Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/043

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 237-243).

XLIII
À M.X...
Lyon, 1° juin 1837.

Mon cher ami,

Parmi toutes les voix consolatrices qui sont venues de loin pour témoigner sympathie à mon malheur, la vôtre a été la première et n’a pas été la moins douce. Vous savez, vous aussi, quelle solitude fait dans une famille la perte d’un de ses chefs ; si la mort d’une mère est plus déchirante pour ses fils, celle d’un père est plus accablante et fait peut-être verser moins de larmes, mais elle laisse après elle une sorte de terreur. Comme un jeune enfant, habitué à vivre à l’ombre d’autrui, si on le laisse pendant une heure seul dans une maison, pénétré du sentiment de sa propre faiblesse, s’effraye et sommet à pleurer ; de même lorsqu’on vivait si paisible à l’ombre de cette autorité paternelle, de cette providence visible en qui l’on se reposait de toutes choses, en la voyant disparaître tout à coup, en se trouvant seul chargé d’une responsabilité inaccoutumée au milieu de ce monde mauvais, on éprouve un des plus douloureux sentiments qui aient été préparés depuis le commencement du monde pour châtier l’homme déchu. Il est vrai que ma mère est encore là pour m’encourager de sa présence et me bénir de ses mains ; mais abattue, souffrante, me désolant par les inquiétudes que sa santé me donne. Il est vrai que j’ai d’excellents frères; mais, quelque bons que soient ceux dont on est entouré, ils ne peuvent suppléer l’absence de ceux dont on était protégé; moi surtout, d’un caractère irrésolu et craintif, j’ai besoin non-seulement d’avoir beaucoup d’hommes meilleurs que moi autour de moi, mais d’en avoir au-dessus de ;j’ai besoin d’intermédiaires entre ma petitesse et l’immensité de Dieu et maintenant je suis pareil à celui qui, demeurant dans une région orageuse sous l’abri d’un large toit, en lequel il aurait mis sa confiance, le verrait brusquement s’écrouler et resterait perdu sous la voûte infinie des cieux.

Je ne sais si je vous fais comprendre mon genre principal d’affliction joignez-y le spectacle de l’affliction de ma famille, la rapidité du coup qui nous a frappés, les affaires d’une succession importunément mêlées aux tristesses d’un deuil, et tant de choses trop longues à dire.

Du reste, nous éprouvons un grand soulagement à penser que la piété de mon père, retrempée depuis ces derniers temps par un usage plus multiplié des sacrements, les vertus, les travaux, les chagrins, les périls de sa vie, lui ont rendu facile l’accès du séjour céleste, et que bientôt, si nous sommes bons, nous le retrouverons au rendez-vous éternel, où ne sera pas la mort. Plus se multiplie dans ce monde invisible le nombre des âmes qui 1 nous furent chères et qui nous ont quittés, plus puissante se fait sentir l’attraction qui nous y entraîne.Nous tenons bien moins à la terre quand les racines par lesquelles nous y étions attachés sont brisées par le temps.

A quoi me servirait, mon cher ami, de vous entretenir de mes douleurs, si je ne devais que vous attrister de mes récits et quel plaisir cruel y aurait-il à faire de l’amitié une communauté de chagrins ? Mais, quand on verse ces chagrins dans un coeur aimant et religieux à la fois, on en fait jaillir la prière, et cette prière monte agréable vers le ciel, qui l’exauce toujours. C’est donc devant Dieu que je désire que vous vous souveniez de mes maux et des besoins de ma famille entière. Vous avez d’ailleurs d’autres préoccupations plus douces et qui ont plus de droits sur votre esprit. Vous êtes père, et si cette joie est mesurée à la tristesse qu’on éprouve à cesser d’être fils, elle doit être bien grande. Jouissez du bonheur que Dieu vous fait pour vos mérites, d’autant plus excellents que vous semblez les moins comprendre. Vous croyez de voir quelque chose à la connaissance que nous fîmes ensemble il y a six années et moi je suis sûr d’y avoir trouvé beaucoup. Je ne sais si ma compagnie dans une grande ville pouvait vous être de quelque profit  ; je sais que la vôtre me révélait la possibilité de certaines vertus dont je ne croyais pas que la jeunesse fût capable ; aussi j’ai accueilli avec une vive reconnaissance l’hôte aimable[1] que vous m’aviez envoyé pour être, disiez-vous, l’interprète de votre gratitude. Deux choses surtout m’étonnent dans cet homme : une énergie qui n’est pas de son siècle, et un choix de style, une érudition habituelle, une abondance d’allusions savantes qui accuse les lectures multipliées au delà des rares loisirs d’une profession manuelle. Je voudrais converser avec vous davantage, mais le temps me manque, et le courage même des longs entretiens me manque aussi depuis mon malheur ; je vous prierais donc d’être patient. Dites à du Lac de prier pour mon père, pour ma mère et pour moi : je lui écrirai bientôt.

A Dieu, mon cher ami, à lui seul qui rapproche les distances, console l’absence, et sait réunir tôt ou tard ceux qu’il a fait s’aimer.

Ce fut pendant une absence qu’Ozanam eut le malheur de perdre son père ; il était parti à Pâques pour Paris, afin d’y préparer ses thèses de doctorat. Mais il fut rappelé par la plus terrible nouvelle son père avait fait une chute qui devait être mortelle ; il arriva trop tard et ne le revit pas. Il en eut une profonde douleur et conserva religieusement souvenir de tout ce qu’il devait à ce père excellent que nous voudrions faire connaître au lecteur.

Jean-Antoine-François Ozanam, né à Chatamont, le 9 juillet 1775, était fils de Benoit Ozanam, l’un des douze châtelains des Dombes, et d’Elisabeth Baudin, descendante de la famille de la Condamine et de l’ancienne maison de Saillans, dont le dernier périt, en 1793, à la tête de vingt mille hommes, dans le mouvement royaliste du camp de Jalès. Il était petit-neveu de Jacques Ozanam, le célèbre mathématicien, membre de l’Académie des sciences, et auteur d’un grand nombre d’ouvrages.

Jean-Antoine fit de fortes études classiques au collége des Oratoriens de Lyon, et il en conserva le goût des lettres qu’il sut plus tard inspirer a ses fils. Et 1795 il entra comme soldat dans le régiment des hussards de Berchiny. Après avoir assista aux batailles de Millesimo, Mondovi, Pavie, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, il arriva en cinq ans au grade de capitaine. Doué d’un rare courage, il reçut cinq blessures, fut envoyé comme parlementaire près du général Souwarow, dont il obtint tout ce qu’il était chargé de demander, et se fit distinguer par la prise de la personne du général napolitain le prince de la Cattolica, qu’il emmena prisonnier Bologne, et par la prise de l’étendard des hulans de Krazinsky, qu’il présenta a Bonaparte.

On raconte de lui ce trait d’une incroyable intrépidité : campé dans le Dauphiné pendant les plus tristes jours de la Terreur, il apprend que son père est arrêté et conduit dans les prisons de Bourg. À l’instant il monte à cheval, et, sans que rien puisse l’arrêter, il entre, deux pistolets aux poings, dans la salle où délibéraient les membre du comité révolutionnaire, les menace de leur casser la tête et les force à signer un ordre d’élargissement qu’il emporte, courant bride abattue vers Bourg. Par malheur, Chamont était sur la route, il passe devant la maison de sa mère comment ne pas lui dire que son père est sauvé Mais il perd un moment. Le comité, revenu de sa frayeur, le fait poursuivre, et l’ordre de l’arrêter lui-même le devance. Il ne peut plus que s’enfuir ventre à terre jusqu’à son régiment, où, dans ces temps de désordre, on ne s’était pas aperçu de son absence. Jeune, riche, fort agréable de sa personne, aimable, spirituel, aimant le monde et d’une intarissable gaieté, Jean-Antoine quitta le service à l’avénement de l’empire, et se maria à Lyon à Marie Nantas, fille d’un riche et honorable négociant. Il vint s’établir à Paris ; là, ayant, par bonté et imprudence, donné sa signature pour un parent, il perdit toute sa fortune.

L’empereur, qui ne l’avait pas oublié et qui formait à ce moment un régiment de gardes du corps, lui envoya avec de vives instances un brevet de capitaine ; mais Jean-Antoine refusa cette offre. La fermeté de son caractère ne se laissa pas abattre par la pauvreté ; il partit pour Milan avec sa jeune famille, et, tout en donnant des leçons, il étudia la médecine, et s’en allait a pied à Pavie passer ses examens. Il lui suffit de deux ans pour devenir médecin, et médecin distingué. Il écrivit en italien, contre la doctrine de Rasori, un livre qui eut deux éditions et qui n’est point oublié, et entretint une correspondance scientifique avec le savant comte Moscati, avec Locatelli et Scarpa. Lorsqu’en 1813 le typhus fit des ravages effroyables Milan, Jean-Antoine Ozanam alla s’établir dans l’hôpital militaire, dont les deux médecins venaient de succomber, et, seul, y soigna trois cents malades jusqu’à la fin du danger. L’empereur lui envoya à cette occasion la décoration de la Couronne de fer. Ce fut le 23 avril de cette même année que naquit son fils Frédéric. Le docteur Ozanam revint à Lyon en 1816, ne voulant ni vivre ni élever ses fils sous la domination autrichienne Sa réputation d’homme de bien l’y suivit. Peu après il était nommé, au concours, médecin de l’Hôtel-Dieu, aimé, estimé et connu par de nombreux mémoires, par des découvertes curieuses et et par un grand ouvrage sur les Épidémies. Ces études constantes et une clientèle considerable ne l’empêchèrent jamais de veiller avec une infatigable activité a l’éducation de ses fils et de donner toujours le cinquième de ses soins aux pauvres. Sa dernière visite fut pour eux. C’est en descendant l’escalier d’un indigent qu’il tomba et mourut quelques heures après, le 12 mai 1837.

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  1. Reboul