Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/061

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 337-342).
LXI
À M. AMPÈRE.
Paris,25 février 1851.

Mon cher ami, Daremberg se prétend chargé par vous de me dire mille injures à cause de ma paresse et de mon silence. Je ne récrimine point, je ne vous parle pas d’une belle dame qui vous écrivit il y a six semaines et qui se lamente de n’avoir pas de réponse. Nous savons qu’entre Paris et Naples, souvent les lettres s’attardent ou se perdent, et nous sommes’ disposés à croire la poste capable de tous les crimes, plutôt que de vous supposer coupable de froideur ou d’oubli. Je me prive aussi de vous répéter toutes les invectives de vos amis, qui ne vous pardonnent pas de leur faire passer un hiver sans vous. Ce beau soleil même que nous avons contre notre habitude, ne vous remplace pas. Il luit que le jour, et rien ne console ces salons où votre conversation étincelait chaque soir. Vous êtes allé porter vos clartés sur d’autres bords nous savons que vous avez fait les délices des charmantes Napolitaines. Mais franchement, ces aimables personnes ont un si beau ciel, une mer si bleue, un volcan si bien posé pour le plaisir de la vue, qu’elles peuvent laisser à d’autres moins heureusement partagés les jouissances de l’esprit. Je sais bien que vous ne craignez pas les enchanteresses, et que Circé n’a pas le pouvoir de changer en bêtes les membres de l’Académie française. Mais elle a le secret de leur faire oublier la patrie ;. et quoique j’aie toujours passionnément désiré votre bonheur, je m’effraye quelquefois de vous savoir si.heureux à quatre cents lieues de nous.

Vraiment c’est une grande perte pour moi de n’avoir pas vos conseils, plus de ces longues matinées où vous me prêtiez une oreille complaisante et une critique sévère ; m’encourageant mais me contredisant, et me forçant plus d’une fois à recommencer une page. Que de services littéraires vous m’avez rendus, sans parler des autres ; que j’en ai mal profité, et que j’en aurai besoin pour faire mieux ! Aussi ne pouvant rien sans vous, j’ai pris à peu près le parti de ne rien faire. Du moins n’ai-je pas encore mis la main à mon grand travail, et je me suis contenté d’achever quelques études commencées dans le Correspondant sur les Poëtes franciscains .J’ y ai trouvé l’occasion de faire une connaissance bien intéressante et bien nouvelle, celle de Jacopone de Todi, dont tout le monde sait le nom, mais dont on lit peu les vers, quoiqu’ils aient des beautés dignes de la Divine me Comédie. Il se peut que je m’y sois arrêté outre mesure, et que j’y aie pris trop de plaisir, comme on s’attarde volontiers en voyage à quelque monastère qui n’était pas sur les routes fréquentées, et où l’on a trouvé des peintures ignorées des touristes. Enfin, je me suis donné la jouissance de grouper autour de mes poëtes franciscains quelques-uns de mes plus chers souvenirs d’Italie ; et peut-être en y joignant quelques morceaux du livres des Fioretti, pourrai-je en faire un petit volume qui sera pour moi et pour les miens comme un abrégé de mes pèlerinages. Mais c’est surtout avant de lancer cet enfant perdu que j’aurai besoin de prendre conseil auprès de vous, qui êtes devenu le maître des Voyageurs lettrés, et qui avez créé ce genre nouveau et tout à vous de Littérature aventureuse, le bourdon sur l’épaule et la plume à la main.

Mais vous êtes capablede penser que j’aurai bien employé mon hiver si j’ai su vous conserver deux ou trois santés auxquelles vous avez la faiblesse de tenir. Sous ce rapport, j’ai mérité durant trois mois tous vos éloges, et grâce à ces chaudes brises que certainement vous preniez soin de nous envoyer nous nous sommes parfaitement conduits jusqu’à ces jours derniers. Petite Marie va parfaitement, elle pousse comme une petite fleur, elle lit, et si vous tardez trop à revenir, elle vous écrira. Cependant je vous conjure de ne point lui donner ce sujet d’orgueil. Ne trompez pas l’espoir de ceux qui vous attendent au mois d’avril. Ne vous laissez pas retenir par les tableaux qu’on peut vous faire de nos agitations et de nos dangers. L’émeute est dans l’assemblée, l’émotion dans les salons, et le calme dans les rues. Les affaires prennent tout doucement le chemin de la prorogation. Ce n’est pas héroïque, mais c’est commode, c’est provisoire, cela permet d’ajourner l’heure des coups de fusil. Les Républicains honnêtes y trouvent l’avantage d’habituer le pays au nom de république et de conserver au moins un beau reste du suffrage universel. Les Orléanistes zélés pensent que le comte de Paris aura le temps de gagner ses vingt et un ans. Je ne parle pas des Napoléoniens qui tiennent la queue. de la poêle. Il ne reste donc plus que les Légitimistes et les Socialistes, deux partis sur cinq, pour repousser la prorogation, et je ne les crois pas assez forts. Vous voyez que je ne m’effraye point, et que je suis de votre école, ce qui n’est pas un petit mérite pour l’élève, quand le maître n’est plus là. Vraiment, parmi les biens que vous m’avez faits depuis que j’ai la joie de vous connaître, je compte aussi celui de m’avoir rassuré beaucoup quand tout le monde s’épouvantait, en 1848, et de m’avoir appris à ne jamais désespérer. Il est dit que vous ne resterez pas un moment sans être bon pour quelqu’un des miens. En vous en allant, vous faisiez entrer mon frère à la bibtiothèque de l’Académie de médecine, vacante par la nomination de Duremberg à celle Mazarine. En traversant Rome il.faut que vous y trouviez mon beaufrère, qu’il ait l’honneur et le profit de visiter avec vous les musées, de s’instruire à vos entretiens. Je ne saurais vous dire la reconnaissance de cet aimable garçon. Ses lettres nous le montrent bien content de son séjour de Rome, travaillant beaucoup et pressé de faire passer sur la toile plusieurs de vos inspirations. Vous voyez bien que nous ne saurions guère comment nous empêcher de parler de vous, même quand nous ne quitterions pas le coin du feu. Qu’est-ce donc lorsque.par hasard nous sortons du logis ! Si nous allons chez madame Lenormant, il n’y a pas d’autre entrée en conversation. Si je parais à la Faculté des Lettres sans nouvelles de vous, on me maltraite ; Loménic, qui par parenthèse fait un cours très-brillant ; Loménie parle bien, vous le savez ; il parle volontiers, vous ne l’ignorez pas, mais il ne parle jamais mieux que s’il s’agit de vous. On n’a jamais vu un absent moins oublié. Venez donc vous en assurer vous-même ;. venez, vous trouverez de nouveaux amis avec les anciens Je veux parler des Bardes de M. de la Villemarqué qui viennent de paraître et qui vous charmeront. M. Thierry en est transporté. Non, nous ne sommes pas si indignes de vous qu’on voudrait vous le faire croire : nous aurons à la fin d’avril du soleil et des fleurs aussi bien que votre baie de Naples, et de plus vieilles amitiés pour vous adoucir les peines de la vie.