Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/010

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 45-52).

X
A M FOISSET.
Paris, 21 octobre 1843.

Monsieur et cher ami, C’est à Paris seulement que je viens de recevoir votre aimable lettre : elle ne m’avait pas trouve a Lyon, où j’ai passé de trop courtes vacances, qui se sont écoulées bien vite dans une douce réunion de famille, à la campagne mais les courses de chaque jour à la ville, les visites d’arrivée à faire, a recevoir ; quelques affaires de succession à régulariser, et bientôt après les adieux toutes ces occupations ont si bien dévoré tout mon temps qu’a peine ai-je pu trouver quelques heures de cabinet pour un article destiné au Correspondant de novembre[1]. Encore n’ai-je presque rien fait à cause de cette infirmité d’esprit qui me rend incapable de travailler, quand je respire une atmosphère de dissipation et que je ne m’enferme pas dans un absolu recueillement ; Ma vie se passe ainsi à lutter contre les circonstances pour leur disputer un loisir dont je profite mal. Souvent je m’enchaîne, pour ainsi dire, à la glèbe, refusant ce que je devrais aux convenances, à l’amitié, au repos même de l’esprit, ne voyant personne, n’écrivant nulle part. Je me fais ainsi de longues journées de travail, et c’est avec grand’peine encore que j’en arrache quelque fruit. Alors je m’inquiète de m’être engagé dans une carrière littéraire, pour laquelle je n’étais peut-être pas fait. Je compte mes trente ans, je me vois les mains vides-d’œuvres, sans mérites devant Dieu, sans titres devant les hommes ; je me décourage, et je vois que j’ai tort d’interrompre ainsi des relations d’amitié et de correspondance, qui me soutiendraient, m’ëclaireraient, et m’auraient déjà peut-être épargné bien des sollicitudes. Voilà l’explication de mes longs silences. Elle ne m’est pas honorable, et vous y voyez cette inégalité d’âme dont je souffris toujours. J’éprouve vivement en moi un mal que je crois être celui de toute là-génération présente. Il y a beaucoup de bonnes intentions, beaucoup d’inspirations généreuses, peu de résolution, encore moins de persévérance. Je vois des intelligences élevées, des volontés droites, mais peu de caractères. Je ne parle ici que des gens de bien.

De tous les dons du Saint-Esprit, celui qui manque le plus, c’est. la force. On la connaît, si peu que plusieurs pensent l’avoir, parce qu’ils ont la violence et l’emportement, qui sont au contraire, comme tout ce qui est convulsif, des preuves de malaise et de faiblesse. L’air que nous respirons n’est pas sain., et tout concourt à nous amollir. Dans ces courts moments que je passai avec vous a Bligny en vous voyant, entouré de cette pieuse et tendre famille, si aimé de tout le monde, si voué a tous les intérêts publics, joignant à vos laborieuses fonctions le soin de tant de bonnes œuvres, et trouvant encore tant d’activité pour les rapports d’amitié, tant de loisir pour les lettres, je croyais avoir une image d’un autre temps quelqu’un de ces magistrats du dix-septième siècle, avec leur maison patriarcale et leur cabinet de savant, l’exemple d’une vie comme il n’y en a pas autour de moi, et comme je voudrais la mienne, pleine de choses et non de paroles. Ce souvenir, avec la belle nuit qu’il faisait, avec votre jardin vu aux flambeaux,’avec cette religieuse chapelle où nous priâmes ensemble, et ensuite la gracieuse hospitalité de votre maison de Beaune, forme une des plus heureuses impressions de voyage que j’aie jamais remportées dans mon coeur.

J’espère donc que du fond de cette retraite où vous avez trouvé l’énergie dans le calme, vous continuerez de nous prêter la main, au milieu de cette existence agitée, tumultueuse, et par conséquent impuissante que nous menons. Nourri de la lecture des bons siècles, votre esprit en a la solidité vous êtes homme de conseil en même temps que d’action. Plus que jamais peut-être votre intervention. va devenir nécessaire, à l’entrée d’une campagne qui sera périlleuse pour les intérêts catholiques. J’aperçois avec douleur de grandes divisions parmi nous, des défiances et des récriminations mutuelles le clergé même divisé, les laïques mis en demeure par la publicité de juger leurs pasteurs les indifférents scandalisés, l’irritation des mauvais portée au comble, les partis politiques profitant des controverses religieuses, et y portant leurs détestables habitudes. Je ne considère pas comme un moindre danger la mollesse qui céderait quelque chose de la sévérité du dogme, dans la discussion, ou des droits de l’Église, dans les affaires. La voie du Correspondant me paraît droite, elle n’a que le malheur de n’être pas suivie. Aucune propagation, aucune publicité sérieuse, pas d’annonces, pas de prospectus, une obscurité forcée où vont s’ensevelir les pensées qui devraient devenir l’opinion de tous les hommes de bien.

Ce serait un grand malheur que la chute du seul recueil que nous puissions avouer avec honneur devant l’Église et devant le monde. Pour moi, dans mon humble condition, j’y contribuerai de tout mon pouvoir. Je sollicite aussi vos avis ; je les appelle surtout, sur mon prochain article, suite du premier, et qui sera lui-même suivi d’un troisième. Vous jugerez, sur ces trois chapitres, le projet du livre. Bientôt peut-être, j’aurai besoin de vous parler une seconde fois de ma velléité de concourir l’Académie française pour le discours sur Voltaire.

Dès ce moment, je veux vous remercier de l’obligeante communication que vous me faites. Cependant je ne puis vous dissimuler qu’eue m’embarrasse. J’aurais aimé ne pas savoir d’avance mon nom placé dans cette brochure de M. de Montalembert[2] . Il y a assurément un honneur périlleux à être cité comme une exception à une régie injurieuse ; mais c’est un honneur, et il y aurait lâcheté à faire effacer la citation : Je ne puis donc officiellement ni accepter, ni refuser l’éloge, et j’y dois rester étranger. Mais pour écarter toute réserve entre nous, voici mon opinion dont vous userez selon votre prudence. Si vous avez de pleins pouvoirs pour de courtes corrections, j’en demande une, non pas dans mon Intérêt, mais dans celui de la vérité.

Il n’est pas vrai, que les catholiques soient dans l’université à l’état d’un petit nombre d’exceptions la lettre de l’Archevêque de Lyon le dit aujourd'hui, elles sont nombreuses ; et je suis témoin que les catholiques sont dans l’université, comme a peu .près partout dans les fonctions publiques,. une minorité considérable.

Il n’est pas vrai que M. Lenormant et M. Ozanam protestent contre l’enseignement de leurs collègues d’abord parce que nous n’avons de collègues. que les professeurs de la Sorbonne, ceux du Collège de France n’ayant rien de commun avec nous ; qu’à la Sorbonne, sur treize professeurs ou agrégés qui enseignent, il n’y en a peut-être pas deux qui depuis trois ans aient exprimé des doctrines hétérodoxes. Plusieurs autres, au contraire, et je cite par exemple M. Saint-Marc Girardin, ont combattu pour les idées vraies, morales, et chrétiennes. Ensuite nous n’avons pas protesté, puisqu’il n’y avait point lieu de le faire. Nous avons hautement professé notre foi, réfuté des systèmes contraires, cherchant à faire chrétiennement notre métier de professeurs, et à servir Dieu en. servant les bonnes études. Mais nous n’avons point cherché à mettre dans la faculté de Paris une division qui n’existait point, à faire deux camps, à livrer des batailles et je crois qu’il importe beaucoup au bien de la jeunesse qu’il n’en soit pas ainsi, que nos leçons ne soient point regardées par nos collègues comme des provocations qui solliciteraient une réponse et que, si plusieurs sont étrangers à la foi, on n’en fasse pas des ennemis.

Adieu, monsieur et cher ami, veuillez présenter a madame Foisset mon profond respect avec les regrets de madame Ozanam qui ne peut se consoler si malheureusement manqué l’occasion de la connaître. Nous remettons nos espérances à un autre voyage, mais heureusement nous savons où nous retrouver d’ici là. C’est dans cette union de cœur, de pensée et de prière, que je suis votre ami reconnaissant et dévoué.

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Le R. P. Lacordaire a porte sur la conduite d’Ozanam dans ces circonstances délicates, un jugement trop juste et trop décisif pour que nous hésitions à le reproduire, « C’était le moment, dit-il, ou les catholiques de France, pour la seconde fois, réclamaient avec énergie l’une des grandes libertés de l’âme, la liberté de l’enseignement. Le comte de Montalembert, du haut de la tribune pairiale qui l’avait autrefois condamné dans cette même cause, présidait à cette seconde campagne comme général, après avoir fait la première comme soldat. Sous lui, et chacun son poste, on s’animait au devoir, et si toutes les voix n’étaient pas également dignes du combat, si l’injure et l’injustice appellaient trop souvent des représailles qu’il eut mieux valu ne pas mériter, du moins la trahison n’était nulle part, on pouvait regretter des paroles, on n’avait point à regretter de silence .’ Ozanam, par la position qu’il tenait de Dieu, était de nous tous le plus douloureusement placé. Catholique ardent, ami dévoue des libertés sociales, de celles de l’âme en particulier, parce qu’elles sont fondement de toutes les autres, il ne pouvait cependant meconnaître qu’il appartenait au corps - dépositaire légal du monopole de l'enseignement. Fallait-il rompre avec ce corps qui l’avait reçu si jeune et comblé d’ honneurs ? Fallait-il, demeurant dans son sein, prendre une part active et nécessairement remarquée a la guerre qui lui était faite ? Dans le premier cas, Ozanam abdiquait sa chaire : pouvait-on encore le lui conseiller ? Dans le second cas, il appelait le second résultat en se donnant le tort de l’attendre: pouvait-on encore le lui conseiller ? Et cependant le professeur chrétien, le chrétien libéral, Ozanam, pouvait-il se séparer de nous ?

«  Il est rare que, dans les situations les plus délicates, et où tout semble impossible il n’y ait pas un certain point qui concilie tout, comme en Dieu les attributs en apparence les plus dissemblables se rencontrent quelque part dans l’harmonie d’une parfaite unité. Ozanam conserva sa chaire  : c'était son poste dans le péril de la vérité. Il n’attaqua point expressément le corps auquel il appartenait c’était son devoir de collègue et d’homme reconnaissant. Mais il demeura dans la solidarité la plus entière et la plus avérée avec nous tous ; je veux dire, quoique je n’aie pas le droit de m’y compter, avec ceux qui défendaient de tout leur coeur la cause sacrée de la liberté d’enseignement.

« Aucun des liens qui l’attachaient aux chefs et aux soldats ne subit d’atteinte. Il était et il fut de toutes les assemblées, de toutes les œuvres, de toutes les inspirations de ce temps, et ce qu’il ne disait pas dans sa chaire ou dans ses écrits ressortait de son influence avec une clarté qui était plus qu’une confession. Aussi pas un seul moment de défiance ou de froideur ne diminua-t-il le haut rang qu’il avait parmi nous il garda tout ensemble l’affection des catholiques, l’estime du corps dont il était membre, et, au dehors des deux camps, la sympathie de cette foule mobile et vague qui est le public, et qui, tôt ou tard, décide de tout. » (Œuvres du R.P. Lacordaire. Frédéric Ozanam, t.V, page 404. .)

  1. Le Correspondant. De l’Établissement du Christianisme en Allemagne ,(2° art.), t. IV,-p. 357 ; (3° art.), t. V, p. 166  ; (6° art.), t.VI, p.411;
  2. Du Devoir des catholiques dans la question de la liberté d’enseignement (Œuvres complètes de M De Montalembert, t. IV, p.321.)