Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/026

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 148-153).

XXVI
À M. DUFIEUX.
Paris, 2 mars 1835.

Mon cher ami,

Votre ictère est venue me faire rougir de ma paresse, paresse de la tête et de la main, mais non pas, je l’assure, paresse du cœur. Après les témoignages précieux d’amitié que j’ai reçus de vous, après la confiance dont vois m’avez honoré en épanchant plus d’une fois votre âme dans la mienne, il faudrait qu’un souffle d’ingratitude bien glacial eut passe sur ma mémoire pour en avoir effacé votre souvenir. Non, mon ami, ne le croyez pas, je ne vous ai point oublié. Durant ces jours de l’absence déjà nombreux, vous n’avez pas cessé de vivre dans mes pensées ; vous n’avez pas non plus cessé de vivre dans mes entretiens, soit avec ceux de mes amis qui ont le bonheur d’être aussi les vôtres, soit avec Celui qui tous deux nous aime, et dans le sein duquel nos deux âmes séparées peuvent se réunir et converser ensemble. Mais, s’il est vrai qu. je ne sois point ingrat, s’il est vrai que je vous aie conservé une affection sincère, comment se fait-il qu’élle soit restée muette, et qu’est-ce que cette amitié froide, sans parole et sans œuvres, sorte de pétrification morale ? Hélas ! mon cher Dufieux, cette question que je me fais au nom de ramifié, je me la répète tous les jours au nom de tous mes autres devoirs. Ma conscience ne m’épargne point, et placé entre le désir de faire bien et beaucoup, et une faiblesse incroyable qui m’empêche de rien faire, je passe mes journées en reproches amers pour l’inexécution de mes résolutions passées, et en résolutions nouvelles que je n’exécuterai pas davantage et qui me préparent de nouveaux reproches pour l’avenir. Je puis le dire, parce que je le dis à ma honte et à la gloire de Dieu. Peut-être personne ne reçut plus que moi de généreuses inspirations, personne ne ressentit de plus saintes jalousies, de plus nobles ambitions ; il n’est pas de vertus, il n’est pas d’œuvre morale ou scientifique à laquelle je n’aie été convié par cette voix mystérieuse qui retentit au fond de soi-même, il n’est pas d’affections louables dont je n’aie ressenti l’attrait, pas d’amitiés et de relation précieuses qui ne m’aient été ménagées, pas d’encouragements qui m’aient manqué, pas une brise favorable qui n’ait soufflé sur ma tige pour y faire éclore des fleurs. Il n’est peut-être pas dans la vigne du Père de famille éternel un ceps qu’il ait entoure de plus de soins et dont il puisse dire avec plus de justice «  Quid potui facere vinae et non feci.  » Et moi, plante mauvaise, je ne me suis point épanoui au souffle divin, je n’ai point plongé mes racines dans ce sol qu’il remuait autour de moi, je me suis flétri.et desséché j’ai su le don de Dieu, j’ai senti l’eau vive baigner mes lèvres et je ne les ai point ouvertes, je suis resté un être passif, je me suis enfermé dans ma lâcheté. En ce moment encore où l’appel d’en haut retentit à mon oreille, où je sens l’inspiration Se retirer un peu comme pour me menacer, mais non pour m’abandonner a jamais, en ce moment encore je ne sais pas vouloir, je ne sais pas agir, et je sens s’accumuler sur ma tête la responsabilité des faveurs que je néglige chaque jour. Je vous ai dit ma peine, je l’ai dite tumultueusement et sans ordre, comme je l’éprouve ; mais, pour que vous ne refusiez point de me croire, pour que votre indulgente charité n’attribue point un moment d’exaltation les lignes que je viens de tracer, je m’expliquerai plus clairement.

Deux choses surtout nous font palpiter d’ une envie généreuse, nous autres jeunes chrétiens : ces deux choses sont la science et la vertu. On m’apprit de bonne heure les goûter et je me crus fait pour elles, Dans nos conversations de ces vacances, je e vous avais raconté mes rêves à cet égard. J’avais résolu pour les deux années qui me restent à passer dans la capitale des travaux plus sérieux et une réforme morale plus complète. J’avais mis mes désirs sous les auspices de notre Mère céleste, et je me confiais en mon bon vouloir. Or depuis ce temps trois mois se sont écoulés et me voici les mains vides. Des malaises continuels, les démarches ennuyeuses ont commencé à éteindre mon ardeur, et lorsque j’ai eu tout le loisir et toutes les facilités désirables, je suis tombé dans une sorte de langueur fatale que je ne saurais secouer. L’étude que j’aimais autrefois me fatigue ; la plume pèse à mes doigts: je ne sais plus écrire. Nous avons bien encore des conférences littéraires, mais les pauvrettes sont mourantes, et ce n’est pas moi, a coup sûr, qui les sauverai. La force, ce don du Saint-Esprit, si nécessaire aux hommes de ce siècle pour cheminer sans chute à travers tant de périls, la force n’est point en moi. Je suis flottant au gré de tous les caprices de mon imagination. La piété me semble parfois un joug, la prière une habitude des lèvres, les pratiques du christianisme un devoir que j’accomplis avec lâcheté, une dernière branche à laquelle je me cramponne pour ne pas rouler dans l’abime, mais dont je ne sais pas cueillir les fruits nourriciers. Je vois les jeunes gens de mon âge s’avancer tête levée dans les voies d’un progrès réel, et moi je m’arrête et je désespère de pouvoir les suivre, et je passe à gémir le temps qu’il faudrait mettre à marcher. Voilà mon état plein de misère, et ce récit sert d’explication à ma négligence envers vous, s’il ne e peut, lui servir d’excuse. Si vous ne me ’pardonnez pas, vous me plaindrez du moins vous changerez vos adulations amicales en salutaires reproches, en encouragements, en bons conseils, et surtout en prières. Vous comprenez aussi un autre motif de mon silence. Quand on écrit a un ami comme vous, on a besoin de lui parler de soi, et on n’aime pas à parler de soi quand on se sent mauvais. J’attendais donc instinctivement de me sentir meilleur pour m’entretenir avec vous. Enfin hier, j’ai eu le bonheur de recevoir Celui qui est la force des faibles et le médecin des langueurs de l’âme, et aujourd’hui je vous écris dans la sincérité de mes regrets pour le passé et de mes bonnes resolutions pour t’avenir : oh ! priez, je vous en conjure, pour que celles-là enfin ne soient point trompées.

Vous, mon cher ami, vous êtes le contraste le plus parfait qui puisse m’être opposé. Autant Dieu m’a prodigué de faveurs ; autant il vous prodigue de souffrances et d’épreuves. Et tandis que je succombe et que je m’abats malgré ses bienfaits, vous sortez de plus en plus fort du creuset de douleurs où sa main vous a placé. Vous serez bien heureux un jour, carvous êtes jeune et vous avez déjà beaucoup mérité. Votre sensibilité si vive, façonnée dans les chagrins, devient un instrument de grandes vertus. Vous faites le bien sans le dire, et votre âme oppressée par tant d’afflictions intérieures déborde au dehors en d’innombrables bonnes œuvres. Partagez avec un ami cette richesse de charité, offrez pour moi au Seigneur une partie des choses saintes que vous faites, et continuez-moi votre amitié. Pour moi je sympathiserai toujours avec vos tristesses, et quand la pensée de mes fautes m’affligera, je me souviendrai que vous aussi vous souffrez, mais avec cette différence que vous ne le méritez pas. Adieu, mon cher ami, excusez le désordre de cette lettre, avec cette bonté qui vous en fera excuser les retards : répondez-moi dès que vous le pourrez et écrivez-moi des paroles qui puissent me donner du courage.

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