Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 07

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Hachette (tome Ip. 284-291).


ARTICLE VII.[1]


1.

A mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve qu’il y a plus d’homme : originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes.


2.

Diverses sortes de sens droit ; les uns dans un certain ordre de choses et non dans les autres ordres, où ils extravaguent. Les uns tirent bien les conséquences de peu de principes, et c’est une droiture de sens. Les autres tirent bien les conséquences des choses où il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l’eau, en quoi il y a peu de principes ; mais les conséquences en sont si fines, qu’il n’y a qu’une extrême droiture d’esprit qui y puisse aller : et ceuxlà ne seraient peut-être pas pour cela grands géomètres, parce que la géométrie comprend un grand nombre de principes, et qu’une nature d’esprit peut être telle qu’elle puisse bien pénétrer peu de principes jusqu’au fond, et qu’elle ne puisse pénétrer le moins du monde les choses où il y a beaucoup de principes.

Il y a donc deux sortes d’esprits : l’une, de pénétrer vivement et profondément les conséquences des principes, et c’est là l’esprit de justesse ; l’autre, de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c’est là l’esprit de géométrie. L’un est force et droiture d’esprit, l’autre est amplitude d’esprit. Or l’un peut être sans l’autre, l’esprit pouvant être fort et étroit, et pouvant être aussi ample et foible.

Il y a beaucoup de différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. En l’un, les principes sont palpables, mais éloignés de l’usage commun ;de sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté-là. manque d’habitude : mais pour peu qu’on s’y tourne, on voit les principes à plein ; et il faudroit avoir tout à fait l’esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent.

Mais dans l’esprit de finesse, les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête ni de se faire violence. Il n’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoir bonne ; car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or, l’omission d’un principe mène à l’erreur : ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l’esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.

Tous les géomètres seroient donc fins s’ils avoient la vue bonne, car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu’ils connoissent ; et les esprits fins seroient géomètres s’ils pouvoient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.

Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c’est qu’ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie ; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes, et que ce seroit une chose infinie de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusque un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins, et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l’expression en passe tous les hommes, et le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes.

Et les esprits fins, au contraire, ayant ainsi accoutumé à juger d’une seule vue, sont si étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu’ils n’ont point accoutumé de voir ainsi en détail, qu’ils s’en rebutent et s’en dégoûtent. Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres. Les géomètres qui ne sont que géomètres ont donc l’esprit droit, mais pourvu qu’on leur explique bien toutes choses par définitions et principes ; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis. Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d’imagination, qu’ils n’ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d’usage.


3.

Les exemples qu’on prend pour prouver d’autres choses, si on vouloit prouver les exemples, on prendroit les autres choses pour en être les exemples ; car, comme on croit toujours que la difficulté est à ce qu’on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs et aidant à le montrer Ainsi, quand on veut montrer une chose générale, il faut en donner la règle particulière d’un cas : mais si on veut montrer un cas particulier il faudra commencer par la règle générale. Car on trouve toujours obscure la chose qu’on veut prouver, et claire celle qu’on emploie à la preuve : car, quand on propose une chose à prouver, d’abord on se remplit de cette imagination qu’elle est donc obscure, et, au contraire que celle qui doit la prouver est claire, et ainsi on l’entend aisément.


4.

Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment, de sorte qu’on ne peu distinguer entre ces contraires. L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle La raison s’offre, mais elle est ployable à tous sens ; et ainsi il n’y en a point.


5.

Ceux qui jugent d’un ouvrage par règle sont, à l’égard des autres comme ceux qui ont une montre à l’égard des autres. L’un dit : « Il y a deux heures ; » l’autre dit : « Il n’y a que trois quarts d’heure. » Je regarde ma montre ; je dis à l’un : « Vous vous ennuyez ;» et à l’autre : « Le temps ne vous dure guère ;» car il y a une heure et demie, et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi, et que j’en juge par fantaisie : ils ne savent pas que je juge par ma montre.


6.

Il y en a qui parlent bien et qui n’écrivent pas bien. C’est que le lieu, l’assistance les échauffent, et tirent de leur esprit plus qu’ils n’y trouvent sans cette chaleur.


7.

Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que difficilement. Ce qu’il a de mauvais (j’entends hors les mœurs) eût pu être corrigé en un moment, si on l’eût averti qu’il faisoit trop d’histoires, et qu’il parloit trop de soi.


8.

Miracles. — Il est fâcheux d’être dans l’exception de la règle. Il faut même être sévère, et contraire à l’exception. Mais néanmoins, comme il est certain qu’il y a des exceptions de la règle, il en faut juger sévèrement, mais justement.


9.

Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau ; la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont on joue l’un et l’autre ; mais l’un la place mieux. J’aimerois autant qu’on me dît que je me suis servi des mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formoient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par leur différente disposition.


10.

On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres.


11.

L’esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement ; de sorte que, faute de vrais objets, il faut qu’ils s’attachent aux faux.


12.

Ces grands efforts d’esprit où l’âme touche quelquefois sont choses où elle ne se tient pas. Elle y saute seulement, non comme sur le trône, pour toujours, mais pour un instant seulement.


13.

L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.


14.

En sachant la passion dominante de chacun, on est sûr de lui plaire ; et néanmoins chacun a ses fantaisies, contraires à son propre bien, dans l’idée même qu’il a du bien ; et c’est une bizarrerie qui met hors de gamme.


15.

Gloire. — Les bêtes ne s’admirent point. Un cheval n’admire point son compagnon. Ce n’est pas qu’il n’y ait entre eux de l’émulation à la course, mais c’est sans conséquence ; car, étant à l’étable, le plus pesant et plus mal taillé ne cède pas son avoine à l’autre, comme les hommes veulent qu’on leur fasse. Leur vertu se satisfait d’elle-même.


16.

Comme on se gâte l’esprit, on se gâte aussi le sentiment. On se forme l’esprit et le sentiment par les conversations. On se gâte l’esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc de tout de bien savoir choisir, pour se le former et ne point le gâter ; et on ne peut faire ce choix, si on ne l’a déjà formé et point gâté. Ainsi cela fait un cercle, d’où sont bienheureux ceux qui sortent.


17.

Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes, comme, par exemple, la lune, à qui on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc. Car la maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il ne peut savoir ; et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur, que dans cette curiosité inutile.

La manière d’écrire d’Épictète, de Montaigne et de Salomon de Tultie[2], est la plus d’usage, qui s’insinue le mieux, qui demeure plus dans la mémoire, et qui se fait le plus citer, parce qu’elle est toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie ; comme quand on parlera de la commune erreur qui est parmi le monde, que la lune est cause de tout, on ne manquera jamais de dire que Salomon de Tultie dit que, lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon qu’il y ait une erreur commune, etc., qui est la pensée ci-dessus.


18.

Si le foudre[3] tomboit sur les lieux bas, etc., les poètes, et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses de cette nature, manqueraient de preuves.


19.

L’ordre (contre l’objection que l’Écriture n’a pas d’ordre). — Le cœur a son ordre ; l’esprit a le sien, qui est par principes et démonstrations, le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé, en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela seroit ridicule.

Jésus-Christ, saint Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit ; car ils vouloient échauffer, non instruire. Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours.


20.

Masquer la nature et la déguiser. Plus de roi, de pape, d’évêques ; mais auguste monarque, etc. ; point de Paris, capitale du royaume. Il y a des lieux où il faut appeler Paris Paris, et d’autres où il le faut appeler capitale du royaume.


21.

Quand dans un discours se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger, on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser, c’en est la marque ; et c’est là la part de l’envie, qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas faute en cet endroit ; car il n’y a point de règle générale.


22.

Miscell.[4] Langage. — Ceux qui font les antithèses en forçant les mot sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes.


23.

Les langues sont des chiffres, où non les lettres sont changées en lettres, mais les mots en mots ; de sorte qu’une langue inconnue est déchiffrable.


24.

Il y a un certain modèle d’agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature foible ou forte, telle qu’elle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc. Tout ce qui n’est point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le bon goût. Et comme il y a un rapport parfait entre une chanson et une maison qui sont faites sur le bon modèle, parce qu’elles ressemblent à ce modèle unique, quoique chacune selon son genre, il y a de même un rapport parfait entre les choses faites sur le mauvais modèle. Ce n’est pas que le mauvais modèle soit unique, car il y en a une infinité. Mais chaque mauvais sonnet, par exemple, sur quelque faux modèle qu’il soit fait, ressemble parfaitement à une femme vêtue sur ce modèle. — Rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est ridicule que d’en considérer la nature et le modèle, et de s’imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur ce modèle-là.


25.

Comme on dit beauté poétique, on devroit aussi dire beauté géométrique, et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point : et la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie, et qu’il consiste en preuves, et quel est l’objet de la médecine, et qu’il consiste en la guérison ; mais on ne sait pas en quoi consiste l’agrément, qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce modèle naturel qu’il faut imiter ; et, à faute de cette connoissance, on a inventé de certains termes bizarres : « siècle d’or, merveille de nos jours, fatal, » etc. ; et on appelle ce jargon beauté poétique. Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie demoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes, dont il rira, parce qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que l’agrément des vers. Mais ceux qui ne s’y connoîtroient pas l’admireroient en cet équipage ; et il y a bien des villages où on la prendroit pour la reine : et c’est pourquoi nous appelons les sonnets faits sur ce modèle-là les reines de village.


26.

Quand un discours naturel peint une passion, ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savoit pas qu’elle y fût, en sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous le fait sentir ; car il ne nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre ; et ainsi ce bienfait nous le rend aimable : outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l’aimer.


27.

Éloquence. — Il faut de l’agréable et du réel ; mais il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai.


28.

Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendoit de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur : Plus poetice quam humane locutus es[5]. Ceux-là honorent bien la nature, qui lui apprennent qu’elle peut parler de tout, et même de théologie.


29.

La dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu’il faut mettre la première.


30.

Langage. — Il ne faut point détourner l’esprit ailleurs, sinon pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos ; le délasser quand il faut, et non autrement ; car qui délasse hors de propos, il lasse ; et qui lasse hors de propos délasse, car on quitte tout là ; tant la malice de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce qu’on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir, qui est la monnoie pour laquelle nous donnons tout ce qu’on veut.


31.

Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux


32.

Un même sens change selon les paroles qui l’expriment. Les sens reçoivent des paroles leur dignité, au lieu de la leur donner. Il en faut chercher des exemples.


33.

Ceux qui sont accoutumés à juger par le sentiment ne comprennent rien aux choses de raisonnement ; car ils veulent d’abord pénétrer d’une vue, et ne sont point accoutumés à chercher les principes. Et les autres, au contraire, qui sont accoutumés à raisonner par principes, ne comprennent rien aux choses de sentiment, y cherchant des principes, et ne pouvant voir d’une vue.


34.

Géométrie, Finesse. — La vraie éloquence se moque de l’éloquence, la vraie morale se moque de la morale ; c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit, qui est sans règles. Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences appartiennent à l’esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle de l’esprit.


35.

Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher.


36.

Toutes les fausses beautés que nous blâmons en Cicéron ont des admirateurs, et en grand nombre.


37.

Il y a beaucoup de gens qui entendent le sermon de la même manière qu’ils entendent vêpres.


38.

Les rivières sont des chemins qui marchent, et qui portent où l’on veut aller.


39.

Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance.


40.

Probabilité. — Ils ont quelques principes ; mais ils en abusent. Or, l’abus des vérités doit être autant puni que l’introduction du mensonge.


41.

Je ne puis pardonner à Descartes.



  1. Article X de Bossut.
  2. Salomon de Tultie n’existe point C’est évidemment un pseudonyme de l’invention de Pascal.
  3. Nous disons à présent la foudre.
  4. Miscellanea, Mélanges.
  5. « Tu parles en poëte, non en homme. » Pétrone, chap XC.