Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/072

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 418-420).

LXXII
À M.L.
Lyon, 6 décembre 1840.

Mon cher ami,

Après six semaines de vacances passées au milieu de grands événements, il faut retourner à Paris, pour y débuter sur cette périlleuse scène de la Sorbonne. Mais on ne saurait se décider à entrer dans cette phase nouvelle et imprévue de ses destinées sans s’épancher, s’éclairer et se fortifier dans les entretiens du meilleur ami qu’on ait eh ce monde. Aussi se propose-t-on, en partant lundi 14, de s’arrêter a Sens le mercredi matin 16, et d’y passer la journée auprès de vous, si vous le permettez ce serait un heureux dédommagement pour la privation subie au mois d’octobre. Que de choses à vous dire, et comme cette cruelle question de vocation, si longtemps incertaine, s’est tout à coup dessinée En même temps que la Providence me rappelle sur ce terrain glissant de la capitale, elle semble vouloir m’y donner un ange gardien pour consoler ma solitude : je pars en laissant conclue une alliance qui se terminera à mon retour. J’aurais eu recours à vos conseils si les événements ne se fussent précipités avec une impérieuse rapidité. Je recours maintenant à vos prières. Que Dieu me conserve, pendant cet exil de six mois, celle qu’il semble m’avoir choisie, et dont le sourire est le premier rayon de bonheur qui ait lui sur ma vie depuis la perte de mon pauvre père.

Vous me trouverez bien tendrement épris mais je ne m’en cache pas, encore que je ne puisse m’empêcher quelquefois d’en rire. Je me croyais le cœur plus bronzé.

Vous me verrez heureux ce sera pour compenser le partage que vous fîtes si souvent de mes douleurs.

Adieu, mon excellent ami, je sens bien que les affections nouvelles ne délogeront aucune de celles qui étaient déjà dans le cœur, et qu’il s’élargira pour ne rien perdre.

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Pendant les sept mois qui séparent le projet de mariage d’Ozanam et son mariage, il écrivit un grand nombre de lettres, et c’est a cette époque qu’eut lieu l’ouverture du cours de littérature qu’il professa avec tant d’éclat à Paris. Nous ne soulèverons pas davantage le voile qu’il convient, de conserver à cette période intime de sa correspondance. Il a été nécessaire d’en parler pour ne pas laisser de lacune dans son histoire ; mais, quand on se décide à laisser raconter par des lettres une vie à peine éteinte, il faut réserver à Dieu seul toute la part des sentiments que la publicité pourrait profaner.