Œuvres complètes (Beaumarchais)/Lettres/Lettre 04

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Œuvres complètes, Texte établi par Édouard Fournier, Laplace (p. 641).
LETTRE IV.
À M. MENARD DE CHOUZY.
Du For-l’Évêque, le 1er mars 1773.

J’ai l’honneur, monsieur, de vous adresser un mémoire que je désirerais que vous eussiez la bonté de mettre sous les yeux de M. le duc de la Vrillière, après en avoir pris lecture vous-même. Vous y verrez, monsieur, par l’exposé de ma conduite jour par jour, qu’un homme aussi grièvement outragé n’a jamais montré plus de modération et de sagesse. J’entends crier partout que j’ai des ennemis ; je les mets au pire, monsieur, s’ils ne sont pas les plus méchants des hommes : et s’ils le sont, qu’ils laissent aller le cours de la justice ; on ne me fera nulle grâce. Je passe ma vie au sein de ma famille très-nombreuse, dont je suis le père et le soutien. Je me délasse des affaires avec les belles-lettres, la belle musique, et quelquefois les belles femmes. J’ai reçu de la nature un esprit gai, qui m’a souvent consolé de l’injustice des hommes ; à la vérité, les contradictions perpétuelles d’une vie fort traversée ont peut-être donné un peu de roideur à mon âme, qui n’est plus aussi flexible que dans ma jeunesse. Mais un peu de fierté sans hauteur est-elle incompatible avec un cœur honnête et généreux ? Je n’ai jamais couru la carrière de personne : nul homme ne m’a jamais trouvé barrant ses vues ; tous les goûts agréables se sont trop multipliés chez moi, pour que j’aie eu jamais le temps ni le dessein de faire une méchanceté. À l’instant où j’allais donner au théâtre une comédie du genre le plus gai ; à l’instant où je disposais pour le concert des amateurs une foule de beaux morceaux de musique italienne sur lesquels je m’étais plu à façonner de la poésie française, pour répondre par des exemples aux âpres dissertations de M. Rousseau sur la surdité de notre langue, le duc de Chaulnes imagine de choisir l’instant de ma pièce, de ma musique, et surtout celui d’un procès très-important que j’ai déjà gagné deux fois, mais dont mon adversaire, pour dernière ressource, appelle à la grand’chambre ; le duc de Chaulnes imagine, dis-je, de venir me poignarder chez moi.

J’ai tenu mon âme à deux mains ; ma conduite a paru, même à mes juges, un chef-d’œuvre de prudence et de courage. Je suis offensé, plaignant ; je crie justice, et l’on me jette en prison, au grand étonnement de toute la terre, c’est-à-dire de tous les honnêtes gens ; et la maudite phrase, le cruel refrain : « C’est un homme qui a bien des ennemis, » revient sans cesse aux oreilles des gens de qui j’attends justice.

Il n’y a personne qui ne perdit l’esprit de tout ce qui m’arrive ; mais je ne le perdrai pas : je ferai tête avec fermeté, prudence et modestie, à cette bourrasque affreuse ; et vous pouvez, monsieur, acquérir des droits immortels à la reconnaissance d’une âme honnête, qui vous demande pour toute grâce de lui obtenir enfin un peu de justice, sans que cela vous coûte qu’une légère sollicitation.

J’ai l’honneur d’être, avec la reconnaissance la plus vive, monsieur, votre, etc.