Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/058

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 337-340).

LVIII
FRÉDÉRIC OZANAM À M.L...
Lyon, 12 octobre 1839.

Mon cher ami,

Depuis l’époque on je vous écrivis quelques lignes bien courtes en vous promettant, de m’épancher plus a l’aise une autre fois, il s’est passé des choses qui n’ont que trop motivé mon silence. Des nouvelles inquiétantes de la santé de ma mère m’étaient venues plusieurs fois à Paris. Cependant rien n’annonçait un péril grave, et je dus rester jusqu’à l’entier achèvement de mes affaires, c’est à-dire jusqu’au 11 du mois d’août. Cejour-là même, qui fut celui de mon départ, ma mère prenait une crise qui la forçait à se mettre au lit, et le soir de mon arrivée, veille de l’Assomption, je la trouvai versant des larmes à cause de ses excessives douleurs, atteinte d’une fièvre ardente, donnant enfin de vives appréhensions. En même temps, mon frère aîné, sur l’avis dit médecin, arrivait en poste d’Autun, où il venait de prêcher, tout souffrant encore de son larynx et Charles était, là passant de tristes vacances. Que ce retour était triste Au bout d’une semaine la maladie changea d’allures, et d’aiguë devint chronique. Nous prîmes un peu d’espérance. Mais bientôt il fallut reconnaître que le mal faisait d’incontestables, progrès: on cherchait à se faire illusion, et après quelque temps il fallait avouer que le mieux apparent avait été trompeur ; et de déception en déception on est arrivé, mon cher ami, à ne plus croire une guérison possible. Aujourd’hui, plongée dans un assoupissement sans fin, qu’entretient une fièvre dévorante, elle n’entend plus guère, elle ne répond presque pas, si ce n’est quand on lui parle de ses enfants et de Dieu, vers qui toutes ses pensées continuent de s’élever sans efforts. Elle a reçu les derniers sacrements avec cette piété calme qui évitait les émotions pour nous épargner des sanglots ; elle souffre les remèdes les plus incommodes et les plus pénibles, résignée, douce et presque souriante, non par une contrainte morale dont elle n’est plus capable, mais par habitude de bienveillance et de charité. Jamais sa vertu ne se révéla mieux qu’en ces moments où elle est en quelque sorte devenue instinctive. Et c’est alors que nous commençons à la comprendre et à l’apprécier, que cette pauvre mère nous échappe, et nous laisse tout seuls au monde, mon petit frère si jeune et si exposé, moi si faible et si mauvais. En voilà bien assez pour que vous sachiez ma douleur mais ce que vous ne sauriez imaginer, c’est le trouble qui l’accompagne. Délaissé par cette qui fut mon ange gardien, il me semble qu’elle emporte avec elle le peu que j’avais de religion; mon cœur s’aigrit et s’égare dans son deuil; je me sens devenir moins chrétien qu’autrefois, si la prière de mes amis ne vient à mon aide. Et voilà pourquoi, mon. cher L... je ne puis tarder plus longtemps a vous écrire. J’ai besoin pour moi, pour mes-frères, pour ma mère, de votre intercession et de celle des âmes catholiques dont vous pouvez être entouré. Ne me refusez pas un secours si nécessaire. Comme cette funeste maladie se prolonge depuis plus de deux mois, elle ne me dégage point de l’obligation de songer a mes affaires ; et le monde qui m’excuserait parfaitement de m’enfermer pendant huit jours au chevet du lit de ma mère, ne me permettrait pas d’y demeurer huit à dix semaines. C’est là une nouvelle et non moins cruelle épreuve. La Propagation de la foi, mon cabinet, la préparation de mon cours, autant de soucis qui viennent se jeter au travers de mes tristesses. Or, l’événement dont je suis menacé, en déplaçant toute mon existence, ne laisse plus aucun intérêt pour moi à ces différentes occupations. Au moment de choisir un état, voyant mes parents jeunes encore, j’avais accepté, pour leur complaire, la profession du barreau. A peine avais-je pris mes grades, que mon pauvre père me manque et ne peut jouir du fruit de ses sacrifices. Je tente alors une nouvelle carrière pour concilier les exigences pécuniaires de ma position avec les besoins de ma mère que je ne puis quitter ; et lorsque, après deux ans, j’obtiens ma nomination, que je me dispose à m’acquitter de mes nouvelles fonctions, ma mère ne profitera point de ce qui a été fait pour elle. En vérité, ce double et sévère désappointement me consterne, renverse tous mes desseins et me jette à l’égard de ma vocation dans des incertitudes douloureuses dont je n’aperçois pas le terme.

Avant-hier une lettre de l’abbé Lacordaire m’est arrivée. Il est toujours content de l’ordre de Saint-Dominique, toujours rempli de magnifiques espérances. Où êtes-vous ? Comment vos vacances se sont-elles passées ? La santé règne-t-elle au nouveau ménage ? Espérez-vous réaliser bientôt ce titre de père que notre familiarité vous décernait autrefois ? Êtes-vous content de vos fonctions ? Répondez un peu longuement, vous êtes sûr de ne point ennuyer.