Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Rapport sur les affaires d’Afrique/Seconde partie
L’Algérie est divisée administrativement en trois territoires : l’un, peuplé en majeure partie d’Européens, se nomme le territoire civil ; l’autre, peuplé d’Européens et d’Arabes, s’appelle le territoire mixte, elle troisième, que les seuls indigènes habitent ou sont censés habiter, porte le nom de territoire arabe. Les territoires mixtes et arabes sont uniquement ou principalement administrés par des militaires, et suivant des règles militaires. Le territoire civil se rapproche seul du droit commun de France. Nous nous occuperons surtout de ce dernier, quoiqu’il soit de beaucoup le plus petit des trois. C’est sur le territoire civil que la société européenne est créée et assise ; c’est là qu’elle peut être conduite à l’aide de règles permanentes. Les Européens qui se fixent dans les territoires mixtes y sont, au contraire, dans une position exceptionnelle et passagère. À mesure que leur nombre s’accroît et que leurs intérêts deviennent plus variés et plus respectables, ils réclament et obtiennent les institutions du territoire civil, qui bientôt s’étend jusqu’à eux. Ce qui se passe dans le territoire civil est donc ce qui doit peu à peu se passer partout. Il contient la plus grande partie des Européens qui habitent l’Algérie, et renferme en quelque sorte l’avenir de tous. Son administration mérite donc d’attirer notre attention toute particulière.
Nous demandons à la Chambre la permission de poser, dès à présent, en fait, qu’en Algérie l’administration proprement dite, celle qui a pour principale mission d’établir dans le pays et de diriger la population européenne, ne fonctionne que d’une manière très-imparfaite, qu’elle est singulièrement compliquée dans ses rouages, très-lente dans ses procédés, qu’avec beaucoup d’agents elle produit peu ; que souvent, avec beaucoup de travail, d’efforts et d’argent, elle produit mal. Nous aurons l’occasion autre part d’éclairer ces vérités par des exemples. Nous nous bornons eu ce moment à les exprimer. Nous considérons que les vices de l’administration en Algérie sont une des causes principales des mécomptes que nous avons éprouvés dans ce pays, et qu’une réforme administrative est le plus pressant de tous les besoins qui se font sentir aujourd’hui.
Ce fait ainsi posé, nous en rechercherons aussitôt les causes. Parmi ces causes, quelle part doit être attribuée au mauvais choix des hommes ? La Commission n’avait point à l’examiner. Ceci est une question de personnel dans laquelle la Chambre ne doit pas entrer. Ici tout le pouvoir, mais aussi il faut qu’on le sache et qu’on le sente, toute la responsabilité appartient au gouvernement. Ce que nous pouvons dire sur ce sujet, c’est qu’il serait sage, avant de confier à des fonctionnaires l’administration de l’Algérie, de les préparer à cette tâche ou de s’assurer, du moins, qu’ils s’y sont préparés eux-mêmes. Une école spéciale ou tout au moins des examens spéciaux nous paraîtraient très-nécessaires. C’est ainsi que procèdent les Anglais dans l’Inde[1] Les fonctionnaires que nous envoyons en Afrique ignorent, au contraire, presque tous la langue, les usages, l’histoire du pays qu’ils vont administrer. Bien plus, ils y agissent au nom d’une Administration dont ils n'ont jamais étudié l’organisation particulière, et ils y appliquent une législation exceptionnelle dont ils ignorent les règles. Comment s’étonner qu’ils soient souvent au-dessous de leur rôle ?
Nous ne dirons rien de plus sur le personnel. C’est de l’organisation même des services que nous voulons entretenir la Chambre. Il n’y a pas de sociétés qui aient naturellement plus besoin de sùreté, de simplicité et de rapidité dans les procédés administratifs que celles qui se fondent dans un pays nouveau. Ses besoins sont presque toujours mal prévus et pressants, et ils exigent une satisfaction immédiate et facile. Aux prises avec des obstacles de tout genre, l’homme doit y être moins que partout ailleurs gêné par son gouvernement. Ce qu’il en attend surtout, c’est de la sécurité pour les fruits du travail, et de la liberté pour le travail lui-même. Il eût donc été très-nécessaire de créer pour l'Afrique une machine de gouvernement plus simple dans ses rouages et plus prompte dans ses mouvements que celle qui fonctionne en France[2]. On a fait précisément le contraire. Un rapide examen va le prouver à la Chambre.
Ce qui frappe d’abord dès qu’on étudie les règles suivant lesquelles se meut l’Administration de l’Algérie, c’est l’extrême centralisation de la métropole. Dire que la centralisation des affaires à Paris est aussi grande pour l’Afrique que pour un département de France, c’est rester infiniment au-dessous de la vérité. Il est facile de voir qu’elle s’étend beaucoup plus loin et descend beaucoup plus bas. En France, il y a un grand nombre de questions administratives qui peuvent être tranchées sur place par des fonctionnaires secondaires. Les préfets et les maires sont autant de pouvoirs intermédiaires qui arrêtent les affaires au passage, et les décident, sauf recours. En Afrique, la vie municipale et départementale n’existant pas, tout est régi par l’autorité centrale et doit aboutir tôt ou tard au centre. Les budgets de la plupart de nos communes sont définitivement réglés dans le département ; mais en Algérie, les moindres dépenses locales ne sauraient être autorisées que par M. le ministre de la guerre. A vrai dire, et sauf quelques exceptions rares, tous les actes quelconques de l’autorité publique en Afrique, quelque minimes qu’on les imagine ; tous les détails de l’existence sociale, quelque misérables qu’on les suppose, relèvent des bureaux de Paris. C’est ce qui explique que dans l’année 1846 la seule direction de l’Algérie ait reçu plus de 24,000 dépêches, et en ait expédié plus de 28,000. Quels que soient le zèle et l’activité dont cette direction a fait preuve, et que nous reconnaissons volontiers, une telle concentration des affaires dans le même lieu n’a pu manquer de ralentir singulièrement la marche de tous les services.
Comme un pareil état de choses est profondément contraire aux besoins actuels du pays, il arrive qu’à chaque instant le fait s’insurge, en quelque sorte, contre le droit. Le gouvernement local reprend eu licence ce qu’on lui refuse en liberté ; son indépendance, nulle dans la théorie, est souvent très-grande en pratique ; mais c’est une indépendance irrégulière, intermittente, confuse et mal limitée, qui gêne la bonne administration des affaires plus qu’elle ne la facilite.
Toutes les affaires quelconques qui naissent en Afrique aboutissent au ministère de la guerre ; mais, arrivées là, elles se divisent et s’éparpillent en plusieurs mains. Le fonctionnaire qui guide l’Administration proprement dite, par exemple, reste entièrement étranger à la direction politique et au gouvernement général du pays. L’une de ces deux choses, cependant, ne saurait être bien conduite dans l’ignorance de l’autre. Le pouvoir central de France qui dirige l’Algérie y exercerait une influence plus éclairée et plus grande, si, tout en restreignant sa compétence, on centralisait mieux son action. Si encore les affaires d’Afrique, qui arrivent au ministère de la guerre, n’en sortaient point et y rencontraient leur solution immédiate et définitive, les maux seraient moindres ; moins étudiées, les
affaires se termineraient ils moins plus vite. Mais il n’en est rien ; plusieurs d’entre elles, avant d’être réglées par M. le ministre de la guerre, sont examinées, discutées et débattues par plusieurs de ses collègues. Les principaux travaux publics sont soumis au conseil royal des ponts et chaussées, les affaires des cultes et de la justice le sont d’ordinaire au garde des sceaux, celles de l’instruction publique au ministre de ce département. De telle sorte qu’on a les inconvénients de la centralisation de tous les services dans une seule administration, sans ses avantages.
Après l’excessive centralisation de Paris, le plus grand vice de l’organisation administrative d’Afrique, c’est la centralisation excessive à Alger. De même qu’on a forcé toutes les affaires quelconques qui se traitent à Alger de venir aboutir à Paris, on a contraint toutes les affaires d’Afrique à passer par Alger. Les deux centralisations sont aussi complètes l’une que l’autre ; mais leurs conséquences ne sont pas les mêmes. Toutes les affaires, petites ou grandes, qui sont attirées à Paris, y sont du moins traitées et résolues ; tandis que quand elles viennent à Alger, elles n’y vont en quelque sorte que pour s’y faire voir ; non-seulement elles ne sont pas réglées à Alger, mais on doit reconnaître que pour un grand nombre d’entre elles il y a impossibilité de les y bien régler.
L’Algérie forme politiquement une seule unité indivisible ; il est nécessaire que le gouvernement des tribus indigènes, la direction de l’armée, et encore plus celle de la guerre, y émanent d’une seule pensée. Mais l’unité administrative des trois provinces, au moins quant aux détails, est un être de convention, une conception purement arbitraire, qui n’existe que par la volonté du législateur. Ce n’est pas la proximité des lieux qui la justifie, car il est ordinairement plus court d’aller du chef-lieu des provinces à Paris qu’à Alger. Ce n’est pas non plus la communauté des intérêts qui l’explique, car chacune des trois provinces a une existence à part, des intérêts spéciaux et des besoins qui lui sont propres. On ne les connaît guère plus à Alger qu’à Paris même. Il existe de grands rapports d’affaires entre chacune d’elles et la France, très-peu de l’une à l’autre ; cela s’aperçoit aujourd’hui à un signe bien évident : la crise financière et industrielle qui désole en ce moment Alger et les villes qui en dépondent n’est point ressentie à Philippeville et à Oran. Dans cette dernière place, le taux de l’intérêt de l’argent n’a pas varié, tandis qu’à Alger il a atteint une élévation presque incroyable.
Pourquoi attirer si péniblement et de si loin toutes les affaires administratives des provinces, les plus petites comme les plus considérables, dans un lieu où les affaires industrielles et commerciales ne vont pas ?
Les ordonnateurs militaires des provinces, les directeurs des fortifications et de l'artillerie, les intendants, correspondent directement avec M. le ministre de la guerre. Cela accélère et facilite singulièrement le service, sans en détruire l’unité. L’administration civile n’a pas imité cet exemple : de tous les points qu’elle occupe, toutes les affaires qu’elle peut avoir à traiter arrivent à Alger ; elles s’y accumulent. Disons maintenant de quelle manière on les y traite.
La Chambre va voir avec surprise jusqu’à quel point on s’éloigne ici de ce même principe de centralisation dans lequel on abondait avec tant d’excès tout à l’heure.
Prenons pour terme de comparaison, afin de nous bien faire comprendre, un département de France.
Les agents du gouvernement y sont multiples. Les uns s’occupent de pourvoir aux besoins généraux et imprévus de la société, c’est l’administration proprement dite ; les autres remplissent des fonctions plus spéciales : ceux-ci se chargent de la perception des impôts, ceux-là de la confection des travaux publics. Tous ces agents relèvent à Paris d’un ministre différent ; mais dans le département tous sont soumis à la surveillance centrale, et, sous beaucoup de rapports, à la direction commune du préfet. L’unité préfectorale est l’une des créations les plus heureuses, et assurément l’une des plus neuves en matière d’administration publique, qui soit due au génie de Napoléon.
En regard de cette organisation si simple et si puissante, mettons ce qui existe à Alger.
Au lieu de l’administration unique du préfet, on y a créé trois centralisations spéciales, sous les noms de direction de l’intérieur, des finances et des travaux publics.
Chacun de ces directeurs a sous ses ordres tous les agents inférieurs des différents services que nous venons de nommer ; il réunit dans sa main, il soumet à son examen préalable et à son contrôle particulier les affaires que ceux-ci traitent. Ces trois directeurs se tiennent vis-à-vis les uns des autres dans une indépendance d’autant plus pointilleuse et inquiète, que, placés plus haut dans la hiérarchie, ils ont une idée plus grande de leur dignité et de leur pouvoir. Cependant leur concours serait tous les jours nécessaire pour la bonne et prompte expédition des affaires.[3]
Au-dessus de ces trois grandes administrations où viennent se centraliser d’abord toutes les affaires, on en a placé une quatrième, destinée à leur servir de lien ; c’est la direction générale des affaires civiles. Le directeur général des affaires civiles a pour mission de diriger vers un but commun les mouvements des trois directeurs particuliers ; mais il est impuissant à y parvenir. Il y a deux raisons pour cela : la première, c’est qu’on ne l’a revêtu d’aucun pouvoir propre ; au gouverneur seul a été conservée l’initiative de toutes choses ; par lui-même, le directeur général n’a aucun parti à prendre, aucune impulsion à donner ; il écoute, il examine, il reçoit, il transmet, il n’ordonne point, il ne peut même communiquer que par intermédiaires avec les agents d’exécution. Eût-il une puissance propre, il aurait encore grand’peine à l’exercer vis-à-vis de trois fonctionnaires placés presque aussi haut que lui dans la hiérarchie, et munis comme lui d’un pouvoir centralisé ; aussi jusqu’à présent tous les rapports entre eux et lui n’ont-ils guère amené que des conflits.
Au-dessus de toutes ces centralisations superposées, apparaît enfin la centralisation du gouverneur général ; mais-celle ci est, de sa nature, plus politique qu’administrative. Le gouverneur peut bien donner une impulsion générale à l’administration, mais il lui est difficile d’en suivre et d’en coordonner les procédés. Sa principale mission, c’est de dominer le pays, d’eu gouverner les habitants, de s’occuper de la paix, de la guerre, de pourvoir aux besoins de l’armée, à la distribution de la population européenne et indigène sur le sol. On peut donc affirmer qu’aujourd’hui, en Afrique, notre grand et tutélaire principe de l’unité administrative n’existe pas. Plus loin nous ferons ressortir les conséquences de cet état de choses. Nous ne faisons que le montrer en ce moment.
A côté des pouvoirs qui administrent, se trouve un grand conseil de gouvernement, appelé Conseil d’administration, devant lequel les affaires sont apportées et discutées. Si ce Conseil ne s’était léservé que la solution des questions administratives les plus graves, il aurait pu remettre une certaine unité et quelque harmonie dans l’administration : mais on l’a fait descendre dans les moindres détails ; sa compétence s’est successivement étendue sur un espace que son travail ne peut parcourir ; en voulant tout connaître, il arrête tout. Près de ce Conseil, qui regorge d’attributions inutiles, on en a placé un autre, celui du contentieux, qui n’a pour ainsi dire rien à faire. L’ordonnance qui le crée place, il est vrai, dans sa compétence, toutes les questions qui se traitent devant nos conseils de préfecture ; mais plusieurs de ces questions ne peuvent pas se présenter en Afrique. D’une autre part, les questions qui naissent de la position spéciale de l’Algérie, et seraient naturellement de la compétence des tribunaux administratifs, ont été jusqu’ici retenues par l’administration elle-même.
Il faudrait d’ailleurs, pour que les tribunaux administratifs pussent rendre de vrais services en Algérie, qu’il en existât un dans chaque province.
Nous venons de montrer le nombre, l’étendue, la ’ situation respective des pouvoirs qui résident à Alger. Retournons maintenant aux provinces, et voyons comment s’y préparent les affaires. L’indépendance dans laquelle y vivent les différents fonctionnaires administratifs les uns des autres y est encore beaucoup plus grande et beaucoup plus préjudiciable à la bonne administration qu’elle ne l’est à Alger.
Là, du moins, si les chefs de service, isolés les uns des autres dans leur sphère spéciale, ne sont pas forcés d’agir en commun, au moins il ne dépend que d’eux de s’entendre. Lorsque le directeur de l’intérieur et celui des finances ont une œuvre commune à exécuter, ils peuvent se communiquer directement et immédiatement l’un à l’autre leurs observations réciproques, et trancher sans perte de temps les questions difficiles. Leurs subordonnés dans les provinces ne sauraient le faire. Supposons que le sous-directeur de l’intérieur et le directeur des domaines de Bone veuillent établir un village : survient un conflit ; ils n’ont presque aucune chance de jamais se mettre d’accord. Car, d’une part, il n’y a personne sur les lieux qui puisse les forcer à adopter le même avis, et, le voulussent-ils eux-mêmes, ils n’ont pas le droit de le faire. Il faut qu’ils écrivent respectivement à Alger ; que là les chefs de service, avertis séparément de la difficulté qui s’élève, se voient, qu’ils s’entendent sur une affaire qu’ils n’ont pas sous les yeux, et qu’ensuite chacun d’eux transmette à son subordonné l’instruction qu’ils auront concertée ensemble.
A Alger, du moins, le pouvoir du gouverneur général domine tout, et, à un moment donné, il peut faire marcher d’accord tous les chefs de service. Ce remède, bien qu’intermittent, peut guérir en partie le mal. On ne saurait l’employer dans les provinces.
Par une combinaison fort extraordinaire, les fonctionnaires qui représentent dans les provinces le pouvoir politique et militaire du gouverneur n’ont aucune part à sa puissance civile et administrative[4].
Un tel état de choses est plein d’inconvénients et même de périls, nous le prouverons par un seul exemple, il frappera la Chambre. Personne n’ignore quelle est l’importance de la ville de Constantine, on peut dire que cette ville est la clef de la province ; presque tous les hommes considérables du pays y ont des propriétés et beaucoup des relations de famille. Il n’y a rien, à coup sûr, qui touche de plus près à la politique que l’administration d’une pareille ville. Eh bien ! le commandant supérieur de la province ne peut exercer aucun contrôle ni même aucune surveillance sur les fonctionnaires civils qui régissent la population de Constantine. Ce n’est qu’à titre de condescendance qu’ils suivent ses avis. Que le commandant supérieur de la province s’aperçoive que le conmissaire civil, qui administre la ville, va prendre une mesure de nature à compromettre la tranquillité publique, il n’aura qu’un moyen légal de s’y opposer, ce sera de prévenir à Alger le gouverneur général, lequel s’adressera d’abord au directeur général des affaires civiles, celui-ci au directeur de l’intérieur, et celui-là au sous-directeur de Philippeville, qui intimera enfin au commissaire civil de Constantine l’ordre de s’abstenir.
Tout ceci, nous ne craignons pas de le dire, est aussi contraire au bon sens qu’à l’intérêt du service.Il n’est sage nulle part, mais surtout dans un pays conquis, de laisser complètement indépendants l’un de l’autre l’autorité qui administre et le pouvoir politique qui gouverne, de quelque nature que soit le représentant de ce pouvoir, et à quelque classe de fonctionnaires publics qu’il appartienne.
Telle est l’organisation des services civils en Afrique. Voyons quels sont les maux et les abus de tous genres qui en découlent. Si l’on calcule la somme totale à laquelle s’élèvent les traitements accordés aux fonctionnaires ou aux divers agents européens des services civils en Algérie, on découvre qu’elle s’élève à plus de quatre millions[5], bien que la population administrée ne dépasse guère cent mille Européens. On ne saurait s’en étonner, lorsque l’on considère la multitude de rouages dont on a surchargé la machine administrative, et surtout le grand nombre d’administrations centrales qu’on a créées. Ce qui coûte toujours le plus cher en administration, c’est la tête. En multipliant sans nécessité le nombre des grands fonctionnaires, on a accru, sans mesure, le nombre des grands traitements[6]. Ceci a conduit indirectement à des conséquences financières bien plus fâcheuses : en créant dans une sphère très-élevée des autorités parallèles ou presque égales, on a allumé entre elles les rivalités et les jalousies les plus ardentes. Cela était inévitable ; et comme aucun pouvoir supérieur ne contenait chacune de ces puissances secondaires dans la modération, il en est résulté, au grand détriment du Trésor, ces deux choses :
Chacune de ces administrations centrales a voulu s’installer dans un vaste hôtel, et n’y est parvenue qu’à très-grands frais pour le Trésor ; puis, chacune d’elles a tenu à s’entourer de nombreux bureaux. Les bureaux n’ont pas toujours été créés uniquement en vue des affaires, mais en vue de l’importance qu’avait, ou que désirait avoir, l’administration près de laquelle on les plaçait. L’Algérie contient aujourd’hui beaucoup plus de deux mille fonctionnaires européens de l’ordre civil[7] . On rencontre déjà, en Afrique, presque tous les fonctionnaires de France, et, de plus, lui grand nombre d’autres que nous ne connaissons pas. Cependant, on se plaint que les agents manquent, et on a raison. Les agents d’exécution manquent, en effet, dans beaucoup de services. Ce qui abonde, ce sont les commis[8].
Les bons agents d’exécution manquent plus encore. Les hommes les plus habiles de chaque service ne sont pas employés sur les lieux ; on les attire et on les retient dans les bureaux des directeurs : au lieu de conduire les affaires, ils les résument.
Comme, au milieu de ces pouvoirs discordants et jaloux, aucun plan d’ensemble pour les dépenses ne peut être ni conçu, ni mûri, ni arrêté, ni suivi, et que chacun d’eux pousse isolément à des travaux qui doivent accroître son importance, l’argent est souvent dépensé sans nécessité ou sans prévoyance. En administration, la prévoyance ne peut être que le fait d’un seul ; une administration complexe et confuse doit demander beaucoup de crédits, et souvent dépasser ceux qu’on lui accorde. C’est ce qui est arrivé, notamment l’année dernière, ainsi que la Chambre a pu s’en convaincre lors de la discussion qui a eu lieu récemment devant elle.
Que si, cessant de rechercher ce que coûte l’administration en Afrique, nous voulons considérer ce qu’elle fait, nous apercevons un spectacle plus regrettable encore.
Ce qui frappe d’abord en la voyant à l’œuvre, c’est de n’apercevoir dans son sein aucune pensée centrale et puissante qui dirige vers un but commun, et retient dans leurs limites naturelles toutes les parties qui la composent. Chacune de celles-ci forme au contraire comme un monde à part, dans lequel l’esprit spécial se développe en liberté et règne sans contrôle.
Prenons un exemple : on s’est plaint souvent des tendances fiscales que montrent en Afrique les services financiers. L’administration des finances s’est en effet beaucoup plus préoccupée jusqu’ici d’obtenir des revenus de l’Algérie, que d’y fixer des habitants ; elle a cherché à vendre régulièrement et cher le domaine de l’État, plutôt qu’à en tirer pour la colonisation un parti utile. Cela est vrai. Mais on a tort de reprocher aux agents financiers de se livrer à cette tendance qui, chez eux, est naturelle et même légitime ; il Il faut seulement regretter qu’il ne se rencontre pas au-dessus d’eux un pouvoir qui, placé au point de vue de l’intérêt général, puisse les diriger et au besoin les contraindre.
L’abus de l’esprit spécial dans chaque service, ou, en d’autres termes, l’absence d’unité dans la direction générale des affaires, est le plus grand mal qui naisse de l’organisation administrative que nous venons de décrire ; les autres sont l’impuissance et la lenteur.
La centralisation d’Alger étant sans limites, la vie locale et municipale n’existant pas, les plus petites affaires arrivent pêle-mêle avec les plus grandes, sous les yeux des principaux fonctionnaires[9]. Quand les grands pouvoirs qui résident à Alger ont ainsi amassé dans leurs mains toutes les affaires, ils plient sous le faix. Les détails de l’administration les distraient des principaux intérêts de la société. Après qu’ils se sont épuisés à résoudre des questions de pavage et d’éclairage, ils négligent, faute de temps, les grands travaux de la colonisation européenne. Pour étudier le pays, reconnaître les terres dont l’État dispose, acquérir celles qu’il ne possède pas encore, cadastrer et limiter les unes et les autres, tracer les nouveaux emplacements des villages, veiller au bon choix des colons et procéder à leur installation prudente sur le sol, ils attendent qu’il leur vienne quelques loisirs.
Dans ce qu’ils entreprennent, ils ne marchent qu’avec une lenteur presque incroyable. Une dépêche du ministre de la guerre met d’ordinaire plus de temps pour aller du cabinet du gouverneur dans les mains de l’agent direct d’exécution, fût-il à Alger même, qu’elle n’en a mis à parcourir la France, à traverser la Méditerranée et à arriver en Afrique. Cela se comprend, si l’on songe que là où en France il ne se rencontre entre le ministre et l’agent d’exécution qu’un intermédiaire, on en trouve trois et quelquefois quatre en Afrique.
Il n’y a pas d’affaire si grande et si générale qui arrive au terme sans retard. Prenons pour exemple la plus importante et la plus générale de toutes, la préparation des budgets. L’ordonnance du 12 janvier 1846 veut que le tableau général de sous-répartition des crédits ouverts par la loi annuelle des finances, pour les dépenses civiles de l’Algérie, soit préparé en Afrique et transmis au ministre de la guerre avant le 1° octobre de l’année qui précède l’exercice, afin que ce même tableau, après avoir été approuvé, puisse être renvoyé en Algérie avant le commencement de cet exercice, ainsi que l’ordre des finances et le bon sens l’exigent. Or ce tableau n’est jamais transmis à temps à M. le ministre de la guerre ; d’où il suit qu’il ne peut retourner en Afrique que quand déjà l’exercice est commencé. En 1846, ce n’est que dans le mois de novembre que le tableau de sous-répartition a été connu des chefs de service ; en d’autres termes, ce n’est qu’à la fin de l’année qu’ils ont appris ce qu’ils avaient eu à dépenser depuis le commencement. Quant aux petites affaires ou à celles qui ne regardent que les particuliers, non-seulement elles marchent avec lenteur, mais souvent elles n’aboutissent point. Apres avoir cheminé péniblement au milieu du dédale administratif que nous venons de décrire, il leur arrive quelquefois de disparaître. Que sont-elles devenues ? Tout le monde l’ignore ; les intéressés ne le savent pas, l’administration ne le sait pas davantage ; car, parmi tous ces pouvoirs qui se les sont passées de main en main, il n’y en a pas un seul qui en fût directement et uniquement responsable.
De riches propriétaires français, qui se sont rendus plusieurs fois en Afrique, avec l’autorisation de M. le ministre de la guerre, pour y visiter les lieux, ont été quatre ou cinq ans sans pouvoir obtenir une concession qui leur était promise.
Beaucoup de pauvres émigrants sont morts dans les carrefours d’Alger, avant qu’on leur ait fait savoir quel lieu on leur assignait pour aller y vivre.
Des colons établis provisoirement sur une partie du sol ont eu le temps d’y bâtir une maison, d’y défricher un champ, d’y faire plusieurs récoltes, avant d’avoir reçu la réponse qui leur annonçait qu’ils pouvaient s’y fixer.
Des concessionnaires, après avoir exécuté largement les conditions qui leur étaient imposées pour se procurer le titre définitif que leur avait promis l’État, Tout demandé en vain sans pouvoir l’obtenir. Ils avaient transformé leur capital en maisons ou en terres cultivées, et ils ne pouvaient ni aliéner celles-ci, ni les donner en hypothèque pour se procurer l’argent dont ils avaient besoin. Plusieurs ont été ainsi amenés à une ruine complète, non qu’ils n’eussent pu produire la richesse, mais parce qu’on les a empêchés de tirer parti de la richesse qu’ils avaient produite.
S’ensuit-il que les fonctionnaires publics en Algérie restent oisifs ? Ils agissent au contraire beaucoup. Tout ce qu’on réglemente en France est réglementé en Afrique, et l’administration s’y mêle en outre de beaucoup de choses dont elle ne s’est encore jamais mêlée parmi nous. Les seuls arrêtés de policé pris par M. le directeur de l’intérieur à Alger rempliraient un volume. Mais presque toutes les forces s’y consument eu débats stériles ou en travaux improductifs. L’administration civile d’Afrique ressemble à une machine sans cesse en action, dont tous les rouages marcheraient à part ou se tiendraient réciproquement en échec. Avec beaucoup de mouvement, elle n’avance pas.
Le tableau que nous présentons ici n’est pas chargé. Si la Chambre pouvait entrer dans le détail, elle se convaincrait que nous avons atténué plutôt qu’exagéré la vérité.
Un pareil état de choses peut-il subsister plus longtemps, messieurs ? En France, une administration complexe, embarrassée, impuissante, comme celle d’Afrique, ralentirait la marche des affaires et nuirait à la prospérité publique. Mais, en Algérie, elle amène à sa suite, ne l’oublions pas, la ruine des familles, le désespoir et la mort des citoyens. Nous avons attiré ou conduit des milliers de nos compatriotes sur le sol de notre conquête ; devons-nous les laisser s’y débattre misérablement contre des obstacles qui ne sont pas inhérents au pays ou à l’entreprise, et qui naissent de nous-mêmes ? Votre Commission, messieurs, a lieu de croire que le gouvernement, frappé comme elle des vices de l’organisation actuelle, songe à réformer celle-ci. Elle vous demande de l’affermir dans cette pensée, en vous y associant. En conséquence, elle vous propose d’insérer à la suite du projet de loi qui vous est soumis, un article additionnel ainsi conçu :
« Il sera rendu compte aux Chambres, dans la session de 1848, de l’organisation de l’administration civile en Algérie. » Cette résolution, toutefois, nous devons le dire, n’a pas été prise d’un accord unanime. La Commission entière a reconnu que l’organisation actuelle des services civils en Afrique était défectueuse. Mais quelques membres ont pensé qu’il suffisait d’exprimer le désir de voir cette organisation modifiée, sans indiquer l’époque précise à laquelle les changements devaient avoir lieu. Faire plus était tout à la fois dangereux et inutile. La majorité n’a point été de cet avis, et elle persiste à proposer— à votre adoption l’article additionnel que nous venons de faire connaître.
Quels sont les changements à faire ? La Commission, messieurs, n’a pas à s’expliquer ici dans le détail. Elle ne peut que signaler d’une manière générale dans quel esprit il lui paraît bon qu’on agisse, ou plutôt, elle l’a déjà indiqué en montrant les vices de l’état actuel. Il lui suffit en ce moment de se résumer. Restreindre à Paris la centralisation dans des limites plus étroites, de telle sorte que si tout le gouvernement des affaires d’Afrique reste en France, une partie de l’administration soit en Afrique même.
En Algérie, décharger les principaux pouvoirs d’une partie de leurs attributions, en restituant celles-ci aux autorités municipales. A Alger, simplifier les rouages de l’administration centrale, y introduire la subordination et l’unité.
Créer cette même unité dans les provinces, y remettre à l’autorité locale la décision de toutes les affaires secondaires, ou lui permettre de les traiter directement avec Paris.
Soumettre partout les autorités administratives à la direction, ou tout au moins à la surveillance et au contrôle du pouvoir politique. Tel est, messieurs, le sens général qu’il nous paraîtrait sage de donner à la réforme.
Le pouvoir qui dirige les affaires en Afrique étant ainsi devenu un, moins dépendant quant au détail, plus agile et plus fort, il paraîtrait nécessaire à la majorité de la Commission de lui poser quelques limites nouvelles, et de donner aux citoyens des garanties plus grandes que celles qu’ils possèdent déjà. Le premier besoin que l’on ressente, quand on vient se fixer dans un pays nouveau, est de savoir précisément quelle est la législation qui y règne, et de pouvoir compter sur sa stabilité. Or, nous ne croyons pas qu’il y ait aujourd’hui personne qui puisse dire avec une complèle exactitude, et avec une certitude absolue, quelles sont les lois françaises qui s’appliquent en Algérie et quelles sont celles qui ne s’y appliquent pas. Les fonctionnaires n’en savent pas beaucoup plus sur ce point que les administrés, les tribunaux que les justiciables. Chacun va souvent au hasard et au jour le jour. La Commission pense qu’il est nécessaire de déterminer enfin officiellement et exactement quelle est la partie de la législation algérienne qui est exceptionnelle, et quelle autre n’est que le droit commun de France.
Déjà, dans quelques matières spéciales, des ordonnances du roi ont fait connaître avec précision en quoi l’on s’écartait de la législation de France. Ce qui a été ainsi réglé pour quelques parties de la législation devrait l’être pour toutes. Nous pensons même que, pour les matières de première importance, on devrait faire en Algérie comme on fait dans les colonies, avoir recours à la loi elle-même. Jusqu’à quel point la législation qui régit les Européens en Afrique peut-elle dès à présent ressembler à celle de France ? Cela dépend beaucoup des circonstances, des matières et des lieux. Nous ne prétendons pas résoudre dans le détail une question si complexe. Ce n’est ni le moment, ni la place. Aujourd’hui, il suffit de bien montrer l’objet final qu’on doit avoir en vue. Nous ne devons pas nous proposer en Algérie la création d’une colonie proprement dite, mais l’extension de la France elle-même au delà de la Méditerranée. Il ne s’agit pas de donner naissance à un peuple nouveau ayant ses lois, ses usages, ses intérêts, et tôt ou tard sa nationalité à part, mais d’implanter en Afrique une population semblable en tout à nous-mêmes. Si ce but ne peut pas être atteint immédiatement, c’est du moins le seul vers lequel il faut constamment et activement tendre.
On peut déjà s’en rapprocher sur quelques points. Aujourd’hui, la liberté des citoyens peut encore être menacée en Algérie de deux manières : par les vices de l’organisation judiciaire, et par l’arbitraire du pouvoir politique. La Chambre sait que la justice n’est point constituée en Afrique comme en France. Non-seulement le juge y est amovible, mais il y reste privé de la plupart des droits que l’on considère en France connue la meilleure sauvegarde de la liberté, de l’honneur et de la vie des citoyens. Le ministère public au contraire y est pourvu d’immenses privilèges qu’il n’a jamais possédés parmi nous. C’est lui qui, par l’effet de sa seule volonté, arrête, incarcère, prévient, relâche, détient les accusés. Il est le chef unique et tout-puissant de la justice. Seul, il propose l’avancement des magistrats ; seul, il a droit de les déférer au ministre de la guerre, qui peut les censurer, les réprimander et les suspendre.
Si le temps n’est pas venir de rendre en Afrique le juge inamovible, du moins peut-on dire dès à présent qu’aucun besoin social ne justifie suffisamment, par sa spécialité et son urgence, la position exceptionnelle et les pouvoirs exorbitants qu’on a donnés au ministère public. Nous croyons savoir que plusieurs des hommes éminents qui, à différents degrés, ont représenté ou représentent encore cette magistrature en Afrique, sont eux-mêmes de cette opinion.
La majorité de la Commission considère également comme étant à la fois très-alarmant et peu efficace le privilège accordé au gouverneur général d’expulser arbitrairement de l’Algérie les hommes qu’il jugerait dangereux d’y conserver. Nous devons dire toutefois que, sur ce point, les avis ont été partagés. Plusieurs membres ont pensé qu’il n’y avait pas de raisons suffisantes pour retirer au gouverneur général un pouvoir dont on n’avait pas abusé jusqu’à présent, et que, dans l’état précaire d’un pays conquis, il était très-nécessaire de le lui conserver. Ces mêmes membres ont fait observer qu’un pouvoir semblable était exercé par les gouverneurs de toutes nos colonies ; ils ont fait remarquer enfin que son exercice en Algérie n’était point entièrement arbitraire, le gouverneur général ne pouvant agir en cette matière qu’après avoir pris l’avis du conseil supérieur, avis qu’il n’est pas, il vrai, obligé de suivre. La majorité de la Commission, sans dire qu’on eût fait abus du pouvoir d’expulsion que possède le gouverneur général, a persisté à croire qu’un tel pouvoir ne devait pas être laissé dans ses mains sans prendre contre l’abus qu’on en pourrait faire des garanties beaucoup plus sérieuses que celles qui existent aujourd’hui. Il ne lui a pas paru que la population civile de l’Algérie, resserrée comme elle l’est entre les indigènes et la mer, détendue, mais en même temps dominée par une armée aussi nombreuse qu’elle-même, pût faire craindre en aucun cas une résistance sérieuse à l’administration qui la dirige ; elle a pensé que c’était s’exagérer singulièrement l’importance que pouvait avoir un citoyen dans notre établissement d’Afrique, que d’armer contre lui le gouvernement d’un droit aussi exceptionnel et aussi rigoureux. Notre péril en Afrique ne naît pas des complots ou de la turbulence d’une population européenne, mais de son absence. Songeons d’abord à attirer et à retenir les Français, nous nous occuperons plus tard à les réprimer. Or, si l’on veut qu’ils viennent et qu’ils restent, il ne faut pas laisser croire à chacun d’eux que sa personne, sa fortune et sa famille sont sans cesse à la merci des volontés d’un seul homme.
Votre Commission croit également qu’il est nécessaire de donner à la propriété des garanties plus complètes que celles dont elle a joui jusqu’à présent.
La propriété territoriale des Européens en Afrique a deux origines : les uns ont acquis la terre des indigènes, les autres l’ont achetée ou reçue de l’État. Dans les pays barbares ou à demi civilisés, tout titre qui ne vient pas originairement de l’État ne donne qu’une assiette mobile à la propriété. Les nations européennes qui ont laissé dans leurs colonies la propriété s’asseoir sur des titres indigènes se sont bientôt jetées dans des embarras inextricables. C’est ce qui est arrivé dernièrement aux Anglais dans la Nouvelle-Zélande, c’est ce qui nous arrive à nous-mêmes en Afrique. Tout le monde sait que les environs d’Alger et de Bone ont été achetés à des indigènes dans les premières années qui ont suivi la conquête, et alors même qu’ils ne pouvaient être parcourus. Il en est résulté que la propriété y est restée confuse et improductive ; confuse, parce que le même champ a été vendu à plusieurs Européens à la fois par des vendeurs dont le droit était nul ou douteux, et qui d’ailleurs n’indiquaient jamais de limites ; improductive, parce qu’elle était confuse, et aussi parce qu’ayant été acquise à vil prix et sans condition, ses possesseurs ont trouvé en général préférable d’attendre la plus-value en laissant leurs terres incultes, que d’en tirer parti en les cultivant. C’est pour porter remède à ce mal, limité dans son étendue[10] mais très-profond, que diverses mesures ont été prises depuis trois ans.
L’ordonnance du 1er octobre 1841, celle du 21 juillet 1846, et enfin trois règlements ministériels de la même année, ont eu ce but. L’intention de la Commission n’est point d’analyser ces différents actes devant la Chambre ; elle se bornera à faire une seule remarque. Il pouvait être utile et même nécessaire de rétablir d’un seul coup, et par une procédure extraordinaire, la propriété sur une base solide, et de lui donner des limites certaines. Mais il est très-regrettable qu’on ait été obligé de remanier à tant de reprises une législation si exceptionnelle et si délicate. Quand on a vu une première ordonnance royale rendue de l’avis du Conseil d’État, ordonnance d’après laquelle les questions de propriété étaient renvoyées devant les tribunaux, bientôt suivie d’une autre ordonnance qui livrait le jugement de ces questions à un corps administratif, puis plusieurs règlements ministériels modifiant, sous forme d’interprétation, les ordonnances, on s’est, avec assez juste raison, inquiété. Toucher de cette manière à l’existence d’un genre particulier de propriétés, c’était ébranler tous les autres, et faire croire qu’en Algérie on ne possédait rien qui ne fût livré à l’arbitraire des ordonnances du roi ou à la mobilité bien plus redoutable des arrêtés ministériels.
Les premières opérations qui ont eu lieu en vertu de ces ordonnances et de ces règlements ont du reste montré, nous devons le dire, dans une effrayante étendue, le mal qu’il s’agissait de guérir, Il résulte des chiffres communiqués à la Commission par M. le ministre de la guerre que les terres réclamées excèdent déjà d’un tiers l’entière superficie des terres existantes ; et s’il faut tirer du début de la procédure un indice sur ce qui doit suivre, les dix onzièmes de ces propriétés seraient déjà réclamés par deux propriétaires à la fois.
Tout ceci ne fût pas arrivé, si l’Etat avait commencé par acquérir les terres comme il l’a fait ailleurs, et les eût ensuite données ou vendues aux Européens. Votre Commission pense qu’il est très-nécessaire que les choses se passent désormais ainsi. L’intérêt des deux races le réclame. Ce n’est que de cette manière qu’on peut arriver à maintenir l’ancienne propriété indigène et à asseoir la nouvelle propriété européenne.
La propriété bien établie sur un titre donné originairement par l’État, il faut qu’on ne craigne pas de la voir reprise. Aujourd’hui la concession est faite par ordonnance royale, et elle peut être retirée par arrêté ministériel, sauf recours au roi dans son conseil. Il est à désirer que l’acte qui ôte la concession soit accompagné de la même solennité et environné des mêmes précautions que celui qui l’accorde.
La Chambre sait quel abus déplorable il a été fait, dans d’autres temps, de l’expropriation pour cause d’utilité publique, et comment le droit même de propriété s’en était trouvé connue obscurci et ébranlé. L’ordonnance du 1° octobre 1844 a mis fin à ces désordres, mais elle ne statue que pour les territoires civils. Dans tout le reste de l'Algérie, le système antérieur à l’ordonnance de 1844 est eu vigueur : l’expropriation est décidée par le gouverneur général ; elle a lieu pour toute cause ; la prise de possession est immédiate ; l'indemnité fixée par le conseil d’administration et payée en rente ne vient que plus tard. Or, en dehors des territoires civils, une foule d’Européens sont appelés chaque jour à devenir propriétaires. Il n’est ni juste ni sage de refuser à leurs propriétés la garantie qu’on accorde à celles des autres.
Nous avons dit qu’il était très-nécessaire, dans l’intérêt même de l’administration, et pour faciliter la liberté de ses mouvements, de créer des municipalités en Algérie. Une telle création n’importe pas moins à l’intérêt des citoyens qu’au bon ordre administratif. Un pays où les traces même de la commune n’existent pas, oià les habitants d’une ville sont privés non-seulement du droit d’administrer leurs affaires, mais de l’avantage de les voir gérer sous leurs yeux, cela, messieurs, est entièrement nouveau dans le monde. Rien de semblable ne s’était jamais vu, surtout à l’origine des sociétés coloniales. Quand la cité vient de naître, ses besoins sont si nombreux, si variés, si changeants, si particuliers, que le pouvoir local seul peut les connaître à temps, en comprendre l’étendue et les satisfaire. Les institutions municipales sont non-seulement utiles alors, mais absolument nécessaires ; à ce point qu’on a vu des colonies s’établir presque sans lois, sans liberté polilique, et pour ainsi dire sans gouvernement, mais qu’on ne pourrait en citer, dans toute l’histoire du monde, une seule qui ait été privée de la vie municipale.
On ne saurait se figurer la perte de temps et d’argent, les souffrances sociales, les misères individuelles qu’a produites en Afrique l'absence du pouvoir municipal. La commune n’étant représentée particulièrement par personne, n’ayant pas un ordonnateur unique pour ses dépenses, étant souvent placée loin du pouvoir qui la dirige, n’obtient presque jamais à propos ou d’une manière suffisante les fonds nécessaires à ses besoins.
La Commission est instruite que le gouvernement s’occupe en ce moment d’instituer le pouvoir municipal en Afrique ; elle l’en félicite. L’œuvre est pressante ; on peut prévoir qu’elle sera difficile. L’état de choses actuel, tout vicieux qu’il est, a déjà créé des habitudes et des préjugés difficiles à vaincre. Sa destruction ne peut manquer d’ailleurs de diminuer les attributions de plusieurs des pouvoirs existants, de leur ôler le maniement d’une partie des deniers publics, et de les faire déchoir à leurs propres yeux. On cherchera donc, soit directement, soit indirectement, à s’y opposer. Nous espérons que le gouvernement aura l’énergie nécessaire pour surmonter de telles résistances.
L’ordonnance du 15 avril 1845, dans son article 104, a voulu que plusieurs Européens fissent partie des Commissions consultatives d’arrondissement, concurremment avec les chefs de service ; c’était introduire dans l’administration du pays le principe de l’intervention indirecte des citoyens. Il est à désirer, messieurs, que ce germe se développe, et que les intérêts et les idées de la population européenne trouvent près des autorités locales, non-seulement un accès facile, mais des organes habituels et officiels. Sans donner à la presse une liberté illimitée, il serait sage de la renfermer dans des limites moins étroites que celles entre lesquelles elle se meut aujourd’hui. A la censure qui la supprime, il conviendrait de substituer une ordonnance qui la réglementât. Qu’on lui interdise de traiter certains sujets dangereux pour notre domination en Afrique, cela est possible et même nécessaire. Notre législation française, elle-même, contient des restrictions analogues ; mais qu’on lui livre la libre discussion du reste.
Quelques membres ont dit qu’il était impossible de trouver pour la presse un état intermédiaire entre l’indépendance entière et l’asservissement complet ; que toute mesure préventive détruirait radicalement la liberté, et ne laisserait à l’écrivain aucune garantie ; qu’ainsi, entre une législation purement répressive et la censure, on ne trouverait jamais rien. La majorité de votre Commission n’a pas été de cet avis. Elle ne croit pas le problème aussi insoluble qu’on vient de le dire, elle pense que sa solution doit être cherchée, et qu’il importe beaucoup de la trouver. Cela importe à la fois au gouvernement et aux citoyens. Tant que la presse d’Afrique sera sous le régime de la censure, l’administration locale de l’Algérie sera responsable de tout ce qui s’imprime dans les journaux qu’elle autorise, y fût-elle étrangère ; et nous serons exposés à voir le scandale d’une presse officielle blâmant et quelquefois insultant les grands pouvoirs de l’État.
Sans doute l’administration qui dirige les affaires en Afrique doit être armée de grands pouvoirs ; il faut qu’elle puisse se mouvoir avec agilité et vigueur ; mais il faut en même temps que le pays soit toujours à même de savoir ce qu’elle fait. Des fonctionnaires munis de si grandes prérogatives, placés si loin de l’œil du public, agissant d’après des règles si exceptionnelles et si peu connues, doivent être journellement surveillés et contenus. Les désordres qui ont plusieurs fois éclaté dans l’administration civile d’Afrique n’indiquent-ils pas assez combien il est nécessaire d’entourer de la publicité la plus grande et la plus constante tout ce qui se passe dans son sein ?
Après nous être occupés de la condition des Français en Algérie, il convient de dire un mot de celle des étrangers. Les étrangers qui habitent aujourd’hui le territoire de l’ancienne régence y sont soumis à quelques-unes des charges dont, en France, on les dispense, telles que le service de la milice, par exemple ; mais ils ne possèdent pas légalement plus de droits. Cet état de choses est tout à la fois gênant pour eux, fâcheux et même dangereux pour nous. La plupart des étrangers qui viennent en Algérie ne s’y rendent pas, comme en France, pour y faire un court séjour. Ils désirent s’y fixer. Sur ce point, leur volonté et notre intérêt sont d’accord.
Les y retenir longtemps dans la situation exceptionnelle et dure où les ont placés nos lois, les priver, s’ils n’ont pas obtenu du roi l’autorisation d’y établir leur domicile, de la jouissance des droits civils ; les soumettre à la rigueur des dispositions du Code de procédure ; leur fermer enfin, jusqu’à ce qu’ils aient été naturalisés, comme le veut la constitution de l’an VIII, l’entrée de toutes les carrières, et leur défendre l’exercice de toutes les fonctions publiques quelconques ; c’est leur imposer une condition intolérable, les rendre mobiles et inquiets, et aller contre le but qu’on se propose. On ne saurait non plus, sans jeter une profonde perturbation dans l’administration de la justice, laisser subsister l’état de choses actuel. En Algérie comme en France, les procès qui naissent entre les étrangers sur la plupart des plus importantes questions, notamment sur les questions d’État, sont de la compétence des consuls. Ils n’arrivent point devant nos tribunaux, ou du moins ils ne sont portés à leur connaissance que par le libre choix des plaideurs. Cela n’a pas d’inconvénient en France, parce que les étrangers sont en petit nombre, comparés au reste de la population, et conséquemment que les procès qui s’élèvent entre eux sont rares. Mais en Afrique, où le nombre des étrangers égale, s’il ne surpasse pas, celui des Français, ces sortes de litiges sont si fréquents, que la juridiction de nos propres tribunaux perd son caractère, et devient pour ainsi dire la juridiction exceptionnelle.
Nous savons que le gouvernement s’occupe de cette question. Nous insistons vivement pour qu’elle soit bientôt résolue. Dans tout ce qui précède, nous venons d’indiquer d’une façon succincte et générale de quelle manière il nous semblait utile de gouverner et d’administrer l’Algérie. Nous n’avons rien dit encore de la première de toutes les conditions de succès, de celle qui les renferme et les résume toutes ; celle-là ne se rencontre pas en Afrique, mais en France même. Jusqu’à présent, l’affaire de l’Afrique n’a pas pris, dans l’attention des Chambres et surtout dans les conseils du gouvernement, le rang que son importance lui assigne. Nous croyons qu’il peut être permis de l’affirmer, sans que personne en particulier ait le droit de se plaindre. La domination paisible et la colonisation rapide de l’Algérie sont assurément les deux plus grands intérêts que la France ait aujourd’hui dans le monde ; ils sont grands en eux-mêmes et par le rapport direct et nécessaire qu’ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe, l’ordre de nos finances, la vie d’une partie de nos concitoyens, notre honneur national, sont ici engagés de la manière la plus formidable. On n’a pas vu cependant jusqu’ici que les grands pouvoirs de l’État se livrassent à l’étude de cette immense question avec une préoccupation constante, ni qu’aucun d’eux en parût visiblement et directement responsable devant le pays. Nul n’a semblé apporter, dans la conduite des affaires d’Afrique, cette sollicitude ardente, prévoyante et soutenue, qu’un gouvernement accorde d’ordinaire aux principaux intérêts du pays ou au soin de sa propre existence. Rien n’y a révélé jusqu’à présent une pensée unique et puissante, un plan arrêté et suivi. La volonté éclairée et énergique qui dirige toujours et contraint quelquefois les pouvoirs secondaires ne s’y est pas rencontrée.
La Commission, messieurs, eût cru manquer à son premier devoir envers vous et envers elle-même, si elle vous avait caché sur ce point sa pensée. Elle l’exprime en ce moment avec mesure, mais elle n’hésite pas à l’exprimer.
Elle croit qu’il fallait que ce qu’elle vient de dire fût dit, et elle le dit sans préoccupation de personnes ni de parti, par le simple et pur amour du hien public.
Tant que les choses se passeront ainsi, les améliorations de détails, les réformes administratives, les changements d’hommes, resteront, croyez-le, inefficaces. Les avis les plus salutaires seront perdus, les meilleures intentions deviendront stériles. Tout sera, au contraire, possible et presque facile, le jour où le gouvernement et les Chambres, prenant enfin en main la direction de cette grande affaire, la conduiront avec la résolution, l’attention et la suite qu’elle réclame.
La Commission, avant de passer à la discussion des différents. crédits qui vous sont demandés, croit devoir vous entretenir d’un grave incident qui a eu lieu dans son sein. La Commission n’était réunie que depuis peu de temps, lorsqu’elle fut instruite qu’on préparait en Afrique une expédition ayant pour but d’entrer dans la Kabylie. Un pareil événement ne pouvait manquer de la surprendre et la préoccuper vivement ; car il était de nature à apporter des modifications profondes dans la situation des choses en Afrique ; il pouvait influer puissamment sur l'effectif, et par l’effectif, sur tous les crédits dont vous lui aviez remis l’examen.
La totalité de ses membres accueillit ces bruits avec regret, et tous semblèrent partager le désir que l’expédition n’eût pas lieu. Pour éclaircir ses doutes, la Commission pria M. le ministre de la guerre de se rendre dans son sein. Elle lui demanda si la nouvelle qui se répandait était fondée. M. le ministre de la guerre reconnut qu’en effet une expédition se préparait ; qu’elle devait se diriger d’Alger et de Sétif sur Bougie dans les premiers jours de mai ; mais il ajouta qu’elle n’aurait qu’un caractère pacifique. Quand la Commission, à l’appui de ses paroles, une lettre de M. le maréchal Bugeaud, qui, tout en donnant les mêmes assurances, semblait regretter qu’on ne dût pas combattre, la soumission des indigènes n’étant jamais certaine jusqu’à ce que, suivant leur expression, la poudre eût parlé.
La mesure, étant ainsi officiellement annoncée, devint l’objet d’un débat dans le sein de la Commission. Quelques membres se montrèrent satisfaits des explications que M. le ministre avait données ; la grande majorité persista à penser que l’expédition était regrettable, et qu’il était très à désirer que le gouvernement consentît à l’empêcher. Il parut même convenable de formuler, pour être plus tard reproduite dans le rapport, l’opinion de la Commission. On déclara que la majorité de ses membres trouvait l’expédition impolitique, dangereuse, et la croyait de nature à rendre nécessaire un accroissement d’effectif. Cette délibération, combattue comme trop absolue dans les idées et trop vive dans l’expression, par quelques uns même de ceux qui blâmaient l’entreprise, fut inscrite au procès verbal
La ferait-on connaître au gouvernement ? La majorité des membres de la Commission le crut indispensable et urgent. Mais par quel moyen ?
Les uns pensèrent qu’il fallait prier M. le ministre de la guerre de se rendre de nouveau près de la Commission, et là lui communiquer de vive voix les impressions que sa première entrevue avait laissées. D’autres dirent qu’il était plus convenable et plus conforme aux égards que la Commission devait aux ministres du roi, que ce fût M. le président lui-même qui se rendît chez le ministre, lui portât l’expression de l’opinion de la Commission, et lui exposât les motifs sur lesquels cette opinion était fondée. Ce mode fut attaqué par plusieurs membres de la minorité, qui déclarèrent qu’une pareille forme ferait ressembler l’avis de la majorité à une injonction, et pourrait faire accuser la majorité d’avoir voulu porter atteinte à la prérogative de la Couronne. La majorité répondit que sa démarche ne pouvait sérieusement rien faire supposer de semblable ; qu’elle ne voulait qu’exprimer au gouvernement une opinion qu’il devait désirer lui-même fonnaître ; qu’en chargeant son président délaisser dans les mains de M. le ministre de la guerre une copie certifiée de son procès-verbal, elle n’entendait faire autre chose que de donner à sa pensée un caractère précis et certain qui permît au gouvernement d’en bien apprécier le sens.
En vertu de cette délibération, M. le président se rendit auprès de M. le ministre de la guerre, lui fit connaître les opinions de la Commission, et laissa la copie du procès-verbal qui les constatait.
La Commission reçut le 11 avril, de M. le ministre de la guerre, une lettre par laquelle le gouvernement du roi, après avoir exprimé la surprise qu’il avait éprouvée en voyant la Commission prendre une délibération sur une question qui rentre exclusivement dans les attributions de la prérogative royale refusait de recevoir la communication qui lui était faite.
Voilà les faits, messieurs ; la Chambre comprend qu’ils sont très, graves.
La majorité de la Commission a-t-elle eu tort ou raison de penser que l’expédition de la Kabylie était dangereuse et impolitique ? A-t-elle, comme l’en accuse clairement le gouvernement, outrepassé ses pouvoirs et ceux de la Chambre, en exprimant son opinion à cet égard à M. le ministre de la guerre ? C’est ce que nous allons examiner.
La question de la Kabylie n’est pas nouvelle, messieurs ; il n’y en a guère qui ait été déjà plus souvent examinée par le gouvernement et les Chambres. Non-seulement elle avait été souvent l’objet d’un examen, mais elle avait toujours reçu jusqu’ici la même solution de la part des grands pouvoirs de l’État. Toutes les Commissions qui se sont occupées des affaires d’Afrique depuis plusieurs années, la Commission de 1844, celle de 1845, celle de 1846, ont exprimé, avec une énergie croissante, cette idée qu’une expédition ne devait pas être faite dans la Kabylie. Le gouvernement n’a pas été moins explicite. À plusieurs reprises, M. le maréchal Soult a exprimé devant la Chambre la même opinion. Cette opinion a été professée, il y a peu de temps encore, par M. le ministre de la guerre. Il en a fourni lui-même la preuve à la Commission, en faisant passer sous ses yeux quelques parties de sa correspondance avec M. le gouverneur général.
Maintenant, s’agit-il bien aujourd’hui de la même expédition de la Kabylie dont il a été question jusqu’ici, ou d’une entreprise ayant un autre caractère ? On a parlé d’une promenade militaire, d’une exploration pacifique. Messieurs, traitons sérieusement les choses sérieuses. Qu’on dise, ce l’on veut, qu’aujourd’hui l’expédition de la Kabylie s’opère dans des circonstances plus favorables que celles qu’elle eût précédemment rencontrées ; cela se peut. Mais qu’on ne cherche pas à lui donner une physionomie nouvelle, sous laquelle ceux même qui l’ont conçue et qui l’exécutent ne l’envisagent point.
Le Moniteur algérien du 10 mai constate qu’on s’est étrangement trompé en France, si l’on a cru que toute la Kabylie avait fait sa soumission. Il y a encore trente à quarante lieues de Kabylie sur une largeur de vingt-cinq lieues qui, sauf les trois tribus voisines de Bougie, ne renferment que des populations insoumises.
Le même jour, M. le gouverneur général annonce à celles-ci, dans une proclamation, que l’armée va entrer sur leur territoire pour en chasser les aventuriers qui y prêchent la guerre contre la France. Il leur déclare qu’il n’a point le désir de combattre et de dévaster les propriétés, mais que, s’il est parmi eux des hommes qui veulent la guerre, ils le trouveront prêt à l’accepter. N’équivoquons donc point, messieurs. Soumettre la Kabylie par les armes de même qu’on a déjà soumis le reste du pays, voilà, aujourd’hui comme précédemment, le but qu’on se propose. Dix mille hommes d’excellentes troupes, divisés en deux corps d’armée, marchent en ce moment contre les Kabyles. Quoique ceux-ci soient très-énergiques, et qu’ils soient retranchés dans des montagnes d’un accès difficile, ils plieront devant nos armes, cela est très-certain. Nous connaissons trop bien aujourd’hui les indigènes de l’Algérie et leur manière de combattre, pour pouvoir en douter. Il est possible et même probable que la prépondérance de nos forces rende la résistance peu prolongée, ou peut-être qu’elle la prévienne. Ce n’est pas là que sont les inconvénients et les périls de l’entreprise.
Qu’allons-nous faire en Kabylie ? S’agit-il d’acquérir un pays où l’agriculture et l’industrie européenne puissent s’établir ? Mais la population y est aussi dense que dans plusieurs de nos départements. La propriété y est divisée et possédée comme en Europe. Le champ de la colonisation n’est donc pas là.
Si nous ne pouvons pas aller utilement sur le territoire des Kabyles, avons-nous du moins à craindre qu’ils ne viennent nous inquiéter sur le nôtre ? M. le maréchal Bugeaud le disait lui-même à la Chambre : Les populations de la Kabylie ne sont ni envahissantes, ni hostiles ; elles se défendent vigoureusement quand on va chez elles, mais elles n’attaquent pas.
Leur soumission complète, il est vrai, la conquête de l’ancienne régence. Mais qui pressait de la compléter ? Notre bonne fortune avait voulu que nous rencontrassions en Algérie cette facilité singulière et que peu de conquérants ont trouvée : d’un pays divisé en deux zones entièrement distinctes, et partagé entre deux faces si complètement différentes, qu’on pouvait prendre chacune d’elles à part, la vaincre à loisir et la soumettre isolément. Est-il sage de négliger un si heureux hasard ?
Nous allons vaincre les Kabyles ; mais comment les gouvernerons-nous après les avoir vaincus ?
La Chambre sait que la tribu kabyle ne ressemble en rien à la tribu arabe ; chez l’Arabe, la constitution de la société est aussi aristocratique qu’on puisse la concevoir ; en dominant l’aristocratie, on tient donc tout le reste. Chez le Kabyle, la forme de la propriété et l’organisation du gouvernement sont aussi démocratiques qu’on puisse l’imaginer ; dans la Kabylie, les tribus sont petites, remuantes, moins fanatiques que les tribus arabes, mais bien plus amoureuses de leur indépendance qu’elles n’ont jamais livrée à personne. Chez elle, chaque homme se mêle des affaires publiques ; l’autorité qui la dirige est faible, l’élection y fait sans cesse passer le pouvoir de main en main. Si on voulait chercher un point de comparaison en Europe, on dirait que les habitants de la Kabylie ressemblent aux Suisses des petits cantons dans le moyen âge. Croit-on que d’ici à longtemps une telle population restera tranquille sous notre empire, qu’elle nous obéira sans être surveillée et comprimée par des établissements militaires Ibndés fondés dans son sein ; qu’elle acceptera avec docilité les chefs que nous allons entreprendre de lui donner, et que si elle les repousse, nous ne serons pas forcés de venir plusieurs fois, les armes à la main, les rétablir ou les défendre ? Forcés d’administrer des peuplades qui sont divisées par des inimitiés séculaires, pourrons-nous prendre en main les intérêts des unes, sans nous attirer l’hostilité des autres ? Si nos amis et les dissidents, comme le dit la proclamation de M. le maréchal, se font entre eux la guerre, ne serons-nous pas forcés à intervenir de nouveau ? La mesure qu’on prend aujourd’hui n’est donc que le commencement d’une grande série de mesures qu’il va falloir prendre ; c’est évidemment le premier pas dans une longue route qu’il faudra de toute nécessité maintenant parcourir, et au bout de laquelle, messieurs, se trouve non un échec à nos armes, mais un accroissement inévitable de nos embarras en Afrique, de notre armée et de nos dépenses.
La Commission des crédits extraordinaires disait l’an dernier : nous croyons que des relations pacifiques sont le meilleur, et peut-être le plus prompt moyen d’assurer la soumission des Kabyles. Jamais prévision des Chambres ne s’était mieux et plus rapidement réalisée : déjà un grand nombre de tribus kabyles, attirées par notre industrie, entraient d’elles-mêmes en relations avec nous et s’offraient de reconnaître notre suprématie. Ce mouvement pacifique agitait celles même qui n’y cédaient point encore. N’était-il pas permis de croire, messieurs, qu’au moment où la paix réussissait si bien, on ne prendrait pas les armes ? Vous ne trouverez donc rien d’étrange à ce que votre Commission se soit émue comme vous-mêmes, en apprenant l’expédition qu’on exécute.
Maintenant, lu majorité de la Commission a-t-elle eu tort de manifester au gouvernement les impressions que cette nouvelle inattendue faisait naître dans son sein ? A-t-elle mérité qu’on refusât même de l’entendre, en lui disant qu’elle outre-passait les pouvoirs de la Chambre et qu’elle entreprenait sur les droits de la couronne ?
La Chambre comprendra que de tels reproches aient été vivement
ressentis et ne puissent rester sans réponse.
Comment ! messieurs, le gouvernement a saisi la Chambre de
toutes les questions d’Afrique, en lui présentant les lois de crédits
nécessaires aux différents services ; à son tour, la Chambre nous a
chargés d’examiner la situation des affaires en Algérie, et de lui proposer le vote des crédits que nous croirons utiles ; survient, non
point un détail d’opérations militaires, mais un grand fait, un fait
entièrement nouveau et inattendu, qui doit bientôt changer la face
des affaires ; l’effectif qu’on nous demande de fixer peut en être modifié ;
ces crédits, qu’on soumet à notre examen, en deviendront
sans doute insuffisants ; et la Commission aura outre-passé ses pouvoirs
en faisant connaître au gouvernement que telles étaient à ses
yeux les conséquences inévitables de la résolution qu’il allait prendre !
En vérité, cela peut bien se dire, mais ne saurait se comprendre.
Ce que la Commission a fait ici, deux Commissions de la
Chambre l’avaient fait avant elle. Si celles-ci avaient agi inconstitutionnellement,
pourquoi le cabinet les a-t-elles écoutées ? Si elles étaient
restées dans les limites de la constitution, pourquoi ce même cabinet
refuse-t-il de nous entendre, et nous adresse-t-il un reproche qu’il ne
leur a pas adressé ? Quant à la raison tirée de la forme que la majorité
de la Commission aurait donnée à sa communication, la
Chambre nous permettra de ne pas tenir cette raison pour sérieuse.
Ce qui a été fait dans cette circonstance a été fait dans mille autres.
Tous les jours les Commissions, et surtout les Commissions de finances,
mettent par écrit les observations et les avis qu’elles croient
devoir soumettre au gouvernement, et placent sous ses yeux une
rédaction qui précise leur pensée.
La Charte donne au roi, dit-on, la libre disposition des forces de terre et de mer. Qui le nie ? Avons-nous prétendu contester au roi l’usage de cette prérogative, ou en gêner en quoi que ce soit l’exercice ? empêchions-nous le gouvernement de permettre l’expédition parce que nous l’avertissions qu’elle nous paraissait, comme elle nous paraît encore, impolitique et dangereuse ? Le gouvernement restait assurément libre de l’entreprendre. Nous ne voulions qu’une chose, dégager notre responsabilité, la vôtre, messieurs, et remplir notre devoir.
La majorité de la Commission persiste à croire qu’elle aurait manqué à ses obligations les plus claires et les plus pressantes, si elle eût agi autrement qu’elle n’a fait. Elle continue à penser que les raisons qu’elle a données pour éclairer à temps le gouvernement sur les résultats politiques et financiers de l’expédition qui allait se faire étaient puissantes, et qu’il était plus facile de refuser de les entendre que d’y répondre d’une manière convaincante. î
SOLDE ET ENTRETIEN DES TROUPES, 14, 950, 350 FR C’est surtout en matière d’effectif que les prévisions des Chambres sont sans cesse trompées, et que l’incertitude du chiffre réel est toujours très-grande. La Chambre se souvient comment, en 1846, elle a arrêté le chiffre de l’armée d’Afrique à 94,000 hommes, et comment le rapport des crédits de 1846 nous a fait connaître que, dans cette même année, le nombre des troupes existant en Afrique a été réellement de 101 ,779 hommes.
La Commission avait d’autant plus lieu de craindre qu’il en fût de même aujourd’hui, qu’elle ne trouvait aucune concordance entre le tableau de l’armée d’Afrique que M. le ministre de la guerre lui communiquait, et celui qui résultait, tout à la fois, du même tableau publié en Afrique par les soins de M. le gouverneur général, et du livret même d’emplacement qui avait été soumis à la Commission sur sa demande. Dans l’un il apparaissait que nous avions vingt-quatre régiments d’infanterie en Afrique, et dans les autres vingt-un seulement ; là on portait cinq régiments de cavalerie, et ici quatre seulement.
M. le ministre de la guerre, entendu sur ce point, a reconnu qu’il y avait en effet en Afrique trois régiments d’infanterie de moins et rm régiment de cavalerie de plus que ne semblait l’indiquer le tableau communiqué par lui. L’erreur provient de ce que, dans les bureaux du ministère de la guerre, on s’est basé sur un état de choses antérieur à la situation actuelle. M. le ministre de la guerre, interrogé dans le sein de la Commission à l’occasion de l’effectif, sur le fait de savoir si, malgré l’expédition de Kabylie, le chiffre de 94,000 hommes ne serait pas dépassé pour 1847, a déclaré positivement que non. Nous considérons cette affirmation comme très-importante, et nous croyons devoir en prendre acte. Il est arrivé quelquefois de laisser en Afrique les soldats d’un régiment dont on ramenait les cadres seulement en France. Votre Commission croit devoir se prononcer hautement contre cette mesure, qui, à ses yeux, tendrait à désorganiser notre armée, et à y détruire l’esprit de corps, si utile à conserver. La question de l’effectif a naturellement amené l’attention de votre Commission sur les différents emplois qu’on devait faire des troupes en Afrique.
La majorité de la Commission, sans vouloir poser une base absolue, adhère cependant fortement au principe qu’on ne doit employer les soldats qu’à des travaux, ayant un caractère militaire, tels que fortifications, retranchements, routes, hôpitaux, magasins, casernes. Une minorité de la Commission a été plus loin, et a demandé que l’interdiction d’occuper les troupes à d’autres choses qu’à des travaux militaires fût absolue et ne put souffrir, en aucun cas, d’exception.
Vivres. — L’effectif prévu au budget 1847 étant accru de 34,000 fr., il est naturel que les dépenses nécessaires aux vivres et au chauffage croissent dans une proportion analogue. La Commission n’a donc pas fait difficulté d’allouer le crédit de 3,894,066 fr. qui vous est demandé pour cet objet.
Mais elle a voulu se rendre un compte exact de la manière dont on s’était procuré les vivres nécessaires à l’alimentation de nos troupes. La Chambre comprend que cela importe beaucoup, non-seulement au bien-être de l’armée, mais au développement de la colonisation européenne en Afrique. Voici, sur ce point, les renseignements qui nous ont été fournis par M. le ministre de la guerre. Pour que le tableau soit complet, nous y ajouterons ce qui se rapporte à la nourriture des chevaux et autres animaux attachés au service de l’armée, anticipant ainsi quelque peu sur ce que nous aurons à dire au chapitre xv.
L’approvisionnement de l’armée se fait partie en Algérie, partie au dehors. En blé, l’Algérie n’a fourni qu’un peu plus du tiers de l’approvisionnement de l’armée[11] durant les années 1845, 44 et 45 ; en orge, la moitié ; en viande et en fourrage, la totalité.
Le blé a été payé moyennement dans le pays. | 15 | Fr. | 46,21 |
Celui qu’on a tiré de l’étranger | 18 | 10,94 | |
Il valait, à la même époque, en France | 25 | 03,17 | |
L’orge a été payée en Algérie | 9 | 36 » | |
A l’étranger | 12 | 95 » |
En 1846, la viande a manqué en partie ; il a fallu faire venir des bœufs d’Espagne.
Dans la même aimée, la récolte du foin ayant manqué, on a été obligé d’acheter au dehors 207, 300 quintaux de cette marchandise, pour lesquels on a dépensé 2, 694, 471 fr. Il y a du foin qui est ainsi revenu, prix d’achat et frais de transport compris, à 23 fr, 77 c. le quintal.
On s’est plaint souvent et très amèrement en Algérie de la manière dont l’Administration procède à l’approvisionnement de l’armée. Beaucoup de faits ont été cités, qui, tous, tendaient à prouver que l’Administration négligeait quelquefois les ressources du pays, ou ne consentait à les utiliser qu’en payant les denrées à vil prix, tandis qu’elle allait s’approvisionner chèrement ailleurs. Ces plaintes se sont surtout élevées à l’occasion des achats de fourrages. Plusieurs cultivatenrs d’Afriqne ont prétendu que le prix que l’Administration mettait à leurs fourrages annulait pour eux tout profit, La Commission n’a pas pu vérifier ce qu’il y a de vrai, de faux ou d’exagéré dans ces plaintes. Elle constate seulement qu’elles ont été très-nombreuses et très-vives, et qu’elles doivent fixer, à un haut point, l’attention de M. le ministre de la guerre. Ceci n’est point seulement une question de subsistances et de budget, mais de politique et de colonisation.
La France a un très-grand intérêt à ce que les Européens d’Afrique produisent bientôt en quantité suffisante, les denrées qui sont nécessaires à leur consommation et à celle de l’armée. Or, qu’on ne s’y trompe pas, le moyen le plus énergique et le plus efficace dont on puisse se servir pour atteindre ce résultat, c’est de faire que l’écoulement de leurs produits soit régulier et facile, et que le prix en soit suffisant. On doit le désirer également au point de vue de l’intérêt financier du pays ; car, lorsque le travail sera rémunérateur, les produits seront abondants, et, au bout d’un certain temps, leur abondance fera naturellement baisser leurs prix. Nous n’allons pas jusqu’à dire qu’il faille, dans la vue de donner
une prime à l’agriculture algérienne, acheter en Afrique les produits plus cher qu’on ne les payerait ailleurs ; nous croyons seulemeni qu’il serait peu politique et même peu économique de tendre à les y obtenir à vil prix, ou de faire subir aux producteurs des conditions difficiles à remplir. N’oublions pas que l’État est encore en Algérie dans une situation très-exceptionnelle. Principal et quelquefois unique consommateur, il domine les marchés et y fixe les prix. Que si, profitant de cette position particulière, il paralysait les productions en n’achetant les produits qu’au-dessous de leur valeur, ou en fixant des prix qui exclueraient la possibilité, ou même la probabilité d’un profit raisonnable, il ne nuirait pas seulement aux cultivateurs d’Afrique, il se nuirait à lui-même, et, pour faire un petit gain, il s’imposerait à la longue d’immenses dépenses. Nous devons, du reste, dire à la Chambre que M. le ministre de la guerre a paru aussi pénétré que nous-mêmes de ces vérités, et a exprimé la volonté d’en faire l’application continue.
Le gouvernement demande un crédit de 432,000 fr. pour maintenir à 200 hommes l’effectif des escadrons de spahis dans la province de Constantine. Votre Commission approuve cette dépense. Avant l'ordonnance du 21 juillet 1845, la province de Constantine possédait 8 escadrons de spahis, qui, à 200 hommes par escadron, donnaient 1,600 cavaliers. Si les 8 escadrons étaient réduits à 6, et l’effectif de chaque escadron à 150 chevaux, il en résulterait la nécessité de licencier 700 cavaliers. Il y aurait beaucoup d’ inconvénients à prendre une telle mesure.
La création des escadrons de spahis a eu dans toute l’Algérie cet avantage, d’attirer sous nos drapeaux et de retenir dans nos rangs les indigènes, qui, ayant le goût et l’habitude du service militaire, iraient probablement servir nos ennemis s’ils ne nous servaient pas nous-mêmes. Mais leur utilité dans la province de Constantine est plus directe encore et bien plus grande. Là, les escadrons de spahis ne sont pas formés d’aventuriers ; c’est l’aristocratie militaire du pays qui les compose. Dans la province de Constantine, les spahis ne
sont pas seulement un des éléments de la force matérielle, ils forment un grand moyen de gouvernement. Il serait bien imprudent de licencier une pareille troupe. Nous ajoutons qu’il faut bien prendre garde de dégoûter de notre service les hommes qui le composent. Une application trop habituelle, trop minutieuse, trop détaillée et trop stricte de notre discipline européenne, aurait vraisemblablement ce résultat. L'arabe des hautes classes ne pourrait pas supporter longtemps de telles gênes. Que voulons-nous en créant des corps indigènes ? Obtenir une force militaire, sans doute ; mais c’est là l’objet secondaire. Ce que nous voulons surtout, c’est attacher dans notre armée, à notre service, des hommes du pays, connaissant le pays et y exerçant de l’influence. Ne nous laissons pas éloigner de ce second but, qui est le principal, en voulant trop nous approcher du premier.
Le gouvernement demande qu’on lui alloue un crédit de 8, 100 fr. pour créer une justice de paix à Coléah. La Commission pense que la création est utile, et elle ne vous proposera pas de refuser le crédit. Toutefois, elle ne peut s’empêcher de remarquer qu’un pareil article aurait été mieux placé au budget que dans la loi des crédits extraordinaires. La ville de Coléah est occupée par les Européens depuis longtemps. Sa population européenne a peu varié depuis quelques années. Rien n’annonce que ses développements doivent être rapides. Le besoin qui se manifeste aujourd’hui n’a donc rien d’imprévu ni de particulièrement pressant, et la place du crédit en question devait évidemment se trouver au budget. Dans ce même chapitre XXXI , un crédit de 307,900 fr. vous est demandé pour accroître de 126 employés les services financiers, et pourvoir à leur installation.
La Commission a déjà eu l’occasion d’exprimer son opinion à ce sujet. Ce qui surabonde en Afrique, ce sont les administrations centrales ; ce qui manque plus ou moins partout, ce sont les agents d’exécution. La Commission ne propose donc pas à la Chambre de refuser le crédit, mais elle espère que le gouvernement ne se bornera pas à accroître le personnel des services, et qu’il sentira la nécessité urgente de les réorganiser.
25,000 fr. sont demandés à ce même chapitre pour développer le service de la conservation des forêts. Nous vous proposons d’accorder ce crédit. L’Algérie possède un grand nombre de forêts, dont plusieurs promettent des ressources très-précieuses. Il importe que ces forêts, celles surtout qui avoisinent les terrains métallurgiques, soient bientôt mises en état de pouvoir être aménagées, rien ne serait plus propre à amener une population européenne sur le sol de l’Afrique, que d’y faciliter l’exploitation sur place du minerai que certaines portions du sol algérien recèlent en abondance. Autour de l’usine s’établirait bientôt le village. Mais, pour prospérer, ces entreprises si utiles à l’avenir de la colonisation du pays ont besoin de trouver à leur portée le combustible qu’elles emploient. Ce combustible existe dans les forêts voisines des mines. Il est très à désirer qu’on puisse bientôt en tirer parti.
Un crédit de 200,000 fr. est demandé à la Chambre pour acheter l’établissement de villages à la Stidia et à Sainte-Léonie. 900 Allemands des deux sexes et de tout âge ont été transportés par les soins du gouvernement, aux mois de septembre et d’octobre 1846, sur la côte d’Afrique, et débarqués à Oran. Ces étrangers étaient affaiblis par la misère et la maladie. Ils arrivaient sans ressources ; un très-grand nombre avait déjà succombé dans la traversée, un plus grand nombre encore mourut peu après être arrivés. Il est vraisemblable qu’ils eussent presque tous péri, si on n’était venu à leur aide. Par les ordres de M. le gouverneur-général, ils furent conduits dans les environs de Mostaganem, sur les territoires de la Stidia et de Sainte-Léonie. Là on les nourrit, on leur bâtit des maisons, ou défricha et on sema leurs champs ; en un mot, on leur donna les moyens de vivre qu’ils n’avaient pas. Le crédit qu’on vous demande est destiné à continuer cette œuvre de charité publique, plus encore que de colonisation. Votre Commission ne vous propose pas de repousser un crédit qui a un pareil objet. Elle a approuvé qu’on fût venu au secours de cette malheureuse population, que nous ne pouvions laisser périr sur les rivages de l’Algérie, après l’y avoir conduite nous-mêmes. Mais elle s’est étonnée qu’on l’y eût conduite.
Interrogé sur ce point, M. le ministre de la guerre a répondu que les Allemands dont il est question avaient originairement l’intention de se rendre au Brésil. Arrivés à Dunkerque, ils manquaient de moyens de transports et de ressources pour s’en procurer, et ils devenaient un sujet d’embarras et d’inquiétude pour la ville. L’affaire fut soumise au conseil des ministres, qui décida que ces étrangers seraient immédiatement transportés en Algérie. est permis de regretter vivement, messieurs, que cette décision ait été prise ; elle n’était conforme ni à l’intérêt de la colonisation de l’Afrique, ni à celui du Trésor, ni même à l’intérêt bien entendu de l’humanité.
Nous vous proposons d’admettre le crédit de 1,800,000 fr. destiné à donner une impulsion plus grande aux travaux publics. Parmi ces travaux, nous croyons devoir signaler particulièrement à l’attention de la Chambre, ceux des routes ; il n’y en a pas, à nos yeux, qui concourent d’une manière plus efficace à l’établissement et au maintien de notre domination en Afrique, ni auxquels il soit sage d’attribuer des fonds plus considérables. A quelque point de vue qu’on se place, l’utilité des routes parait très-grande.
S’agit-il des intérêts du Trésor ? La création des principales routes, d’abord coûteuse, amènera bientôt une économie très-grande. L’État est obligé, tous les ans, de transporter de la côte à l’intérieur, des vivres, du mobilier, des matériaux de toute espèce. La Chambre a pu voir dans le rapport dernièrement présenté par l’honorable M. Allard, au nom de la Commission des crédits supplémentaires et extraordinaires de 1840 et 1847, p. 69, que, dans l’année 1846, la dépense qui est résultée de l’état des routes et de l’obligation où on a été d’y faire presque toujours les convois à dos de mulet, n’a pas élevé le prix des transports à moins de 43 pour 1 00 de la valeur des objets transportés. Cette dépense ne peut être représentée par un chiffre moindre de 13 millions. M. le rapporteur ajoute que, si l’on tient compte de plusieurs dépenses très-considérables qui sont également motivées par l’état des chemins, telles que celles qui sont nécessaires pour entretenir, dans les équipages militaires, un matériel et un personnel disproportionnés avec les forces numériques de l’armée, on doit conclure qu’on peut porter à 16 millions la part du budget absorbée chaque année en Afrique par les transports de toute nature.
Il est hors de doute que s’il existait, entre les principaux postes de l’intérieur et la côte, des routes sur lesquelles les voitures pussent habituellement passer, le personnel et le matériel des équipages militaires pourraient être fort réduits ; par suite de la même cause, les prix réclamés par les entreprises particulières des transports seraient considérablement diminués, et de l’ensemble de ces deux circonstances naîtrait une grande économie pour le Trésor. De bonnes routes ne serviraient pas moins les intérêts de notre domination que ceux de nos finances. C’est par l’ouverture des routes que s’est achevée la pacification de toutes les populations longtemps insoumises. Les routes font plus que de faciliter les mouvements de la force matérielle ; elles exercent une puissance morale qui finit par rendre cette force inutile. Les routes ne donnent pas seulement passage aux soldats, mais à la langue, aux idées, aux usages, au commerce des vainqueurs.
Les routes ont, de plus, en Afrique, cet avantage particulier et immense, de concourir de la manière la plus efficace aux progrès de la colonisation, de quelque façon que celle-ci soit entreprise. Les routes servent directement la colonisation en donnant aux nouveaux habitants des moyens faciles de communiquer entre eux, et de transporter leurs produits sur les marchés où ils doivent les vendre le plus cher, et d’aller chercher la main-d’œuvre là où ils peuvent l’obtenir à plus bas prix. Elles la servent indirectement, en procurant aux colons de grands profits.
Partout où le transport se fait à dos de bêtes de somme, ce sont les Arabes qui en profitent. Aujourd’hui ils perçoivent la plus grande partie des treize millions dont parle le rapport de l’honorable M. Allard. Partout, au contraire, où le transport par voiture peut se faire, c’est l’Européen seul qui s’en charge. Sur tous les points où les routes existent déjà en Algérie, des entreprises de roulage se sont fondées, des fermes se sont établies le long de ces routes pour fournir les chevaux dont ces entreprises avaient besoin. A l’aide de ces animaux, et grâce au profit que donnent les entreprises de roulage, les terres d’alentour ont été cultivées, et la population européenne a pris possession du sol, non-seulement sans qu’il en coûtât rien à l’État, mais avec économie pour lui. Généralisez la cause, vous généraliserez l’effet.
De tout l’argent qu’on dépense eu Afrique, le plus utilement employé, aux yeux de la Commission, est assurément celui qu’on consacre aux routes.
La Commission des crédits extraordinaires d’Afrique croirait manquer à son devoir, si elle laissait passer le chapitre des travaux publics en Algérie, sans exprimer les vifs regrets que lui fait éprouver l’état d’incertitude qui règne encore sur le plan définitif du port d’Alger. Il n’appartient pas à la Commission de discuter les différents systèmes qui ont été successivement produits à l’occasion de ce grand travail, et qui se disputent encore la volonté du gouvernement ; mais elle déplore qu’après tant d’années écoulées et des sommes déjà si considérables dépensées, on en soit encore à se demander ce qu’on doit faire.
L’an dernier, le gouvernement avait solennellement promis qu’il indiquerait cette année aux Chambres la solution à laquelle il s’était arrêté. Cependant on délibère encore, et rien ne peut faire connaître avec précision quand enfin on pourra prendre un parti. Il finit cependant, messieurs, qu’un tel état de choses ait un terme ; le prolonger serait compromettre nos plus graves intérêts, et nous exposer à jouer un rôle peu sérieux aux yeux du monde. (Suit le texte du projet de loi, amendé par la commission.)
- ↑ Les jeunes gens qui se destinent à occuper des fonctions civiles dans l'Inde sont tenus d’habiter deux ans dans un collège spécial fondé en Angleterre (et qu’on nomme Hailesbury Collège). Là, ils se livrent à toutes les études particulières qui se rapportent a leur carrière, et, en même temps, il acquièrent des notions générales en administration publique et en économie politique. Les hommes les plus célèbres leur sont donnés comme professeurs. Malthus a fait un cours d’économie politique à Hailesbury, et sir James Mackintosh y a professé le droit. Huit langues de l'Asie y sont enseignées. On n’y entre et l’on n’en sort qu’après un examen. Ce n’est pas tout. Arrivés dans l’Inde, ces jeunes gens sont obligés d’apprendre à écrire et à parler couramment dans deux des idiomes du pays. Quinze mois après leur arrivée, un nouvel examen constate qu’ils possèdent ces connaissances, et, s’ils échouent dans cet examen, on les renvoie en Europe. Mais aussi lorsque, après tant d’épreuves, ils ont pris place dans l’administration du pays, leur position y est assurée, leurs droits certains, leur avancement n’est pas entièrement arbitraire. Ils s’élèvent de grade en grade, et suivant des règles connues d’avance, jusqu’aux plus hautes dignités.
- ↑ La centralisation des affaires à Paris ne fût-elle pas plus complète
pour l’Afrique que pour nos départements de France, ce serait déjà un
grand mal. Tel principe qui, en cette matière, doit être maintenu comme
tutélaire sur le territoire du royaume, devient destructeur dans la colonie.
On comprendra bien ceci par un seul exemple.
Quoi de plus naturel et de plus nécessaire que les règles posées en France pour l'aliénation ou le louage du domaine de l'État ? Rien, en cette matière, ne peut se faire qu’en vertu soit d’une loi, soit d’une ordonnance, soit d’un acte ministériel, en d’autres termes c’est toujours le pouvoir central qui agit sous une forme ou sous une autre. Appliquez rigoureusement les principes de cette législation à l’Afrique, vous suspendez aussitôt la vie sociale elle-même. La création d’une colonie n’est, à proprement parler, autre chose que l’aliénation incessante du domaine de l’Etat en faveur de particuliers qui viennent s’établir dans la contrée nouvelle. Que l’État qui veut coloniser se réserve le droit de fixer à quelles conditions et suivant quelles règles le domaine public doit être concédé ou loué, cela se comprend sans peine : en cette matière, c’est la loi elle-même qui devrait poser les règles. Qu’on réserve au pouvoir central seul le droit d’aliéner d’un seul coup une vaste étendue de territoire, rien de mieux encore, mais que, pour chaque parcelle de terrain, quelque minime qu’elle soit qu’on veut vendre ou louer dans la colonie, il faut venir s’adresser à une autorité de la métropole, il est permis de dire que cela est peu raisonnable : car la disposition du domaine dans une colonie, en faveur des émigrants, nous le répétons, c’est l’opération mère. La rendre lente et difficile, c’est plus que gêner le corps social, c’est l’empêcher de naître.
La commission dont M. Charles Buller a été le rapporteur, et qui fut envoyée, en 1858, au Canada, sous la présidence de lord Durham, pour rechercher quelles étaient les causes qui empêchaient la population de se développer dans cette province aussi rapidement que dans les États-Unis, attribue l’une des principales à la nécessité où sont tous les émigrants qui veulent se fixer dans la colonie de venir chercher leur titre de propriété à Québec, chef-lieu de la province, au lieu de l’obtenir— partout sur place, comme aux États-Unis..
En Afrique, on ne saurait acheter ni louer un mètre du sol appartenant à l’État, sans une longue instruction, qui ne se termine qu’après avoir abouti à M. le ministre de la guerre.
Une seule exception a été faite à cette règle, en faveur de la province d’Oran. Là, le gouvernement local a été autorisé à concéder le domaine, sauf ratification de la part du ministre, à certaines conditions, et jusqu’à une certaine limite indiquée à l’avance. Tous ceux qui connaissent la province d’Oran pensent que le grand mouvement d’émigration et de colonisation qui a eu lieu depuis un an dans cette partie de l’Algérie tient principalement à ce que chacun des colons qui se présente est sur d’être aussitôt placé.
Nous croyons devoir signaler à l’attention de la Chambre, comme un document utile à consulter, le rapport de la commission du Canada, dont nous parlions tout à l’heure. Ce rapport jette de grandes lumières, non-seulement sur la question du Canada, mais sur celle de l’Algérie. Les causes qui font échouer ou réussir la colonisation dans un pays nouveau sont si analogues, quelque soit ce pays, qu’en lisant ce que M. Buller dit du Canada, on croit souvent entendre parler de l’Afrique. Ce sont les mêmes fautes produisant les mêmes malheurs Un retrouve là, comme en Algérie, les misères des émigrants à leur arrivée, le désordre de la propriété, l'inculture, l’absence de capital, la ruine du pauvre qui veut prématurément devenir propriétaire, l’agiotage stérilisant le sol… - ↑ Encore si le champ d’action de ces trois grands pouvoirs avait été tracé d’une main sûre, chacun d’eux pourrait du moins agir efficacement sur le terrain qu’on lui laisse. Mais leurs diverses attributions ont été déterminées si confusément, que souvent deux directeurs, s’occupant à la fois de la même chose, se gênent, se doublent ou s’annulent. S’agit-il de colonisation, par exemple, c’est le directeur de l'intérieur qui est chargé d’établir les colons dans les villages ; c’est celui des finances qui préside à la fondation des fermes isolées. Comme si ces deux opérations, bien que distinctes, ne faisaient point partie d’une même œuvre, et ne devaient pas être conduites par une même pensée ! Faut-il cadastrer la Mitidja ? Chacun a le droit de s’en occuper à part, de telle sorte que beaucoup de terrains sont cadastrés deux fois, tandis qu’aujourd’hui encore un grand nombre ne l’est pas du tout.
- ↑ On ne saurait trouver un exemple qui fasse mieux voir de quelle façon arbitraire et incohérente on a tantôt admis, tantôt repoussé en Afrique les règles de notre administration de France ; les rejetant sans utilité, ou s’exposant à de grands hasards pour y rester fidèle. En France, les lieutenants généraux commandant les divisions militaires n’ont à s’occuper que des troupes. Ils ne sauraient exercer aucune inspection ni aucun contrôle sur l’administration civile. On a imité cela en Afrique ; mais là, l'imitation est très-malheureuse, car la position du lieutenant général commandant une province algérienne, ne ressemble en rien à celle du lieutenant général commandant une division militaire en France. Non-seulement il dirige les troupes, mais encore les populations européennes qui habitent les territoires militaires. Il ne commande pas seulement aux Européens, il gouverne les Arabes. Il ne représente pas seulement le ministre de la guerre, mais, par délégation, le souverain lui-même.
- ↑ Environ 3,700,000 fr. sont demandés au budget de l'État, en 1848, pour cet objet. Plus de 600,000 fr. ont été alloués pour le même objet par le budget local et municipal de cette année. Il importe de remarquer qu’il ne s’agit ici que de l’administration civile européenne ; les traitements de l’administration civile indigène ne figurent pas dans ce chiffre. Il faut aussi considérer que nous n’avons compté que les traitements des fonctionnaires, et non les indemnités de logement qui sont accordées à la plupart de ceux-ci ; dépense qui, si elle était comptée, ferait approcher de cinq millions le total.
- ↑ Les seuls traitements des quatre directeurs dont on a parlé plus haut, et de leurs bureaux, s’élèvent, au budget de 1848, à près de 600, 000 fr.
- ↑ Le nombre porté au budget de 1848 est de 2,000 ; mais il y a encore en Afrique une foule de fonctionnaires ou agents dont nous connaissons l’existence sans en connaître exactement le nombre. Les maires (si ces fonctionnaires n’ont presque aucun des pouvoirs des maires de France, ils sont en revanche rétribués), les percepteurs des revenus municipaux, les officiers de la milice, les directeurs et médecins des établissements de bienfaisance, le personnel de la police… c’est à ces différents agents que sont distribués, sous forme de traitement, les 600,000 fr. du budget dont il a été parlé ci-dessus.
- ↑ C’est ainsi que, pendant que la direction des finances renfermait dans ses bureaux cinquante-cinq employés, on ne pouvait, faute de personnel, rechercher ni constater le domaine de l'État, et qu’aujourd’hui encore on ne marche souvent en cette matière qu’au milieu des ténèbres.
- ↑ Le fait va même plus loin sur ce point que le droit. L’ordonnance du 15 avril, sans créer d’institutions municipales, avait cependant chargé les maires d’exercer, au nom du gouvernement, certains pouvoirs relatifs à l’ordre, à la sécurité publique, à la salubrité, au nettoiement, à l’éclairage de la ville, à la sûreté de la voie publique, à la police locale et municipale. En fait, le maire d’Alger n’exerce aucune de ces attributions ; Le directeur de l’intérieur s’en est emparé, bien que l’ordonnance ne l’y autorisât en aucune manière. Un abus analogue se fait voir partout.
- ↑ Le territoire sur lesquels ces transactions ont eu lieu n’a guère plus que 242,000 hectares de superficie.
- ↑ La consommation moyenne de l'armée en blé, durant chacune de ces trois années, a été de 191,095 quintaux, représentant un prix d'achat de 3,275,112 fr.