Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 06

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Hachette (tome Ip. 273-284).
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ARTICLE VI.[1]


1.

Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : on ne manque qu’à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu’il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font ; mais pour la religion, point.

Il est nécessaire qu’il y ait de l’inégalité parmi les hommes, cela est vrai ; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte non-seulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie. Il est nécessaire de relâcher un peu l’esprit ; mais cela ouvre la porte aux plus grands débordemens. Qu’on en marque les limites. Il n’y a point de bornes dans les choses : les lois y en veulent mettre, et l’esprit ne peut le souffrir.


2.

La raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maître : car en désobéissant à l’un on est malheureux, et en désobéissant à l’autre on est un sot.


3.

« Pourquoi me tuez-vous ? — Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? mon ami. si vous demeuriez de ce côté, je serois un assassin, cela seroit injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave, et cela est juste. »


4.

Ceux qui sont dans le déréglement disent à ceux qui sont dans l’ordre que ce sont eux qui s’éloignent de la nature, et ils la croient suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans le vaisseau ; mais où prendrons-nous un point dans la morale ?


5.

Justice. — Comme la mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice.


6.

La justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies.


7.

Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses ordinaires, et la pluralité aux autres. D’où vient cela ? de la force qui y est.

Et de là vient que les rois, qui ont la force d’ailleurs, ne suivent pas la pluralité de leurs ministres.


8.

Sans doute l’égalité des biens est juste : mais, ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien.

Summum jus, summa injuria[2].

La pluralité est la meilleure voie, parce qu’elle est visible, et qu’elle a la force pour se faire obéir ; cependant c’est l’avis des moins habiles. Si l’on avoit pu, l’on auroit mis la force entre les mains de la justice : mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parce que c’est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on a mis la justice entre les mains de la force ; et ainsi on appelle juste ce qu’il est force d’observer[3].


9.

Justice, force. — Il est juste que ce qui est juste soit suivi : il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchans : la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à disputes : la force est très-reconnoissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle étoit injuste, et a dit que c’étoit elle qui étoit juste : et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.


10.

Injustice. — Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes ; car il n’obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela, et ce que c’est proprement que la définition de la justice.


11.

Il seroit donc bon qu’on obéît aux lois et coutumes, parce qu’elles sont lois ; qu’il sût qu’il n’y en a aucune vraie et juste à introduire ; que nous n’y connoissons rien, et qu’ainsi il faut seulement suivre les reçues : par ce moyen on ne les quitteroit jamais. Mais le peuple n’est pas susceptible de cette doctrine ; et ainsi, comme il croit que la vérité se peut trouver, et qu’elle est dans les lois et coutumes, il les croit, et prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité, et non de leur seule autorité sans vérité. Ainsi il y obéit ; mais il est sujet à se révolter dès qu’on lui montre qu’elles ne valent rien ; ce qui se peut faire voir de toutes en les regardant d’un certain côté.


12.

Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d’hommes, condamner tant d’Espagnols à la mort, c’est un homme seul qui en juge, et encore intéressé : ce devroit être un tiers indifférent.


13.

Tyrannie. — Ainsi ces discours sont faux et tyranniques : « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m’aimer. Je suis… » La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différens devoirs aux différens mérites : devoir d’amour à l’agrément ; devoir de crainte à la force ; devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là ; on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres. Et c’est de même être faux et tyran de dire : « Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas ; il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas. »


14.

Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d’autres, et qui, en ôtant le tronc, s’emportent comme des branches.


15.

Quand la malignité a la raison de son côté, elle devient fière, et étale la raison en tout son lustre : quand l’austérité ou le choix sévère n’a pas réussi au vrai bien, et qu’il faut revenir à suivre la nature, elle devient fière par le retour.


16.

Divertissement. — Si l’homme étoit heureux, il le seroit d’autant plus qu’il seroit moins diverti, comme les saints et Dieu.

Oui, mais n’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? Non, car il vient d’ailleurs et de dehors : et ainsi il est dépendant, et partant, sujet à être troublé par mille accidens, qui font les afflictions inévitables.

17.

Pyrrhonisme. — L’extrême esprit est accusé de folie, comme l’extrême défaut. Rien que la médiocrité n’est bon. C’est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s’en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m’y obstinerai pas, je consens bien qu’on m’y mette, et me refuse d’être au bas bout, non pas parce qu’il est bas, mais parce qu’il est bout ; car je refuserais de même qu’on me mît au haut. C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu : la grandeur de l’âme humaine consiste à savoir s’y tenir ; tant s’en faut que la grandeur soit à en sortir. qu’elle est à n’en point sortir.


18.

On ne passe point dans le monde pour se connoître en vers si l’on n’a mis l’enseigne de poëte, de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d’enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poëte et celui de brodeur. Les gens universels ne sont appelés ni poëtes, ni géomètres, etc. ; mais ils sont tout cela, et jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu’on parloit quand ils sont entrés. On ne s’aperçoit point en eux d’une qualité plutôt que d’une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage ; mais alors on s’en souvient : car il est également de ce caractère qu’on ne dise point d’eux qu’ils parlent bien, lorsqu’il n’est pas question du langage ; et qu’on dise d’eux qu’ils parlent bien, quand il en est question. C’est donc une fausse louange qu’on donne à un homme quand on dit de lui, lorsqu’il entre, qu’il est fort habile en poésie ; et c’est une mauvaise marque, quand on n’a pas recours à un homme quand il s’agit de juger de quelques vers.

L’homme est plein de besoins : il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. «  C’est un bon mathématicien, » dira-t-on. Mais je n’ai que faire de mathématiques ; il me prendroit pour une proposition. « C’est un bon guerrier. » Il me prendroit pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins généralement.


19.

Quand on se porte bien, on admire comment on pourroit faire si on étoit malade ; quand on l’est, on prend médecine gaiement ; le mal y résout. On n’a plus les passions et les désirs de divertissemens et de promenades que la santé donnoit, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l’état présent. Il n’y a que les craintes que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature, qui nous troublent ; parce qu’elles joignent à l’état où nous sommes les passions de l’état où nous ne sommes pas.


20.

Les discours d’humilité sont matière d’orgueil aux gens glorieux, et d’humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d’affirmation aux affirmatifs. Peu parlent de l’humilité humblement ; peu, de la chasteté chastement ; peu, du pyrrhonisme en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicité, contrariété, et nous cachons et nous déguisons à nous-mêmes.


21.

Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j’en vois quelques-unes dans l’histoire (comme page 184[4]), elles me plaisent fort. Mais enfin elles n’ont pas été tout à fait cachées, puisqu’elles ont été sues : et quoiqu’on ait fait ce qu’on a pu pour les cacher, ce peu par où elles ont paru gâte tout ; car c’est là le plus beau, de les avoir voulu cacher.


22.

Diseur de bons mots, mauvais caractère.


23.

Le moi est haïssable : vous, Miton, le couvrez, vous ne l’ôtez pas pour cela ; vous êtes donc toujours haïssable. — Point, car en agissant, comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr. — Cela est vrai, si on ne haïssoit dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste, qu’il se fait centre du tout, je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu’il se fait centre du tout ; il est incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir : car chaque moi est l’ennemi et voudroit être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui haïssent l’injustice : vous ne le rendez aimable qu’aux injustes, qui n’y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.


24.

Je n’admire point l’excès d’une vertu, comme de la valeur, si je ne vois en même temps l’excès de la vertu opposée, comme en Epaminondas, qui avoit l’extrême valeur et l’extrême bénignité ; car autrement ce n’est pas monter, c’est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux. Mais peut-être que ce n’est qu’un soudain mouvement de l’âme de l’un à l’autre de ces extrêmes, et qu’elle n’est jamais en effet qu’en un point, comme le tison de feu. Soit, mais au moins cela marque l’agilité de l’âme, si cela n’en marque l’étendue.


23.

Pensées.In omnibus requiem quæsivi[5]. — Si notre condition étoit véritablement heureuse, il ne nous faudroit pas divertir d’y penser pour nous rendre heureux.

Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.


26.

J’avois passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites ; et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avoit dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m’égarois plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant ; j’ai pardonné aux autres d’y peu savoir. Mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme, et que c’est la vraie étude qui lui est propre. J’ai été trompé. Il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de l’ignorer pour être heureux ?


27.

Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence : comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le dérèglement, nul ne semble y aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe.


28.

Ordre. — Pourquoi prendrai-je plutôt à diviser ma morale en quatre qu’en six ? Pourquoi établirai-je plutôt la vertu en quatre, en deux, en un ? Pourquoi en abstine et sustine[6] plutôt qu’en suivre nature[7], ou faire ses affaires particulières sans injustice, comme Platon, ou autre chose ? Mais voilà, direz-vous, tout renfermé en un mot. Oui, mais cela est inutile, si on ne l’explique ; et quand on vient à l’expliquer, dès qu’on ouvre ce précepte qui contient tous les autres, ils en sortent en la première confusion que vous vouliez éviter. Ainsi, quand ils sont tous renfermés en un, ils y sont cachés et inutiles, comme en un coffre, et ne paroissent jamais qu’en leur confusion naturelle. La nature les a tous établis sans renfermer l’un en l’autre.

La nature a mis toutes ses vérités chacune en soi-même. Notre art les renferme les unes dans les autres, mais cela n’est pas naturel. Chacune tient sa place.


29.

Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela, car il voit qu’il ne se trompoit pas, et qu’il manquoit seulement à voir tous les côtés. Or, on ne se fâche pas de ne pas tout voir. Mais on ne veut pas s’être trompé ; et peut-être que cela vient de ce que naturellement l’homme ne peut tout voir, et de ce que naturellement il ne se peut tromper dans le côté qu’il envisage ; comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.


30.

Ce que peut la vertu d’un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par son ordinaire.


31.

Les grands et les petits ont mêmes accidens, et mêmes fâcheries, et mêmes passions ; mais l’un est au haut de la roue, et l’autre près du centre, et ainsi moins agité par les mêmes mouvemens.


32.

Quoique les personnes n’aient point d’intérêt à ce qu’elles disent, il ne faut pas conclure de là absolument qu’elles ne mentent point ; car il y a des gens qui mentent simplement pour mentir.


33.

L’exemple de la chasteté d’Alexandre n’a pas tant fait de continens que celui de son ivrognerie a fait d’intempérans. Il n’est pas honteux de n’être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n’être pas plus vicieux que lui. On croit n’être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes quand on se voit dans les vices de ces grands hommes ; et cependant on ne prend pas garde qu’ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple ; car quelque élevés qu’ils soient, si sont-ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l’air, tout abstraits de notre société. Non, non ; s’ils sont plus grands que nous, c’est qu’ils ont la tête plus élevée ; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils y sont tous à même niveau, et s’appuient sur la même terre ; et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous, que les plus petits, que les enfans, que les bêtes.


34.

Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire. On aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que vouloit-on voir, sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle arrive, on en est soûl. Ainsi dans le jeu, ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir dans les disputes le combat des opinions ; mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la voir faire naître de la dispute. De même, dans les passions, il y a du plaisir à voir deux contraires se heurter : mais quand l’une est maîtresse, ce n’est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi, dans la comédie, les scènes contentes sans crainte ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres.


35.

On n’apprend pas aux hommes à être honnêtes hommes, et on leur apprend tout le reste ; et ils ne se piquent jamais tant de savoir rien du reste, comme d’être honnêtes hommes. Ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu’ils n’apprennent point.


36.

Préface de la première partie. — Parler de ceux qui ont traité de la connoissance de soi-même, des divisions de Charron, qui attristent et ennuient, de la confusion de Montaigne ; qu’il avoit bien senti le défaut du droit de méthode, qu’il l’évitoit en sautant de sujet en sujet, qu’il cherchoit le bon air. Le sot projet qu’il a de se peindre ! et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir ; mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par foiblesse, c’est un mal ordinaire ; mais d’en dire par dessein, c’est ce qui n’est pas supportable, et d’en dire de telles que celles-ci…


37.

Plaindre les malheureux n’est pas contre la concupiscence ; au contraire, on est bien aise d’avoir à rendre ce témoignage d’amitié, et à s’attirer la réputation de tendresse sans rien donner.


38.

Qui auroit eu l’amitié du roi d’Angleterre[8], du roi de Pologne[9] et de la reine de Suède[10], auroit-il cru pouvoir manquer de retraite et d’asile au monde ?


39.

Les choses ont diverses qualités, et l’âme diverses inclinations ; car rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme, et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu’on pleure et qu’on rit quelquefois d’une même chose.


40.

La tyrannie. Consiste au désir de domination universelle et hors de son ordre.

Diverses chambres, de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux, dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent ; et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre ; car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas, et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savans ; elle n’est maitresse que des actions extérieures.


41.

Ferox gens, nullam esse vitam sine armis rati[11]. Ils aiment mieux la mort que la paix ; les autres aiment mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférable à la vie, dont l’amour paraît si fort et si naturel.


42.

Qu’il est difficile de proposer une chose au jugement d’un autre, sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer ! Si on dit : « Je le trouve beau, Je le trouve obscur, » ou autre chose semblable, on entraîne l’imagination à ce jugement, ou on l’irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire ; et alors il juge selon ce qu’il est, c’est-à-dire selon ce qu’il est alors, et selon que les autres circonstances dont on n’est pas auteur y auront mis ; mais au moins on n’y aura rien mis ; si ce n’est que ce silence ne fasse aussi son effet, selon le tour et l’interprétation qu’il sera en humeur de lui donner, ou selon qu’il le conjecturera des mouvemens et airs du visage, ou du ton de la voix, selon qu’il sera physionomiste : tant il est difficile de ne point démonter un jugement de son assiette naturelle, ou plutôt tant il en a peu de fermes et stables !


43.

Montaigne a tort : la coutume ne doit être suivie que parce qu’elle est coutume, et non parce qu’elle soit raisonnable ou juste ; mais le peuple la suit par cette seule raison qu’il la croit juste : sinon, il ne la suivroit plus, quoiqu’elle fût coutume ; car on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice. La coutume, sans cela, passeroit pour tyrannie : mais l’empire de la raison et de la justice n’est non plus tyrannique que celui de la délectation : ce sont les principes naturels à l’homme.


44.

Vanité des sciences. — La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la morale au temps d’affliction ; mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures.


45.

Le temps guérit les douleurs et les querelles, parce qu’on change, on n’est plus la même personne. Ni l’offensant, ni l’offensé, ne sont plus eux-mêmes. C’est comme un peuple qu’on a irrité, et qu’on reverroit après deux générations. Ce sont encore les François, mais non les mêmes.


46.

Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude.

Qui voudra connoître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je sais quoi (Corneille) ; et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnoître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopatre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre auroit changé.


47.

César étoit trop vieil, ce me semble, pour s’aller amuser à conquérir le monde. Cet amusement étoit bon à Auguste ou à Alexandre ; c’étoient des jeunes gens, qu’il est difficile d’arrêter ; mais César devoit être plus mûr.


48.

Le sentiment de la fausseté des plaisirs présens, et l’ignorance de la vanité des plaisirs absens, causent l’inconstance.


49.

L’éloquence continue ennuie.

Les princes et rois jouent quelquefois. Ils ne sont pas toujours sur leurs trônes ; ils s’y ennuient. La grandeur a besoin d’être quittée pour être sentie. La continuité dégoûte en tout. Le froid est agréable pour se chauffer.


50.

Mon humeur[12] ne dépend guère du temps : j’ai mes brouillards et mon beau temps au dedans de moi. Le bien et le mal de mes affaires mêmes y font peu : je m’efforce quelquefois de moi-même contre la fortune ; la gloire de la dompter me la fait dompter gaiement ; au lieu que je fais quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune.


51.

En écrivant ma pensée, elle m’échappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma foiblesse, que j’oublie à toute heure ; ce qui m’instruit autant que ma pensée oubliée, car je ne tends qu’à connoître mon néant.


52.

C’est une plaisante chose à considérer, de ce qu’il y a des gens dans le monde qui, ayant renoncé à toutes les lois de Dieu et de la nature, s’en sont fait eux-mêmes auxquelles ils obéissent exactement, comme, par exemple, les soldats de Mahomet, les voleurs, les hérétiques, etc. Et ainsi les logiciens. Il semble que leur licence doive être sans aucune borne ni barrière, voyant qu’ils en ont franchi tant de si justes et de si saintes.


53.

Mien, tien. — « Ce chien est à moi, disoient ces pauvres enfans ; c’est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre.


54.

« Vous avez mauvaise grâce, excusez-moi, s’il vous plaît. » Sans cette excuse, je n’eusse pas aperçu qu’il y eût d’injure. « Révérence parler... » Il n’y a rien de mauvais que leur excuse.


55.

On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédans. C’étoient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis : et quand ils se sont divertis à faire leurs Lois et leur Politique, ils l’ont fait en se jouant. C’étoit la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie. La plus philosophe étoit de vivre simplement et tranquillement.

S’ils ont écrit de politique, c’étoit comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’ils savoient que les fous à qui ils parloient pensoient être rois et empereurs. Ils entroient dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se pouvoit.


56.

Épigrammes de Martial. L’homme aime la malignité : mais ce n’est pas contre les borgnes, ni contre les malheureux, mais contre les heureux superbes ; on se trompe autrement. Car la concupiscence est la source de tous nos mouvemens, et l’humanité. Il faut plaire à ceux qui ont les sentimens humains et tendres.

Celle des deux borgnes[13] ne vaut rien, parce qu’elle ne les console : pas, et ne fait que donner une pointe à la gloire de l’auteur. Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta[14].


57.

Je me suis mal trouvé de ces complimens : « Je vous ai bien donné de la peine ; Je crains de vous ennuyer ; Je crains que cela soit trop long. » Ou on entraîne, ou on irrite.


58.

Un vrai ami est une chose si avantageuse, même pour les plus grands seigneurs, afin qu’il dise du bien d’eux, et qu’il les soutienne en leur absence même, qu’ils doivent tout faire pour en avoir. Mais qu’ils choisissent bien ; car, s’ils font tous leurs efforts pour des sots, cela leur sera inutile, quelque bien qu’ils disent d’eux : et même ils n’en diront pas du bien, s’ils se trouvent les plus foibles, car ils n’ont pas d’autorité ; et ainsi ils en médiront par compagnie.


59.

Voulez-vous qu’on croie du bien de vous ? n’en dites point.


60.

Je mets en fait que, si tous les hommes savoient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y auroit pas quatre amis dans le monde. Cela paroit par les querelles que causent les rapports indiscrets qu’on en fait quelquefois.


61.

Divertissement. — La mort est plus aisée à supporter sans y penser, que la pensée de la mort sans péril.


62.

Vanité. — Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que c’est une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable !

Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui ; ils sentent alors leur néant sans le connoître : car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.


63.

Pyrrhonisme. — Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n’est pas ainsi : elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la déshonore et l’anéantit. Rien n’est purement vrai ; et ainsi rien n’est vrai, en l’entendant du pur vrai. On dira qu’il est vrai que l’homicide est mauvais ; oui, car nous connoissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? La chasteté ? Je dis que non car le monde finiroit. Le mariage ? Non : la continence vaut mieux. De ne point tuer ? Non, car les désordres seroient horribles, et les méchants tueroient tous les bons. De tuer ? Non, car cela détruit la nature. Nous n’avons ni vrai ni bien qu’en partie, et mêlé de mal et de faux.


64.

Le mal est aisé, il y en a une infinité ; le bien presque unique. Mais un certain genre de mal est aussi difficile à trouver que ce qu’on appelle bien, et souvent on fait passer pour bien à cette marque ce mal particulier. Il faut même une grandeur extraordinaire d’âme pour y arriver aussi bien qu’au bien.


65.

Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres, en général, sont cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différens degrés, tous les hommes voulant dominer, et tous ne le pouvant pas mais quelques-uns le pouvant.

Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu’à ce que la plus forte partie opprime la plus foible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il plaît ; les uns la remettant à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance, etc.

Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle.Jusque-là le pouvoir force le fait : ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.

Ces cordes qui attachent donc le respect à tel et tel en particulier sont des cordes d’imagination.


66.

Nous sommes si malheureux que nous ne pouvons prendre plaisir à une chose qu’à condition de nous fâcher si elle réussit mal ; ce que mille choses peuvent faire, et font à toute heure. Qui auroit trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire, auroit trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel.



  1. Article IX de Bossut.
  2. Proverbe. « L’excès du droit est l’excès de l’injustice. »
  3. Le manuscrit ajoute : « De là vient le droit de l’épée, car l’épée donne un véritable droit. (Autrement on verroit la violence d’un côté et la justice de l’autre. Fin de la XIIe Provinciale.) De là vient l’injustice de la Fronde, qui éléve sa prétendue justice contre la force. Il n’en est pas de même dans l’Église, car il y a une justice véritable, et nulle violence. »
  4. On lit à la page 184 de l’édition de Montaigne, 1635, in-folio : « Cette belle et noble femme de Sabinus, patricien romain, pour l’interest d’aultruy, supporta seule sans secours, et sans voix et gemissement, l’enfantement de deux iumeaux. Un simple garsonnet de Lacedemone ayant desrobbé un regnard…, et l’ayant mis sous sa cappe, endura plustost qu’illuy eust rongé le ventre que de se descouvrir. Et un aultre, donnant de l’encens à un sacrifice, se laissa brusler iusques à l’os par un charbon tumbé dans sa manche, pour ne troubler le mystère. »
  5. Ecclésiastique, XXIV, 11.
  6. Formule de la morale stoïcienne.
  7. Formule de la morale épicurienne.
  8. Charles Ier.
  9. Jean-Casimir, détrôné par Charles-Gustave, roi de Suède.
  10. La reine Christine.
  11. « Nation farouche, qui compte la vie pour rien sans les armes. » Tite Live, XXXIV, xvii.
  12. Avant cet alinéa, on lit dans le manuscrit : « Lustravit lampade terras : Le temps et mes humeurs ont peu de liaison. »
  13. Il n’y a point d’épigramme des deux borgnes dans Martial. M. Havet. pense qu’il s’agit de l’épigramme suivante, qui se lit au livre VI de l’Epigrammatum delectus, et dont l’auteur est inconnu :

    Lumine Acon dextro, capta est Leonilla sinistro,
      Et potis est forma vincere uterque deos.
    Blande puer, lumen quod habes concede parenti,
      Sic tu cæcus Amor, sic erit illa Venus.

    « Acon est privé de l’œil droit, Léonilla de l’œil gauche ; et d’ailleurs l’un et l’autre pourraient disputer aux dieux mêmes le prix de la beauté. Charmant enfant, cède à ta mère ton œil unique ; tu seras l’Amour aveugle, et elle sera Vénus. »

  14. Horace, Art poét., 447.