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Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/De la configuration des grandes masses inorganiques

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Martins.
A. Cherbuliez et Cie (p. 410-424).

DE LA CONFIGURATION
DES
GRANDES MASSES INORGANIQUES.

(1824.)

De l’étude de ces effets à peine sensibles de la nature, tels que la destruction partielle de roches primitives, nous passons à celle de ces résultats immenses qui agrandissent l’esprit et nous transportent en imagination dans les premiers âges du monde. Je veux parler de la forme que revêtent les masses de neige sur les hautes montagnes.

Fischer (Voyages dans les montagnes, t. II, p. 153) s’exprime ainsi : « On appelle serac, un grand parallélipipède de neige. Les avalanches prennent ces formes régulières lorsqu’elles sont restées quelque temps à la surface du sol. »

Joseph Hamel, dans son histoire de deux ascensions sur le Mont-Blanc (Vienne, 1821) dit : « À sept heures vingt minutes, nous atteignîmes la première des trois plaines de neige qui se trouvent entre le dôme du Gouté et le Mont-Maudit (suite de rochers qui forme l’épaule occidentale du Mont-Blanc) et se succèdent l’une à l’autre dans la direction du nord au sud. On voit, sur la droite, ces énormes masses de glace, appelées seracs, que l’on aperçoit très bien de la vallée de Chamouny. Le ciel, d’un bleu foncé, paraît presque noir à côté de ces montagnes de glace, d’un blanc éblouissant. » On les a appelés seracs, du nom d’une espèce de fromages blancs auxquels on donne la forme de parallélipipèdes ; en séchant, ils se fendent sur les bords, ce qui leur donne de la ressemblance avec les blocs de glace dont nous parlons. Peut-être le nom de ces fromages vient-il du latin serum, petit lait. »

Quoique bien insuffisantes, ces relations m’ont suggéré, après des études répétées sur les formes de montagnes, les réflexions suivantes. Les masses de neige, dès qu’elles se solidifient et qu’elles passent d’un état floconneux et pulvérulent à une consistance solide, se divisent en masses régulières ; il en a été de même, et encore aujourd’hui il en est de même des grandes masses minérales ; quand elles sont debout, elles ressemblent à de grands pans de muraille placés sur le sommet des montagnes ; de même, les masses granitiques simulent des murs, des tours et des colonnes sur la crête des chaînes continues. Ces grandes masses de glace ne sont probablement pas limitées par des surfaces planes et unies. Elles présentent, comme les fromages auxquels nous les comparons, des fissures qui, selon moi, ne sont pas accidentelles, mais régulières.

Si nous considérons les grandes parois verticales (emporstehende Klippen) qui se trouvent dans le Harz, telles que l’Arendtsklint et les silex pyromaques de Wernigerod, nous ne saurions nous étonner de ce que l’imagination la moins hardie y voit des fromages ou des gâteaux entassés les uns sur les autres. Non seulement les roches primitives, mais encore le grès bigarré et les terrains d’une époque plus récente dénotent cette tendance à se séparer en parallélipipèdes, qui se divisent ensuite eux-mêmes suivant la diagonale. J’ai cherché, il y a déjà quarante ans, à vérifier cette loi dans les montagnes du Harz, et je conserve encore de très beaux dessins, ouvrage d’un artiste du premier mérite. Je n’étais pas éloigné de penser que ces grandes scissions intérieures des montagnes se rapportaient à des phénomènes cosmiques et telluriques. Ceux qui vont du nord au sud nous sont déjà connus depuis long-temps, tandis que ceux qui vont de l’est à l’ouest ont été découverts récemment.

Pour faciliter l’intelligence de la forme de ces masses, il faut se figurer qu’elles sont placées dans un treillis de forme cubique qui les traverse. On peut de cette manière les séparer, en imagination, en différentes partie dont la forme sera celle d’un cube, d’un parallélipipède, d’un rhombe, d’un rhomboïde, d’un cylindre ou d’un parallélipipède aplati. Mais il faut bien se dire que cette division est toute idéale, potentielle, possible ; que ces parties sont condamnées à un repos éternel comme étant le résultat d’une action plus ou moins ancienne ; car toutes les scissions que la nature avait l’intention d’opérer ne se réalisent pas, et ce n’est que çà et là qu’on pourra en surprendre quelques unes in actû, c’est-à-dire au moment où elles s’accomplissent, parce que dans de grands massifs de montagnes, ces formes se présentent quelquefois isolées, quoiqu’elles soient absorbées le plus souvent au milieu de la masse dans laquelle on doit les supposer latentes.

Par cet artifice, le dessinateur est mis en état de représenter avec exactitude et vérité les grands escarpements et les sommets, parce que l’invisible lui explique ce qui est, et lui permet de saisir le caractère général qui distingue l’ensemble et les détails. Il reconnaît clairement quelle est la forme primitive ; il se rend compte de la cause qui a taillé une seule et même roche, tantôt en parallélipipède aplati, tantôt en colonne formant des escarpements ; il sait pourquoi une même forme primitive a donné naissance à toutes ces apparences. Nous avons essayé de représenter cette formation hypothétique des montagnes sur une planche dont la surface est divisée par des lignes qui se croisent, tandis qu’un paysage est dessiné au milieu de ce réseau, dont il semble être tout-à-fait indépendant.

Nous avons rapporté de ce voyage dans le Harz, entrepris en 1784, de belles esquisses dessinées en noir sur de grandes feuilles in-folio. On ne saurait les réduire ; la dépense, pour les faire graver, serait considérable ; on pourrait peut-être les reproduire par la lithographie ; ce serait un travail fait pour séduire un artiste habile, compétent et doué d’un talent caractéristique.

Voici le catalogue de ces dessins :

La Chaire du diable et l’Autel des sorcières sur le Brocken.

Ahrendsklint, groupe de rochers situé au nord-ouest du Brocken. Ce dessin et les deux suivants représentent des escarpements partiels. C’est un massif de rochers, divisé par beaucoup de fissures dont la plupart sont horizontales et quelques unes verticales.

Le même, d’une structure différente.

Dessin plus petit qui représente le granit avec ses formes columnaires et sphéroïdales.

Le Dormeur, une des plus belles roches granitiques des environs de Schirke, sur le Baerenberg ; on a indiqué le point où le rocher agit sur l’aiguille aimantée.

Silex pyromaque (Feuerstein) de Wernigerod.

Roche porphyroïde quarzifère, près de Sussenburg, sur la Bude.

Le lieu où la Bude sort du terrain schisteux pour entrer dans le granit, à travers lequel elle se fraie un passage. Ce petit dessin représente le point de contact de deux roches qui sont coloriées : le schiste argilo-quarzeux en bleu, le granit en rouge.

La gorge où la Bude s’est creusée un bassin, vue d’en haut : on remarque que le granit est poli par les trains de bois qui descendent la rivière lorsque les eaux sont hautes.

Rocher granitique sur la rive gauche de la Bude, sous le Rosstrapp.

Les rochers de Rosstrapp eux-mêmes.

Rocher de granit s’élevant du fond de la vallée de la Bude.

Escarpement de granit dans la vallée de l’Ocker, très propre à étudier les fissures latentes ou visibles.

Escarpement de schiste quarzeux (Kieselschiefer), près de l’Ocker, présentant des fissures horizontales et verticales.

Marbre avec des filons de quarz ; les parties calcaires se dégradent, le quarz reste. La roche a l’air d’avoir été rongée profondément ; les parties saines sont exploitées pour en tirer de grandes dalles qui reçoivent un très beau poli. Vallée de l’Ocker.

Le Hübichenstein, rocher calcaire de l’Iberg dans le voisinage de la ville de Grund ; c’est un rocher madréporique (Corallenfels) sur lequel les séparations telluriques sont évidentes quoique irrégulières. La seconde vignette de l’important ouvrage de mon ami, M. de Trebra, est une esquisse faite d’après ce dessin.

Hans Kühnenburg, massif de grès.

Grauwacke stratifiée dans le voisinage du Sauvage (wilden Mann).

Entrée de la caverne de Baumann ; on a bien rendu les masses de ce marbre sans caractère déterminé.

Le puits d’une mine de fer dans le schiste argileux vu d’en haut. Le minerai et la roche sont tellement confondus que ce n’est qu’une exploitation par gaspillage (Raubbau).

Forteresse sur le Regenstein creusée dans le grès ; le tout en ruines.

Le vieux château près de Langenstein. Les roches ont des formes peu caractérisées.

L’ermitage près de Gosslar ; grès à formes bien accusées.

Le mur du diable près de Thalen du côté de Quedlinburg ; on voit évidemment que diverses circonstances ont dû amener l’éboulement de certaines formations.

Escarpements de gypse près d’Osterode. On a très bien exprimé les contours vagues de ce genre de roche.

Cette collection est, comme on le voit, rangée d’après un certain ordre ; elle nous conduit depuis le granit du Brocken jusqu’au massif gypseux d’Osterode, ce n’est pas un ordre rigoureux ni géographiquement, ni géologiquement parlant : cependant la série serait complète si l’on pouvait y intercaler un certain nombre d’esquisses, de croquis faits à la hâte, mais toujours avec soin et dans un but déterminé. Un journal rédigé laconiquement serait encore d’un grand secours. Dans le nombre de ces petits dessins, je me contenterai de mentionner les suivants.

L’Autel des sorcières, sur le Brocken, en couches stratifiées. Il y a cinquante ans, on s’imaginait encore avoir sous les yeux un mur élevé de main d’homme.

Ahrendsklint, rocher pyramidal élevé sur un piédestal naturel d’une régularité remarquable.

Sous le Rosstrapp, près de la Bude ; croquis indiquant très bien les parties de rocher qui s’élèvent perpendiculairement.

Le Treppenstein sur l’Ocker ; masse granitique qui s’est divisée en fragments rectangulaires.

Sous le Treppensteig près de la rivière. Bancs réguliers et peu inclinés de granit adossés à des masses amorphes de la même roche.

Le Ziégenrücken dans la vallée de l’Ocker. Bancs verticaux coupés suivant la ligne diagonale ou horizontale.

Caverne creusée dans le calcaire et éclairée par en haut. Effet pittoresque.

Bancs de pétrifications situés sous des couches de grauwacke, près du Schulenburg, dans le Harz supérieur.

Carrière de gypse du Küttelsthal : petit croquis offrant les fissures irrégulièrement horizontales ou verticales de cette roche.

Ermitage près de Gosslar ; il est creusé dans le grès et remarquable par ses fissures régulières, quoique mal caractérisées.

Le Rammelsberg près de Gosslar ; petit dessin représentant une terre nue et désolée, mais renfermant de riches trésors métalliques.

Essayons, avant d’aller plus loin, de résumer en peu de mots ce que nous avons dit.

Les grandes masses inorganiques prennent une forme régulière en passant à l’état solide. Nous les avons comparées à un treillis de forme cubique, et donné le catalogue d’une série de dessins que nous avons fait faire et conservés depuis long-temps dans l’intention de prouver notre dire.

Le moment de la solidification est des plus importants ; c’est la dernière période de la création (des Werdens) qui s’accomplit, après avoir passé successivement par l’état fluide et semi-fluide pour arriver au solide, état final de tout ce qui est définitif (das Gewordene).

Au moment de la solidification, des retraits s’opèrent dans toute la masse ou bien dans le centre de la masse.

Cette division réticulée primitive, que nous appellerons, pour résumer ce qui a été dit plus haut, le phénomène réel actû, l’hypothèse étant désignée par le mot potentiâ, n’a jamais eu lieu sans ces retraits ; car toutes les masses de montagnes sont plus ou moins composées ; de là, des filons datant de la même époque (gleichzeitige Gaenge) (mot qui ne rend que très imparfaitement notre idée) filons parallèles aux divisions de la roche qui seront verticales, ce qui produit les escarpements ; ou bien inclinées sous des angles divers, ce qui leur a fait donner les noms de bancs et de couches. Ces filons sont, selon moi, contemporains du massif des montagnes. Quiconque a vu un filon de granit graphique (Schriftgranit) enfermé dans une masse granitique dont il suit l’inclinaison et les pentes variées, comprendra facilement le sens de ces mots.

Toute division dans la masse est donc subordonnée à la configuration générale, et s’accommode aux directions des lignes du treillis.

En voilà bien assez sur une vérité qui a été déjà énoncée bien des fois avec plus ou moins de bonheur. Qu’on se rappelle seulement la théorie du remplissage des filons. Elle était si généralement adoptée, que les travaux pleins de sagacité d’un savant estimable, M. de Charpentier, furent méconnus, dédaignés, abandonnés et tirés de l’oubli par les plaisanteries mêmes dont ils étaient l’objet. Ce serait maintenant le moment de rappeler les idées de cet ingénieux géologue ; nul doute qu’elles ne fissent une profonde impression et n’amenassent d’heureux résultats.

Pendant que la division des grandes masses rocheuses a lieu, il s’en passe une autre dans leur intérieur qui imprime à la roche son caractère minéralogique, c’est celle qui produit les roches porphyroïdes (porphyrartig). Ici, comme précédemment, les substances les plus pures, ou plutôt les plus homogènes se séparent de celles qui le sont moins et de celles qui leur sont étrangères ; le corps simple se sépare de celui qui est composé, le contenant du contenu, et souvent on peut encore démontrer l’identité de ces corps isolés.

Les géologues se rappelleront des exemples sans nombre à partir du granit jusqu’au gypse et aux calcaires les plus récents. Souvent le contenant se rapproche beaucoup du contenu. Les doubles cristaux de Carlsbad et d’Ellbogen (Voy. p. 345) sont, à proprement parler, du granit cristallisé ; les gros grenats (Almandinen) du Tyrol sont aussi évidemment des schistes micacés cristallisés ; les grenats ferrugineux (Eisengranaten), du fer oligiste écailleux (Eisenglimmer) cristallisé.

Si ces cristaux ont pu se former au milieu d’une masse qui les entravait, leurs molécules intégrantes, volatilisées et parcourant des fentes et des fissures auront pu s’isoler plus nettement et se réunir à leurs congénères. Telle est l’origine des véritables cristaux, dont la découverte fait la joie du géologue en même temps qu’elle agrandit et régularise son savoir.

J’ai réuni une série de ces roches porphyroïdes et pourrais prouver par des exemples isolés tout ce que j’ai avancé plus haut. Qu’on me permette, en attendant, d’intercaler une petite expérience chimique.

J’avais reçu un flacon contenant de l’opodeldoch, dont la masse homogène était un peu translucide, on y remarquait des petits corps blancs et cristallins de la grosseur de très petits pois. J’appris que le médicament n’avait été préparé que trois semaines auparavant. Dès le second et le troisième jour ces points, qui s’agrandirent peu à peu, devinrent tout-à-fait réguliers, sans prendre néanmoins un accroissement plus considérable.

On a trouvé de plus que, dans de petits flacons, les cristaux sont plus communs et plus petits ; ils ont la grosseur d’un grain de millet ; cela prouve que la capacité du vase a une influence sur les formations cristallines, et pourra servir à expliquer dans la suite plus d’un phénomène géologique.

Ces faits nous conduisent à l’examen d’un autre phénomène que nous ne saurions passer sous silence quoiqu’il nous soit impossible de l'expliquer. C’est que, la solidification des corps est accompagnée d’ébranlement. Il est rare que l’on soit témoin de ce phénomène qui échappe à nos sens grossiers. Lorsqu’on tient à la main le tube dans lequel on fait geler du mercure, on ressent une légère secousse au moment où le métal passe de l’état liquide à l’état solide. La même chose a lieu quand le phosphore se solidifie.

La solidification est souvent le résultat d’une secousse. De l’eau qui est près de se congeler, se couvre de cristaux, si on ébranle le vase qui la contient. Rappelons-nous encore, quoiqu’elles semblent de nature bien différente, les expériences de Chladni où un ébranlement produit en même temps un son et une forme régulière. Tout le monde sait ce qui se passe sur des lames de verre, le fait suivant est peut-être moins connu. Si l’on saupoudre avec de la poussière de lycopode l’eau contenue dans une assiette et qu’on ébranle celle-ci avec un archet de violon, la poudre formera un réseau bien marqué. Heusinger, savant actif et à vues générales, pourrait utiliser ce fait dans son Hyphéologie[1]. Purkinje, un des observateurs les plus distingués de notre époque, m’a envoyé un réseau de cette nature qu’il avait fixé sur le papier par un ingénieux artifice.

Les phénomènes entoptiques se rapportent à ceux-ci : un changement brusque de température fixe dans une lame de verre des apparences auparavant fugitives.

J’ai toujours été vivement frappé par la considération des procédés micromégatiques de la nature ; elle fait en grand ce qu’elle fait en petit, et ne procède point en cachette autrement qu’au grand jour.

Il est connu que les schistes argileux sont parcourus par des filons de quarz. J’ai vu un exemple où des massifs de médiocre grosseur étaient traversés par des filons de quarz qui tous affectaient la même inclinaison, tandis que les couches schisteuses qui venaient couper ces filons à angle droit, séparaient la masse en lamelles fort minces, et présentaient des intersections naturelles.

Je place devant moi une lamelle de ce genre, de manière à ce que la veine de quarz, qui petit avoir six lignes de large, se trouve dans une position horizontale, tandis qu’une veine plus étroite de cinq lignes est incidente sur l’autre, sous un angle d’environ 45° ; en traversant cette dernière, elle devient perpendiculaire et ressort de l’autre côté en affectant une direction parallèle à celle d’incidence. Je me sers, comme on le voit, d’un langage usité pour faire comprendre ce qui se passe quand un rayon passe d’un milieu moins dense dans un milieu plus dense pour en ressortir de nouveau. Et certes si notre petite lamelle était reproduite au trait, on croirait avoir sous les yeux une figure propre à faire comprendre les phénomènes de la réfraction.

Ne forçons pas les analogies et contentons-nous de décrire ce que nous avons sous les yeux. Lorsque le filon plus faible tombe sur le plus fort et à angle droit, alors il n’est pas dévié : il est rare cependant que deux filons se rencontrent sans qu’il y ait une action mutuelle qui modifie leur direction. Il est aussi fort rare que le filon le plus faible change celle du plus fort ; mais une petite cavité peut dévier une veine, en ce que celle-ci ne recule pas, mais se trouve au contraire poussée en avant.

J’ai observé un seul cas où le petit filon avait déprimé le plus gros de toute son épaisseur en tombant verticalement sur lui.

C’est le schiste argileux qui présente les plus beaux exemples de ce genre. Le jaspe schisteux (Kieselschiefer) présente tant de fentes et de veines que l’on ne saurait y trouver des exemples probants. Dans le marbre tout est vague et indéterminé, quoiqu’on puisse y découvrir quelques lois fixes et conséquentes avec elles-mêmes.

Le marbre ruiniforme de Florence est un exemple remarquable, en ce qu’il rend évident à nos yeux l’ébranlement qui accompagne la solidification. Il a été formé très probablement par une matière infiltrée qui prenait la disposition rubanaire ; une légère commotion a suffi pour couper ces lignes régulières par des fentes verticales, rompre l’horizontalité des couches, relever les unes, abaisser les autres, et donner au tout l’apparence d’une muraille percée de crevasses. La masse voisine de la salbande (Saalband) était à l’état de bouillie coulante, ces fentes ne l’ont pas affectée, et sur des morceaux taillés et polis, elle simule jusqu’à un certain point la forme des nuages. Cependant dans beaucoup d’échantillons, ces places rappellent tout-à-fait l’albâtre oriental, espèce de calcaire transparent et rubané.

Je possède quelques échantillons de marbre ruiniforme dont je n’ai jamais trouvé les analogues. La masse, sur le fond de laquelle se détachent des parties plus foncées, n’avait pas comme auparavant une tendance à la disposition rubanaire ; mais ces parties nageant séparées l’une à côté de l’autre et la masse s’étant solidifiée subitement par une commotion, elle a été partagée dans tous les sens par une foule de petites fentes. Aussi voit-on les parties d’une couleur différente former des petits champs limités par des lignes droites et affecter la forme de triangles, de quadrilatères et de rhombes à angles aigus et obtus.

De semblables apparences se voient en grand : il suffit de comparer une coupe de marbre ruiniforme avec une coupe des couches de Riegelsdorf (Riegelsdorfer Floetz) pour s’assurer de leur similitude.

J’ai dit tout cela pour faire voir que la nature n’a pas besoin de moyens violents pour produire mécaniquement ces grands phénomènes ; mais qu’elle possède des forces éternelles qui sommeillent en elle, et qui, évoquées au moment opportun, peuvent, suivant les circonstances préexistantes, produire les effets les plus gigantesques comme les plus délicats.

Le jaspe rubané des environs d’Ilmenau fournit de beaux exemples de ce genre. Des morceaux isolés larges de trois doigts, présentent des stries très régulières d’un brun foncé sur un fond plus clair. Dans beaucoup d’échantillons ce dessin linéaire n’est pas dérangé : dans d’autres, les lignes sont encore parallèles entre elles ; mais écartées l’une de l’autre par une petite secousse au moment de la solidification, elles ont affecté une disposition scalaire ascendante ou descendante. Ainsi nous retrouvons maintenant sur une roche argilo-quarzeuse très compacte (quarzigem Thongestein) ce que nous avions observé tout à l’heure sur un calcaire qui devait obéir facilement à toutes les modifications extérieures.

Le quarz agate brèche (Trümmerachat) nous fournit l’exemple d’un ébranlement plus violent dans le moment de là la solidification. Une première tendance à former des bandes n’est pas méconnaissable : une perturbation l’a dérangée, elle en a séparé les parties ; la masse de calcédoine qui est la base de toutes les agates s’est solidifiée avec les ruines qu’elle renfermait, et il en est résulté une pierre de la plus belle apparence.

Je possède une dalle de marbre d’Altdorf, longue de trois pieds et large de deux, sa forme prouve qu’elle a servi jadis à décorer les appartements d’un prince, et certes elle méritait bien cet honneur.

Sur un fond gris, on voit une foule d’ammonites qui se touchent, le pourtour de la coquille est très visible, la partie antérieure étant remplie par la roche environnante, la postérieure par du calcaire blanc. Il n’est point de naturaliste qui ne connaisse ce marbre d’Altdorf, mais voici en quoi ce morceau est remarquable à mes yeux. Il présente des fentes transversales qui, en arrivant sur une coquille, la dévient de quelques lignes ; sur de plus petits morceaux, j’ai vu que cette déviation pouvait aller jusqu’à quatre lignes.

Les observations que nous avons faites sur le jaspe rubané et le marbre ruiniforme nous mènent à cette conclusion. Il est évident que le tout était encore mou et susceptible de prendre une forme quelconque, lorsque les fentes remplies d’une masse jaunâtre traversèrent la roche dans une direction déterminée, mais en décrivant une ligne sinueuse qui déplaçait tout ce qu’eUe rencontrait. Outre la plaque de marbre dont j’ai parlé, j’en possède cinq plus petites que j’ai reçues, par l’intermédiaire du professeur Schweiger, d’une amie de madame Baureis, à Nürenberg, avec laquelle je suis en correspondance suivie sur des sujets d’histoire naturelle, comme je l’étais autrefois avec son mari.

Les géologues ont déjà rapporté de nombreux exemples de ces roches à moitié formées, puis détruites, et recomposées. Avec quelque attention on en découvrira bien d’autres encore, et beaucoup de celles qui sont connues sous le nom de brèches trouveront leur place dans cette catégorie. Les roches de quarz, sur les bords du Rhin au-dessous de la chapelle de St-Roch, sont de cette nature. Des fragments de quarz à arêtes bien vives sont réunis par une masse quarzeuse liquéfiée, puis durcie de manière à former une roche des plus résistantes. C’est ainsi que dans le règne organique, lorsqu’un os fracturé guérit, le cal est infiniment plus dur que la substance osseuse ordinaire.


  1. Ὑφὸς, tissu, λὸγος discours.