Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/062

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 343-346).

LXII
À M. TOMASEO.
Paris, 5 avril 1851.

Monsieur et respectable ami,

Ce peu de lignes que-vous m’adressez me touche infiniment. J’admire que du haut de ce rocher fameux, d’où vous découvrez les mers de votre patrie, quand Venise est si proche, l’Europe si agitée, l’avenir si incertain, vous ayez le temps de songer à l’ami obscur qui eut la joie de vous connaître, mais qui n’eut jamais l’honneur de vous servir. Il m’est bien doux de conserver une place dans votre noble cœur ; mais ce qui m’étonne davantage, c’est qu’au milieu de vos sollicitudes, vous puissiez vous intéresser encore à des questions toutes littéraires, et les traiter avec tant de finesse et de goût. Vos remarques me seront précieuses, et quoique mon petit recueil de Documents ait bien peu de valeur, j’aimerai toujours ce livre qui m’a donné l’occasion de vous devoir beaucoup et d’inscrire mon nom au-dessous du vôtre. Cependant votre billet m’afflige, il me fait comprendre combien vos yeux sont malades, et les nouvelles que me donnent vos amis confirment mes craintes. Le climat de Corfou convient-il à ce mal ? Le soleil ardent du midi ne peut-il pas épuiser votre vue ? Avez-vous d’ailleurs les ressources médicales que vous trouveriez ici ? Il nous semble que vous auriez à Paris des soins et des conseils meilleurs et nous ne croyons pas céder seulement à notre intérêt personnel, en vous pressant devenir chercher parmi nous un été moins brûlant et des médecins plus expérimentés. C’est ce que nous redisons bien souvent, ma femme et moi car toutes vos bontés l’ont pénétrée jusqu’au fond du cœur, et elle partage, tout le culte que je vous rends. Ne vous défendez pas, monsieur et très-cher ami laissez-moi vous dire une fois les sentiments que m’a inspirés cette alliance si rare, et si accomplie en votre personne, d’une âme -vraiment chrétienne, d’un grand caractère politique, et d’un beau génie littéraire.

Ah ! nous vivons dans un temps où il y a tant de destinées manquées, de belles qualités trahies par d’incroyables faiblesses, tant de génies déchus et d’anges tombés, qu’on est trop heureux de trouver encore quelques hommes à qui on puisse vouer une admiration sans réserve et un attachement sans regrets. Les jours qui nous ont séparés ont bien multiplié le nombre de ces désappointements.. Voyez, voyez comme la grande leçon de 1848 est loin d’avoir instruit les hommes. Les voici tous, les uns après les autres, se faisant un point d’honneur de déclarer à la face du ciel et de la terre, qu’ils ne se sont jamais trompés, et que ces grands événements ne leur ont rien reproche et rien appris; les voici qui reprennent leurs haines, leurs petites passions de chaque jour et leur paresse qui leur fait fuir toute nouveauté ils feront tout pour forcer la Providence à frapper une seconde fois et plus fort.

Je n’ai qu’un espoir, mais il est grand. C’est qu’au milieu .de la décomposition de la société politique, le christianisme se raffermit, c’est que jamais la foi ne s’est montrée plus vive que cette année. La foule, qui ne sait. plus à qui se donner, court au seul maître qui a les paroles de la vie éternelle. Ah ! la France est bien la Samaritaine de l’Evangile, elle est allée puiser bien des fois à des sources qui ne la désaltéraient point. Elle s’attachera à celui qui lui promet l’eau vive, afin de n’avoir plus soif. Je ne sais pas comment se reconstituera l’Europe, il est clair que les rêves des vieux partis s’évanouiront. Mais ce qu’on ne peut méconnaître, c’est que la pensée qui civilisa les barbares remue encore ce chaos de nos jours. Les opinions sont armées et à la veille d’en venir aux mains. Mais il y a des chrétiens dans tous les camps. Dieu nous disperse sous des drapeaux ennemis, pour qu’il n’y ait pas dans cette société divisée en un seul parti une seule faction où quelques bouches n’invoquent et ne bénissent le Dieu sauveur ! M. l’archevêque de Paris a gouverné avec une sagesse admirable au milieu de cette tempête. Dans quelque temps on citera son mandement, comme nous citons les prévisions merveilleuses de saint Augustin et de Paul Orose au milieu des invasions. Ce bon et pieux prélat vous aime toujours tendrement. Vous savez combien l’abbé Maret vous est attaché, il est de moitié dans tous mes sentiments pour vous. Oui, les rédacteurs de l’Ère nouvelle ont pu manquer souvent de prudence humaine, mais Dieu ne les a jamais laissés manquer d’amour pour la justice, pour le pauvre peuple, pour votre belle Italie, et pour ses glorieux défenseurs. Mon billet vous parviendra vers le temps de Pâques. Ces saintes solennités ne se passeront pas sans que je vous retrouve par la pensée et par la prière auprès de Celui qui ne connaît pas les distances, et qui rapproche les amis séparés. Je vous demande un souvenir devant lui et je suis du plus profond du cœur, votre dévoué et reconnaissant ami.

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