Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/004

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 18-22).
IV


À M. CHARLES OZANAM


Le saint jour de Pâques 1842.


Mon cher frère,

Ce jour est trop beau pour ne pas le passer en famille. Déjà ce matin, à Notre-Dame, je n’étais pas seul. Depuis lundi dernier, chaque soir, plus de six mille hommes assistaient à la retraite prêchée par le P. de Ravignan. J’ai suivi ces admirables discours : il était impossible de rien entendre de plus élevé, de plus solide. Surtout on ne pouvait rien voir de plus beau que l’assemblée à la sortie, la foule se pressait par les trois portes pour couvrir la place. La grande basilique avec sa façade noire et ses tours majestueuses, laissant apercevoir par son portail ouvert la nef illuminée, représentait pour ainsi dire l’édifice sacré de la foi, dont les mystères aussi sont imposants et sévères au dehors, mais recèlent au dedans d’infinies clartés. Aujourd’hui une communion générale d’hommes couronnait les pieux exercices nos rangs serrés remplissaient la nef du milieu deux fois longue comme cette de Saint-Jean ; il y avait de nobles et riches personnages, couverts de décorations, et à côté d’eux des pauvres en veste à demi déchirée des militaires, des élèves de l’École normale et de l’École polytechnique, des enfants, mais surtout des étudiants en grand-nombre. Après la communion, qui, donnée par deux prêtres, a duré une heure, un Te Deum magnifique a rempli les voûtes, et nous nous sommes séparés .profondément émus.[1]

De pareilles solennités sont une bien éloquente réponse à l’une des difficultés qui souvent effrayent les esprits de ton âge. En sortant de l’asile religieux où se passèrent les premières années et en se trouvant tout à coup au milieu du monde, on est consterné d’abord d’y trouver si peu de foi. On s’alarme de ce délaissement universel, et il ne manque pas de gens qui vous l’exagèrent encore, les uns par humeur chagrine, les autres par faiblesse, et quelques-uns dans l’espoir ’d’entraîner par l’exemple. Mais il n’y a que les enfants qui aient peur de la solitude. Une âme ferme, nourrie aux grands souvenirs de l’histoire, n’ignore pas que souvent la vérité et la vertu se trouvèrent isolées parmi des multitudes ennemies, et que leur honneur fut de ne pas fléchir à l’entraînement général. Cependant quand on a vécu un peu davantage, on finit par faire deux autres remarques plus rassurantes. Premièrement dans les siècles qui précédèrent et qu’on a coutume de regarder comme des âges de croyance et de paix, on reconnaît des tentations et des périls comparables à ceux de nos jours. Jamais Dieu n’épargna l’épreuve à ses serviteurs, parce que jamais il ne voulut leur épargner le mérite et la gloire et le résultat des luttes passées nous répond de l’issue de l’époque présente. En second lieu, si l’on y prend garde de plus près, on finit par découvrir autour de soi beaucoup plus de christianisme qu’on avait cru d’abord. On est tout étonné, dans cette société française, tourmentée depuis cent cinquante ans par tant de doctrines perverses, ébranlée par tant de scandales, si décriée a l’étranger, de voir des œuvres de charité si nombreuses, des pratiques si fidèlement observées, l’Évangile entouré de si unanimes hommages, l’Église assurée de tant de dévouements ; et encore tant d’habitudes chrétiennes, et de souvenirs salutaires, de dispositions favorables chez ceux qui ne sont pas avec nous. Je ne parle pas des campagnes et de beaucoup de provinces, où est vraiment ment la substance de la nation et où l’esprit catholique n’a pas cessé de vivre. Mais ici même, à Paris, à ce foyer de lumières humaines et d’ambitions, parmi ces intelligences usées, pour qui les plaisirs, les arts, les études, n’ont plus d’attrait, au milieu de là déconsidération de toutes choses, il n’y en a qu’une qui conserve de la dignité, des respects, de la popularité véritable, et,c’est la religion. Voilà un long épanchement de mes émotions de ce matin. Cependant je ne finirai passant de dire qu’a ces pensées d’intérêt général se sont bien doucement mêlées les affections du cceur. Cette fête est l’une de celles où les heures passent plus vite, où le recueillement est plus facile ; on ne se lasse pas de prier. En priant pour tous, je ne pouvais oublier mes bons frères. J’ai demandé pour toi la sagesse qui raffermit l’entendement, la force qui soutient la a volonté au milieu des orages de l’adolescence. J’ai demandé que tu conservasses cette piété dont tu es doué, que tu connusses ta vocation, que le courage ne te manquât pas pour la suivre, ni les consolations pour te l’embellir. J’ai aussi sollicité pour notre cher Alphonse les grâces dont son ministère a besoin la joie de l’âme, récompense d’une vie vouée au bien. J’ai supplié que l’union fraternelle, symbole et prélude de la société céleste des saints, se maintînt parmi nous et que réalisant le dernier vœu du Sauveur à son Père, nous fussions ’un, connue ils sont un. En ce moment je ne doutais pas que nous ne nous trouvassions au même rendez-vous notre pauvre mère y était aussi, puisque c’était auprès de Dieu.

Ce n’est pas sans un vif plaisir que nous avons appris ta place de second, mon bon Charles. Si tu continues de la sorte, rien n’empêche qu’à la fin de l’année tu n’aies part aux couronnes. Mais surtout c’est la preuve d’un développement intellectuel, de bon augure pour l’avenir. Tu dois en témoigner beaucoup de reconnaissance à l’excellent M. Noirot dont les soins t’ont facilité les abords de la philosophie. Veuille lui en faire de ma part les remercîments les plus tendres. Son enseignement est un véritable bienfait : j’éprouve encore chaque jour que son influence ne se borne pas aux premières années. Quand des circonstances meilleures nous auront rapprochés l’un de l’autre, tu seras tout étonné de la quantité d’idées communes que nous aurons ensemble. Pour moi, je me réjouis beaucoup de cette perspective : ta présence animera un peu notre isolement ; et Amélie qui t’aime bien sera enchantée d’avoir retrouvé un de ses quatre frères.

Embrasse bien tendrement Alphonse pour moi, et dis-lui que ç’a été une privation pénible de ne pouvoir aller, comme l’année dernière, le visiter à Pâques. Mes amitiés à vieille Marie.

Adieu.



  1. Ce fut en cette année 1842 qu’eut lieu pour la première fois la communion générale a Notre-Dame. Des 1837, époque où le P. de Ravignan commença ses conférences, il regardait la retraite comme devant en être le couronnement nécessaire. La prudence le fit attendre jusqu’en 1841, et cette année là même, afin de ne point rendre l’oeuvre ancienne responsable du succès incertain de œuvre nouvelle, on les sépara entièrement. La retraite commença à l'Abbaye-aux-Bois; mais l’auditoire, qui était’ immense, la fit transporter a Saint-Eustache. On n’osa pas encore la terminer par la communion générale. Ce ne fut que l'année suivante que se réalisa la grande pensée du P. de Ravignan.