Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/038

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 239-243).

XXVIII
A M. L’ABBÉ OZANAM.
Paris, 3 juillet 1848.

Mon cher frère,

Après ces grandes émotions on ressent plus vivement le besoin de se voir, de s’entretenir, de s’aimer et le spectacle des luttes civiles rend plus douces, plus nécessaires que jamais les affections de familles. Aussi jamais tu ne nous as plus manqué. Nous étions heureux de te savoir loin des dangers que nous courions ; et cependant je ne pouvais m’empêcher de penser au bien que tu aurais fait au milieu de ces blessés et de ces mourants je songeais à ta belle conduite en 1831 à Lyon, et j’étais sûr que tu aurais recommencé. Amélie a du reste rassuré tes inquiétudes, elle t’a dit que nous étions sains et saufs quoique nous ayons eu des craintes pour Charles Soulacroix qui est allé trois fois au feu. Pour moi, mon peloton a été retenu presque tout le temps au coin de la rue Garancière et de la rue Palatine, puis au coin de la rue Madame et de la rue de Fleurus. Nous avons eu bien des alarmes, des coups de fusil dans le voisinage et de mauvaises patrouilles à faire sur les boulevards ; mais, grâce à Dieu, nous n’avons pas brûlé une amorce. Ma conscience était en règle, et je n’aurais pas reculé devant le péril. Cependant je dois avouer que c’est un terrible moment que celui où l’on embrasse sa femme et son enfant en pensant que c’est peut-être pour la dernière fois.

Tu as dû trouver les détails de ces cruelles journées aussi longs que tu pouvais les désirer dans l’Ère Nouvelle. Ce journal me prend dans ce moment-ci la plus grande partie du temps que me laissent les examens. Depuis dix jours j’ai y fait cinq articles. Il est vrai qu’au milieu de l’agitation des événements je ne serais capable d’aucun autre travail. Nous avons d’ailleurs la consolation de faire quelque bien, car dans les rues de Paris on a vendu jusqu’à huit mille exemplaires par jour.

J’avoue qu’en un pareil moment on est heureux. de ne pas avoir à Paris ceux qu’on aime. Ce n’est pas une émeute, c’est la guerre civile que nous avons eue, c’est-à-dire la plus opiniâtre des guerres, celle qui n’attend qu’une occasion pour renaître. Je n’ai guère d’espoir qu’en Dieu et dans les mérites de notre saint archevêque. Par un concours de circonstances qu’il serait trop long d’expliquer, j’avais eu l’honneur de l’accompagner avec M. Bailly et M. Cornudet lorsqu’il est allé de chez lui chez le général Cavaignac, au milieu des acclamations de la multitude.

Adieu, cher frère, prie pour nous.


Ozanam fait ici allusion au fait suivant : étant de service comme garde national, le dimanche, 25 juin, avec M. Cornudet et M. Bailly, à un poste de la rue de Madame, ils s’entretenaient ensemble des rumeurs de plus en plus sinistres auxquelles donnait lieu la prolongation de la lutte ; tout à coup la pensée de l’intervention de l’archevêque jaillit de leurs angoisses, et il leur parut que ce serait un grand triomphe pour l’Église si Monseigneur se faisait médiateur au milieu de cette effroyable guerre civile. Ils allèrent aussitôt en parler à M. l’abbé Buquet, qui les approuva et leur donna une lettre qui devait leur servir de sauf-conduit pour arriver à travers les barricades jusqu’à l’archevêché.

Mgr Affre les reçut avec sa bonté accoutumée, et, après avoir écouté le projet qu’ils venaient lui exposer, il leur répondit avec une admirable simplicité : « Je suis pressé par cette pensée depuis hier, mais comment la réaliser ? Comment parvenir jusqu’aux insurgés  ? Le général Cavaignac permettra-t-il une telle démarche ? Puis, où le trouver lui-même ? »

Ces messieurs répondirent à toutes les objections par l’assurance qu’il serait accueilli partout avec vénération. « Vous avez raison, dit-il avec une sorte de soumission. Eh bien, je vais y aller ; je vais mettre ma soutane pour ne point être remarqué, et vous me montrerez le chemin. »

Au moment où il allait s’habiller, entre un prêtre qui raconte, avec le plus grand effroi, des détails terribles de l’insurrection, dont il a été témoin il n’y a qu’un instant. Monseigneur l’écoute avec émotion, mais ne se laisse pas détourner de son dessein.

En quelques minutes Monseigneur était prêt ; mais, comme s’ils eussent le pressentiment du triomphe qui l’attendait, ces messieurs osèrent insister pour qu’il mît sa soutane violette et pour que sa croix d’archevêque fût visible sur sa poitrine. Avec la même soumission avec laquelle il avait accueilli leurs premières paroles, il dit : « Vous croyez que cela est mieux ; eh bien, je vais mettre ma soutane violette. »

Rien ne peut rendre la vénération et l’enthousiasme qui accueillit Monseigneur sur son passage. Ce fut une marche triomphale de l’île Saint-Louis jusqu’à l’Assemblée nationale. Les troupes, la garde nationale, la garde mobile, couraient aux armes et battaient aux champs les hommes se découvraient les femmes, les enfants, s’inclinaient. C’était le plus beau spectacle du monde. L’élan était spontané, unanime chacun comprenait instinctivement que l’archevêque paraissait au milieu de cette multitude armée pour quelque grand motif.

Le général Cavaignac reçut l’archevêque avec respect et admiration, lui donna une proclamation aux insurgés et une dernière promesse de miséricorde s’ils mettaient bas les armes. Mais il lui fit connaître tout le danger auquel il allait s’exposer. Il lui apprit que le général Bréa, envoyé comme parlementaire, venait à l’instant d’être pris par les insurgés. La résolution de Monseigneur était inébranlable, et les témoins se souviennent encore de la simplicité héroïque avec laquelle il répondit : « J’irai. »

MM. Ozanam, Cornudet et Bailly voulurent l’accompagner ; mais il s’y refusa absolument, et, comme ils continuaient à le suivre, arrivés au pont des Saints-Pères, il leur dit qu’ils devaient le laisser, que leur uniforme de gardes nationaux le gênerait dans sa mission, lui donnerait un semblant d’escorte et qu’il devait aller seul. Ils le quittèrent par obéissance, mais avec la plus grande douleur.

Chacun sait que l’archevêque, épuisé de fatigues par cette longue marche, rentra chez lui, prit un peu de repos et quelque nourriture, puis se confessa comme s’il devait mourir. Ensuite il partit pour le faubourg Saint-Antoine accompagné de l’abbé Jacquemet et de l’abbé Ravinet, ses grands-vicaires, commentant en chemin ce verset de l’Écriture : « Le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis. » À la place de la Bastille, un jeune homme qui le suivait, M. Bréchemin, attacha son mouchoir à une branche d’arbre et le précéda jusqu’à la première barricade. Le saint et héroïque archevêque y monta en tenant à la main ta promesse de grâce. Frappé à mort, il tomba en s’écriant « Que mon sang soit le dernier versé. »