Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre X

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Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 48-52).

CHAPITRE X.


Voyage de Tadouſac en l’iſle Percée, deſcription de la baye des Moluës, de l’iſle de Bonne-aduenture, de la Baye de Chaleurs, de pluſieurs riuieres, lacs & pays où ſe trouue pluſieurs ſortes de mines.



AVſſitoſt que nous fuſmes arriuez à Tadouſac, nous nous embarquaſmes pour aller à Gachepay, qui eſt diſtant dudict Tadouſac enuiron cent lieuës. Le treizieſme iour dudict mois, nous rencontraſmes vne troupe de ſauuages qui eſtoient cabannez du coſté du Su, preſque au milieu du chemin de Tadouſac à Gachepay. Leur Sagamo qui les menoit s’appelle Armouchides, qui eſt tenu pour l’vn des plus aduiſez & hardis qui ſoit entre les ſauuages. Il s’en alloit à Tadouſac pour troquer des fleſches, & chairs d’orignac, qu’ils ont pour des caſtors & martres des autres ſauuages Montaignes, Eſtechemains & Algoumequins.

Le 15. iour dudid mois, nous arriuaſmes à Gachepay, qui eſt dans vne baye, comme a vne lieue & demye du coſté du Nort[1] ; laquelle baye contient quelque ſept ou huict lieuës de long, & à ſon entrée quatre lieuës de large. Il y a vne riuiere qui va quelques trente lieuës dans les terres ; puis nous viſmes vne autre baye, que l’on appelle la Baye des Moluës[2], laquelle peut tenir quelques trois lieuës de long, autant de large à ſon entrée. De là l’on vient à l’Iſle Percée, qui eſt comme vn rocher fort haut, eſleuée des deux coſtez, où il y a vn trou par où les chaloupes & baſteaux peuuent paſſer de haute mer ; & de baſſe mer, l’on peut aller de la grand’terre à laditte iſle, qui n’en eſt qu’à quelques quatre ou cinq cens pas. Plus il y a vne autre iſle, comme au ſueſt de l’iſle Percée enuiron vne lieuë, qui s’appelle l’iſle de Bonne-aduenture, & peut tenir de long vne demye lieuë. Tous ceſdits lieux de Gachepay, Baye des Moluës & Iſle Percée, ſont les lieux où il ſe fait la peſche du poiſſon ſec & verd.

Paſſant l’Iſle Percée, il y a vne baye qui s’appelle la Baye de Chaleurs[3], qui va comme à l’oueſt-soroueſt quelques quatre vingts lieuës[4] dedans les terres, contenant de large en ſon entrée quelques quinze lieuës. Les ſauuages Canadiens diſent qu’à la grande riuiere de Canadas, enuiron quelques ſoixante lieuës rangeant la coſte du Su, il y a vne petite riuiere qui s’appelle Mantanne, laquelle va quelques dix huict lieuës dans les terres ; & eſtans au bout d’icelle, ils portent leurs canots enuiron vne lieuë par terre, & ſe viennent rendre à laditte baye de Chaleurs, par où ils vont quelquefois à l’iſle Percée. Auſſi ils vont de laditte baye à Tregate[5] & à Miſamichy[6].

Continuant ladicte coſte, on range quantité de riuieres, & vient-on à vn lieu où il y a vne riuiere qui s’appelle Souricoua[7], où le ſieur Preuert a eſté pour deſcouurir vne mine de cuiure. Ils vont auec leurs canots dans cette riuiere deux ou trois iours ; puis ils trauerſent quelque deux ou trois lieuës de terre, iuſques à laditte mine, qui eſt ſur le bord de la mer du coſté du Su. A l’entrée de laditte riuiere, on trouue vne iſle[8] enuiron vne lieuë dans la mer ; de laditte iſle iuſqu’à l’Iſte Percée, il y a quelque ſoixante ou ſeptante lieuës. Puis continuant laditte coſte, qui va deuers l’Eſt, on rencontre vn deſtroict qui peut tenir deux lieuës de large & vingt-cinq de long[9]. Du coſté de l’Eſt eſt vne iſle qui s’appelle Sainct Laurens[10], où eſt le Cap-Breton, & où vne nation de ſauuages appelez les Souricois hyuernent. Paſſant le deſtroit de l’iſte de Sainct Laurens, coſtoyant la coſte d’Arcadie[11], on vient dedans vne baye[12] qui vient ioindre laditte mine de cuiure. Allant plus outre, on trouue vne riuiere[13] qui va quelques ſoixante ou quatre vingts lieuës dedans les terres, laquelle va proche du lac des Irocois, par où leſdicts ſauuages de la coſte d’Arcadie leur vont faire la guerre. Ce ſerait vn grand bien, qui pourroit trouuer à la coſte de la Floride quelque paſſage qui allaſt donner proche du ſuſdict grand lac, où l’eau eſt ſalée, tant pour la nauigation des vaiſſeaux, leſquels ne ſeroient ſubiects à tant de périls, comme ils ſont en Canada, que pour l’accourciſſement du chemin de plus de trois cens lieuës. Et eſt très certain qu’il y a des riuieres en la coſte de la Floride que l’on n’a point encore deſcouuertes ; leſquelles vont dans les terres, où le pays y eſt très bon & fertille, & de fort bons ports. Le pays & coſte de la Floride peut auoir vne autre temperature de temps, plus fertille en quantité de fruicts & autres choſes, que celuy que i’ay veu ; mais il ne peut y auoir des terres plus vnies ny meilleures que celles que nous auons veuës.

Les ſauuages diſent qu’en laditte grande baye de Chaleurs il y a vne riuiere qui a quelques vingt lieuës dans les terres, où au bout eſt vn lac[14] qui peut contenir quelques vingt lieuës, auquel y a fort peu d’eau ; qu’en eſté il aſſeiche, auquel ils trouuent dans la terre enuiron vn pied ou vn pied & demy, vne maniere de metail qui reſſemble à de l’argent que ie leur auois monſtré ; & qu’en vn autre lieu proche dudict lac, il y a vne mine de cuiure.

Voilà ce que i’ay appris deſdicts ſauuages.



  1. C’est-à-dire, comme à une lieue et demie du côté du nord de la baie.
  2. Cette baie est au sud de celle de Gaspé ; on l’appelle aujourd’hui la Malbaie. Ce mot paraît être une corruption de l’expression anglaise Molue Bay. Dès 1545, Jean Alphonse parle de la baie des Molues et de toute cette côte, comme d’un lieu fréquenté depuis longues années pour l’abondance et l’excellente qualité de la pêche. « Et ſe eſt le poiſſon, dit-il, bien meilleur que celui de la dicte terre neuſue. » (Cosmogr. univ.)
  3. Ainsi nommée par Jacques Cartier en 1534. « Nous nommâmes laditte baye, la Baye de Chaleurs. » (Prem. Voy. de Cartier, Relat. originale, Paris, 1867.)
  4. Environ trente lieues.
  5. Tregaté, ou Tracadie. Ce lieu, qu’il ne faut pas confondre avec celui qui porte le même nom dans la Nouvelle-Écosse, est situé à mi-chemin environ entre la baie des Chaleurs et celle de Miramichi.
  6. Aujourd’hui, on dit Miramichi.
  7. Vraisemblablement, la rivière de Gédaïc, ou Chédiac. On l’appelait alors Souricoua, sans doute parce que c’était le chemin des Souriquois.
  8. L’île de Chédiac.
  9. Par le contexte, on voit que l’auteur parle du détroit de Canseau, qui n’a cependant ni autant de longueur, ni autant de largeur.
  10. Le nom de Cap-Breton a prévalu.
  11. Acadie. Il est possible que Champlain ait cru retrouver, dans ce mot, un nom de la vieille Europe ; mais il ne tarda pas à revenir de cette idée, si toutefois ce n’est point ici une simple faute de typographie. La commission de M. de Monts, qui est du 8 novembre de cette année 1603, renferme, entre autres, le passage suivant : « Nous étans dés long temps a, informez de la ſituation & condition des païs & territoire de la Cadie… » On lit, dans Jean de Laet, en tête d’un chapitre de sa Description des Indes Occidentales : « Contrées de la Nouvelle-France qui regardent le Sud, lesquelles les François appellent Cadie ou Acadie. » Si nous tenons ce nom des premiers voyageurs français, il est très-probable qu’ils le tenaient eux-mêmes des sauvages du pays : car ce mot se retrouve dans plusieurs noms de l’endroit ou des environs, comme Tracadie, Choubenacadie, qui sont certainement d’origine sauvage.
  12. La baie Française, aujourd’hui la baie de Fundy.
  13. La rivière Saint-Jean, que les sauvages appelaient Ouigoudi. (Voir édit. 1613, ch. III).
  14. Probablement le lac Métapédiac. (Voir la carte de 1612.)