Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre III

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Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 11-20).

CHAPITRE III.


La reſiouïſſance que font les Sauuages aprés qu’ils ont eu victoire ſur leurs ennemis ; leurs humeurs, endurent la faim, ſont malicieux ; leurs croyances & fauſſes opinions, parlent aux Diables ; leurs habits, & comme ils vont ſur les neiges ; auec la maniere de leur mariage, & de l’enterrement de leurs morts.



LE 9. iour de Iuin, les Sauuages commencerent à ſe reſiouïr tous enſemble & faire leur tabagie, comme i’ay dict cy-deſſus, & danſer, pour laditte victoire qu’ils auoient obtenuë contre leurs ennemis. Or, aprés auoir faict bonne chere, les Algoumequins, vne des trois nations, ſortirent de leurs cabannes, & ſe retirerent à part dans vne place publique, feirent arranger toutes leurs femmes & filles les vnes prés des autres, & eux ſe meirent derriere, chantant tous d’vne voix comme i’ay dict cy deuant. Auſſi toſt toutes les femmes & filles commencerent à quitter leurs robbes de peaux, & ſe meirent toutes nuës, monſtrans leur nature, neantmoins parées de matachias, qui ſont patenoſtres & cordons entrelacez, faicts de poil de porc-eſpic, qu’ils teignent de diuerſes couleurs. Aprés auoir acheué leurs chants, ils dirent tous d’vne voix, ho, ho, ho ; à meſme inſtant, toutes les femmes & filles ſe couuroient de leurs robbes, car elles ſont à leurs pieds, & s’arreſtent quelque peu, & puis auſſi toſt recommençans à chanter, ils laiſſent aller leurs robbes comme auparauant. Ils ne bougent d’vn lieu en danſant, & font quelques geſtes & mouuemens du corps, leuans vn pied, & puis l’autre, en frappant contre terre. Or, en faiſant ceſte danſe, le Sagamo des Algoumequins, qui s’appelle Befouat[1], eſtoit aſſis deuant leſdittes femmes & filles, au millieu de deux baſtons où eſtoient les teſtes de leurs ennemis pendues ; quelques fois il ſe leuoit, & s’en alloit haranguant & diſant aux Montagnés & Eſtechemins : « Voyez comme nous nous reſiouïſſons de la victoire que nous auons obtenuë ſur nos ennemis : il faut que vous en faſſiez autant, affin que nous ſoyons contens. » Puis tous enſemble diſoient, ho, ho, ho. Retourné qu’il fut en ſa place, le grand Sagamo auecque tous ſes compaignons deſpouillerent leurs robbes, eſtans tous nuds hormis leur nature, qui eſt couuerte d’vne petite peau, & prindrent chaſcun ce que bon leur ſembla, comme matachias, haches, eſpées, chauldrons, graiſſes, chair d’orignac, loup-marin, bref chaſcun auoit vn preſent, qu’ils allerent donner aux Algoumequins. Aprés toutes ces ceremonies, la danſe ceſſa, & leſdiets Algoumequins, hommes & femmes, emportèrent leurs preſens dans leurs cabannes. Ils feirent encore mettre deux hommes de chacune nation des plus diſpos, qu’ils feirent courir, & celuy qui fut le plus viſte à la courſe eut vn preſent.

Tous ces peuples font tous d’vne humeur aſſez ioyeuſe ; ils rient le plus ſouuent ; toutes fois ils ſont quelque peu ſaturniens. Ils parlent fort pozément, comme ſe voullant bien faire entendre, & s’arreſtent auſſi toſt, en ſongeant vne grande eſpace de temps, puis reprennent leur parolle. Ils vſent bien ſouuent de ceſte façon de faire parmy leurs harangues au conſeil, où il n’y a que les plus principaux, qui ſont les anciens ; les femmes & enfants n’y aſſiſtent poinct.

Tous ces peuples patiſſent tant quelques fois, qu’ils ſont preſque conſtraints de ſe manger les vns les autres, pour les grandes froidures & neiges, car les animaux & gibier dequoy ils viuent ſe retirent aux pays plus chauts. Ie tiens que qui leur monſtreroit à viure, & enſeigneroit le labourage des terres & autres choſes, ils l’apprendroient fort bien ; car ie vous aſſeure qu’il s’en trouue aſſez qui ont bon iugement, & reſpondent aſſez bien à propos ſur ce que l’on leur pourroit demander. Ils ont vne meſchanceté en eux, qui eſt uſer de vengeance, & eſtre grands menteurs, gens en qui il ne fait pas trop bon s’aſſeurer, ſinon qu’auec raiſon & la force à la main ; promettent aſſez, & tiennent peu.

Ce ſont la plus part gens qui n’ont point de loy, ſelon que i’ay pû veoir & m’informer audict grand Sagamo, lequel me dict qu’ils croyoient véritablement qu’il y a vn Dieu, qui a créé toutes choſes. Et lors ie luy dy : Puiſqu’ils croyoient à vn ſeul Dieu, comment eſt-ce qu’il les auoit mis au monde, & d’où ils eſtoient venus ? Il me reſpondit : « Après que Dieu eut fait toutes choſes, il print quantité de fleſches, & les meit en terre ; d’où il ſortit hommes & femmes, qui ont multiplié au monde iuſques à preſent, & ſont venus de ceſte façon. » Ie luy reſpondy, que ce qu’il diſoit eſtoit faux ; mais que véritablement il y auoit vn ſeul Dieu, qui auoit créé toutes choſes en la terre & aux cieux. Voyant toutes ces choſes ſi parſaictes, ſans qu’il y euſt perſonne qui gouuernaſt en ce bas monde, il print du limon de la terre, & en créa Adam noſtre premier pere. Comme Adam ſommeilloit, Dieu print vne coſte dudict Adam, & en forma Eve, qu’il luy donna pour compagnie, & que c’eſtoit la verité qu’eux & nous eſtions venus de ceſte façon, & non de fleſches comme ils croyent. Il ne me dict rien ſinon, qu’il aduoüoit pluſtoſt ce que ie luy diſois, que ce qu’il me diſoit. Ie luy demandis auſſi, s’ils ne croyoient point qu’il y euſt autre qu’vn ſeul Dieu. Il me dict que leur croyance eſtoit, qu’il y auoit vn Dieu, vn Fils, vne Mere & le Soleil, qu’eſtoient quatre ; neantmoins que Dieu eſtoit par deſſus tous, mais que le fils eſtoit bon, & le Soleil, à cauſe du bien qu’ils receuoient ; mais la mere ne valloit rien, & les mangeoit, & que le pere n’eſtoit pas trop bon. Ie luy remonſtray ſon erreur ſelon noſtre foy, enquoy il adiouſta quelque peu de creance. Ie luy demandis, s’ils n’auoient point veu ou ouy dire à leurs anceſtres que Dieu fuſt venu au monde. Il me dict qu’il ne l’auoit point veu ; mais qu’anciennement il y eut cinq hommes qui s’en allerent vers le ſoleil couchant, qui rencontrerent Dieu, qui leur demanda : « Où allez-vous ? » Ils dirent : « Nous allons chercher noſtre vie. » Dieu leur reſpondit : « Vous la trouuerez icy. ” Ils paſſerent plus outre, ſans faire eſtat de ce que Dieu leur auoit dict ; lequel print vne pierre, & en toucha deux, qui furent tranſmuez en pierre, & dict de rechef aux trois autres : « Où allez-vous ? » Et ils reſpondirent comme à la premiere fois ; & Dieu leur dit de rechef : « Ne paſſez plus outre : vous la trouuerez icy. » Et voyant qu’il ne leur venoit rien, ils paſſerent outre ; & Dieu print deux baſtons, & il en toucha les deux premiers, qui furent tranſmuez en baſtons, & le cinquieſme s’arreſta, ne voullant paſſer plus outre. Et Dieu lui demanda de rechef : « Où vas-tu ? — Ie vais chercher ma vie. — Demeure, & tu la trouueras. » Il demeura ſans paſſer plus outre, & Dieu luy donna de la viande, & en mangea. Aprés auoir faict bonne chere, il retourna auecque les autres ſauuages, & leur raconta tout ce que deſſus.

Il me dict auſſy qu’vne autre fois il y auoit vn homme qui auoit quantité de tabac (qui eſt vne herbe dequoy ils prennent la fumée), & que Dieu vint à cet homme, & luy demanda où eſtoit ſon petunoir ; l’homme print ſon petunoir, & le donna à Dieu, qui petuna beaucoup. Aprés auoir bien petuné, Dieu rompit ledict petunoir en pluſieurs pieces, & l’homme luy demanda : « Pourquoy as-tu rompu mon petunoir ? eh tu vois bien que ie n’en ay point d’autre. » Et Dieu en print vn qu’il auoit, & le luy donna, luy diſant : “ En voilà vn que ie te donne, porte-le à ton grand Sagamo ; qu’il le garde, & s’il le garde bien, il ne manquera point de choſe quelconque, ny tous ſes compagnons. ” Le dict homme print le petunoir, qu’il donna à ſon grand Sagamo ; lequel tandis qu’il l’eut, les ſauuages ne manquèrent de rien du monde ; mais que du depuis le dict Sagamo auoit perdu ce petunoir, qui eſt l’occaſion de la grande famine qu’ils ont quelques fois parmy eux. Ie luy demandis s’il croyoit tout cela ; il me dict qu’ouy, & que c’eſtoit vérité. Or ie croy que voilà pourquoy ils diſent que Dieu n’eſt pas trop bon. Mais ie luy repliquay, & luy dis, Que Dieu eſtoit tout bon, & que ſans doubte c’eſtoit le Diable qui s’eſtoit montré à ces hommes-là, & que s’ils croyoient comme nous en Dieu, ils ne manqueroient de ce qu’ils auraient beſoing ; que le ſoleil qu’ils voyoient, la lune & les eſtoilles, auoient eſté creez de ce grand Dieu, qui a faict le ciel & la terre, & n’ont nulle puiſſance que celle que Dieu leur a donnée. ; que nous croyons en ce grand Dieu, qui par ſa bonté nous auoit enuoyé ſon cher fils, lequel, conceu du Sainct Eſprit, print chair humaine dans le ventre virginal de la Vierge Marie, ayant eſté trente-trois ans en terre, faiſant vne infinité de miracles, reſſuſcitant les morts, gueriſſant les malades, chaſſant les Diables, illuminant les aueugles, enſeignant aux hommes la volonté de Dieu ſon pere, pour le ſeruir, honorer & adorer, a eſpandu ſon fang, & ſouffert mort & paſſion pour nous & pour nos pechez, & rachepté le genre humain, eſtant enſeuely eſt reſſuſcité, deſcendu aux enfers, & monté au ciel, où il eſt aſſis à la dextre de Dieu ſon pere[2]. Que c’eſtoit là la croyance de tous les chreſtiens, qui croyent au Pere, au Fils & au Saint Eſprit, qui ne font pourtant trois dieux, ains vn meſme & vn ſeul dieu, & vne trinité en laquelle il n’y a point de plus toſt ou d’après, rien de plus grand ne de plus petit ; que la Vierge Marie, mere du fils de Dieu, & tous les hommes & femmes qui ont veſcu en ce monde faiſans les commandemens de Dieu, & enduré martyre pour ſon nom, & qui par la permiſſion de Dieu ont faict des miracles & ſont ſaincts au ciel en ſon paradis, prient tous pour nous ceſte grande maieſté diuine de nous pardonner nos fautes & nos pechez que nous faiſons contre ſa loy & ſes commandemens. Et ainſi, par les prieres des ſaincts au ciel & par nos prieres que nous faiſons à ſa diuine maieſté, il nous donne ce que nous auons beſoing, & le Diable n’a nulle puiſſance ſur nous, & ne peut faire de mal ; que s’ils auoient ceſte croyance, qu’ils feroient comme nous, que le Diable ne leur pourroit plus faire de mal & ne manqueroient de ce qu’ils auroient beſoing.

Alors ledict Sagamo me dict qu’il aduoüoit ce que ie diſois. Ie luy demandis de quelle cérémonie ils vſoient à prier leur Dieu. Il me dict, qu’ils n’vfoient point autrement de ceremonies, ſinon qu’vn chaſcun prioit en ſon cœur comme il voulloit. Voilà pourquoy ie croy qu’il n’y a aucune loy parmy eux, ne ſçauent que c’eſt d’adorer & prier Dieu, & viuent la plus part comme beſtes brutes, & croy que promptement ils ſeroient reduicts bons chreſtiens, ſi l’on habitoit leur terre ; ce qu’ils deſireroient la plus part.

Ils ont parmy eux quelques ſauuages, qu’ils appellent Pilotoua[3], qui parlent au Diable viſiblement ; & leur dict ce qu’il faut qu’ils faſſent tant pour la guerre que pour autres choſes, & que s’il leur commandoit qu’ils allaſſent mettre en execution quelque entrepriſe, ou tuer vn François, ou vn autre de leur nation, ils obeïroient auſſi toſt à ſon commandement.

Auſſi ils croyent que tous les ſonges qu’ils font ſont veritables ; & de faict il y en a beaucoup qui diſent aueoir veu & ſongé choſes qui aduiennent ou aduiendront. Mais, pour en parler auec verité, ce ſont viſions du Diable, qui les trompe & ſeduict. Voilà toute la créance que i’ay pû apprendre d’eux, qui eſt beſtiale.

Tous ces peuples, ce ſont gens bien proportionnez de leurs corps, ſans aucune difformité ; ils ſont diſpos, & les femmes bien formées, remplies & potelées, de couleur baſanée, pour la quantité de certaine peinture dont ils ſe frottent, qui les faict deuenir oliuaſtres. Ils ſont habillez de peaux ; vne partie de leur corps eſt couuerte, & l’autre partie deſcouuerte. Mais l’hyuer ils remedient à tout, car ils ſont habillez de bonnes fourrures, comme d’orignac, loutre, caſtors, ours-marins, cerfs & biches qu’ils ont en quantité. L’hyuer, quand les neiges ſont grandes, ils font vne maniere de raquette qui eſt grande deux ou trois fois comme celles de France, qu’ils attachent à leurs pieds, & vont ainſi dans les neiges ſans enfoncer ; car autrement ils ne pourraient chaſſer, ny aller en beaucoup de lieux.

Ils ont auſſi vne forme de mariage, qui eſt que quand vne fille eſt en l’aage de quatorze ou quinze ans, elle aura pluſieurs ſeruiteurs & amis, & aura compagnie auec tous ceux que bon luy ſemblera ; puis au bout de quelques cinq ou ſix ans, elle prendra lequel il luy plaira pour ſon mary, & viuront ainſi enſemble iuſques à la fin de leur vie, ſi ce n’eſt qu’après auoir eſté quelque temps enſemble ils n’ont enfans ; l’homme ſe pourra deſmarier & prendre autre femme diſant que la ſienne ne vaut rien. Pour ainſi les filles ſont plus libres que les femmes ; or, deſpuis qu’elles ſont mariées, elles ſont chaſtes, & leurs maris ſont la pluſpart ialoux, lesquels donnent des preſens au pere ou parens de la fille qu’ils auront eſpoufée. Voilà la ceremonie & façon qu’ils vſent en leurs mariages.

Pour ce qui eſt de leurs enterremens, quand vn homme ou femme meurt, ils font vne foſſe, où ils mettent tout le bien qu’ils auront, comme chaudrons, fourrures, haches, arcs & fleſches, robbes & autres choſes ; & puis ils mettent le corps dedans la foſſe, & le couurent de terre, où ils mettent quantité de groſſes pièces de bois deſſus, & vn bois debout qu’ils peignent de rouge par le haut. Ils croyent l’immortalité des ames & diſent qu’ils vont ſe reſiouïr en d’autres pays auec leurs parents & amis, quand ils ſont morts.



  1. Probablement le même que Tessouat, grand sagamo des Algonquins de l’Isle ou Kichesipirini. Quelques années plus tard, en 1613, ce chef accueille l’auteur comme une vieille connaissance ; et cependant ils n’avaient pas dû se rencontrer depuis 1603 ; car on ne voit pas que Tessouat ait pris part aux expéditions contre les Iroquois, ni qu’il soit descendu à la traite en 1611. D’ailleurs, dans un manuscrit, tesouat peut très-bien se prendre pour besouat.
  2. Lescarbot fait sur ce passage la remarque suivante : « Ie ne croy point que cette « theologie ſe puiſſe expliquer à ces peuples, quand méme on ſçauroit parfaitement leur langue. » Il nous semble cependant que cette théologie n’a rien qui soit beaucoup plus difficile à entendre que la fable rapportée par le sagamo, puisque Champlain ne fait guère que lui raconter des faits historiques qui ont au moins en leur faveur le mérite de la vraisemblance. Supposé, au reste, que ce discours ne fût pas tout à fait à la portée de son interlocuteur, il n’en serait pas moins une preuve du zèle et des bonnes intentions de Champlain.
  3. Quoique Champlain ait pu tenir des sauvages le mot pilotoua ou pilotois, il paraît cependant qu’il leur est venu de la langue des Basques ; c’est du moins ce que dit le P. Biard (Relat. de la Nouv. Fr., édit. 1858, p. 17), en parlant de l’aoutmoin, « que les Baſques, dit-il, appellent Pilotois, c’eſt-à-dire, ſorcier. »