Œuvres de Albert Glatigny/L’infante de Savoie

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Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 190-196).


L’Infante de Savoie.


À Arsène Houssate.


I


 
Ruy Diaz le gentilhomme
De haut lieu, que l’on renomme,
Est en route maintenant.
Sa prude épée étincelle,
De force, il a fait en selle
Monter le roi don Fernand.

 
Outre les cinq rois d’Espagne,
Il a, pour tenir campagne,
Don Sanchez de Burveva,
Almérique de Narbonne,
Don Galin à l’âme bonne,
Ossorio qui l’éleva.

Voici que les haquenées
Dépassent les Pyrénées,
Hautes sur les cieux brillants.
Le temps d’assister au prône,
On arrive aux bords du Rhône,
Où campent les Castillans.

Bien haut, afin qu’on le voie
Chez le comte de Savoie,
Sur le plus haut d’un coteau,
Ruy Diaz, à sa manière,
Fait tailler une bannière
Dans la serge d’un manteau.

Puis il jure sa parole
Qu’on verra la banderole
De ce drapeau qu’il ourla
Flotter en un lieu dont More
Ni Chrétien ne peut encore
Dire ; « J’ai mis le pied là ! »

 
Cela surprend fort le comte
De Savoie, à qui l’on conte
l’acte du bon chevalier ;
« Allez savoir sa naissance,
S’il est pauvre ou dans l’aisance.
Je me le voudrais lier ! »

Diaz répond à ces offres :
« Les gens ! remportez vos coffres.
Mon pire est marchand de draps ;
J’en vends aussi qu’on me paie,
Mais d’une telle monnaie
Qu’on en perd jambes et bras ! »

Les gens s’en vont vers le comte
Qui devient rouge de honte :
« A-t-on rien vu de pareil
À l’audace de ce traître ?
Je lui veux faire apparaître
Des ombres en plein soleil ! »

II


La bataille est ébranlée.
Voici la chaude mêlée,
La cloche a sonné le glas.
Doux Jésus ! faut il que meurent

  
Tant d’hommes fiers, et que pleurent
Autant de beaux yeux là-bas ?

Ruy Diaz, dans la bataille,
Balance sa haute taille :
Son œil flambe ! Dans sa main
Tourne sa lance brillante
Qui par la plaine grouillante
Lui fraye un large chemin.

Un cavalier se présente
À l’allure menaçante.
« Ah ! fait don Ruy, bien content,
C’est toi, comte de Savoie ?
Béni le ciel qui t’envoie
Sur ma route en cet instant ! »

Il prend sa barbe à main pleine,
Le renverse sur la plaine,
Et, lui posant le genou
Sur la poitrine, il s’exclame :
« Comte ! le ciel ait ton âme !
Pourquoi venir là, vieux fou ?
 
Tu connais, bonne pratique,
Le drap dont je tiens boutique ?
Trouves-tu qu’il soit trop cher,
Puisque j’en mesure l’aune
Juste à la valeur d’un trône ? »
L’autre frissonne en sa chair,

  

En sa chair l’autre frissonne
Et répond : « Ta voix résonne
Superbement ! Quel es-tu ?
Ta famille, quelle est-elle ?
— Elle est de race immortelle,
Certe, et de grande vertu.

Mon père est le vieux don Diègue,
Layn est le nom qu’il me ligue ;
J’ai Bivar d’où vient mon nom,
D’autres châteaux je n’espère.
Le père de mon grand-père
Était le roi de Léon.

— Si tu me laisses la vie,
Rodrigue, j’ai forte envie
De te garder près de moi.
Ma fille, que l’on jalouse,
Attend qu’un vaillant l’épouse,
Et je t’assure sa foi ! »

Ruy Diaz a dit au comte :
« Va ! que ta fille soit prompte
Et vienne avec ses barons.
Une fille, blonde ou brune,
Ne m’inspire crainte aucune.
Après, nous aviserons. »

III

 

Une clameur triomphante
Annonce la jeune Infante,
Qui s’avance sans effroi.
Sur une blanche monture
Vient la blanche créature,
Droite sur le palefroi.

Sa robe fine et soyeuse
Est d’étoffe précieuse ;
Ses yeux ont l’air de velours,
Sa voix en perles s’égrène,
Et sur son épaule traîne
L’or fin de ses cheveux lourds.

Elle est grave, elle est modeste,
Pleine de grâce céleste ;
Il n’est empereur ou roi
Qui ne la trouve accomplie.
« Vraiment elle est trop jolie, »
Fait don Ruy Diaz, « pour moi.

À mon seigneur je la donne ! »
La dame aux façons de nonne
En un trouble surprenant

 
Par ce discours fut laissée,
Et se trouva fiancée
De la sorte au roi Fernand.

Ruy Diaz, le ciel le mene !
N’avait-il pas sa Chimène
Aux yeux calmes et profonds ?
La comtesse de Savoie
Eut un fils, qu’en grande joie
Le pape tint sur les fonts.