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Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Le Temple de Jupiter Sérapis, problème d’architecture et d’histoire naturelle

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LE TEMPLE
DE JUPITER SÉRAPIS,
PROBLÈME
D’ARCHITECTURE ET D’HISTOIRE NATURELLE.


À mon retour de Sicile j’avais à voir bien des curiosités que l’entraînement de la vie méridionale m’avait fait négliger pendant mon premier séjour à Naples. C’était entre autres le temple de Jupiter Sérapis, à Pouzzole, dont quelques colonnes, encore debout, présentent un phénomène inexplicable aux yeux des naturalistes.

Nous nous y rendîmes le 19 mai 1787, j’examinai avec soin la disposition des lieux, et bientôt je fus d’accord avec moi-même sur l’explication qu’on pouvait donner de ce fait. Je vais rapporter ici tout ce que je trouve noté dans le journal de mon voyage, en y joignant les particularités qui sont venues depuis à ma connaissance, et une gravure bien faite, destinée à éclaircir le texte.

Le temple, ou plutôt les restes du temple, sont situés au nord de Pouzzole, à deux cents toises de la ville environ. Il était placé immédiatement sur le bord de la mer, à une élévation de quinze pieds environ au-dessus de son niveau.

Les murs circonscrivent un espace de vingt-cinq toises carrées à peu près ; mais si l’on en retranche les cellules des prêtres, il reste pour la cour intérieure et la colonnade qui l’entourait, environ dix-neuf toises carrées. Au milieu, s’élève une petite éminence où l’on monte par quatre degrés ; elle a dix toises de diamètre et porte une rotonde à jour, qui était supportée par seize colonnes. Trente-six entouraient la cour, et comme chaque colonne supportait une statue, le nombre total de celles qui trouvaient place dans ce petit espace était de cinquante-deux. Qu’on se figure cet ensemble avec des chapiteaux corinthiens et les belles proportions des colonnes, dont les fûts brisés et épars rendent encore témoignage, et l’on avouera qu’il devait produire un effet d’autant plus grand, que la pierre en est très belle, et que les massifs, aussi bien que les revêtements, sont en marbre, Les cellules des prêtres et les singulières chambres de purification étaient dallées et lambrissées avec le marbre le plus précieux.

Toutes ces circonstances, jointes à l’ensemble du plan, indiquent un édifice du second ou plutôt da troisième siècle. Le souvenir des ornements, dont la valeur artistique déciderait la question d’une manière définitive, s’est effacé de notre mémoire.

La date de l’époque à laquelle ce temple a été enseveli sous la cendre d’un cratère ou par toute autre éjection volcanique est encore plus incertaine. Cependant nous allons tâcher de donner une idée de ce qui reste, et des conséquences qu’on peut tirer de ces débris, en nous référant à la planche VII qui accompagne cette note.

En haut, on voit le temple dans son intégrité, suivant une coupe à travers la cour intérieure. Les quatre grandes colonnes du portique étaient au fond de la cour devant le sanctuaire. On voit de plus la cour entourée d’une colonnade, et derrière les cellules des prêtres.

Il n’est pas étonnant que le temple ait été enseveli sous des cendres vomies par un volcan, à une époque du moyen âge qui nous est inconnue. Qu’on examine la carte des champs phlégréens, un cratère touche l’autre ; c’est une succession d’élévations et de dépressions qui prouvent que cette contrée a été sans cesse bouleversée. Notre temple n’est éloigné que d’une lieue et demie du Monte-Nuovo, qui s’éleva, en septembre 1538, à une hauteur de mille pieds ; il est à une demi-lieue de la solfatare qui brûle encore aujourd’hui. Considérez actuellement la planche du milieu. Qu’une pluie de cendres épaisses tombe sur l’édifice ; les habitations des prêtres en seront couvertes et formeront deux collines ; la cour intérieure, au contraire, ne sera remplie que jusqu’à une certaine hauteur ; de là un creux dont le fond n’est qu’à douze pieds au-dessus du sol antique sur lequel s’élevaient les colonnes principales et une partie de la colonnade du pourtour, dont les sommets dépassaient çà et là l’amas de cendres entassées à leurs pieds.

Le ruisseau qui traversait le temple pour fournir aux ablutions, comme le prouvent les tuyaux et les gouttières, ainsi que les fentes pratiquées dans les bancs de marbre, coule encore aujourd’hui non loin de l’édifice ; mais, arrêté alors dans son cours, il forma un étang qui pouvait avoir environ cinq pieds de profondeur, et dont les eaux baignaient les colonnes du portique à une hauteur égale.

Les pholades se développèrent dans cette eau et se mirent à percer circulairement le marbre cipolin des colonnes.

On ne sait pas combien de temps ce trésor resta enfoui et inconnu ; les deux collines se couvrirent de végétation, et toute la contrée est si riche en ruines, que ces colonnes surgissant au milieu d’un étang attirèrent à peine l’attention.

Des architectes trouvèrent ici une mine de pierres toutes taillées ; le cours de l’eau fut détourné et l’on entreprit des fouilles, non pour restaurer l’ancien monument, mais pour l’exploiter comme une carrière, et employer le marbre à la construction du château de Caserte qui fut commencée en 1752.

C’est pour cela que l’on ne trouve que si peu de restes de ce temple, et que les trois colonnes dont nous avons parlé s’élèvent seules sur le dallage. Tout-à-fait intactes jusqu’à une hauteur de douze pieds au-dessus du sol, elles sont percées par les pholades à partir de ce point jusqu’à dix-sept pieds d’élévation, c’est-à-dire sur une hauteur de cinq pieds. En examinant les choses de plus près, on voit que les cavités creusées par ces mollusques ont quatre pouces de profondeur, et on peut en retirer les deux valves de la coquille qui sont parfaitement conservées.

Depuis ces fouilles, il paraîtrait que l’on n’a pas touché au monument ; car dans l’ouvrage in-folio, intitulé Antichità di Puzzuolo, qui ne porte point de millésime, mais qui, ayant été publié lors du mariage de Ferdinand IV avec Caroline d’Autriche, auxquels il est dédié, doit remonter à 1768 environ ; on voit, planche XV, un dessin du temple, qui était alors à peu près dans le même état où nous l’avons trouvé. Un dessin fait par M. Verschaffelt en 1790, et conservé dans la bibliothèque du grand-duc de Weimar, ne diffère pas sensiblement du précédent.

Dans la seconde partie du premier volume de l’ouvrage intitulé Voyage pittoresque, ou Description des royaumes de Naples et de Sicile, par l’abbé de Saint-Non, on s’occupe aussi, page 167, de notre temple. Le texte est excellent et fournit de bonnes indications qui ne nous donnent cependant aucune explication du fait géologique. Les deux dessins placés en face de la page en question sont exécutés d’après des esquisses rapides, d’une manière peu rigoureuse, mais pittoresque et assez vraie d’ensemble.

Il y a peu de chose à louer dans la restauration essayée page 172 du même ouvrage, les auteurs en conviennent eux-mêmes. C’est une décoration de théâtre tout-à-fait fantastique, beaucoup trop grandiose ; car toutes les dimensions de cet édifice étaient, comme l’indiquent ses restes, dans des proportions étroites, et remarquables seulement par la profusion des ornements. On peut s’en assurer sur le plan qui se trouve dans le premier ouvrage, Antichità di Puzzuolo, planche XVI, et dans le Voyage pittoresque, page 170.

On voit par tout cela qu’il y aurait beaucoup à faire ici pour un architecte habile et persévérant. Donner les mesures exactes des différentes parties, refaire le plan en se guidant d’après les ouvrages indiqués ci-dessus, interroger les ruines dispersées çà et là, apprécier leur valeur artistique et déterminer d’après cela l’époque de la construction, restaurer le tout et les parties dans le style de l’époque à laquelle appartient le monument, telle serait la tâche de l’artiste.

Ces travaux guideraient l’antiquaire qui aurait à chercher quel genre de culte on exerçait dans cette enceinte. Il devait être sanguinaire, car on voit encore des anneaux de bronze fixés dans les dalles, et auxquels on attachait les taureaux, dont les gouttières environnantes étaient destinées à recevoir le sang. Il y a plus, on trouve, dans le centre de l’élévation moyenne, une ouverture par laquelle ce sang pouvait s’écouler. Tout ceci semble indiquer des temps plus reculés, et un culte sombre et mystérieux.

Je reviens au but principal de ce mémoire, les trous de pholades, qu’on ne saurait attribuer à d’autres causes ; notre explication démontre comment elles ont pu arriver à cette hauteur et ronger les colonnes dans une certaine zone déterminée. Elle ne se fonde que sur des phénomènes locaux, résout clairement la difficulté, et sera, nous l’espérons, accueillie favorablement par les naturalistes.

Il paraît que dans cette circonstance on s’est laissé induire en erreur, comme cela arrive souvent, en s’appuyant sur des prémisses inexactes. Les colonnes, a-t-on dit, sont rongées par des pholades ; celles-ci vivent dans la mer, donc la mer a dû monter assez haut pour baigner le fût des colonnes pendant quelque temps.

On peut faire le raisonnement inverse, et dire : Puisque l’on trouve une preuve de l’existence de pholades à trente pieds au-dessus du niveau de la mer, et qu’on peut prouver qu’une mare s’est formée accidentellement à cette hauteur, les pholades de toutes espèces peuvent vivre dans l’eau douce ou dans celle qui a été salée par la présence de cendres volcaniques. Et je dirai sans hésiter : Toute explication qui se fonde sur un fait nouveau mérite l’attention des savants.

Imaginez, au contraire, la Méditerranée s’élevant à trente pieds au-dessus de son niveau ordinaire dans les siècles chevaleresques et religieux du moyen-âge. Quel changement sur tout son littoral ! que de golfes nouveaux, de terres emportées, de ports comblés ! de plus, il faut admettre que l’eau est restée plus ou moins long-temps à cette hauteur ; et aucune chronique, aucune histoire de prince, de ville, d’église ou de couvent n’en fait mention, tandis que la série des renseignements que nous avons sur tous les siècles qui ont suivi la domination romaine, n’est jamais totalement interrompue. Cette supposition est complètement inadmissible : mais j’entends des lecteurs se récrier et dire : Pourquoi luttez-vous ? contre qui ? a-t-on jamais soutenu que cette invasion de la mer avait eu lieu dans les siècles chrétiens ? Non, elle remonte à des temps plus reculés, à la période fabuleuse.

Nous ne répliquerons rien de plus, il nous suffit d’avoir prouvé qu’un temple construit dans le troisième siècle n’a jamais pu être envahi à ce point par les flots de la mer (44).

Résumons-nous en ajoutant quelques observations qui ont rapport à la planche VII. a indique toujours le niveau de la mer, b l’élévation du temple au-dessus de ce niveau. La figure du milieu représente le temple enterré sous les cendres volcaniques ; c, est le fond de l’étang correspondant ; la cour intérieure d le niveau de l’eau de cet étang ; c’est entre ces deux lignes qu’habitaient les pholades rongeurs. e indique les deux collines qui se formèrent autour et sur les bâtiments ; les colonnes et les murs sont indiqués par des lignes ponctuées.

En bas enfin, où l’on voit les ruines telles qu’elles existent encore actuellement, on distingue entre c et d l’espace percé par les pholades, et qui correspond à la hauteur des eaux du lac ; cependant je ferai observer que les murs qui environnent le temple ne sont pas aussi dégagés qu’on les a représentés ici pour l’intelligence de l’ensemble, mais qu’ils sont en grande partie couverts de terre, parce que les fouilles entreprises en 1752 ont cessé du moment que le besoin de matériaux ne s’est plus fait sentir.

Je dois dire aussi pourquoi j’ai tardé si long-temps à faire connaître cette explication d’un phénomène célèbre ; dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, je m’étais convaincu moi-même, et je n’éprouvais pas, dans ce monde contradicteur, le besoin de convaincre les autres. En publiant mon voyage d’Italie, je n’insérai pas ce passage qui me semblait cadrer assez mal avec le reste, et dans mon journal je ne trouve que les idées principales avec une esquisse à la plume.

Deux circonstances, en favorisant cette publication, m’ont décidé à la faire dans ces derniers temps. Un architecte aussi habile que complaisant a bien voulu dessiner ces trois planches comparatives d’après mes indications ; leur aspect suffirait seul sans autre explication pour faire comprendre mon idée ; gravées avec soin par Schwerdtgeburth, elles seront suffisantes pour convaincre les observateurs.

Il est à regretter que M. de Hof n’ait pas traité ce sujet dans son précieux ouvrage, il eût épargné au naturaliste philosophe bien des questions, des recherches, des raisonnements et des réponses inutiles ; mais il laisse seulement entrevoir tout ce qu’il a de problématique, et, pour expliquer un si petit fait ; il cherche une hypothèse moins hasardée que celle de l’élévation du niveau de la Méditerranée. C’est à cet homme éminent que je dédie cette note, en me réservant de lui témoigner ma reconnaissance pour ses beaux et grands travaux à l’occasion d’autres sujets plus importants.