Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/018

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 81-84).
XVIII
A M. FOISSET.
Paris, avril 1845.

Monsieur et bien cher ami,

Vous pardonnerez encore cette fois n un homme qui a été fort souffrant, et qui, au lieu d’employer les vacances de Pâques à mettre à jour sa besogne et sa correspondance, les a passées a calmer des palpitations de cœur. Du reste, je me console d’avoir tardé si fort, puisque je suis en mesure de vous annoncer la fin de cette grande affaire de famille où vous avez bien voulu prendre un si aimable intérêt. Si le plus difficile était d’obtenir la nomination de mon beau-père, le plus inquiétant peut-être, c’était de faire voyager mon jeune beau-frère. Enfin, Dieu aidant, tout le monde est arrivé hier sain et sauf ; et nous voici dans les premiers moments d’une réunion si désirée. L’obligeante approbation que vous donniez à mon travail sur les Sources de la Divine -die[1] m’aurait plus encouragé si vous y aviez joint vos franches et instructives critiques. Vous savez combien je me fie à votre goût. Pour les Souvenirs de Sicile, il y a deux ans je me serais fait un plaisir de les rédiger : aujourd’hui sa première vivacité en est trop effacée ; il faudrait revoir les lieux, au moins en gravures et dans les livres ce serait long et terne. J’achève maintenant une notice sur M. Fauriel[2] , qui paraîtra dans le Correspondant du 25 avril je vous en demanderai sincèrement votre avis. Ces faibles travaux, avec un article pour le prochain numéro de la Propagation de la Foi[3], et le soin de ma seconde édition de Dante, ont rempli mon hiver. Je meurs d’impatience de reprendre mes recherches sur l’Allemagne, qui commençaient à m’intéresser infiniment quand il a fallu les interrompre. Je désespère franchement de jamais rien faire de considérable avec ma lenteur et ma facilité à perdre le temps. Ah qu’il me faudrait cette activité que je vous vois, que je vois à mon beau-père, que je voyais à mon père, mais qui devient rare et qui semble se perdre.Il me semble que le grand secret de l’éducation devrait être de détruire cette disposition de l’esprit à se laisser distraire.

De toutes les qualités du grand siècle, celle qui soutenait toutes les autres, c’était peut-être celle que Bossuet prisait si fort, dont il regrettait si amèrement l’absence chez son élève je veux dire l’application.

Je me ronge de remords cependant je viens de prendre de bien belles résolutions dans cette retraite pascale qui a été singulièrement édifiante et qui me rappelait la première où je fus avec vous. Le P. de Ravignan y a fait deux sermons où il a atteint ce qui s’est jamais prononcé de plus éloquent. Mais rien n’a égale l’admirable cérémonie du Vendredi-Saint. Figurez-vous les cinq nefs de Notre-Dame pleines d’hommes plus de chaises, afin de laisser passage à la marche processionnelle des saintes Reliques de la Passion. Tout tombait à genoux devant elles, pendant que des voix d’enfants chantaient à l’orgue le Vexilla Regis. Je ne m’étonne pas que cette solennité ait décidé un certain nombre d’âmes chancelantes. La communion du jour de Pâques dura bien plus que l’an passé, et l’augmentation s’est fait sentir dans toutes les paroisses. Vous voyez que nous ne sommes pas encore morts, mais, comme du temps de l’Apôtre, quasi morientes et ecce vivimus. Après tout ce qu’on a fait pour égarer la jeunesse, la manière dont elle accueille la parole catholique est vraiment merveilleuse.

Vous savez les triomphes du P. Lacordaire à Lyon. Ah ! que ne venez-vous ici pour que nous puissions causer encore ensemble de si chers intérêts Nous nous associerions à vos inquiétudes de père, comme vous avez pris part à toutes nos sollicitudes de famille ; nous dirions peu de mal du prochain, beaucoup de bien de la divine Providence qui a tant fait pour moi depuis un an, que je remercie de bien des choses, mais que je ne remercierai jamais assez de m’avoir donné un ami tel que vous.

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  1. Œuvres complètes d'Ozanam, tome V , p.371.
  2. M. Fauriel et son enseignement. Œuvres complètes d'Ozanam, tome VIII, p. 97.
  3. Annales de la Propagation de la Foi, t. XVII, p. 161.