Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/075

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 404-409).
LXXV
À M. AMPÈRE.
Paris, 18 février 1852.

Mon cher ami,

Que l’absence est fâcheuse quand elle se prolonge, quand les distances sont si grandes, les calculs si trompeurs, et qu’on ne sait où prendre un ami dont on voudrait suivre tous les pas ! Il y a tantôt deux mois que je vous écrivis à Charleston pensant vous y souhaiter la bonne année, et pendant ce temps vous fêtiez Kossuth à Washington. Vous m’adressez de cette ville quelques pages tout aimables, et maintenant je crains que ma réponse ne vous atteigne pas. Cependant, selon votre désir, j’ai réclame à la poste les lettres non affranchies, j’en ai trouvé trois, j’en ai payé le port, et je les ai envoyées à M. Trappam de Charleston, car c’est ainsi que je lis le nom, que Daremberg déchiffre Trapman. L’École des Chartes doit prononcer entre ces deux leçons sur la vue du manuscrit. Il ne s’agit encore que de savoir comment vous écrivez, mais bientôt l’Académie des Inscriptions discutera si vous existez car, les siècles s’écoulent, ou du moins des jours qui valent des siècles ; et vous ne reparaissez pas.

Ah ! si vous n’aviez pas une poitrine de bronze et un cœur d’airain, vous n’auriez pas résisté aux regards de tant de nobles et gracieuses dames, qui l’autre jour se pressaient à la réception de M. de Montalembert, et qui vous cherchaient sur tous les bancs de l’Académie. Ce sexe charmant, mais intrépide, avait si bien envahi les amphithéâtres et les tribunes, que les fracs ne pouvaient s’y faire jour. Par conséquent, je laisse à d’autres plus heureux le plaisir de vous conter la solennité, mai les absents eux-mêmes ont dû à l’Académie la satisfaction de lire une parole libre. Assurément cette parole, même celle de M. Guizot, n’était pas flatteuse pour la République honnête, mais du moins elle n’était pas censurée. Vous aurez le texte complet, non dans les journaux qui ont subi des coupures, mais dans l’édition officielle de l’Académie, qui a rencontré de grandes difficultés. Enfin, tout a cédé, et l’éloquence a remporté une dernière victoire.

Voilà l’entretien de Paris depuis quinze jours, et vous perdez beaucoup à ne pas entendre les belles choses qui se disent. Vous perdez moins à ne pas voir celles qui se font.

Au milieu de ces angoisses, j’ai le courage d’ écrire un chapitre sur le progrès. Il est vrai qu’il s’agit du progrès dans les siècles de décadence. C’était ma leçon d’ouverture cette année, et je la rédige pour en faire l’introduction de mon livre[1]. Mais voilà où j’aurais plus que jamais besoin de vos conseils. Car tantôt les idées qui me poursuivent me semblent neuves et justes, — vous voyez que je ne m’injurie pas ; — tantôt je crains qu’elles ne paraissent aux uns vulgaires, aux autres paradoxales. Ah ! que volontiers je vous assassinerais de ma prose quelque matin ! et que je suis embarrassé, vous absent, de trouver un bon avis ! Enfin, tout en continuant ce travail au risque de m’y fourvoyer, je bénis la Providence qui me donne assez de force pour écrire un peu, tout en faisant mon cours. Si vous m’entendiez, peut-être votre amitié serait-elle contente de me trouver docile à ses conseils. Je me fatigue moins, je ne cherche plus à m’émouvoir quand je ne suis pas ému, je ne me tiens pas sur le trépied, et l’auditoire ne m’en sait pas mauvais gré. De temps à autre on cherche bien dans un trait historique, dans une citation des Pères quelque allusion qu’on applaudit cependant la jeunesse des écoles est généralement calme et laborieuse. Bien que les forces me reviennent lentement, je vais beaucoup mieux. Je dois ce bienfait à l’air de la mer, et je ne puis songer à Dieppe sans me rappeler cette promenade que nous y fîmes sur la plage, en attendant le bateau à vapeur. Vous nous parliez des jours que vous aviez passés là avec madame Récamier, M. de Chateaubriand, M. Ballanche. Vous nous faisiez revivre ces belles âmes que nous avons connues par vous, et dont le souvenir uni au vôtre sera toujours le charme de nos pensées. Mais, malheureux que vous êtes, pendant que vous nous enchantiez de cet entretien, vous méditiez déjà votre trahison, et des bords de la Manche, vous tourniez vos regards vers les docks de New-York et vers la capitale de Washington ! Si vous n’avez voulu échapper qu’à nos importunités, vous avez bien fait ; mais si vous pensiez échapper à notre affection et à nos sollicitudes, soyez sûr que vous ne vous êtes jamais plus trompé. Je n’entreprends pas de vous donner des nouvelles de tous vos amis, la liste en serait trop longue car je ne puis entrer dans un salon sans être abordé par des gens qui s’informent de vous. C’est. ce qui m’arriva notamment l’autre soir chez madame de Boignes, où je me fis beaucoup d’honneur en annonçant le premier que vous étiez à la Nouvelle-Orléans et que vous partiez pour la Havane. Le Chancelier décida que vous ne pouviez mieux faire, et que vous verriez là le paradis terrestre. M. et madame de Salvo ne cessent de vous nommer dans toutes leurs conversations, surtout quand ils font voir le portrait du Vladika que vous aviez connu chez eux. Quant aux Lenormant, Dieu les a éprouvés d’une manière bien sévère leur fille a fait une grave maladie dont la voici guérie. On a dû vous l’écrire ; mais je m’effraye de voir que vous êtes resté si longtemps sans recevoir les lettres. J’envoie celle-ci au consul français de la Havane plaise à Dieu qu’il ne vous retienne pas, et que ce charmant pays ne vous fasse point oublier la patrie !

Adieu, mon très-cher ami, mes occupations sont si accablantes, que j’ai dû vous écrire à la Sorbonne, entre les demandes de mes collègues et les réponses des candidats. En voici un qui m’assure que Montesquieu était un grand évêque ! Mais insensé que je suis de vous conter ces sottises pendant que vous avez sous les yeux l’admirable nature des tropiques, sa végétation gigantesque, et, à ce qu’on assure, —sa population intelligente et bonne. Dieu sait combien nous vous ferons conter au retour, —et, comme il nous sera instructif et agréable de vous entendre décrire cette France, cette Angleterre, cette Espagne d’Amérique si ingénieusement étudiées ! Je vous félicite d’avoir ajouté un nouveau trésor à vos richesses d’esprit. Je me résigne aux privations que vous nous avez infligées en considération de l’honneur qui vous en reviendra. Mais n’oubliez point qu’on vous attend au mois de mai, et permettez-moi, pour abréger l’attente, de vous serrer chaleureusement la main. Amélie en fait bien autant, et tous ceux de ma maison vous envoient leurs plus affectueux souvenirs.

P.S. Mes collègues qui m’ont vu écrire veulent que je vous fasse leurs compliments. M. le Clerc, en qualité d’ancien compagnon de voyage, fait des voeux pour votre retour, et M. Havet vous envoie ses respects, n’osant y ajouter l’hommage d’une belle édition de Pascal qu’il vient de publier avec d’excellentes notes. Demogeot nous donne aussi une remarquable Histoire de la littérature française où il vous emprunte beaucoup et ne cache pas ses emprunts. Vous voyez qu’absent vous ne pouvez encore vous empêcher de nous instruire.


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Après avoir poursuivi avec son ardeur accoutumée ses travaux et son cours pendant tout l’hiver, Ozanam fut saisi vers Pâques de grands malaises, et peu après d’une pleurésie très grave, qui mit sa vie en très-grand danger. C’est pendant cette dangereuse maladie, avec une fièvre ardente, qu’Ozanam trouva dans la tendresse de son cœur et son amour de la vérité la force d’écrire cette éloquente exposition de la foi catholique pour arracher au doute un ami de sa jeunesse. _____________

  1. Oeuvres complètes d’Ozanam, t. I, p. 15.