Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/060
Mon cher ami,
Si j’ai laissé quelque temps sans réponse votre dernière et bonne lettre, ce n’est ni paresse ni maladie c’est au contraire que, me portant mieux, j’avais voulu reprendre le travail et terminer pour le Correspondant quelques études sur les Poëtes franciscains.[1] Il me tardait cependant de vous dire combien la persévérance de votre amitié me touche, et combien il m’est doux de renouer au moins de temps à autre des entretiens où j’ai toujours trouvé tant d’édification et de plaisir. Surtout, je voulais vous complimenter pour l’heureux succès de cette grande affaire qui honore votre carrière publique, et qui fait la joie du catholicisme. En fondant une seconde église à Genève, vous passez de l’état de religion tolérée à celui de communion puissante. Vous constatez le progrès des catholiques dans un lieu où tout conspirait pour les étouffer. Vous établissez une fois de plus que la vérité n’a pas peur des persécutions du pouvoir et n’a pas besoin de ses faveurs. Vous confirmez cette séparation du spirituel et dû-temporel qui seule, ce me semble, peut assurer le triomphe de l’Église. Tous ces principes ne sont pas inutiles, au moment où tant de bons esprits remettent leur confiance dans les appuis que la Providence avait eu besoin de briser pour nous instruire ? Hi in curribus, et hi in equis ; nos autem in nomine Domini invocabimus. Toute la chrétienté est solidaire, nous croyons à la communion des Saints. Il ne faut donc pas professer à Paris des maximes qu’on tournera contre nos frères, à Berne, à Londres, à Pétersbourg. On devrait même considérer qu’a bien prendre, le catholicisme ne reste-encore que la sixième partie du genre humain, qu’il est en minorité, en lutte dans les plus grandes contrées du monde ; que sa destinée est bien moins de dominer que de combattre et de souffrir. Pour moi, loin de m’en scandaliser, j’y trouve sujet d’affermir ma foi, car je reconnais les promesses évangéliques Notre-Seigneur ne nous a pas prédit autre chose. Il n’est resté qu’un moment sur le Thabor, et nous n’avons point d’image de sa transfiguration mais il a passé tout un jour sur la croix, et c’est son humanité crucifiée qui est sur tous nos autels. Je ne m’étonne donc pas que son esprit se montre surtout dans les églises persécutées, opprimées, et qu’il ait choisi Genève peur nous consoler de l’ingratitude de Rome.[2]
Vous ferez bien de construire un monument, et
non pas une grange, puisqu’il s’agit de prendre
possession publique de votre liberté. Toutefois,
j’aimerais que le monument ne fût pas trop ambitieux
nous vivons dans un siècle pressé, où la
piété moins patiente qu’autrefois veut jouir de ses
oeuvres. Le style româno-byzantin, moins cher que
le gothique, plus facile peut-être à reproduire fidèlement,
serait bien placé dans votre vieille ville
romane. Cette architecture s’accorderait avec les
parties les plus anciennes de votre Saint-Pierre.
De plus, vous pourriez éviter la dépense d’une
voûte et la remplacer, comme dans tant d’églises
du même style en Italie, par une charpente peinte
et dorée. Je ne prendrais pas sur moi de désigner
un architecte, mais j’aimerais celui qui a restauré
Saint-Georges de Lyon[3], ou celui qui a bâti
Saint-Paul de Nîmes. Dans tous les cas, je suis
heureux de voir que ce choix vous soit confié, à vous
si bien pénétré des traditions de l’art chrétien. La
part que vous prenez en tout ceci doit vous être bien douce. Vous ne mettrez pas votre nom sur les pierres
du sanctuaire, mais tous ceux qui viendront y
prier pour les fondateurs vous nommeront devant
Dieu.
Ce récit des paroisses venant travailler chacune à son tour comme au moyen âge, nous touche infiniment. Madame Ozanam voulait absolument acheter une pelle et une-brouette et se mettre en route pour aller faire sa corvée. Il est vrai que je la soupçonnais bien un peu d’avoir envie de se reposer chez madame Dufresne et d’y renouer les habitudes d’une hospitalité qu’elle trouvait charmante. Nous pensons remettre notre offrande à M. le curé de Genève quand il viendra, comme vous l’annoncez, intéresser Paris à cette œuvre qui est vraiment d’intérêt général. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quel respect et quel plaisir nous verrons ici ce prêtre courageux et bon, et je serais bien content de le pouvoir servir. Mais heureusement il aura de meilleurs appuis que moi d’ailleurs il ne demande- que justice. C’est la France qui vous envoya Calvin, il faut bien qu’elle vous paye ce mauvais présent, et que là où elle a donné la peste, elle aide à bâtir l’hôpital.
Je lis toujours avec un vif intérêt l’Observateur, où je devine tantôt votre plume, tantôt celle de M. l’abbé Daunoi, toujours celle d’un ami. Vous y donnez un excellent résumé des nouvelles religieuses l’esprit du journal est doux et d’un bien bon exemple. Si l’on pense que vous vivez au milieu des protestants, à la porte de ces misérables de Lausanne.et de Fribourg, et que vous seriez si excusables de combattre par l’injure et la colère ; mais non, votre polémique reste dans les bornes de la dignité chrétienne.
Sans doute la conférence de Saint-Vincent de Paul continue d’occuper votre zèle ; ici, nous avons deux grandes besognes : une organisation plus vigoureuse en France de la Société, et son établissement en Allemagne. Les progrès ne sont que trop rapides et notre peine est de les régler. A Paris, les cinq conférences du quartier latin viennent de se réunir pour soutenir en commun plusieurs bonnes œuvres ; et elles ont eu l’heureuse idée d’occuper la maison qui-fut le berceau de notre association, placé de.l'Estrapade, no 11. On y a fait un cercle catholique des écoles, un patronage. Il serait souhaitable que les conférences des autres quartiers se réunissent de même ; à mesure qu’on multiplie le nombre, il faudrait aussi multiplier les liens. Adieu —donc, écrivez-moi souvent, aimons-nous toujours, et considérez-moi comme le plus reconnaissant et le plus dévoué de vos amis.
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