Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Paroles de Bonnet
PAROLES DE BONNET.
J’étais à Genève en 1787 ; j’eus le désir de voir l’illustre Bonnet, disciple de Locke, précurseur de Condillac, auteur de l’Essai analytique des Facultés de l’Âme et des Observations sur les Corps organisés. Je le trouvai à sa maison de Genthod, placée dans une situation à la fois riante et magnifique, aux bords du lac, entre les sommets des Alpes et du Jura. Il me parla d’abord avec admiration de l’abbé de l’Épée, dont M. Sicard a recueilli la gloire et perfectionné la découverte. Il me montra ensuite quelques fragments de correspondance avec le savant Mosès, juif de Berlin. et l’un des plus subtils métaphysiciens de ce siècle. Enfin la conversation tomba sur les illuminés. Il ne me déguisa point que des hommes illustres de la Suisse étaient atteints de ce délire. J’osai lui en demander la cause. Voici à peu près quelle fut sa réponse :
« La philosophie moderne, me dit-il, a ébranlé les fondements de toutes les croyances religieuses. L’esprit humain, arraché imprudemment aux opinions sur lesquelles il reposait depuis tant de siècles, ne sait plus où se prendre et où s’arrêter. L’absence de la religion laisse un vide immense dans les pensées et dans les affections de l’homme, et celui-ci, toujours extrême, le remplit des plus dangereux fantômes à la place d’un merveilleux sage et consolant adapté à nos premiers besoins ; ainsi l’homme, en devenant incrédule, n’en sera que plus aisément précipité dans la superstition : il portera jusque dans l’athéisme même le besoin des idées religieuses, qui est une partie essentielle de son être, et qui doit toujours faire son bonheur ou son tourment ; il abusera de ses propres sciences en y mêlant les plus monstrueuses rêveries ; il divinisera les effets physiques et les énergies de la nature ; on le verra peut-être retomber dans un absurde polythéisme ; en un mot, il sera disposé à tout croire au moment où il dira fièrement qu’il ne croit plus rien. Il est temps que la véritable philosophie se rapproche, pour son propre intérêt, d’une religion qu’elle a trop méconnue, et qui peut seule donner un essor infini et une règle sûre à tous les mouvements de notre cœur. Il faut laisser des aliments sains à l’imagination humaine si on ne veut pas qu’elle se nourrisse de poisons. »
Telles furent les réflexions de Bonnet. J’avoue qu’elles me frappèrent trop peu à l’époque où je les entendis. Mais, depuis ce temps, elles sont revenues à mon souvenir. Je les offre aux méditations des bons esprits.