Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/016

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 74-77).

XVI
A M. AMPÈRE.
Paris, 25 novembre 1844.

Monsieur et bien cher ami,

Je viens vous apprendre la grande nouvelle. Enfin samedi, deux heures, M. le ministre de l’instruction publique signé ma nomination. Déjà la présentation du conseil académique avait été unanime comme celle de la Faculté. Le conseil royal avait donné vendredi son avis conforme ; il semblait donc qu’il ne restait plus qu’à signer. Et cependant, pour justifier ce que vous disiez si bien des alarmes du dernier moment, nous avons su que M. le ministre ne voulait plus terminer l’affaire, et donnait ordre de poser l’affiche des cours avec ma qualification en blanc , afin de prendre encore le temps de réfléchir. H a fallu que M. le Clerc y mît un zèle et une fermeté peu ordinaires, et qu’il arrachât littéralement la signature. Enfin la chose s’est faite, exécutée hier par ma prestation du serment entre les mains du doyen, publiée aujourd’hui dans les journaux, portée à mes amis des quatre coins de la France par tous les organes de la publicité. Assurément nous attendions cette conclusion comme un grand bonheur ; et toutefois il faut vous confesser que notre joie a été beaucoup plus vive encore que nous n’eussions pensé. Il est presque humiliant d’être si ému d’un avantage temporel ; mais dans le premier moment, cette fin mise à tant de craintes et de sollicitudes, cette sécurité naissante, ce sentiment de paix, nous a touchés, Amélie et moi, plus que je n’ose dire.

J’étais si heureux de voir que cette vie si chère, attachée à ma vie, serait désormais assurée, autant que faire se peut humainement, contre les soucis et les vicissitudes qui fatiguent les plus nobles cœurs : qu’un rang honorable et digne d’elle lui était donné ; et qu’en même temps je me trouvais dans des conditions d’indépendance qui me permettraient de faire mon devoir sans crainte de soupçons mortifiants et d’interprétations menaçantes ! Bientôt les félicitations de nos amis sont venues ajouter à la douceur de ces premiers moments ; nous ne savons plus si nous sommes plus joyeux de notre succès, que du plaisir qu’il fait à tant de gens de bien, à tant de personnes respectables, bonnes et dévouées.

Je savais bien, et Dieu nous en avait assez fait faire l’expérience, qu’on avait besoin de ses amis dans la tristesse mais nous ne savions pas qu’on en eût tant besoin dans le bonheur. Nous nous en apercevons assez au vide que nous fait votre absence, et c’est pourquoi j’ai voulu vous dire longuement et fraternellement, comme vous l’aimez, tout ce que nous avions ressenti, dans une circonstance si grande. Il faut que vous jouissiez un peu de ce que vous avez fait vous qui, après Dieu, êtes l’auteur de toute cette prospérité vous qui m’avez pris comme un frère dans la maison de votre saint et glorieux père ; qui m’avez mis en chemin, qui m’avez conduit d’épreuve en épreuve et de degré en degré jusqu’à cette chaire où je ne m’asseois que parce que le seul homme qui en fût vraiment digne n’a pas voulu s’y asseoir.

C’est ainsi que la Providence miséricordieuse, dont les desseins paraissent si beaux quand on les voit d’un peu loin dans leur ensemble, me ménageait à Lyon, l’âge de dix-huit ans, à l’âge où je demandais si instamment de savoir ma vocation, la connaissance de votre —cousin, M. Perisse aîné, qui voulait bien me faire faire quelques bonnes œuvres, afin que par son entremise je vous fusse adressé, et que vous fissiez peu à peu, par vos exemples, par vos conseils et enfin par votre généreux désintéressement, toute ma vocation littéraire. Je vois assez tout ce que m’imposent de si grands bienfaits. Vous m’aiderez à ne point m’en rendre indigne je veux que vous n’ayez jamais à regretter votre ouvrage. Mais ce que je veux, dès à présent, c’est qu’à ce premier rendez-vous où vous allez trouver les lettres de vos amis, vous trouviez aussi mes tendres, mes chaleureux remercîments ; c’est que durant cette longue navigation du Nil où toutes mes pensées vous accompagnent, le souvenir de la bonne action que vous avez faite ne vous quitte pas, et qu’il soit en vous, comme l’une de ces bénédictions infiniment douces, que le ciel répand sur les belles âmes. Adieu, monsieur et cher ami, que vous dire encore, sinon que nous vous aimons, non pas seulement cette chère Amélie et moi, mais mes frères, avec qui tout m’est commun, mais notre famille de Lyon, tout affligée de n’avoir pu vous voir au passage pour vous remercier ; mais tous mes amis qui savent et qui admirent ce que je vous dois. Votre ami, votre heureux ami.