerai pas ;
J’ai deux oncles dans la finance,
Leur cœur est bon, ils me tendront les bras,
Et voudront à l’envi me tirer d’embarras.
Chacun d’eux, en effet, l’accueille avec tendresse :
On reconnoît et sa voix et ses traits ;
Mais sitôt qu’il s’agit d’argent et de procès,
L’un répond avec politesse :
Vous arrivez, mon cher, dans un mauvais moment ;
J’ai marié ma fille, et donne ma parole
Qu’il ne me reste pas seulement une obole.
L’autre dit : Quand je prête, oh ! c’est à vingt pour cent,
Et de plus il me faut un gage.

— Vous faites-là, mon oncle, un fort vilain métier.
— Que veux-tu, mon neveu ? c’est aujourd’hui l’usage.
— Adieu, je n’eus jamais affaire à l’usurier.
Ciel ! quel pays ! quelles mœurs ! quel langage !
Sans doute mon ami sera resté plus sage.
Il va chez lui ; c’étoit un fournisseur
De la plus grosse des armées,
Qui dans maintes, maintes contrées,
S’étoit livré de tout son cœur
Au plaisir d’entasser richesse sur richesse ;
Mais de peur de tarir la source du trésor,
Avec prudence, avec adresse,
Il avoit enfoui cassettes pleines d’or ;
Et de retour alors dans sa chère patrie,
Sans train et sans éclat, menoit petite vie.
Se rappelant leur première amitié,
Du voyageur il a presque pitié :
Que je regrette mon voyage !
Disoit ce malheureux, je veux me rembarquer ;
Des secours du sauvage, ah ! je ne puis manquer !
Avec un être bon tous ses fruits il partage.
Le fournisseur qui craint de le voir davantage,
Lui dit : pour l’Amérique on leste un bâtiment ;
Mais il faut partir à l’instant :
Tiens, mon ami, voilà le prix de ton passage.
— Adieu… sans ton bienfait j’aurois dit chaque jour,
Sur les rochers, au bois, sur le rivage,
Partout enfin aux échos d’alentour :
L’homme civilisé ne vaut pas le sauvage.