Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/027
Mon cher Velay,
J’avoue que toutes les foudres de ta colère ne seraient pas assez pour punir mon infidélité ; deux mois et demi sont écoulés depuis que j’ai reçu une lettre de toi, et je ne t’ai point répondu. Je pourrais cependant alléguer une excuse plausible. Je me suis mis dans l’esprit, de réduire à sa plus simple expression, à son expression la plus positive, ce que j’avais appris de littérature pendant mes trois ans de séjour à Paris, de faire passer, s’il était possible, ma science en parchemin, et de prendre le grade de licencié ès lettres. Il a fallu revoir d’un bout a l’autre mon Burnouf et me convaincre que je n’avais jamais su mon grec ; il a fallu repasser une foule d’auteurs, et ensuite toute l’histoire dont plusieurs parties m’étaient passablement étrangères. Ces travaux m’ont occupé un grand mois, au bout duquel j’ai obtenu ce bienheureux diplôme de licencié, qui me servira. de marchepied, j’espère, pour me faire recevoir docteur l’an prochain ; alors je. serai, s’il plaît à Dieu, docteur en droit et docteur ès lettres,.ce qui i ne fera pas bouillir la marmite plus que si je ne l’étais pas. En même temps nous avons été occupés a ressusciter la défunte Revue européenne; ces messieurs ayant voulu que j’en composasse l’introduction, je me suis trouvé notablement absorbé par. cette besogne et n’ai pas eu un instant de libre jusqu’aux fêtes de Pâques. Je te dis toutes ces choses, non pour me faire valoir, car il n’y a pas de quoi, puisque je n’ai pour ainsi dire travaillé que par force, mais pour me disculper de négligence à ton égard.
Le grand rendez-vous des jeunes gens catholiques et non catholiques cette année a été à Notre-Dame. Tu as sans doute entendu parler des conférences de l’abbé Lacordaire. Elles n’ont eu qu’un défaut d’être trop peu nombreuses. Il en a fait huit au milieu d’un auditoire de près de six mille hommes, sans compter les femmes. Ces conférences sur l’Eglise, sa nécessité, son infaillibilité, sa constitution, son histoire, etc., ont toutes été très-belles ; mais la .dernière a été d’une éloquence supérieure à tout ce que j’ai jamais entendu. Mgr de Quélen, qui avait assisté a toutes les conférences, a adressé la dernière fois. a M. Lacordaire des remercîments solennels et l’a nommé chanoine de la cathédrale. Voila qui nous met du baume dans le sang. Nous en avons besoin pour nous consoler du dernier livre de M. de Lamartine sur l’Orient ; ce grand poète est en même temps si impressionnable, qu’en traversant l’Asie, il s’est imprégné d’une partie de ses idées et de ses tendances : il donne des louanges extrêmes à l’Alcoran, et, à force d’optimisme et de tolérance, il sort évidemment de l’orthodoxie. Parce que des ordres avaient été donnés par tout pour qu’il fût bien reçu, parce que les pachas et les chefs des tribus l’ont accueilli en grand seigneur, menaces qu’ils étaient du perdre la tête s’ils y manquaient, sa belle âme, qui ne sait pas soupçonner le mal, s’est laissée prendre a ces dehors et s’est éprise d’admiration pour les mœurs orientales. Cependant le mal n’est pas sans remède, car ce n’est que l’exagération d’une bonne qualité. D’ailleurs le livre ne renferme pas une apostasie formelle. Mais il est évident que le ciel de Palestine s’est reflété avec toutes ses ardeurs dans l’âme limpide du poëte. Le temps effacera ce qu’il y a d’impur dans cette image. Au reste ; il y a aussi dans ce même ouvrage des choses admirables, surtout toutes les fois que le père se montre, tenant entre ses mains cette pauvre Julia qui va mourir au pied des montagnes de Jérusalem.
Tous les Lyonnais ici présents t’envoient leur bon souvenir ; il m’est impossible de les nommer tous
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