Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/013

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 66-69).

XIV
A M. FOISSET.
Paris, 29 juillet 1844.

Monsieur et cher ami,

C’est en revenant de Dieppe que j’ai trouve à la maison votre aimable lettre et si je n’y ai point aussitôt répondu, c’est que j’attendais de pouvoir le faire avec quelque probabilité à vos affectueuses questions. Je ne puis assez vous dire combien me touche cette promptitude de l’amitié qui, à quatre -vingts lieues de distance, au milieu de tant d’occupations et de devoirs, s’émeut à la nouvelle du danger, prend l’alarme, et vient apporter l’appui de ses encouragements et de ses vœux. Vous aviez bien raison, monsieur et cher ami la perte inattendue de M. Fauriel a été pour moi un coup de foudre. J’avais en lui un patron bienveillant qui me prêtait ses lumières, dont la bonté m’assurait une suppléance perpétuelle dans la chaire où ses infirmités ne lui permettaient plus de paraître. Son attachement pour moi faisait ma sécurité. Nous avons eu le malheur de le perdre inopinément, à la suite d’une opération peu dangereuse, et faute d’observer les précautions d’usage. Il est mort trop tôt peut-être pour sa pauvre âme, n’ayant pas eu le temps de se reconnaître trop tôt pour la science à laquelle il devait donner avant peu des travaux considérables qui vont se trouver perdus ; trop tôt pour moi, qui avais besoin de ses conseils et de sa protection. Maintenant, que fera-t-on de moi ? Dieu seul le sait encore. Après quatre ans d’un enseignement dont le succès a dépassé toutes mes espérances, auquel j’ai tout sacrifié, et même un peu ma santé ; lorsque d’ailleurs je n’ai eu que des relations bienveillantes avec tout le monde, et qu’enfin il ne me reste, hors de la Faculté, aucun autre titre universitaire, on ne peut pas songer à m’éliminer purement et simplement, et à mettre un autre professeur dans la chaire que je remplissais.. La Faculté est de cet avis, et le plus grand nombre de ses membres sont disposés à me présenter au ministre en première ligne, ce qui déciderait ma nomination seulement il leur semble convenable, par respect pour la mémoire de M. Fauriel, d’attendre l’époque de la rentrée. Mais une minorité peu nombreuse s’oppose à ces bonnes intentions, insiste sur mon âge de trente et un ans ; mon défaut de titres scientifiques, mon entrée récente dans l’université ; et propose qu’on me laisse le temps de gagner mes éperons, en prolongeant la vacance et en me confiant la chaire, l’année prochaine à titre de chargé de cours, c’est-à-dire à titre précaire.

Je vois parfaitement tous les dangers d’une situation provisoire dans un temps de luttes comme celui-ci, où les dispositions bienveillantes des esprits peuvent changer si promptement. Tout l’effort est donc sur ce point ; plusieurs de mes amis me secondent de leurs démarches mais tous peuvent me soutenir de leurs prières. Du reste, ce que je demande à Dieu, c’est que lui-même prenne la conduite de cette délicate négociation, en sorte que je n’y sacrifie ni mes devoirs d’état par imprudence, ni mon honneur de chrétien par pusillanimité.. Après tout, il peut être utile pour mon salut que je ne réussisse point et, dans ce cas, je ne désire que la fermeté, la résignation, la paix du cœur ; La résignation à tout, même au précaire, même à l’incertitude, qui est peut-être le plus pénible à supporter mais dont il faut bien prendre l’habitude enfin, puisque Dieu l’a mise en toute chose, dans la vie, dans la mort, dans la santé, dans la fortune, et qu’il a voulu nous faire vivre nous qui voudrions être sûrs de nos revenus, de nos projets, de nos succès, dans le plus terrible de tous les doutes : « Si nous sommes à ses yeux dignes d’amour.» Ces sentiments dont je cherche à me pénétrer depuis quinze jours sont heureusement bien assis dans le coeur de ma femme, qui pour comble d’épreuves se trouve éloignée de moi en un si pénible moment. Il a fallu que je demeurasse sur la brèche et il faudra, bien entendu, que j’y reste toutes les vacances. C’est assez vous dire que nous n’aurons probablement pascette année la consolation de faire le pèlerinage de Notre-Dame de Bligny. Mais nos cœurs le feront plus d’unefois, en attendant qu’une meilleure année nous permette de vous rendre une visite où nous trouverions tant de charmes. Quelque prolongée que puisse être l’absence, l’amitié est entre nous désormais trop étroite pour se retacher jamais, et trop de liens nous attirent à Lyon, pour que d’ici à peu de temps nous n’ayons lieu d’accomplir à la station de Beaune le vœu que depuis deux ans nos cœurs ont formé.

Adieu, monsieur et cher ami ; voyez combien nous avons plus que jamais besoin de votre assistance chrétienne, je suis bien sûr que vous ne nous oublierez pas.