Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre VIII

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Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 36-43).

CHAPITRE VIII.


Arriuée au Sault, ſa deſcription, & ce qu’on y void de remarquable, auec le rapport des ſauuages de la fin de la grande riuiere.



PArtant de la riuiere des Iroquois, nous fuſmes mouiller l’ancre à trois lieuës de là, à la bande du Nort. Tout ce pays eſt vne terre baſſe, remplie de toutes les ſortes d’arbres que i’ay dict cy-deſſus.

Le premier iour de iuillet, nous coſtoyaſmes la bande du Nort, où le bois y eſt fort clair, plus qu’en aucun lieu que nous euſſions encore veu auparauant, & toute bonne terre pour cultiuer. Ie me meis dans vn canot à la bande du Su, où ie veis quantité d’iſles, leſquelles ſont fort fertilles en fruicts, comme vignes, noix, noyſettes, & vne maniere de fruict qui ſemble à des chaſtaignes, ceriſes, cheſnes, trembles, pible[1], houblon, freſne, érable, heſtre, cyprez, fort peu de pins & ſapins. Il y a auſſi d’autres arbres que ie ne cognois point, leſquels ſont fort aggreables. Il s’y trouue quantité de fraiſes, framboiſes, groizelles rouges, vertes & bleues, auec force petits fruicts qui y croiſſent parmy grande quantité d’herbages. Il y a auſſi pluſieurs beſtes ſauuages comme orignas, cerfs, biches, dains, ours, porcs-eſpics, lapins, regnards, caſtors, loutres, rats muſquets, & quelques autres ſortes d’animaux que ie ne cognois point, leſquels ſont bons à manger, & dequoy viuent les ſauuages.

Nous paſſaſmes contre vne iſle qui eſt fort aggreable, & contient quelques quatre lieuës de long, & enuiron demye de large[2]. Ie veis à la bande du Su deux hautes montaignes, qui paroiſſoient comme à quelques vingt lieuës dans les terres ; les ſauuages me dirent que c’eſtoit le premier ſault de laditte riuiere des Iroquois.

Le mercredy enſuyuant, nous partiſmes de ce lieu, & feiſmes quelques cinq ou ſix lieuës. Nous veiſmes quantité d’iſles ; la terre y eſt fort baſſe, & ſont couuertes de bois ainſi que celles de la riuiere des Iroquois. Le iour enſuyuant, nous feiſmes quelques lieuës, & paſſaſmes auſſi par quantité d’autres iſles qui ſont très bonnes & plaiſantes, pour la quantité des prairies qu’il y a, tant du coſté de terre ferme que des autres iſles ; & tous les bois y ſont fort petits, au regard de ceux que nous auions paſſé.

Enfin nous arriuaſmes cedict iour à l’entrée du ſault, auec vent en poupe, & rencontraſmes vne iſle[3] qui eſt preſque au milieu de laditte entrée, laquelle contient vn quart de lieuë de long, & paſſaſmes à la bande du Su de laditte iſle, où il n’y auoit que de trois à quatre ou cinq pieds d’eau, & aucunes fois vne braſſe ou deux ; & puis tout à vn coup n’en trouuions que trois ou quatre pieds. Il y a force rochers & petites iſles où il n’y a point de bois, & ſont à fleur d’eau. Du commencement de la ſuſditte iſle, qui eſt au milieu de laditte entrée, l’eau commence à venir de grande force ; bien que nous euſſions le vent fort bon, ſi ne peuſmes-nous, en toute noſtre puiſſance, beaucoup aduancer ; toutesfois nous paſſaſmes laditte iſle qui eſt à l’entrée dudict ſault. Voyant que nous ne pouuions auancer, nous vinſmes nous mouiller l’ancre à la bande du Nort, contre vne petite iſle[4] qui eſt fertille en la pluſpart des fruicts que i’ay dict cy-deſſus. Nous appareillaſmes auſſi toſt noſtre eſquif, que l’on auoit fait faire exprès pour paſſer ledict ſault, dans lequel nous entraſmes ledict Sieur du Pont & moy, auec quelques autres ſauuages que nous auions menez pour nous montrer le chemin. Partant de noſtre barque, nous ne fuſmes pas à trois cens pas, qu’il nous fallut deſcendre, & quelques matelots ſe mettre à l’eau pour paſſer noſtre eſquif. Le canot des ſauuages paſſoit ayſément. Nous rencontraſmes vne infinité de petits rochers, qui eſtoient à fleur d’eau, où nous touſchions ſouuentes fois.

Il y a deux grandes iſles : vne du coſté du Nort[5], laquelle contient quelques quinze lieuës de long, & preſque autant de large, commence à quelque douze lieuës dans la riuiere de Canada, allant vers la riuiere des Iroquois, & vient tomber par delà le Sault ; l’iſle qui eſt à la bande du Su a quelques quatre lieuës de long, & demye de large[6]. Il y a encore vne autre iſle[7] qui eſt proche de celle du Nort, laquelle peut tenir quelque demye lieuë de long, & vn quart de large, & vne autre petite iſle, qui eſt entre celle du Nort, & l’autre plus proche du Su, par où nous paſſaſmes l’entrée du Sault[8]. Eſtant paſſé, il y a vne maniere de lac, où ſont toutes ces iſles, lequel peut contenir quelques cinq lieuës de long, & preſque autant de large, où il y a quantité de petites iſles, qui ſont rochers. Il y a, proche dudict Sault, vne montagne[9] qui deſcouure aſſez loing dans leſdittes terres, & vne petite riuiere[10] qui vient de laditte montaigne tomber dans le lac. L’on void du coſté du Su, quelques trois ou quatre montaignes, qui paroiſſent comme à quinze ou ſeize lieuës dans les terres. Il y a auſſi deux riuieres : l’vne[11] qui va au premier lac de la riuiere des Iroquois, par où quelquefois les Algoumequins leur qui vont faire la guerre ; & l’autre[12] qui eſt proche du Sault, qui va quelques pas dans les terres.

Venans à approcher dudict Sault auecq noſtre petit eſquif & le canot, ie vous aſſeure que iamais ie ne veis vn torrent d’eau deſborder auec vne telle impetuoſité comme il faict, bien qu’il ne ſoit pas beaucoup haut, n’eſtant en d’aucuns lieux que d’vne braſſe ou de deux, & au plus de trois. Il deſcend comme de degré en degré, & en chaſque lieu où il y a quelque peu de hauteur, il s’y fait vn eſbouillonnement eſtrange de la force & roideur que va l’eau en trauerſant ledict Sault, qui peut contenir vne lieuë. Il y a force rochers de large, & enuiron le millieu, il y a des iſles qui ſont fort eſtroittes & fort longues, où il y a ſault tant du coſté deſdittes iſles qui ſont au Su, comme du coſté du Nort, où il fait ſi dangereux, qu’il eſt hors de la puiſſance d’homme d’y paſſer par bateau, pour petit qu’il ſoit. Nous fuſmes par terre dans les bois, pour en veoir la fin, où il y a vne lieuë, & où l’on ne voit plus de rochers, ny de ſaults ; mais l’eau y va ſi viſte, qu’il eſt impoſſible de plus ; & ce courant contient quelques trois ou quatre lieuës ; de façon que c’eſt en vain de s’imaginer que l’on peuſt faire paſſer aucuns bateaux par leſdicts ſaults. Mais qui les voudroit paſſer, il ſe faudroit accommoder des canots des ſauuages, qu’vn homme peut porter aiſément : car de porter bateau, c’eſt choſe laquelle ne ſe peut faire en ſi bref temps comme il le faudroit pour pouuoir s’en retourner en France, ſi l’on y hyuernoit. Et en outre ce ſault premier, il y en a dix autres, la plus part difficiles à paſſer ; de façon que ce ſeroit de grandes peines & trauaux pour pouuoir voir & faire ce que l’on pourroit ſe promettre par bateau, ſi ce n’eſtoit à grand frais & deſpens, & encore en danger de trauailler en vain. Mais auec les canots des ſauuages l’on peut aller librement & promptement en toutes les terres, tant aux petites riuieres comme aux grandes. Si bien qu’en ſe gouuernant par le moyen deſdicts ſauuages & de leurs canots, l’on pourra veoir tout ce qui ſe peut, bon & mauuais, dans vn an ou deux.

Tout ce peu de païs du coſté dudict ſault que nous trauerſaſmes par terre, eſt bois fort clair, où l’on peut aller ayſement auecque armes, ſans beaucoup de peines ; l’air y eſt plus doux & temperé, & de meilleure terre qu’en lieu que i’euſſe veu, où il y a quantité de bois & fruicts, comme en tous les autres lieux cy deſſus, & eſt par les 45. degrez & quelques minutes.

Voyans que nous ne pouuions faire dauantage, nous en retournaſmes en noſtre barque, où nous interrogeaſmes les ſauuages que nous auions, de la fin de la riuiere, que ie leur feis figurer de leurs mains, & de quelle partie procedoit ſa ſource. Ils nous dirent que paſſé le premier ſault que nous auions veu, ils faiſoient quelques dix ou quinze lieuës[13] auec leurs canots dedans la riuiere, où il y a vne riuiere qui va en la demeure des Algoumequins[14], qui ſont à quelques ſoixante lieuës eſloignez de la grand’riuiere, & puis ils venoient à paſſer cinq ſaults[15], leſquels peuuent contenir du premier au dernier huict lieuës[16], deſquels il y en a deux où ils portent leurs canots pour les paſſer. Chaſque ſault peut tenir quelque demy quart de lieuë, ou vn quart au plus ; & puis ils viennent dedans vn lac[17], qui peut tenir quelques quinze ou ſeize lieuës de long. Delà ils rentrent dedans vne riuiere[18] qui peut contenir vne lieuë de large, & ſont quelques lieuës dedans ; & puis rentrent dans vn autre lac[19] de quelques quatre ou cinq lieuës de long ; venant au bout duquel, ils paſſent cinq autres ſaults, diſtans du premier au dernier quelque vingt-cinq ou trente lieuës[20], dont il y en a trois où ils portent leurs canots pour les paſſer, & les autres deux, il ne les font que traiſner dedans l’eau, d’autant que le cours n’y eſt ſi fort ne mauuais comme aux autres. De tous ces ſaults, aucun n’eſt ſi difficile à paſſer, comme celuy que nous auons veu. Et puis ils viennent dedans vn lac[21] qui peut tenir quelques 80. lieuës de long, où il y a quantité d’iſles ; & que au bout d’iceluy l’eau y eſt ſalubre & l’hyuer doux. A la fin dudict lac, ils paſſent vn ſault[22] qui eſft quelque peu éleué, où il y a peu d’eau, laquelle deſcend. Là, ils portent leurs canots par terre enuiron vn quart de lieuë pour paſſer ce ſault ; de là entrent dans vn autre lac[23] qui peut tenir quelques ſoixante lieuës de long, & que l’eau en eſt fort ſalubre. Eſtant à la fin ils viennent à vn deſtroict[24] qui contient deux lieuës de large, & va aſſez auant dans les terres. Qu’ils n’auoient point paſſé plus outre, & n’auoient veu la fin d’vn lac[25] qui eſt à quelques quinze ou ſeize lieuës d’où ils ſont eſté, ny que ceux qui leur auoient dict euſſent veu homme qui le l’euſt veu ; d’autant qu’il eſt ſi grand, qu’ils ne ſe hazarderont pas de ſe mettre au large, de peur que quelque tourmente ou coup de vent ne les ſurprinſt. Diſent qu’en eſté le ſoleil ſe couche au nord dudict lac, & en l’hyuer il ſe couche comme au milieu ; que l’eau y eſt trés mauuaiſe, comme celle de ceſte mer.

Ie leur demandis ſi depuis cedict lac dernier qu’ils auoient veu, ſi l’eau deſcendoit touſiours dans la riuiere venant à Gaſchepay : ils me dirent que non ; que depuis le troiſieſme lac elle deſcendoit ſeulement, venant audict Gaſchepay ; mais que depuis le dernier ſault, qui eſt quelque peu hault, comme i’ay dict, que l’eau eſtoit preſque pacifique, & que ledict lac pouuoit prendre cours par autres riuieres, leſquelles vont dedans les terres, ſoit au Su, ou au Nort, dont il y en a quantité qui y refluënt, & dont ils ne voyent point la fin. Or, à mon iugement, il faudroit que ſi tant de riuieres deſbordent dedans ce lac, n’ayant que ſi peu de cours audict ſault, qu’il faut par neceſſité qu’il reffluë dedans quelque grandiſſime riuiere. Mais ce qui me faict croire qu’il n’y a point de riuiere par où cedict lac reffluë, veu le nombre de toutes les autres riuieres qui reffluënt dedans, c’eſt que les ſauuages n’ont vu aucune riuiere qui prinſt ſon cours par dedans les terres, qu’au lieu où ils ont eſté : ce qui me faict croire que c’eſt la mer du Su, eſtant ſallée[26], comme ils diſent. Toutesfois il n’y faut pas tant adiouſter de foy, que ce ſoit auec raiſons apparentes, bien qu’il y en aye quelque peu.

Voylà au certain tout ce que i’ay veu cy-deſſus, & ouy dire aux ſauuages ſur ce que nous les auons interrogez.

  1. Ce mot n’est, sans doute, qu’une contraction de piboule, qui désigne une variété du peuplier.
  2. L’auteur semble avoir pris ici pour une seule île les îles de Verchères.
  3. L’île qu’il appela lui-même plus tard Sainte-Hélène, du nom d’Hélène Boullé, sa femme.
  4. Cette petite île, située dans le port de Montréal, est maintenant réunie à la terre ferme par des quais.
  5. Il paraît bien évident que Champlain veut ici parler de l’île de Montréal, qui cependant n’a que dix lieues de long, et environ trois lieues de large.
  6. L’île Perrot, qui n’a pas tout à fait les dimensions que lui donne l’auteur, est située rigoureusement au sud de l’île de Montréal.
  7. L’île Saint-Paul.
  8. C’est-à-dire, « qui est entre l’île de Montréal et l’île Sainte-Hélène par où nous passâmes l’entrée du saut. » Cette petite île est l’île Ronde.
  9. La Montagne que Jacques Cartier appela Mont-Royal (Montréal).
  10. La petite rivière de Saint-Pierre.
  11. La rivière de Saint-Lambert. De cette rivière, on tombe dans celle de Montréal, qui se jette dans le bassin de Chambly ; c’est ce bassin que l’auteur appelle « premier lac de la rivière des Iroquois. »
  12. La rivière de la Tortue.
  13. Cinq ou six lieues, c’est-à-dire, la longueur du lac Saint-Louis.
  14. C’est pour cette raison même qu’elle a été longtemps appelée la rivière des Algonquins ; plus tard, pour une raison analogue, on lui a donné le nom d’Outaouais.
  15. Ce sont les Cascades, les Cèdres, et les rapides du Côteau-du-Lac, qui se subdivisent en deux ou trois, suivant le chemin que l’on prend.
  16. Du pied des Cascades au Côteau-du-Lac, il y a cinq ou six lieues.
  17. Le lac Saint-François, qui a environ douze lieues de long.
  18. Le Long-Saut.
  19. C’est-à-dire, un espace où le fleuve est tranquille et sans rapide.
  20. Depuis le rapide aux Citrons, ou les rapides Plats, jusqu’aux Gallots, il y a en effet cinq rapides ; mais cette distance de vingt-cinq à trente lieues doit s’entendre de tout le trajet jusqu’au lac Ontario.
  21. Le lac des Entouhoronons, ou Ontario.
  22. La chute de Niagara.
  23. Le lac Erié, ou des Eriehronons (nation du Chat).
  24. La rivière du Détroit, qui est une partie du Saint-Laurent.
  25. Le lac Huron, ou mer Douce.
  26. Eau mauvaise ou salée était la même chose pour les sauvages.