Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/036

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 197-203).

XXXVI
À M. DUFIEUX
Paris, 8 février 1836.

Mon cher ami,

J’ai reçu, il y a peu de jours, votre bonne lettre, et je vous en remercie de grand cœur. Ces quelques lignes, tracées par une main amie, viennent si bien renouer la chaîne entre deux âmes que la distance des lieux a séparées Quand deux hommes cheminent ensemble, c’est assez leur coutume de marcher du même pas, ils partent en même temps du pied gauche et, pendant un certain temps, ils gardent d’une façon instinctive ce mouvement égal ;cependant, peu à peu l’un se ralentit ou bien l’autre se presse ; et alors il faut que d’un regard ils se remettent en harmonie, et que de nouveau ils régularisent leur marche. Il en est ainsi de deux âmes sœurs qui s’avancent ensemble dans le chemin de la vie ; il faut que de temps à autre une parole, un regard échange harmonise leurs mouvements et rétablisse leur concert. Surtout si de ces deux l’une est moins forte et plus facile à décourager , plus impatiente des aspérités de la route, elle a besoin d’un appui charitable, et tel est celui que je trouve, mon cher ami, dans votre correspondance. Que je voudrais pouvoir m’en montrer digne en vous écrivant, comme vous le demandez, fréquemment et longuement. Mais je suis écrasé sous le fardeau de mes devoirs de cette année, je désespère presque de pouvoir accomplir la tâche que je me suis prescrite le temps s’échappe et me trahit, il ne m’en reste point assez pour satisfaire a la fois aux devoirs de l’étude et aux devoirs de l'amitié.

Si j’avais une volonté énergique, elle parviendrait aisément à marquer les heures et les jours en laissant à chaque occupation sa place naturelle, à faire se succéder les travaux et les jouissances, je trouverais une place pour l’étude et une place pour le plaisir. Mais bien des fois, je vous l’ai dit, mes résolutions les meilleures sont toujours restées inaccomplies, jamais je n’ai pu réaliser cette économie du temps si nécessaire pour un bon emploi de notre vie passagère. Aujourd’hui je trace une règle, demain je vais l’enfreindre. Je travaille par élans, par efforts en réunissant toutes mes forces sur un seul point. Je ne sais point agir avec méthode, avec calme ; mener de iront deux ou plusieurs études ; et c’est surtout là ce qui me désole. Autrefois je me berçais de l’idée consolante que ma vie se pourrait diviser en deux parts, l’une pour l’action, l’autre pour l’étude; l’une pour le tumulte des affaires, l’autre pour la paisible culture des lettres ; et maintenant je me vois fatalement poussé dans la douloureuse alternative d’abandonner l’un ou l’autre de ces deux avenirs que j’avais pensé pouvoir joindre. Ma pauvre tête n’est pas assez vaste pour qu’une pensée y loge sans expulser toute pensée rivale. Voici environ un mois que j’ai travaillé quelque, peu, soit à un examen de droit, soit à ma thèse de littérature que je prépare, et cependant pour avoir voulu me partager de la sorte j’ai fait très-peu de chose.

Jamais les lettres ne pourront m’être un délassement vous avez vu par vos yeux ce qu’il m’en coûte pour écrire. Et cependant, soit amour-propre, soit tout autre motif, je ne puis me résoudre à dire un éternel adieu à ces amies si sévères, qui me font payer si cher leur familiarité. D’un autre côté, je considère que si j’eusse consacré à l’étude exclusive du Droit les facultés que Dieu m’a données, et les cinq années de séjour à Paris que m’ont données mes parents, j’aurais pu acquérir au barreau un rang que maintenant je ne puis espérer d’atteindre. Toutes ces réflexions m’agitent et me tourmentent, et la prochaine nécessité où je vais me trouver de prendre une position définitive, m’accable. J’ai peur de causer bien des peines à mes chers parents, et cependant vous savez s’ils méritent d’être aimés. Ici bien des gens qui me veulent du bien semblent par leurs suggestions vouloir redoubler mes agitations et mes ennuis. Il est certain que je quitte Paris pour toujours dans cinq ou six mois. Mais que ferai-je à Lyon ? Voilà le point sur lequel portent toutes mes incertitudes. On voudra me faire beaucoup plaider, et pourtant il me paraît qu’il me serait bien dur de rester confiné dans l’étroite sphère du forum.Est-ce orgueil ? Est-ce vocation ? Est-ce inspiration d’en haut ou tentation d’en bas ? Tout ce que j’ai fait depuis cinq ans, est-ce raison, est-ce folie ? mon cher ami, priez pour que le bon Dieu réponde à toutes ces questions que je m’adresse chaque jour. Il me semble que je suis résigné à faire sa volonté, quelque humble rôle, quelque douloureuse mission qu’il me prépare. Mais que cette volonté me soit connue ! que je ne sois plus, comme je le suis depuis cinq ans, divisé contre moi-même, c’est-à-dire faible, impuissant, inutile. Hélas ! il m’a été fait des grâces si nombreuses, qu’elles me sont un sujet d’effroi chaque année de ma vie a reçu du ciel plus de bienfaits que d’épreuves, et cependant je vous l’assure, si ce n’était le sentiment de mon indignité morale, je désirerais beaucoup que cette vie finît bientôt, et que le jour succédât à ce crépuscule nébuleux dans lequel je marche enveloppé sans savoir sur quelle pierre mon pied se pose ni vers quel but ma course se dirige. Pardon si je vous ai entretenu de mes tristesses. C’est que vous avez connu des tristesses semblables, c’est que vous avez traversé ce brûlant désert dans lequel je fais mes premiers pas. Pour vous la vie s’explique et je vois avec joie quelle solution vous allez donner à ce dangereux problème. Oui, vous serez heureux de tout le bonheur qui se peut connaître sur la terre ; oui, vous. serez récompensé de tant de sacrifices et de tant de résignation. Vos belles facultés vont pouvoir se développer en paix et en liberté elles reviendront fortes parce qu’elles ne seront plus esclaves. Vous comprenez admirablement la poésie qu’il faut aux hommes de nos jours vous la sentez mieux encore. Ce ne sont plus des chants intimes, solitaires entretiens de l’âme avec la nature et avec Dieu. Ce ne sont plus des soupirs stériles et des plaintes sans échos. Ce sont des hymnes fraternels, intelligibles, populaires, tout imprégnés des couleurs de l’histoire, tout vivifiés par le souffle intérieur de la tradition, tout remplis de ces trois grandes choses Foi, Espérance, Charité. Quand l’homme s’est abandonné aux séductions du monde extérieur, le premier mouvement que la grâce lui inspire, c’est un retour sur lui-même. Mais ce mouvement n’est point le dernier ; si l’homme s’oubliait dans la contemplation de soi-même, il ne serait jamais qu’un philosophe, c’est-à-dire peu de chose. Il faut que de soi il remonte à Dieu, et que de Dieu il redescende a ses semblables.. De l’amour du Créateur émane l’amour chaste et vertueux des créatures. Le second commandement est pareil au premier. C’est pourquoi les religieux contemplatifs eux-mêmes, tout exilés qu’ils sont de nos sociétés bruyantes, ne se croient point seuls. De la méditation paisible de leur cellule ils sortent pour prier, et, quand ils prient, ils prient pour tous, ils répètent les prières que nous répétons ici ; ils ne disent point à Dieu Mon Père, ils lui disent : Notre Père.- La poésie doit faire de même. Au milieu des orgies païennes auxquelles elle s’était abandonnée, un rayon d’en haut l’a frappée, elle a rougi, elle s’est retirée pour gémir au désert. Vous avez entendu, dans les Méditations et dans les Harmonies, ses mélodieuses douleurs. Mais dans cet isolement elle s’est complu en elle-même, elle a ou pouvoir communiquer avec Dieu sans interprète et sans voile ; elle est devenue individuelle, rationaliste, et nous l’avons vue avec chagrin s’arrêter à moitié chemin sur la voie de la vérité. Il faut cependant qu’elle se remette en marche, que quelqu’un la prenne par la main, qu’il la ramène dans la société des hommes, dans la société des croyants, qu’au baptême qui la fit chrétienne se joigne la communion sainte qui la fasse catholique, et que, s’appuyant sur la Religion, elle s’avance à la tête des générations nouvelles et les guide par ses chants vers une glorieuse éternité. Je ne sais trop ce que je vous écris, car j’ai la tête fatiguée. Au reste nous causerons de tout cela ensemble lorsque nous nous verrons ici. Tachez que ce soit au mois d’avril. Venez avec les fleurs, poëte. Je suis allé chez M. de Lamartine, il y a peu de temps. Entouré d’hommes politiques, il ne m’a presque rien dit ; mais, en revanche, madame de Lamartine m’a témoigné une extrême bonté. Mes visites à Montalembert n’ont pas si bien réussi je n’ai pas encore pu le rencontrer quand je le verrai, je ne vous oublierai pas.

Je vous prie de nouveau de vouloir bien m’envoyer vos observations et toutes celles que vous pourrez recueillir sur mes deux articles, surtout les critiques qui pourraient porter sur des points de religion. Saint Thomas avant d’être archevêque n’était pas prêtre, il est vrai, mais il était diacre, archidiacre même engagé par conséquent dans les Saints Ordres et dans la hiérarchie ecclésiastique. Cependant il est bien probable que la grâce du sacerdoce et de l’épiscopat opéra dans cette grande âme. J’essayerai d’insister la-dessus. Notre ami Lallier va bien et vous fait ses compliments. Nous sommes ici une troupe de Lyonnais qui vous aimons tous.