Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/074

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 401-403).


LXXIV
À M. DUFIEUX .
Paris, 16 février 1852.

Mon cher ami,

Je suis accablé d’occupations et je plie sous le e poids des devoirs que je remplis mal. Chaque soir je me couche avec la conscience de n’avoir pas fait la moitié de ma tâche, et je m’endors tourmenté de regrets. Parmi les souvenirs vengeurs qui me poursuivent, le vôtre n’est pas le moindre, et je vous vois me reprochant mon silence, ma détestable paresse. Accusez-moi.de tous les crimes, excepté de froideur et d’oubli. Que de fois votre nom revient dans nos conversations de famille ! et quand on aurait le parti pris de vous oublier, le moyen d’y réussir avec ces beaux articles où vous rappelez a vos amis que si vous aviez voulu, vous auriez pu tenir une plume maîtresse au milieu des plumes brillantes de ce temps-ci ! il y a bien plus que du talent dans ce que vous avez écrit depuis quelques semaines : il y a du courage, et la revendication énergique de votre honneur dans un moment où l’on fait bon marché de l’honneur. Je vous en félicite et j’en complimente nos amis de Lyon qui se sont associés à vos pensées.

Quel chagrin doivent ressentir ceux qui se sont hâtés de précipiter le clergé de France dans une voie au bout de laquelle on commence à voir l’abîme ! Heureusement, et pour la gloire de l’Église de France, le plus grand nombre et les plus considérables de ses chefs ont gardé la majesté du silence, et quoi que puisse nous réserver l’avenir, les intérêts de Dieu sont sauvés : Je n’en dirai pas autant des intérêts de la terre.

Cher ami, excusez mes pieds de mouche et les ratures dont ils sont ornés. Mais je vous écris à la Sorbonne, au milieu des candidats au baccalauréat, pendant que mes collègues interrogent. « Quelle est l’assemblée qui précéda les Etats-Généraux de 1789 ? » L’auditoire souffle « Les notables. » Le candidat « Monsieur, c’est l’assemblée des notaires. » L’examinateur « Vous saurez mieux l’histoire du siècle de Louis XIV. Comment se nommait ce surintendant.des finances célèbre par ses malheurs ? » L’auditoire souffle « Fouquet. » Le candidat « Monsieur, il s’appelait Fould. » Voyez comment on peut faire une lettre au milieu de pareils gaillards. Cependant, si l’esprit est distrait, le cœur vous appartient bien tout entier. Outre la place que vous ayez dans mes prières de chaque jour, que je voudrais vous en voir prendre une au coin de la cheminée, comme vous m’en aviez donné l’espoir ! Vous auriez trouvé mon intérieur plus heureux que jamais, parce que la santé y est revenue ; je suis le plus malade de la maison, quoique je puisse, non sans fatigue, faire à peu près mon cours. Il faut remercier Dieu de tant de biens, et se résigner aux peines qu’il y mêle. L’une des plus grandes est d’avoir beaucoup étudié, de se persuader qu’on a des idées, et de ne pouvoir les produire. Pour vous, j’espère que vos inquiétudes de l’année dernière n’ont pas recommencé et que la divine Providence vous conserve ce bonheur domestique qui console de tous les maux.

Donnez-moi la main, afin que je vous la serre avec la chaleur d’un vieil ami.

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