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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/030

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XXX
À M.L.
Villefranche, près Lyon, 23 septembre 1835.

Mon cher ami,

Plus d’un mois s’est écoulé depuis que nous nous sommes fait nos adieux et que nous nous sommes promis de nous visiter par lettres de temps à autre ces vacances. En attendant votre visite, je viens vous faire la mienne, impatient que je suis de savoir de vos nouvelles, et quelles sont vos occupations pour le présent, et quelles sont vos idées pour l’avenir. D’ailleurs, vous n’ignorez pas que l’amour du silence n’est pas ma vertu favorite, que mon bonheur est d’épancher dans l’âme d’un ami tout ce que, je pense, tout ce que je sens, toutes les fantaisies de mon imagination, tous les rêves de mon esprit ; et transporté depuis cinq semaines sous d’autres cieux, j’ai vu, senti et pensé une foule de choses que j’ai besoin de vous dire. Et d’abord ce sont les plaisirs du retour plaisirs qui n’ont pas été obtenus sans peine. Vous sa vez que j’étais parti de Paris le 12. Je tenais à arriver à Lyon le 15, fête de ma mère ; je ne tenais pas moins à avoir la messe ce jour-là, fête de la sainte Vierge. Il me fallut donc le matin m’arrêter à Mâcon, à douze lieues de chez moi, pour assister au saint sacrifice ; espérant trouver ensuite une voiture qui m’emmènerait dans la journée j’avais compté sans mon hôte : je ne trouvai d’autre voiture que celle dont tous les fils d’Adam sont pourvus dès leur naissance, et il me fallut passer tout ce grand jour de l’Assomption à cheminer, à pied sur la route poudreuse ; enfin, à quelques lieues de Lyon, je trouvai une mauvaise carriole qui m’amena à huit heures du soir à la maison, au moment où toute la famille assemblée pour fêter maman s’affligeait de mon retard. Père, mère, frères, oncle, tante, cousines, tout était là je vous laisse à penser la joie du premier embrassement.

Toutefois à ce premier embrassement s’est bien mêlée quelque tristesse. Les inquiétudes que j’avais eues sur la santé de ma bonne mère n’avaient été que trop fondées. Vous vous souvenez de ce jour de chagrin et de cette lettre charmante que je vous communiquai ce chagrin et ces alarmes, mon père et mes frères les avaient partagés ; maman avait été saisie pendant plus de deux mois d’une faiblesse et d’une langueur dont on ne prévoyait pas la fin des accidents assez graves s’étaient joints à cette indisposition, et les craintes qu’on avait eues à Lyon n’étaient point au-dessous de celles que j’avais éprouvées à Paris. Heureusement à.mon retour une grande amélioration s’était faite ma bonne mère n’était plus souffrante, mais elle portait les traces de ses souffrances passées, et en ta baisant j’ai été effrayé de la maigreur de son visage. Tranquille pour le présent, je suis encore bien tourmenté pour l’avenir ; je vois que cette santé qui m’est si chère s’est véritablement affaiblie, que sa sensibilité est devenue extrême, que peu de chose suffit pour la chagriner, la désoler ; que sa vertu et sa bonté angéliques sont toujours en lutte avec son organisation maladive et nerveuse; avec cela elle redouble de bonnes œuvres, et s’impose des fatigues devant lesquelles moi, jeune et fort, je reculerais ;j’ai bien du souci pour l’hiver prochain. Mon cher ami, si vous avez deux places à me donner dans vos prières, donnez-en une pour la santé de ma mère et l’autre pour moi ; si vous n’en avez qu’une, qu’elle soit pour ma mère ; c’est prier pour moi que de prier pour elle ; à sa conservation dans cemonde est peut-être attaché mon salut dans l’autre.

Outre des sollicitudes domestiques, j’ai trouvé à Lyon une impression de terreur générale. Le choléra, qui frappait, des coups si terribles sur les provinces du Midi, semblait s’avancer vers nos portes. Il avait remonté le Rhône, jusqu’à quinze lieues de notre ville, chassant devant lui des multitudes de fugitifs qui venaient apporter parmi nous d’épouvantables récits, et une frayeur plus grande encore que le mal. Notre population ardente et impressionnable s’était profondément émue. Tandis que les esprits abrutis et grossiers commençaient a s’entretenir de bruits d’empoisonnement et se préparaient à répondre à l’invasion du fléau par des émeutes et des violences ; une foule religieuse assiégeait Notre-Dame-de-Fourvières et s’agenouillait en plein air sur le parvis de l’église pour chanter des cantiques de douleur ; en même temps, nombre de personnes dévouées se présentaient pour servir les pauvres, au moment où viendrait l’épidémie : plus de quinze cents de ces personnes s’étaient fait inscrire d’avance.

Enfin, Dieu a une seconde fois glorifié sa sainte Mère et consolé notre pauvre ville ; une seconde fois la main qui menaçait s’est ouverte pour bénir. La plus antique église des Gaules, l’église de Lyon est toute fière, heureuse et reconnaissante du magnifique privilège qui lui a été accordé. Le nom de Notre-Dame-de-Fourvières n’excite plus un sourire sur les lèvres de l’impie qui ne peut se défendre de penser qu’à sa protection peut-être il doit la vie.

Enfin nous respirons je ne saurais vous dire combien je suis heureux de ce repos momentané de toutes mes inquiétudes, de n’avoir plus à me préoccuper ni des approches d’un examen, ni de la venue du choléra, ni surtout de la maladie de ma mère. Je trouve dans ma famille bien des consolations et des jouissances. Mon frère aîné est mon ange gardien. Depuis longtemps nous projetions d’aller ensemble faire un pèlerinage à la Grande Chartreuse ; nous l’avons accompli, nous avons fait a pied une course de soixante lieues à travers le Dauphiné. Là, dans les montagnes qui forment le marchepied des Alpes, au milieu d’une nature magnifique, au bout d’un vallon entrecoupé de torrents et de cascades, bordé d’une végétation luxuriante et majestueuse, au milieu d’un creux de rochers, les uns sombres et arides, les autres couverts de mousse et de fleurs, au pied de pics élevés et couverts de neige, se trouve la Grande-Chartreuse, le chef-lieu général de l’ordre fondé en ce lieu même par saint Bruno. Là, soixante-huit moines, moines véritables, descendant sans interruption de leurs saints fondateurs, soumis à une règle austère, passent le jour dans le silence de la méditation et une partie de leurs nuits dans le chant des psaumes. Là, on ne se souvient plus du tumulte du monde et de la lutte des systèmes. Il règne un parfum du vieux christianisme, de prière, de sainteté, de quiétude. Religieux contemplatifs, on les a accusés d’égoïsme et d’oisiveté ; mais s’ils ne contribuent pas au bien social par-une action directe et immédiate, ils y contribuent par leurs vœux, leurs supplications, leurs sacrifices. Ce que la froideur et la faiblesse de nos prières ne pourraient obtenir de Dieu, leurs oraisons et leurs larmes pieuses l’achètent pour nous ; et lorsque.la rosée tombe sur nos champs, ou qu’une bonne pensée s’élève dans notre âme, sans que nous sachions d’où elle vient, c’est peut-être du haut de ces montagnes sacrées qu’elle nous est venue. J’ai assisté aux matines chantées à onze heures du soir dans leur chapelle solitaire, j’ai entendu ce concert de soixante voix innocentes et j’ai songé à tous les crimes qui se commettent à cette heure-là dans nos grandes villes ; je me suis demandé si véritablement il y avait là assez d’expiation pour effacer tant de souillures, et je me suis souvenu des dix justes à la présence desquels Dieu eût accordé le salut de Sodome. Je suis donc revenu l’espérance au cœur, et avec un souvenir qui restera dans moi et pourra peut-être me servir quelquefois d’encouragement dans les jours mauvais peut-être en jaillira-t-il quelque inspiration vertueuse qui un jour me fera devenir meilleur.

Pour le présent, je suis toujours le même, le même que vous connaissez bien, toujours abondant en paroles et pauvre en œuvres, toujours souffrant de mon impuissance et de ma misère et ne pouvant me relever, agité de beaucoup de pensers et de sentiments divers et prenant peu de résolutions fortes, en accomplissant moins encore pétri d’égoïsme et de pusillanimité, marchandant avec Dieu et avec moi-même, comptant par sous et deniers, me décidant à peine à faire un pas vers le bien et après l’avoir fait craignant toujours d’avoir fait mal plein de langueur et d’inquiétude ballotté continuellement entre les tentations de l’imagination et celles de la vanité, sans cesse mécontent de moi même et ne sachant point détruire les causes de ce mécontentement, ne trouvant de force, de repos que dans l’amitié, les leçons et les exemples d’autrui. La Providence n’a pas voulu que ce secours me manquât elle m’a donné des amis excellents vous en connaissez plusieurs, et si je souffre quelque chose en ce moment, c’est de leur absence. Cependant j’ai mon frère qui me soutient et qui m’aide beaucoup. Je l’ai entendu lui et un autre ecclésiastique dont j’estime la sagesse ; parler de l’apostolat des laïques dans le monde d’une manière tout à fait rassurante pour nous.

Si vous venez dans mon pays, aux vacances prochaines, vous trouverez des amis nombreux, sans me compter, moi qui suis et serai toute ma vie votre dévoué.