Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/008

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 37-41).
VIII
A M. DUFIEUX
Paris, 5 juin 1843

Mon cher ami, Lorsque je reçus, il y a deux mois, votre bonne lettre, je me réjouis de sentir se renouer des relations qui me sont si chères. Je ne répondis pourtant pas aussitôt cependant plus que jamais j’aurais eu besoin d’être soutenu par le souvenir et par les prières de mes amis. Souvent en priant Dieu, en lui exposant mes besoins, je songeais aux vôtres et j’espérais que vous faisiez de même il y a un rendez-vous où les âmes chrétiennes sont sûres de se retrouver et de s’entendre. J’ai pourtant saisi un moment de loisir bien court, et j’accompagne de quelques lignes l’envoi du Bulletin du Cercle catholique, où vous trouverez un discours de vôtre ami sur les devoirslittéraires des chrétiens[1] et l’allocution par laquelle Mgr l’archevêque y a répondu[2]. Je l’adresse en même temps a nos amis, pour me servir de justification contre une attaque violente de l’Univers. Je veux parler d’un article publié le jour de l’Ascension, intitulé de la Modération et du Zèle, où j’étais désigné comme un déserteur de la lutte catholique. C’était la réponse de ce journal à mon discours, dans lequel aucune expression ne s’adressait à lui. On m’en a fait des excuses ; mais j’ai dû craindre que mes amis de Lyon ne s’inquiétassent à mon sujet, et voilà pourquoi je vous fais passer les pièces de l’affaire.

Vous y verrez que le Cercle catholique, institution dont vous avez peut-être entendu parler et qui réunit un grand nombre de personnes respectables, m’avait engagé à prendre la parole dans une séance solennelle présidée par Mgr Affre. En acceptant cet honneur, j’avais consulté d’avance, sur le sujet de mon discours, Sa Grandeur, qui insista vivement pour que je traitasse ces questions sur lesquelles il paraissait bien aise d’avoir à s’expliquer publiquement. L’opinion de la plus grande partie du clergé de Paris désapprouve les emportements et les violences par lesquelles les pamphlets et les journaux compromettent la cause de l’Eglise. Aussi toute l’assemblée adhéra-t-elle à mes paroles, et celles que Monseigneur daigna y ajouter consolèrent ci, affermirent les esprits. Quelques jours après, un discours de M. de Carné dans le même sens obtenait a la Chambre des députés le renvoi des pétitions au Ministre. Les idées graves et la discussion sérieuse finiront bien. Dieu merci, par l’emporter sur la polémique d’injures et de colère où les impies réussissent mieux que nous.

Ne pensez pas néanmoins que votre ami, dans les circonstances difficiles où nous sommes, n’ait eu des paroles sévères que pour les défenseurs imprudents de la vérité. Je fais mes efforts, qui sont faibles sans doute, pour soutenir, de concert avec M. Lenormant, M. Cœur et quelques autres, une lutte vigoureuse contre l’enseignement des professeurs du Collége de France. Pendant que M. Michelet et M. Quinet attaquaient le catholicisme même, sous le nom de jésuitisme, j’ai tâché de défendre dans trois leçons consécutives la Papauté, les Moines, l’Obéissance monastique. Je l’ai fait devant un auditoire très-nombreux, composé de ce même public qui la veille trépignait ailleurs. Pourtant je pas eu de tumulte, et en continuant l’histoire littéraire d’Italie, c’est-à-dire d’une.des plus chrétiennes contrées qui soient sous le soleil, je rencontrerai à chaque pas, et je n’éviterai jamais l’occasion d’établir l’enseignement, les bienfaits, les prodiges de l’Eglise.

Assistez-moi seulement, de vos prières, obtenezmoi cet esprit de force et d’intelligence que la chrétienté tout entière, agenouillée aux solennités de la Pentecôte, demande en ce moment. J’espère, avec la grâce de Dieu et votre secours, ne-jamais manquer au mandat fraternel que mes amis catholiques me donnèrent, quand ils m’engagèrent à monter dans cette chaire qu’on m’offrait pour y défendre les intérêts, toujours Inséparables, de la religion et de la bonne science.

Recevez pour madame Dufieux l’hommage de mon respect ; souvenez-vous devant le bon Dieu de nos besoins et de nos épreuves. J’ai appris avec une extrême consolation la situation satisfaisante où vous êtes. Je fais des vœux pour votre santé, elle est chère à tant de monde qu’il faudra bien qu’elle se conserve.




Les vœux d’Ozanam furent exaucés. Il s’était consacré, par une vie d’études et d’abnégation, a cette mission du haut enseignement comme à un apostolat, et son éloquence était ce que Platon et Fénelon voulaient qu’elle fut « l’expression forte et persuasive d’un cœur bien inspiré. » Aussi Dieu seul sait le bien immense qu’il fit dans ses leçons, qui lui coûtaient tant de labeurs et de si grandes fatigues. Que de courage au travail, de fortes résolutions, de travaux utiles, de belles vocations il sut inspirer à cette jeune foule qui l’écoutait ! il était applaudi avec passion, il était encore plus aimé. Quand il sortait, chacun se précipitait pour avoir un mot de lui, pour l’entendre encore ; on lui faisait ainsi un cortège le long des allées du Luxembourg qu’il traversait pour rentrer chez lui. Il était épuisé, mais il rapportait souvent des joies qu’il prisait au-dessus des plus enthousiastes applaudissements. Plusieurs pourraient élever la voix et dire « Vous m’avez fait chrétien, comme dans cette lettre qu’il reçut un jour après une de ses leçons à la Sorbonne.


4 mai 1844

« Monsieur,

« Il est impossible de ne pas croire ce que l’on exprime si bien et avec tant de cœur si ce peut être pour vous une satisfaction, que dis-je, un bonheur, éprouvez-le dans toute sa plénitude ; avant de vous entendre je ne croyais pas ; ce que n’avaient pu faire bon nombre de sermons, vous l’avez fait en un jour ; vous m’avez fait chrétien !…

« Recevez, monsieur, l’expression de ma joie et de ma reconnaissance. »



  1. Œuvres complètes d'Ozanam, t. VII, p. 129.
  2. Œuvres complètes d’Ozanam, t. VII, p. 158.