Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/027b

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 156-164).

NOTES DE VOYAGE
NARNI, TERNI, ASSISE.
Avril 1847

À quelque distance de Civita-Castellana, dans les premières gorges de l’Apennin, la route serpente le long d’une vallée étroite et profonde où coule la Nera ; tout à coup la vallée s’ouvre, les montagnes s’écartent à droite et à gauche et forment un admirable bassin. Au point même où le chemin tourne et démasque ce paysage inattendu, s’élève, bâtie sur le rocher, la vieille ville de Narni, avec ses constructions pittoresques, sa place publique et son palais communal qui ont bien le caractère italien, et sa cathédrale où tout respire l’antiquité. J’y remarque les deux ambons en forme de chaires placés comme à Ara Cœli au pied des deux colonnes de la grande nef les plus rapprochées du choeur, et une confession au-dessous du grand autel. C’est là que repose saint Juvénal, évoque et martyr. Je voulais savoir si les hymnes en l’honneur de saint Juvénal, copiés dans le manuscrit du Vatican, sont en usage dans le diocèse de Narni ? Je fis une recherche inutile dans le bréviaire de MM. les chanoines, et je ne trouvai pas le moindre clerc. Je tente une visite à M. le curé. 11 fait chaud. M. le curé ne veut pas descendre et me parle de sa fenêtre une conversation archéologique s’établit du deuxième étage à la rue décidément mes hymnes sont inédits.

De Narni à Terni, on suit une plaine riante et cultivée. On arrive à Terni assise au pied des montagnes, et de là on visite la cascade. Impossible de dire ce qu’il faut payer d’abord : au maître de poste qui seul a le droit de conduire les voyageurs auprès de la cascade, ensuite au guide qu’il faut prendre pour aller de l’endroit où la poste s’arrête à la cascade, aux maîtres de la première propriété et de la seconde qu’il faut traverser avant d’approcher de la cascade, au padrone du trou par où l’on voit le commencement de la cascade, à ceux qui ont fait les sentiers pour descendre le long de la cascade, au padrone du balcon d’où l’on voit le milieu de la cascade, au padrone de la planche qu’il faut passer pour aller au bas de la cascade, au padrone des ânes qu’il faut enfourcher pour gravir la montagne en face de la cascade, au padrone du pavillon d’où l’on voit la totalité de la

cascade, au padrone de la porte qu’il faut traverser en revenant de la cascade, aux padroni de rien du tout, à qui tous les messieurs voyageurs donnent au retour de la cascade. Avec cela, la cascade de Terni est un admirable spectacle qui tient tout ce qu’on s’en promet. Le fleuve tombe et se brise à moitié de sa chute sur des rochers d’où il retombe en cascades nouvelles et remonte en poussière jusqu’en haut. Pour moi, je ne suis point désenchanté d’apprendre que ce n’est point l’ouvrage de la nature : ce sont les Romains qui ont ouvert cette brèche aux eaux du Velino pour sauver les terres désolées par ses débordements. Je reconnais bien ces Romains qui ne souffraient, aucune résistance. Ce fleuve les gênait, ils l’ont jeté dans la vallée à trois cents pieds de profondeur.

De Terni à Spolete on traverse un autre embranchement de l’Apennin. A Spolete comme à Terni, comme à Foligno, se lit cette inscription, sur toutes les portes : Viva Pio nono, liberatore ! De Foligno à Pérouse, on côtoie un bassin riant et fertile entouré de belles montagnes. A moitié chemin, à droite, sur une haute colline, apparaît la cité d’Assise.

Rien ne m’a plus touché que cette pieuse et charmante ville encore toute pleine des souvenirs de ses saints. Sur la vieille porte est inscrite la bénédiction prononcée par saint François, lorsqu’au moment de mourir il fut prié de bénir sa patrie. Puis, comme pour garder la ville de ce côté, est placée la belle église de Sainte-Claire. C’est un édifice du treizième siècle du style gothique le plus pur : une façade très-simple, ornée seulement d’un portail et d’une rosace, des arcs-boutants soutiennent l’église des deux côtés, comme les câbles qui amarrent un vaisseau, un clocher élevé, construit du côté du chevet, une seule nef en forme de croix, les arcades et les fenêtres ogivales, pas d’ornements inutiles. Sous le grand autel repose le corps de sainte Claire ; la voûte qui le couronne est couverte de fresques de Giotto : il y a représenté, en quatre compartiments, la gloire des vierges dans une chapelle latérale, on conserve le crucifix qui parla à saint François au commencement de sa conversion. L’église de Sainte-Claire fut bâtie pour recevoir les religieuses franciscaines, après que le pape eut ordonné qu’elles fussent transférées dans la ville, afin de ne plus courir les mêmes périls qu’à Saint-Damien. C’est aussi là que fut célébrée la canonisation de saint François.

A l’autre extrémité de la ville, le Sagro Convento. Un cloître mène a l’église inférieure ; on y entre par un portail latéral, orné avec beaucoup de grâce et de simplicité. La chapelle souterraine où se trouve le tombeau de saint François est l’ouvrage du dix-neuvième siècle, sans aucun mérite architectural, et cependant elle me touche profondément. Ce siècle-ci a voulu lui aussi faire quelque chose pour la gloire du Saint  : il n’a point gâté par des restaurations mal entendues l’œuvre des siècles précédents ; il ne pouvait rien élever au-dessus, il a creusé au-dessous, il a cherché à se rapprocher de la sépulture sacrée, à se réchauffer à ce foyer d’amour. - Dans l’église inférieure une voûte surbaissée laisse pénétrer un demi-jour qui obscurcit les peintures, mais qui répond à la vie obscure et mortifiée de saint François. -Peintures de Simon Memmi dans la chapelle de Saint-Martin ; de Taddeo Gaddi, de Cavallini dans les bras de la croix ; le sujet de la crucifixion y est traité à plusieurs reprises avec une touchante prédilection : toujours autour de Jésus crucifié des groupes d’anges qui pleurent. À la voûte, au-dessus du grand autel, peinte par Giotto, se voit la Sainte Obéissance, la Sainte Pauvreté et ses noces avec saint François, la Sainte Chasteté, saint François dans la gloire. Admirable symbolisme ! la Vierge dans la tour, le bain sacré, la Pénitence.- Enfin l’église supérieure, élancée, lumineuse, avec des arcades ogivales d’une élégance parfaite, de beaux vitraux, des stalles en marqueterie. Rien qu’une croix simple sans chapelles latérales. Sur les murs est représentée la vie de saint François attribuée à Giotto, et au-dessus des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, par Cimabue. Cimabue a aussi peint la voûte et particulièrement les quatre pans de l’église latine qui sont d’une beauté et d’une conservation parfaite. A l’extérieur une façade très-nue, seulement, un portail et une charpente a rosace. Ici, comme à Sainte-Claire, c’est bien le caractère primitif de l’ordre de Saint-François : c’est pauvre et beau. Dans ces vieilles peintures, il y a une pureté admirable ; il y a une humilité parfaite de l’artiste qui ne semble jamais songer à soi, il y a une charité ardente qui donne la lumière même je ne sais quoi de chaleureux. Il semble que tout ceci ait été peint par des saints ou par des gens bien près de l’être. On reconnait l’inspiration qui sort du tombeau sacré, qui rayonne tout autour et qui jette un jour surnaturel sur tout ce qui l’approche. Je commence à comprendre que ce Saint populaire, qui ne vécut que pour les pauvres, qui prêcha dans leur langue, fut véritablement le père de toute la peinture, comme de toute l’éloquence, comme de toute la poésie italiennes.

Hors de la ville et à peu près à mi-coteau, se trouve l’église de Saint-Damicn, à la reconstruction de laquelle saint François travailla de ses mains, et dans laquelle, plus tard, il installa sainte Claire. C’est là que cette vierge héroïque arrêta les bandes sarrasines de Frédéric en en sortant au-devant d’elles avec le saint Sacrement dans ses mains. On voit encore le ciboire qu’elle portait. Oh voit aussi le chœur étroit et bas, les bancs grossiers où les pauvres compagnes de sainte Claire chantaient les louanges de Dieu.. Du haut des terrasses de Sainte-Claire et du Sagro Convento on domine le bassin de l’Ombrie et ses admirables campagnes illustrées par tant de miracles. C’est là que fut célébré le fameux Chapitre des cabanes de feuillages où, onze ans après la fondation de l’ordre, cinq mille religieux se trouvaient réunis. Ces beaux lieux n’ont pas changé, tous les souvenirs y sont vivants, et l’on ne s’étonnerait pas d’y voir recommencer les mêmes prodiges. Au pied de la montagne est l’église de Sainte-Marie-des-Anges malheureusement refaite sur les plans de Vignolo au dedans le petit sanctuaire de la Portiuncule, peint par Overbeck, et dans le monastère on voit le lieu où saint François avait coutume de prier, celui où il mourut, celui où il se précipita dans les ronces, remplacées maintenant par de belles roses sans épines.

Non jamais pèlerinage ne fut plus doux, nous étions pénétrés d’un sentiment qui ressemblait à la joie, mais plus calme et plus durable ; les paroles ne nous venaient plus qu’avec des larmes. Il nous semblait que le ciel était plus beau, les hommes meilleurs, et que volontiers nous aurions dressé là notre tente pour le peu de jours qu’il nous reste avant de la replier.

Si l’on considère l’Italie du moyen âge, on y peut tracer un cercle qui commence à Pise, à Florence, qui embrasse la Toscane, l’Ombrie, une partie du patrimoine de Saint-Pierre et qui finit à Viterbe. C’est là que rayonna pendant trois siècles le plus vif éclat de la sainteté chrétienne : à Pise, saint Reynier; à Florence, saint Jean Gualbert et l’ordre de Vallombreuse. Saint Philippe de Bennizzi et les Servites, le B. Giovanni delle Celle, sainte Madeleine de Pazzi ; à Sienne, appelée l’antichambre du Paradis il suffit de nommer sainte Catherine et saint Bernardin. A Cortone, sainte Marguerite ; à Assise ; saint François, sainte Claire et leurs disciples. Puis saint Nicolas de Tolentino, sainte Angèle de Foligno, sainte Rose de Viterbe et saint Bonaventure à Bagnarea. Mais ce foyer de sainteté est en même temps le foyer de l’art chrétien ; les premières inspirations du génie sortent des sanctuaires vénérés par la piété des peuples. Saint François meurt, il faut que la colline de l’Enfer où il a sa tombe, devienne la colline du Paradis, et Cimabue, Giotto, Simon Memmi, Gaddi, Cavallini, viendront ouvrir l’ère nouvelle de la peinture chrétienne. Un prêtre de Bolsena a le malheur de douter de la présence réelle en célébrant. L’hostie saigne pour le convaincre, les linges miraculeux sont recueillis avec respect ; il est décidé qu’une basilique superbe s’élèvera pour recevoir ce précieux dépôt, et vers 1280 commence la construction du dôme d’Orviéto qui occupera six générations d’artistes, à commencer par Jean et André de Pise, pour finir par le Bienheureux Angelico de Fiésole et Luca Signorelli. Un archevêque de Pise conçoit la pensée de donner à ses citoyens une sépulture glorieuse, il fait transporter sur des navires la terre sainte destinée à couvrir les os des citoyens pisans. Et aussitôt, pour enclore cette poussière sacrée, s’élève un admirable portique, et pendant deux cents ans, les plus grands maîtres de la Toscane ne croiront pas leur gloire complète s’ils n’ont pas une fresque au Campo Santo. Même merveille à Padoue. Saint Antoine, il Santo populaire, a fait pour ainsi dire germer autour de lui d’innombrables chefs-d’œuvre d’art.