Aller au contenu

Œuvres de Claude Vignon — Nouvelles/Texte entier

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-286).

ŒUVRES


de


Claude Vignon


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE


15 exemplaires sur papier de Hollande.
10 — sur papier de Chine.


Tous ces exemplaires sont numérotés et paraphés par l’Éditeur.


Portrait de Claude Vignon
Portrait de Claude Vignon



ŒUVRES


de


Claude Vignon




NOUVELLES


Un Accident. — Paradis perdu.
La Statue d’Apollon. — L’Exemple.




NOTICE DE JULES SIMON



PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

M DCCC XCI



CLAUDE VIGNON
PAR
JULES SIMON




J’ai connu Claude Vignon dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Elle était seule au monde, et essayait de se créer une situation par le talent et le travail. Nous étions tous attentifs à cette entreprise hardie. Elle réussit pleinement et promptement. Elle était à la fois écrivain et statuaire, ce qui lui constituait une originalité. Je ne sais pas si cette double vocation ne lui portait pas préjudice. On se persuada dans les premiers temps que c’était une artiste qui faisait des excursions dans le monde des lettres. On dit ensuite, quand il s’agit de l’apprécier comme sculpteur, que c’était une femme de lettres égarée dans le monde des arts. Nous avons tant de peine à reconnaître une supériorité, qu’il doit être, en vérité, bien difficile de nous en imposer deux.

Il parait certain qu’elle avait du talent comme statuaire. Ne vous étonnez pas qu’au lieu de dire mon avis, je me borne à constater celui des autres ; je crois bien avoir le droit de juger, mais je reconnais humblement que je n’ai pas celui d’exprimer mon jugement. J’admire, comme un autre, un buste de Guillaume ou un médaillon de Chaplain, mais je me garderai bien d’expliquer au public les causes de mon admiration. Il faut que chacun reste chez soi. Les principales œuvres de Claude Vignon sont à Paris ; tout le monde peut les voir et les juger, je me bornerai à en faire la nomenclature. Elle a fait la décoration de l’escalier qui conduisait autrefois à la bibliothèque du Louvre, et qui est à présent l’escalier d’honneur du ministère des finances ; le bas-relief de la fontaine Saint-Michel ; les quatre évangélistes du porche de l’église Saint-Denis-du-Saint-Sacrement ; trois groupes d’enfants du square Montholon ; le Pêcheur à l’épervier, qui est au musée du Louvre. Je dois citer aussi une Daphné, qui a figuré à l’Exposition universelle de 1867, le buste de Lafontaine, au musée de Château-Thierry, le buste de Jules Favre, à l’Académie, et le buste de Thiers, au musée de Marseille.

Cette liste, comme on voit, est assez longue ; elle contient plusieurs ouvrages remarquables. La sculpture a tenté les femmes de nos jours. Sans parler de Mlle Fauveau, nous avons encore, à Paris, une très grande dame qui mérite, par sa charité, la première place parmi les femmes du monde, et qui a droit aussi à en occuper une parmi les artistes. Et comment ne profiterais-je pas de cette occasion pour rappeler celle qui se cachait sous le nom de Marcello, et qui était l’amie de Cousin, de Thiers, du Père Gratry, de Montalembert, de tous ceux que retenaient autour d’elle les grâces de son esprit et la générosité de son cœur ? Elle m’a laissé le buste de Mignet, une de ses dernières œuvres, qui est à présent placé dans la salle des séances de l’Académie française.

Ce que je voyais surtout dans Claude Vignon, ce n’était pas l’artiste, c’était la femme de lettres, ou plutôt, c’était le journaliste, car elle le devint très rapidement. Elle fut chargée d’une des correspondances de l’Indépendance belge ; elle en devint, sous l’Empire, le correspondant politique et parlementaire, et elle a exercé cet emploi pendant vingt ans. Elle s’en acquittait avec beaucoup de facilité et de grâce, et avec un sens politique très sûr. L’Indépendance belge était alors en Europe, et même ici parmi nous, le principal organe de la France libérale. Les journaux de Paris étaient sans doute admirablement rédigés. Ils comptaient des rédacteurs tels que Prévost-Paradol, Émile de Girardin, Eugène Pelletan, Rigault, Weiss, Scherer ; mais ils étaient gouvernés par une loi plus dure que l’ancienne censure, et ne pouvaient ni discuter l’Empire, ni même le raconter. Quoique l’Indépendance ne pût pénétrer qu’avec la permission de la police, ses rédacteurs ne risquaient pas chaque jour leur liberté, comme les nôtres ; ils n’étaient pas à la merci d’un substitut ; elle disait quelquefois les choses ; elle les laissait souvent deviner ; c’était une source incomplète d’informations, mais c’était la seule.

Pendant cette période où nous nous suivions tous de l’œil comme les soldats d’une petite armée en campagne, je connus beaucoup Mme Claude Vignon. Je continuai à la voir, sous la République, après son mariage. Dans un de mes voyages à Marseille, elle accompagna gracieusement son mari, qui vint me chercher à la gare. Je leur rendis visite le lendemain dans une bastide qu’ils avaient louée sur la Corniche. Je me rappelle que je les enviais beaucoup. Ils étaient jeunes tous les deux ; elle était belle à ravir ; ils s’aimaient, ils avaient l’un et l’autre beaucoup de talent ; ils étaient accoutumés, par une dure et féconde expérience, aux luttes de la vie. Ils avaient là, devant eux, la plus belle vue du monde, et sur leurs têtes, le soleil resplendissant du Midi. Je ne sais si elle fut plus heureuse quand son mari arriva tout jeune encore au faîte du pouvoir et des honneurs. Je la perdis de vue alors ; je n’appartiens pas au monde officiel, et j’ai, moi aussi, dans Paris, ma bastide solitaire. On y vient, mais je n’en sors pas.

Je traite les livres comme les personnes. Il est bien rare que j’aille les chercher. Je ne fais guère d’exception que pour l’histoire. Je ne lis plus de romans nouveaux. À l’âge où l’on ne vit plus que par tolérance, on n’a ni le goût ni le droit de s’amuser ; il faut employer le plus utilement possible le peu de lumière qui reste encore avant l’éternelle nuit. S’il m’arrive de prendre un roman, je relis ceux de ma jeunesse, car je suis fidèle à mes vieux amis, et à mes vieux sentiments. J’aime à repasser par les anciens sentiers, et à me retrouver moi-même, au milieu de toutes ces reliques. Si je vous fais cette confession, c’est que je suis bien obligé de vous dire que je n’ai pas lu les romans de Claude Vignon à mesure qu’ils paraissaient, et (ce qui est peut-être plus grave dans la circonstance) que je n’ai pas lu les autres romans contemporains. Je dis que c’est plus grave, car les siens, je viens de les lire, je puis les raconter à présent ; mais, n’ayant pas lu les autres, je ne puis les comparer. Je ne suis qu’un intrus dans la littérature courante. C’est quand je m’aventure dans ce monde nouveau, que je sens la vieillesse. Mes forces ne sont pas diminuées, je le crois du moins ; mais je suis arriéré, je le reconnais, il faut être sincère. Si vous me parliez de musique, vous verriez que je recule jusqu’à Rossini. C’est bien plus grave pour les romans. Je ne sors guère de Walter Scott, de Balzac, de Dickens et de Tackeray. Et permettez-moi de vous dire, avec tout le respect que je dois aux romanciers, qu’ils durent moins que les musiciens et les poètes. Je ne connais pas de roman éternel, à moins que ce ne soit Don Quichotte, et Don Quichotte est une satyre. Et que parlé-je d’éternité ? J’ai vu naître et mourir Mme Cotin, Victor Ducange, Pigault-Lebrun, D’Arlincourt, Paul de Kock, Mérimée, Stendhal, Balzac, George Sand, sans parler des romans anglais et allemands. J’ai constaté avec étonnement qu’en cette matière, la mode a autant d’empire sur les enfants que sur les hommes. Les livres qui me charmaient il y a soixante-dix ans paraissent insipides à ma petite-fille, qui, je pense, n’a pas de parti pris en littérature.

Je déclare donc aussi haut que je le puis, avant de dire mon avis sur les romans de Claude Vignon, que mon avis n’a aucune importance. Vous ferez mieux de ne pas le lire, et je ferais mieux de ne pas l’écrire, et de me récuser pour la littérature comme je me suis récusé pour la sculpture. Ne m’objectez pas la Revue de famille. Je ne suis pas chargé de recevoir les romans qu’elle publie, mais seulement de rejeter ceux qui sont reçus, s’ils ne me paraissent pas d’une morale irréprochable. Oh ! sous le point de vue de la morale, les romans de Claude Vignon ne me laissent aucun scrupule. Élisabeth Verdier finit comme un livre d’édification. Mais, en fait de critique purement littéraire, je ne suis pas même un écolier de Sarcey, de Jules Lemaître ou de Brunetière. Je ne vous donnerai donc ici que les impressions d’un ignorant.

Je n’ai pas dessein de vous faire une énumération complète avec un bout d’appréciation sur chaque livre, et une théorie générale sur le système de l’auteur et le caractère de l’œuvre. Je n’en veux prendre que deux, pour en parler tout à mon aise. Je laisse Révoltée, Château-Gaillard et, dans les Drames ignorés, la Statue d’Apollon, qui pourtant m’attirait. Je laisse même l’Étrangère, roman pour lequel Claude Vignon avait une sorte de prédilection. C’est l’histoire d’une intrigante qui aspire à être la maîtresse de Napoléon III. Il y est question, par raccroc, de Thiers et de Gambetta. Thiers, Gambetta, Napoléon III sont des personnages dont je connais à peu près l’histoire, et je n’ai pas grand plaisir à les retrouver dans un roman. Ce n’est pas que le roman ne soit pas amusant ; il l’est. J’ai fait mon choix suivant mon goût, qui ne serait peut-être pas le vôtre, et je vais vous parler d’Elisabeth Verdier et de la Parisienne.

Il y a des romans à histoire compliquée : ceux d’Alexandre Dumas, où on trouve des péripéties à chaque page ; la Petite Dorrit, de Dickens ; la Foire aux Vanités, de Tackeray. Le plus grand nombre est bâti sur une toute petite histoire, et ne vit que par les descriptions et la peinture des caractères. L’histoire, dans la Parisienne, est peu de chose ; elle n’est rien. Celle d’Elisabeth Verdier est étrange et romanesque, et cependant elle n’est là que pour fournir à l’auteur l’occasion de soutenir une thèse philosophique. Claude Vignon, même dans ses romans d’aventure, ne conte pas pour conter.

Élisabeth Verdier est une Parisienne, riche et belle. Très belle, très riche, très Parisienne. Très jeune aussi, puisqu’elle se marie à dix-huit ans, et qu’elle a vingt ans ou vingt et un ans à l’époque où arrive son aventure. Pourquoi une fille dans cette situation, aimant le monde, et engouee de cette turlutaine qui hante plus ou moins le cerveau de toute Parisienne, qu’on ne peut vivre qu’à Paris, et que c’est à Paris seulement qu’on a du goût et de l’esprit, pourquoi cette fille a-t-elle épousé un négociant du Havre, qui a vingt ans de plus qu’elle ? Verdier n’est pas beau, sans être laid ; il n’est pas sot, sans avoir beaucoup d’esprit ; il est du monde, sans avoir cette fleur du monde parisien qui ne se trouve jamais qu’ici. Il est très riche, très considéré et très sage. C’est le roi du Havre, qui n’est pas un royaume à dédaigner. Son salon, le salon d’Élisabeth Verdier, transporté à Paris, y serait l’un des plus beaux. Tous les détails du service sont d’une perfection à faire envie aux plus grandes dames du monde. Il adore sa femme, et il a confiance en elle. Elle est à la fois souveraine et libre, deux qualités qui se trouvent rarement ensemble. Elle a tous les éléments du bonheur, mais elle est au Havre, et fût-elle dans le Paradis, elle s’y sentirait exilée. Elle a fait l’étourderie d’aller s’échouer là ; c’est ce qui n’embarrasse pas Claude Vignon, qui s’y connaît. Elle a pris le mari qu’on lui offrait, sans enthousiasme pour lui, et sans songer au lendemain. La plupart des femmes mariées trop jeunes ne savent ce quelles ont fait que trois ou quatre mois trop tard. Elisabeth tttt n’est pas irritée, elle n’est qu’ennuyée ; elle n’est pas dégoûtée de son mari ; il ne lui est pas même indifférent. Elle a pour lui une certaine affection calme, mêlée de beaucoup d’estime et d’une sorte de reconnaissance. Elle donne à sa maison de l’éclat ; elle ne lui donne pas d’agrément, parce qu’elle ne parvient pas à s’y plaire. Elle a trouvé, parmi les habitués de son mari, un Parisien qui n’est pas très beau, qui n’est pas très distingué, qui n’est pas un esprit de premier ordre, qui est pauvre d’ailleurs et né dans une loge de portier. Il s’appelle Chiffard, ce dont il rougit, et il sera baron avant de mourir, ce qui le rendra deux fois ridicule. Mais il est Parisien. Il l’est tout à fait. Cela suffit. La Parisienne ne voit que lui dans ses salons. Lui seul est de son monde, de son pays, de sa coterie. Elle blesse tous les Havrais sans s’en douter, en leur témoignant une certaine hauteur, cachée sous une politesse étudiée, et en n’ayant d’égards et de privautés que pour ce rédacteur d’un journal de sous-préfecture, aux gages des fonds secrets. Tout ce tableau est bien vivant, bien étudié dans ses demi-teintes. Ce qui n’est d’abord qu’une préférence devient presque subitement de la passion, sous l’empire de quelque contrariété ; et Elisabeth, pour ne pas se prêter à certaines comédies exigées par les usages, pour ne pas faire certaines gri- maces qui répugnent à sa nature franche, mais hautaine, prend tout à coup la résolution de quitter son mari, ses enfants, son immense fortune, et de se livrer à un paltoquet qui n’a pas le sou, qu’elle ne connaît que superficiellement, et dont elle n’a pas même étudié le caractère. Et prenez garde que ce n’est pas un enlèvement vulgaire qu’elle organise. Se faire enlever par son amant ! Se cacher quelque part pendant trois mois ! y être découverte par la police ! Paraître devant un tribunal, ou bénéficier de la clémence du mari, et vivre déshonorée dans les bas-fonds de la société après avoir brillé au sommet ! Ce n’est pas là ce qu’accepterait Elisabeth. Elle peut affronter la mort, mais non pas la honte. Ce qu’elle a imaginé, à elle toute seule, sans consulter son amant, c’est le dénouement de Roméo et Juliette. Elle entraine son mari et les invités de son mari à visiter, le soir, un transatlantique ; elle se penche imprudemment sur le bord ; elle tombe à l’eau. On la cherche vainement dans l’obscurité ; une heure se passe, on ne trouvera même pas le cadavre, que les flots ont sans doute emporté à la mer. Son mari est au désespoir, la ville est bouleversée ; on lui fait des funérailles superbes. Pendant ce temps-là, elle fuit vers Milan avec son amant, stupéfait et effrayé en même temps de son bonheur.

Ce qui est très surprenant dans cette première partie de notre histoire, c’est que cette femme renonce à tout, même à la possibilité de revivre, sans y être poussée ni par la haine pour ceux qu’elle abandonne, ni par un amour exalté pour celui à qui elle se livre. Je ne sais si un homme aurait osé raconter ce suicide, car c’en est un, sans l’expliquer par l’égarement de la haine et de l’amour. Il n’y a pas trace de haine pour le mari ; au contraire, même en le quittant, elle le ménage ; elle lui épargne la honte ; elle embrasse ses enfants une dernière fois ; la scène est jolie plutôt que touchante. Il y a de la tendresse, il n’y a pas de déchirement. D’autre part, l’amour est bien récent, et, dans le récit du moins, il est assez calme. En tous cas, il manque d’emportement. Elle prépare toutes choses elle-même dans le plus petit détail, sans rien oublier ; le moment venu, elle plaisante avec ses convives. L’amant n’est averti que par une lettre, quand le sacrifice est consommé. La lettre n’est ni brûlante, ni délirante. C’est presque le style d’une lettre d’affaire. Une femme a vu dans l’âme d’une femme ce grand résultat d’une petite cause, cette résolution si promptement prise, si mal motivée, accomplie avec tant de sang-froid, et dont les conséquences sont si terribles. Un homme se serait donné bien de la peine pour expliquer tout cela. Il aurait tout exagéré, et il ne se serait pas cru, en dépit de ses exagérations, à l’abri du reproche d’invraisemblance. Mais ici l’auteur sait ce qu’il dit ; il dit ce qu’il veut, et il dit peut-être le secret de certains actes que nous n’arrivons jamais à comprendre, nous autres, parce que nous avons l’infériorité d’avoir du bon sens et de la réflexion.

À Milan, les deux fugitifs ont une lune de miel qui dure dix-huit mois ; tout autant. L’auteur ne raconte pas cette histoire heureuse. Il s’attarde un peu à décrire le jardin et la toilette d’Élisabeth. Mais il n’a pas de description pour l’état de son âme, qui est toute au ravissement. Le monde évanoui, abandonné, perdu, ne la visite pas, dans ce long sommeil. Elle n’a pas même un souvenir pour les enfants.

C’est au milieu de la seconde année qu’elle sent, comme par instinct, une diminution dans son bonheur. Qu’est-ce ? Elle ne saurait le dire. Les soins sont les mêmes, la tendresse est la même ; pourtant il y a une diminution ; elle le sent, avec sa perspicacité de femme, et elle a la maladresse de le lui apprendre. Peu à peu, le changement se manifeste par une série de petits faits, si petits, que l’homme ne les verrait pas, si la femme, acharnée en quelque sorte contre elle-même, ne prenait pas le soin funeste de le lui montrer. Elle fait tant, par amour pour lui, qu’un beau jour il l’abandonne. Il l’aime encore, comme il peut aimer ; mais cet amour est devenu pour ses ambitions un obstacle. Il part, comme un lâche, sans l’avertir, en écrivant une lettre qui n’annonce qu’une absence, mais qui au fond est une rupture. Il la fait porter par un ami, et cet ami voudrait devenir un amant. Le sait-il ? Je ne crois pas qu’il le sache, car ce n’est pas le dernier des misérables ; il ne l’ignore pas non plus ; il le soupçonne, et il passe outre. Il dira, si son ami le remplace, qu’il a été indignement trompé par elle et par lui. Il arrivera peut-être à le croire. Il a soin, en attendant, de ne pas voir clair au fond de son âme. Il se rend à Paris, avec l’arrière-pensée d’être délivré d’un lourd fardeau, et l’espoir de tirer parti de la révolution de Février, qui vient d’éclater. Souvenez-vous à ce propos qu’il était à Milan, comme il avait été au Havre, aux ordres du gouvernement déchu. Cela ne le préoccupe qu’à un seul point de vue : il craint qu’on ne le sache. Que dites-vous du portrait ? Il n’est pas exagéré, il est ressemblant. Il n’est pas accompagné de déclamations et d’invectives. Il n’est pas fait sous forme descriptive, il ressort du récit tout simple ment. C’est un morceau achevé. Regardons à présent la victime.

Mais ici permettez-moi d’introduire un troi- sième personnage dont le rôle va devenir très important ; c’est Rosine.

Rosine est l’amie de cœur d’Élisabeth. Elles ont été élevées ensemble ; elles ont l’une pour l’autre cette amitié enthousiaste des jeunes filles, qui amuse leur cœur pendant les premières années de l’adolescence, et se continue quelquefois, même quand ce cœur a été envahi par l’amour. Rosine ne s’est pas laissé marier comme Élisabeth. Elle a choisi. On ne dit pas si l’objet de son choix est l’homme qu’elle aimait le plus, mais c’est certainement celui qui lui paraissait le plus en état de satisfaire sa vanité et son goût pour le plaisir. Elle est à Paris, bien entendu. C’est elle qui, la première, a expliqué à son amie combien on était malheureuse d’être au Havre. Ses lettres d’alors, on nous en cite plusieurs, sont aimables, affectueuses, sensées ; on ne tombe pas dans le piège vulgaire de la présenter comme une personne ouvertement vicieuse, comme une tentatrice. De l’amant, quand il commence à poindre dans les lettres d’Élisabeth, Rosine ne dit qu’un mot, comme en passant : « Tu l’aimes, ou tu l’aimeras. » Ce mot négligemment jeté apprend à Élisabeth son propre secret. Il précipite certainement la catastrophe. Élisabeth, après ce qu’il faut bien appeler son crime, car c’en est un, et des plus grands, n’écrit point à son amie. Elle n’écrit à personne. Comment écrirait-elle ? Comme elle n’a pas eu de confident avant, elle n’en a pas après ; elle ne peut pas en avoir. Rosine l’a pleurée, et elle l’a presque oubliée quand, un an après sa mort, elle reçoit une lettre d’elle, datée de Milan. Cette lettre est une confidence entière. Que pensez-vous de Rosine au moment où elle reçoit cette lettre d’outre-tombe ? Elle éprouve sans doute une grande joie. Elle le croit, du moins, et, en y réfléchissant, elle se demande si cette grande joie n’est pas accompagnée d’une grande tristesse. Est-ce la joie qui domine ? est-ce la tristesse ? Elle n’arrive pas à le démêler. Telles sont les incertitudes de la conscience humaine, que nous ne savons pas nous-mêmes si telle sensation est un plaisir ou une douleur, si tel sentiment est une joie ou une peine. Ce qui surnage chez Rosine après le tumulte du premier moment, c’est la crainte d’être appelée au se cours par cette revenante, et de se trouver impliquée dans cette histoire redoutable. Elle se demande si elle répondra ? si elle brûlera la lettre ? Elle ne cherche pas quel est le parti le plus humain, mais quel est le plus sûr. Après quelques jours, elle se résout à répondre. Elle prend, dans sa lettre, ses précautions ; mais elle les cache, ou elle s’efforce de les cacher. Elle est d’ailleurs clairvoyante comme toujours, et, cette fois encore, c’est elle qui dé- couvre à Élisabeth son secret : « Tu sens le besoin d’une confidente, donc il y a une diminution dans ton bonheur : » Avec ce seul mot, elle éveille la jalousie, et la jalousie une fois éveillée, adieu la maîtresse riante et charmante. Elle est remplacée par la femme passionnée, inquiète, exigeante. L’amour orageux succède à l’amour paisible ; et comment cet ambitieux sans cœur s’accommoderait-il d’un amour qui devient un envahissement et une tempête ? Il part, il se débarrasse, et il envoie le comte Memmi, pour la sauver du désespoir et de la misère, et pour se sauver lui-même des chances d’un retour.

Mais cette femme qui a commis un crime est incapable d’une bassesse. Elle s’est donnée une fois, troublée peut-être par la redoutable et détestable doctrine qui regarde la passion comme l’excuse et la glorification de la faute. Elle se révolte à l’idée de se donner deux fois, et d’accepter un protecteur. Une femme qui n’aurait jamais failli ne serait pas plus indignée. Elle a beaucoup réfléchi depuis dix-huit mois. Elle n’a pas un regret pour sa fortune perdue, mais elle sent sa déchéance à plusieurs indices, et elle en souffre profondément. Elle aime encore, son amour s’est augmenté par la possession, au lieu de décroître. Elle ne regrette pas ce qu’elle a fait ; elle n’a pas encore appris à se juger et à se condamner. Mais elle n’a pas appris non plus à déchoir ; c’est bien la femme qui a simulé la mort plutôt que d’avoir à rougir de l’adultère ; celle qui disait, au Havre, le dernier jour : Tout plutôt que la honte.

À peine a-t-elle reçu la lettre d’Armand, — c’est son amant, — et chassé le comte Memmi, qu’elle part pour Paris sans réflexion, comme toujours. Il s’agit d’abord de s’enfuir. On verra ensuite si on peut vivre. Elle tombe à Paris en pleine solitude et en pleine misère. L’auteur, par des péripéties que je n’ai pas à vous raconter, lui fait toucher du doigt l’infamie d’Armand, celle de Memmi, et celle de Rosine ; de Rosine, la grande dame impeccable et inexorable, qui règne dans son salon et dans les salons parisiens, autant au nom de la morale qu’au nom de ses grâces et de sa beauté ; courtisane par le cœur, ne croyant ni à la probité des hommes, ni à l’honnêteté des femmes, adonnée secrètement à tous les vices, et dont l’habileté consiste à cacher ses débordements sous le masque de la vertu.

Ici commence la troisième partie du livre, la conclusion, qui est d’un effet saisissant. Armand est devenu un grand personnage ; député, baron et riche. Rosine est en même temps la reine des élégances et la patronne de toutes les bonnes œuvres. Élisabeth s’est faite sous-maîtresse pour gagner sa vie. Elle a son pain, et huit cents francs de traitement, j’allais dire huit cents francs de gages. Au moment où elle commence cette rude vie, le sort, si inclément pour elle depuis sa faute, semble tout aplanir devant elle. Celui qui l’a abandonnée une première fois à Milan, quand il s’est enfui pour aller chercher fortune à Paris, une seconde fois à Paris, quand il était dans tout l’enivrement de son ambition et de ses plaisirs, se reprend d’amour pour elle en la voyant si forte contre l’adversité et si hautaine pour les hypocrisies et les bassesses du monde. La mort de son mari, qui survient au même moment, la laisse libre de contracter une union qui, si elle ne peut plus lui donner le bonheur, la replacerait au moins à son rang dans la société. Rosine ne manque pas de lui conseiller le mariage ; mais en ajoutant qu’après tout, si elle est trop fière pour se marier sans amour et si elle méprise les absurdes préjugés du monde, il ne manque pas de moyens, en dehors du mariage, pour être riche et heureuse, sinon honorée. Ces insinuations lui font horreur ; plus que cela, elles lui inspirent du dégoût. Cette âme a été troublée par une grande passion ; elle ne veut pas, elle ne peut pas être avilie. Elle a trouvé enfin sa voie, qui est l’action et la bonté. Elle sera la sœur ou la mère des orphelines. Elle accepte cette vie d’expiation et de sacrifice ; elle devient la bienfaitrice des pauvres ; elle fonde, avec rien, un ouvroir où elle élève des orphelines. Elle meurt à la peine ; elle n’a que le convoi du pauvre. Ni l’homme qui l’a délaissée, ni la femme qui a essayé de la dépraver, ne suivent son cercueil. Ils ont l’un et l’autre leur nom et leur réputation à garder.

Tout cela est raconté dans un style simple, courant, facile, qui est excellent parce qu’il ne fait pas penser à lui. On est comme saisi par l’histoire de la première soirée passée dans l’hôtel d’Élisabeth. L’auteur ne s’arrête pas à faire la description des chrysanthèmes ; il ne se perd pas en longues conversations ; il ne fait pas d’analyses psychologiques pour montrer la profondeur de son génie. Il ne lui arrive même pas d’exposer et de développer sa thèse. Il ne la rappelle jamais, et on n’est pas un moment sans y penser. Il ne dit, dans chaque situation, que ce qui est nécessaire à la clarté et à l’attrait du récit. On se trouve peu à peu initié avec les caractères ; mais on les connaît parce qu’on les a vus agir. Le lecteur voit se développer le roman, comme il voit se développer autour de lui les scènes du monde réel, sans être harcelé par un démonstrateur qui le dispense de réfléchir et de juger. Je connais tout ce qui se passe dans l’âme d’Élisabeth ; j’assiste au développement de cette fierté implacable, qui commence par un crime et finit par un dévouement héroïque. Je dois un gré infini à l’auteur de ne m’en avoir fait ni l’analyse ni le panégyrique. Je reconnais que c’est une poétique toute différente de celle qui nous a donné Une Tempête sous un Crâne et Le dernier Jour d’un Condamné ; mais à côté des plus sublimes efforts du génie, on peut apprécier et goûter le charme d’une diction aisée, rapide, qui met précisément tout son art à ne jamais laisser apercevoir l’effort, et à briller surtout par les deux grandes qualités de l’esprit français : le bon sens et la clarté.

Je voudrais maintenant, et je devrais, pour suivre mon dessein, analyser la Parisienne. Mais l’analyse sera bientôt faite, puisque l’histoire n’est rien, je vous en ai avertis. Je la résumerai en deux mots. C’est un petit ménage honnête, qui a un fils et une fille. Le fils arrive à être docteur en droit, sans que son père, l’heureux possesseur d’un revenu de quatre mille cinq cents francs, ait fait un sou de dettes. Il a un ami, qu’il introduit chez ses parents. L’ami devient amoureux de la sœur ; c’est dans l’ordre de tous les romans. Cet amoureux a un père, qui est avoué à Senlis ; et ce père, vous le saviez d’avance, veut le marier richement. Mais le fils résiste ; il épouse sa bien-aimée. Et que croyez-vous qu’il sorte de là ? Une chaumière et son cœur ? Pas du tout. Le jeune homme est plein de talent ; il est admirablement secondé par sa femme ; les femmes, chez notre auteur, font souvent la fortune et même le talent de leur mari ; il devient le plus grand avocat de Senlis et son député. Tout lui sourit ; il sera ministre. Dans cet heureux roman, être ministre est un des bonheurs de la vie. Il arrive alors à notre député une chose bête, dit l’auteur ; et cette chose bête, c’est une pleurésie, qui l’emporte.

La Parisienne a deux partis à prendre : ou renoncer à un bien, acheté par son mari à fonds perdu et pour lequel il a payé de son vivant quarante mille francs, et se réfugier chez son beau-père qui ne l’aime pas ; ou tenter de gagner assez pour vivre seule, élever son fils, et payer les arrérages de la rente. Le premier parti est navrant et sage ; le second est héroïque et absurde. Tout autre que Claude Vignon en reconnaîtrait l’absurdité ; mais Claude Vignon a ses raisons pour ne pas penser ainsi. Elle donne à la Parisienne le courage, l’activité et le talent que Claude Vignon a déployés dans une position toute semblable, et elle lui donne aussi le succès qui a couronné les efforts de Claude Vignon. Vous dites que cela n’est pas invraisemblable dans le roman, puisque cela a été vrai dans la vie. Mais c’est une erreur complète ! En fait d’art, il n’y a de vrai que le vraisemblable. J’aime tout ce tableau de la Parisienne. Et pourtant, que voulez-vous ? il s’y rencontre quelques taches. Ce ménage d’un sous-chef de bureau qui, avec quatre mille cinq cents francs par an pour toute ressource, élève ses enfants, refuse une bourse pour son fils, le conduit jusqu’au doctorat, occupe un appartement convenable, et même, dit l’auteur, relativement élégant, mène parfois sa famille au spectacle, et reçoit assez souvent ses amis à dîner, ce ménage extraordinaire ne rappelle que de bien loin les chefs de bureau de Balzac, dont la vie se consume tristement à résoudre le problème dont le père de la Parisienne ne fait qu’un jeu. On dirait que Claude Vignon ne sait pas ce que c’est qu’un budget et n’a jamais été obligée de surveiller le sien. Je passe légèrement sur ce premier reproche ; et même, entre nous, quoi que je donne raison à Balzac, comme calcul, je donne raison à Claude Vignon, comme effet moral. La baguette magique qui opère le miracle de la rue Serpente est la belle humeur. Avec la belle humeur on triomphe de tout, et même de la pauvreté. J’ai un second grief plus grave, et je l’élève contre le député de Sentis, le mari de la Parisienne. Il veut être ministre, je le lui pardonne ; mais pour le devenir, n’ayant aucune fortune et ne pouvant se montrer généreux de son propre bien, il rend des services aux dépens du gouvernement. Il obtient pour l’un une place de percepteur ; pour l’autre, une place de sous-préfet. L’auteur a bien l’air d’oublier que cela se passe sous la république. Est-ce qu’il y a des faveurs sous la république ? Il n’y en a pas, et il ne peut pas y en avoir. Il y a des concours, des examens et des conditions. Les places sont toujours données aux plus capables et aux plus méritants. Si un député s’avise de demander une place pour un protégé comme cela se faisait couramment sous l’Empire, il est immédiatement conduit, par le ministre lui-même, chez M. Floquet, qui le défère à la haute-cour de justice.

À part ces deux taches, l’erreur sur le budget et l’erreur sur les nouvelles mœurs républicaines, je trouve le roman de la Parisienne amusant et fortifiant. C’est un bon spectacle à nous donner que cette femme aux prises avec la misère, et qui vient à bout de se sauver, elle et son enfant, à force de courage, de travail et d’économie. On fait tous les jours des miracles en ce genre. Quand même on n’en ferait pas, il serait bon d’en supposer dans les romans, pour nous faire venir l’eau à la bouche. Mais on en fait ; et, à présent que j’y réfléchis, je sais presque gré à Claude Vignon de s’être trompée sur ce qu’on peut tirer de quatre mille cinq cents francs. Il y a une façon de prendre la vie qui non seulement l’améliore, mais rend possibles les choses impossibles. Je prends pour exemple le service militaire, et mon excuse pour faire ce choix, c’est qu’on a publié une œuvre posthume de Claude Vignon : Soldat ! dont la morale est la même que celle de la Parisienne. Voilà deux jeunes gens qui partent du logis paternel pour passer un an à la caserne. L’un a larmoyé pendant un mois avec sa mère ; il a le cœur gros ; il se trouve mal fagotté dans son uniforme ; ce gros drap le démange, ces souliers lui déchirent le pied, cette musette lui donne l’air d’un mendiant. Il ne peut souffrir l’odeur et la promiscuité de cette chambrée. On l’a obligé de balayer l’escalier. Un an ! il faudra recommencer la même chose tous les jours pendant un an. Ce garçon-là est vraiment à plaindre.

L’autre se dit qu’il a évité l’ancien écueil du collège, qui est l’effémination et l’hébétement. Il a appris le latin et les mathématiques, mais cela ne l’a pas empêché de se signaler au racing club, de monter à cheval, et d’être d’une jolie force à l’escrime. Quand il assiste, au Théâtre-Français, à une représentation du Malade imaginaire, la scène de Thomas Diafoirus perché sur sa chaise comme un benêt ne le fait pas rougir. Il est curieux de savoir s’il y aura dans sa classe beaucoup de garçons aussi délurés que lui. Il le souhaite pour l’honneur du drapeau, qui ne doit pas être tenu par des clampins. Il a déjà paradé dans quelques bals, à demi amusé, à demi ennuyé, et il se demande ce que diraient ses danseuses, si elles le voyaient porter sa charge de bois sur une civière. « Elles se moqueraient de moi, dit-il, si ce sont des mijaurées ; et si ce sont de braves files républicaines, elles se diraient que je sers mon pays comme tous mes camarades, et que je ne rechigne pas plus à la besogne que je ne rechignerai au péril. » Avec ce bon caractère il est le boute-en-train de la compagnie. Tout le monde l’aime, tout le monde l’appelle dans les occasions. Il aide les autres à passer le temps gaîment, et il arrive au bout de son année sans avoir eu un moment d’ennui ou de dégoût. Il sort de la caserne avec un surcroît de force et de bonne humeur, et quinze jours après il est remis à l’étude avec un entrain nouveau. La mauvaise chance aura beaucoup à faire pour s’emparer de celui-là. Il porte en lui son propre bonheur.

Disons, mes amis, de toute la vie, ce que je viens de dire du régiment ; et sachons gré à Claude Vignon, qui a été vaillante dans sa vie et dans ses œuvres, de nous prêcher la bonne humeur et le courage. La Parisienne de Claude Vignon n’est pas cette mièvre créature qui ne pense qu’à ses chiffons et à ce qu’il lui plaît d’appeler les devoirs du monde. C’est la femme que nous avons vue pendant le siège, envoyant son fils et son mari aux remparts, faisant la queue deux heures, avec les pieds dans la neige, pour attendre la ration insuffisante qui empêche sa famille de mourir de faim, et passant le reste de son temps dans les ambulances à faire le métier de sœur de charité.


JULES SIMON.




Ce volume est composé de la Préface des Récits de la Vie Réelle, — lettre à M. Hetzel qui est une sorte de profession de foi littéraire, — et de quatre nouvelles : Un Accident, — Paradis perdu, — La Statue d’Apollon et L’Exemple.





PRÉFACE


DES


RÉCITS DE LA VIE RÉELLE




LETTRE À M. HETZEL


PRÉFACE

DES

RÉCITS DE LA VIE RÉELLE




À M. HETZEL


Voici, monsieur, quelques nouvelles que j’ai écrites à mes heures, lentement, et avec amour, comme un artiste qui caresse son œuvre. Les sujets en sont simples ; j’ai pris ce que la nature m’a donné, sans chercher plus loin. Je ne veux ni dramatiser les situations que le hasard me montre, ni grandir mes types, ni forcer le cri de la passion ou de la douleur ; partout je cherche la note juste, l’expression de la vie elle-même ; et le succès que j’ambitionne, c’est de l’avoir quelquefois rencontrée.

Quoi de plus dramatique souvent que la vérité ? Quoi de plus saisissant que l’écho ou le reflet de la vie palpitante ? Le suprême but de l’art n’est-il pas de la reproduire ? Il a pu vous arriver, comme à moi, de rester plus frappé d’un fait divers que d’un long roman. — C’est qu’à travers les phrases stéréotypées du rédacteur vous aviez senti vibrer les cordes de la vie. Alors, vous vous preniez à rêver longuement, à questionner l’inconnu pour deviner les causes d’un assassinat ou d’un suicide. L’éloquence ne serait-elle pas l’art de faire penser, tout autant que celui de bien dire ?

La plupart de ces histoires sont vraies ; à peine en ai-je transporté la scène d’un lieu à un autre. Quant aux personnages et aux faits, je me suis bornée à les accommoder de manière à ne pas blesser les lois de la délicatesse. Je n’aime point cette mode indiscrète qui, pour mieux arriver au succès, cherche d’abord le scandale, et n’hésite pas à déchirer le voile du foyer, toutes les fois qu’il doit en résulter quelque éclat.

J’intitule le volume : Récits de la Vie réelle. Ce titre, emprunté à cette langue moderne qui torture bien souvent les mots par des accouplements bizarres en leur donnant un sens nouveau, est le meilleur qui me soit venu pour réunir ces simples relations de faits vrais.

N’allez pas croire cependant, je vous prie, que je veuille arborer le drapeau de l’école qu’on est convenu d’appeler réaliste. Cette école a, je ne sais pourquoi, pris à tâche de ne peindre que le côté mauvais, triste ou petit de la nature. Comme si la bonté, le dévouement, la vertu, n’avaient point aussi leur réalité !

Autrefois, on faisait des romans dont les héros impossibles paraissaient marcher sur les nuages, tant ils étaient au-dessus de l’humanité. Aujourd’hui, on cherche, pour les peindre, les types les plus vulgaires ou les plus ignobles. On fait des livres prodigieux qui semblent comme une photographie de la nature même, et ne touchent cependant aucune des cordes nobles du cœur, et ne présentent pas un seul personnage, je ne dirai pas admirable, mais seulement estimable.

Ces livres, si vrais en apparence, sont pourtant essentiellement faux quant au fond, parce qu’ils ne peignent qu’un côté de la réalité : ce côté mauvais dont je vous parlais tout à l’heure.

Allons ! si l’humanité était ce que nous la représentent, avec plus ou moins de talent, ces écrivains, il faudrait que Dieu envoyât un second déluge pour en purger la terre ! — Mais non ; la vérité, c’est que dans le cœur humain se mêlent en diverses proportions les instincts nobles et ignobles, les sentiments purs et pervers. L’homme est à la fois ange et animal : il ne faut pas faire si bon marché de l’ange.

Je ne prêche point, monsieur ; mais je voudrais que toutes les œuvres de l’esprit fussent marquées au coin de la moralité. Par moralité, j’entends l’ensemble des idées et des sentiments qui font triompher le dévouement de l’égoïsme et l’honneur de l’intérêt.

J’appelle un mauvais livre celui qui abaisse l’âme, qui la rapetisse et remue les instincts impurs, haineux, égoïstes ou bas qui gisent comme une lie au fond du cœur humain, bien plus encore que celui qui étale à l’imagination des peintures trop libres. Or, un mauvais livre est une mauvaise action dont la conscience de l’auteur devra répondre devant un tribunal plus haut que la cour d’assises.

Un pauvre fou que j’ai connu disait à un peintre de ses amis : « Je t’en prie, je t’en conjure, fais des bras, des jambes, des torses, des fleurs et des paysages, mais ne fais pas de têtes !… Car, lorsque tu fais une tête, tu crées un type qui se réalisera, et cet être imparfait, ta création, tu seras obligé dans un autre monde de le racheter comme le Christ nous a rachetés. »

Ah ! Gavarni, Daumier, Cham, Grandville ! si vous étiez obligés de répondre devant le Juge éternel des fantasques jeux de vos crayons, de combien de lutins charmants ou grotesques il vous faudrait racheter les malices, les coquetteries ou les balourdises ?…

Je les vois passer en longues farandoles, les enfants terribles et les fleurs animées, les collégiens en vacance et les bourgeois imbéciles, les animaux peints par eux-mêmes et les partageuses…

Mais ne pourrait-on pas dire que l’écrivain qui lance un type dans le domaine de l’idéal est responsable des pensées qu’il aura fait naître, et des copies qui se formeront sur ses modèles ?…

Si l’on, creusait bien cette pensée, on n’oserait plus rien écrire.

Ma préface, monsieur, devient bien ambitieuse pour de pauvres contes qui ne prétendent point du tout à réformer la littérature. Aussi, je m’arrête. Puissent ces récits ne m’être imputés à crime ni dans ce monde ni dans l’autre, et permettez-moi de vous présenter bien humblement mes héros, Anna Bontemps, Adrien Malaret, Lucrezia, madame d’Allibert, Louise Perrinet, Édouard et Mariette, Nicette et François, comme de pauvres humains, plus faibles que coupables, bons quelquefois, aveugles souvent, battus par les passions qui assaillent le cœur de l’homme comme les flots par la tempête, et courant à travers les luttes de la vie à la poursuite du bonheur[1].

La Spouze, septembre 1858.


UN ACCIDENT



UN ACCIDENT




I


La grande porte vitrée qui donnait sur la terrasse du château était ouverte à deux battants et laissait entrer dans le salon les derniers rayons du soleil couchant. On était au mois de juin, et huit heures sonnaient.

En face de la porte, sur la terrasse bordée de balustres, et autour d’une table chargée d’un plateau d’argent et de quelques tasses vides, les hôtes du château étaient réunis et causaient.

Cinq personnes en tout : sept, si l’on veut compter deux enfants qui jouaient à quelque distance du groupe principal.

Vrai ! c’était une de ces réunions de famille comme on les rêve. Deux hommes dans la force de l’âge ; deux femmes, l’une encore belle malgré ses trente-six ans, l’autre plus jeune, et belle aussi d’une beauté frappante et singulière. Un jeune adolescent de seize ans aux traits purs, au menton encore féminin et déjà empreint d’une expression virile. Et les deux enfants ? des têtes d’archanges, des corps de lutins.

Et quel cadre et quel fond pour ce tableau ! Le fond, c’est toute une échappée du parc dessiné à la française, avec ses nappes de gazon, encadrées de plates-bandes diaprées, ses massifs d’arbres centenaires, son bassin de marbre à la gerbe d’eau élancée dont le faîte, aux rayons du soleil couchant, semble un panache de lumière irisée…

Le cadre ? Le grand salon boisé de chêne bruni, tendu de tapisseries-verdures qui figuraient des arbres, des castels, des oiseaux et des fleurs. Beau salon : au fond, une haute cheminée armoriée ; à l’entour, des meubles hollandais à bois incrustés, à sièges en velours d’Utrech rouge ; au centre, une large table de chêne, aux pieds tors, sur laquelle sont épars les livres, les journaux, les ouvrages de femme et les jouets d’enfants. Çà et là, aux parois, des objets d’art, des panoplies d’armes, de grandes plumes de paon qui, agitées par la brise, balançaient dans la pénombre leurs œils aux feux chatoyants ; dans l’embrasure des fenêtres et devant la cheminée, des vases de faïence rare. Enfin, un noble et harmonieux ensemble, semé de ces détails exquis dont la réunion dit la présence d’hommes et de femmes au goût sûr et délicat.

Oui, le bonheur est là dans ce château séculaire, entouré d’une vaste ceinture de fermes, pourvu du luxe aristocratique et du confort bourgeois, habité par ces hôtes qui semblent choisis tant ils ont tous grand air, et chacun visage attachant ou sympathique ; le bonheur tel que la vie terrestre peut le donner, du moins, et l’esprit de l’homme le concevoir.

Et s’il n’est pas là, où donc est-il ?

Le château s’appelle… À quoi bon lui donner un nom qui ne serait pas le véritable ? Il est situé… en Normandie… ou en Bretagne…, mais près de la mer…


II

Le comte Maxence, le baron Gerbault et Fabrice fumaient des cigares. La comtesse parcourait un journal, et, de temps en temps, faisait part à ses hôtes d’une nouvelle, d’un bon mot, ou d’un passage de polémique. La baronne, une Moldave roulée dans un grand burnous blanc, renversée sur son siège et les yeux à l’horizon, portait languissamment, d’une soucoupe à ses lèvres, une fine cigarette russe dont la fumée blanche et ténue, en se jouant dans un rayon de soleil, dessinait des méandres blancs et légers comme des fils de la Vierge.

Parfois la comtesse interrompait sa lecture pour rappeler à la modération les enfants qui jouaient.

« Paul, tu cries trop fort !… Olga, tu vas déchirer ta robe de mousseline aux branches des jasmins de Virginie ! »

Quand son amie prononçait le nom d’Olga, la baronne retournait la tête et semblait, d’un regard, appuyer l’exclamation ou la recommandation ; puis elle rentrait dans son immobilité, écoutant et méditant peut-être les fragments lus par la comtesse, ou bien, comme Mignon, rêvant, les yeux ouverts, de la patrie absente.

Olga, fillette de dix ans, agitait en riant une tête mutine, illuminée de deux grands yeux bistres qui rappelaient l’Orient comme ceux de sa mère. Paul, garçon de douze ans, ressemblait à Fabrice, qui ressemblait au comte son père, — autant que les traits font la ressemblance, — car, pour l’expression du visage, il tenait de sa mère, dont la beauté rayonnait sur son entourage ; dont la tête, couronnée en diadème d’une tresse brune dans laquelle scintillaient quelques fils d’argent, se détachait sur ce soleil couchant, comme celles des saintes de fra Bartholoméo sur un fond d’or.

Mais comment un enfant de douze ans, et même un adolescent de seize, eussent-ils pu ressembler, par l’expression, au comte Maxence, dont le visage, bien que dessiné par des lignes nobles et régulières, avait des plis profonds comme des sillons de douleur ; dont les yeux, creusés dans l’orbite, avaient des regards si divers et si intenses que nul observateur n’en aurait pu définir l’expression ?

Le contraste était bizarre : tandis que sur la douce et sympathique figure de la comtesse il semblait que le ciel eût mis comme le sceau de sa divine paix, ou le bonheur le reflet de sa plénitude, sur celle du comte on eût dit que les passions avaient imprimé leur griffe infernale. Parfois il avait des mouvements de physionomie qui trahissaient une violente agitation d’âme ; parfois, au contraire, il semblait qu’il tirât comme un voile sur son être intérieur et qu’il prît le masque de son rôle social. Alors il adressait à sa femme ou à son fils un mot affectueux ; à son ami le baron une remarque cordiale, ou des réflexions isolées, en apparence incohérentes, qui témoignaient que ces deux hommes vivaient en communauté de sentiments et de pensée.

C’étaient deux amis, en effet, deux amis à l’épreuve. Il semblait que la destinée… ou la Providence eussent pris soin de les lier de liens indissolubles : d’abord, par une camaraderie d’école à Saint-Cyr ; ensuite, par une rencontre sous les armes à l’heure du combat devant Sébastopol. Ce n’eût été rien : mais un jour, à l’assaut, le baron Gerbault était arrivé, comme par miracle, pour faire tomber le bras d’un Russe qui ajustait le comte presque à bout portant. Peu de temps après, la ville prise, le comte Maxence avait arraché aux flammes d’une maison saccagée une jeune fille éperdue, belle à ravir, princesse de son chef, et qui était devenue peu de mois après baronne Gerbault.

Chose rare ! mariés tous deux, car le comte l’était déjà, Gerbault et Maxence restèrent amis. Au retour en France, la jeune baronne fut présentée à la comtesse, plus âgée qu’elle de quelques années, et déjà mère d’un garçonnet de cinq ou six ans. Les deux femmes se plurent, peut-être parce qu’elles étaient différentes.

La Française, cousine du comte son mari, élevée comme le sont chez nous les filles comme il faut, était instruite, active, vigilante, entendue à la vie de famille ; d’ailleurs nature sereine, esprit élevé, cœur noble et pur.

L’étrangère, indolente et distraite, savait surtout se reposer, rêver, recevoir des soins et sourire. Ce n’était point une Orientale ignorante et endormie pourtant, car elle lisait des journées entières des romans et des vers ; car elle avait parfois des mots profonds qui révélaient une âme ardente ; car elle lançait à l’écho, d’une voix vibrante, quelques mesures d’un chant national avec un accent qu’eût envié la Frezzolini ; car, assise au piano, elle improvisait durant des heures entières des mélodies bizarres qui se succédaient et se déroulaient sur les touches d’ivoire comme les vagues de la mer sur les galets brillants.

Peu à peu, et sans parti pris pour ainsi dire, la vie des deux ménages s’était confondue. Le comte Maxence avait le château patrimonial : on s’y réunissait l’été, et on y prolongeait jusqu’en janvier la villégiature. Le baron Gerbault avait un hôtel à Paris : on y venait l’hiver. Bientôt on ne fit plus qu’une seule famille. La comtesse avait pour la baronne une amitié protectrice, presque maternelle.

« Fœdora, » disait-elle volontiers, par allusion au nom de la belle Moldave, et en caressant certains rêves d’avenir ; « Fœdora, c’est comme une enfant de plus dans la maison ; une fille aînée, qui sera un jour la belle-mère de mon fils. »


III


Fabrice se leva, entra dans le salon, prit un pistolet de tir à l’une des panoplies et descendit la grande allée du parc pour aller s’essayer à une cible que l’on voyait de là, comme un disque blanc à travers la verdure.

« Quel charmant garçon, dit le baron, et comme vous êtes heureux, Maxence, d’avoir un fils tel que celui-là : beau, élégant de formes et de manières, et cent fois plus distingué encore par les qualités du cœur et de l’esprit. »

Le comte eut un éclair d’orgueil dans les yeux, mais le visage de la comtesse, surtout, s’illumina d’une joie délicieuse.

« Un fils qui sera le vôtre un jour, » dit-elle à demi-voix, en glissant un regard discret vers la jolie fillette qui jouait avec son second fils quelques pas plus loin.

Soudain l’éclair s’éteignit dans les yeux du comte, les plis de son front s’accentuèrent.

« Ah ! dit-il, n’engageons pas l’avenir…

— Ce n’est que le prévoir, répliqua Gerbault.

— Certes !… mais les enfants pourraient entendre, et… laissons agir le temps et la jeunesse.

— Ils s’aimeront ! » murmura la comtesse avec un adorable sourire de mère, et un signe de tête qui semblait ajouter : « Comment pourrait-il en être autrement ? »

Le comte se leva, et, pour éviter de continuer la conversation sur ce sujet peut-être, entra au salon, y prit une carabine Lefaucheux, redescendit l’allée du parc et rejoignit son fils au tir.

« Oui, reprit le baron Gerbault, ils s’aimeront !… et ce sera un joli couple, ma foi ! »

Foedora détourna la tête, regarda sa fille avec une sorte de tendresse douloureuse, et dit avec un accent qui semblait évoquer le fatum oriental :

« Qui sait ?…

— Sans doute le cœur a d’étranges mystères, ma chère, répliqua Gerbault ; mais il est cependant des espérances que l’on peut concevoir sans folie : quand notre fille aura seize ans, Fabrice la trouvera belle… J’espère qu’il la trouvera aussi bonne, intelligente, sympathique.

— Eh ! qui sait ? répéta Fœdora en regardant la fumée de sa cigarette s’élever capricieuse en hiéroglyphes blancs sur le ciel bleu.

— Qui sait ?… elle vous ressemble ! dit la comtesse.

— Vous trouvez ?… — Heureusement ! »

Cet heureusement fut dit d’un accent profond et froid qui surprit la comtesse.

« Heureusement sans doute, ma chère Fœdora ; oui, elle vous ressemble, et, chose bizarre ! par instants aussi, je trouve qu’elle ressemble à Fabrice ; c’est comme un fugitif reflet entre elle et nos enfants. »

Le sang quitta soudain les joues de la baronne qui devint d’une pâleur de cire.

« Oui, ajouta Gerbault, j’ai saisi quelquefois une sorte de ressemblance dans les jeux de physionomie ; mais cette ressemblance est plus morale que matérielle, si je puis m’exprimer ainsi. L’éducation commune, la réunion dans le même berceau, ont mis leur empreinte sur ces jeunes visages. Et puis notre admirable amie, en élevant notre fille — comme si elle était déjà sienne, — la façonne à son image : elle envoie une émanation de son âme dans ce corps que nous avons formé… »

Le visage d’ordinaire immobile de la belle Moldave prenait, à chaque parole, une expression plus marquée de malaise d’abord, puis d’angoisse. Elle se leva comme le comte s’était levé, dit : « J’ai la migraine, » pour expliquer l’altération de ses traits, et ajouta :

« Pourquoi donc ne pas nous promener, ce soir ?

— Allons voir les tireurs, répondit la comtesse.

— Oh ! oui, maman, et tu permettras que je tire aussi, n’est-ce pas ? » s’écria le jeune garçon qui jouait avec la petite Olga, en saisissant la main droite de sa mère, qui se levait.

Olga courut prendre la gauche, tout naturellement, comme si la comtesse aussi eût été sa mère. Et de fait, quiconque aurait vu ces deux enfants, l’un de douze ans, l’autre de dix, en face l’un de l’autre, et marchant de concert, les eût pris pour frère et sœur.

La baronne rassembla les plis de son burnous, alluma une cigarette nouvelle et prit le bras de son mari.


IV

Fabrice tirait bien. Le comte mieux.

« Ce n’est pas tout, dit-il à son fils, que de savoir se servir des armes de précision perfectionnées. — Va me chercher cette carabine russe qui est dans le trophée de gauche ; celle-là même avec laquelle m’ajustait un Cosaque dans la tranchée de Sébastopol, lorsque Gerbault lui abattit le bras d’un coup de sabre. »

Fabrice remonta vers le château.

« C’est bien, reprit le baron, l’arme la plus pittoresque et la plus mauvaise que l’on puisse voir ! Où l’avait-il prise, ce Cosaque ? Quelque vieille arme historique sans doute, à moins que ce ne soit un échantillon de l’armurerie asiatique.

— D’où qu’elle vienne, fit la comtesse, c’est le plus cher trésor qui soit au logis.

— Est-elle à vous, Gerbault, ou bien me l’avez-vous donnée ? Je ne sais plus, demanda le comte.

— À vous ou à moi, Maxence, qu’importe ? Ce qui est à vous n’est-il pas à moi, et ce qui est à moi n’est-il pas à vous ? »

Il y eut un silence. Le comte ajustait la cible, et ce fut sans doute l’attention qu’il y donnait qui contracta ses traits. Il fit mouche, d’ailleurs.

Fabrice reparut rapportant l’arme, dont, tout en marchant, il étudiait les damasquinages et faisait jouer le chien.

« Elle est rouillée, dit-il.

— Nous la dérouillerons. Donne que je l’essaie, s’écria le baron. J’ai idée qu’elle doit rater misérablement.

— Peut-être, répondit le comte.

— Encore faut-il savoir, Maxence, si je t’ai réellement sauvé la vie en cassant le bras de ce damné Cosaque. »

Gerbault arma la carabine et ajusta la cible. La capsule étincela, mais la balle ne partit pas.

« Vous voyez que depuis douze ans j’usurpe votre reconnaissance, comtesse, s’écria-t-il.

— Eh ! la pauvre carabine poussive, elle était peut-être terrible il y a douze ans, reprit le comte. Donne-la-moi, Gerbault, que j’essaie à mon tour. »

Le comte mit une nouvelle capsule, et la balle alla se loger au cœur de la cible qu’elle perça. Une autre, même succès.

« Cordieu ! mais tu fais mouche à tous coups, Maxence ! »

Les yeux de la belle Moldave brillèrent en se levant vers le comte. Gerbault surprit ce regard. Une ombre — fut-ce même une ombre ? — de jalousie lui passa sur le cœur. Il était amoureux.

Pourtant, il sourit en balbutiant : « Oh ! les femmes ! »

Puis :

« Voyons, que je recommence, » dit-il plus haut.

Il rechargea l’arme et ajusta la cible. Comme la première fois, la capsule seule partit. Rageusement, il recommença, et, pas plus que la première et la seconde fois, la balle ne sortit.

« Cette carabine est ensorcelée !… Passe-moi donc, Maxence, ton Lefaucheux. »

Avec l’arme française, le baron tira huit ou dix coups successivement, dont les traces dessinèrent sur la cible une croix de par Dieu.

« Ah ! s’écria-t-il avec soulagement. Puis se tournant vers sa femme : — Vous voyez, Fœdora, que j’ai encore la main ferme et le coup d’œil sûr !

— Je n’en ai jamais douté. Mais faites-moi donc voir, comte, cette arme ensorcelée ? Eh ! elle est de mon pays !… C’est une arme de luxe et comme j’en ai vu quelquefois aux mains des jeunes nobles Roumains : une arme de chasse.

— Avec laquelle on serait exposé à revenir bredouille un jour d’ouverture !

— Mais, pas du tout, mon cher ! Elle a une rancune contre toi, voilà tout ; tu as tué son maître, et il y a peut-être, en Orient, des carabines qui sont fées ?

— Rancune de fée à part, j’aimerais mieux un fusil français pour tuer des mouettes au vol.

— Eh bien ! veux-tu venir demain sur la falaise Blanche, toi avec une carabine Lefaucheux, et moi avec celle-ci, nous verrons !

— N’allez donc pas sur la falaise Blanche, interrompit la comtesse ; vous savez bien, Gerbault, que les rochers qui la soutiennent sont évidés en dessous, et que tous les jours on signale des éboulements.

— Bah ! on ne s’aventurera pas trop au bord, répliqua Gerbault.

— En chasse on s’oublie, prenez garde. Savez-vous que ce serait une chute de trente pieds de haut sur des récifs ?… Quelle horrible mort !

— Peuh !… soudaine ! » dit le comte, rêveur.


V

On quitta le tir, la petite société se groupa et se prit à errer dans les allées, sans s’éloigner cependant des alentours du château.

Le jour baissait, la lune se levait, et, au reflet du soleil couchant, son disque agrandi semblait d’or.

Entre des charmilles droites passaient, en se donnant le bras, la comtesse et Fabrice, le comte et Fœdora. En avant, le baron marchait seul, portant les armes qu’on avait essayées, les tournant entre ses mains et rêvant.

Les deux enfants jouaient à cache-cache, et de temps en temps un rire argentin détonait au coin des massifs, comme un trille joyeux au milieu d’un andante.

Mais peu à peu les jeux se ralentirent, les cris de surprise et de plaisir devinrent plus rares.

La comtesse et Fabrice furent comme un centre autour duquel les enfants tournaient en se rapprochant toujours. Bientôt ils ne formèrent plus, avec eux, qu’un seul groupe ; puis, comme l’allée était étroite, ils se mêlèrent et se séparèrent tour à tour, riant et causant. Enfin, à cet instant précis du crépuscule où il semble que le silence et le recueillement se font dans la nature entière, Olga et Fabrice se trouvèrent, bras dessus bras dessous, derrière la comtesse qui avait pris la main de son plus jeune fils, et en avant du comte et de Fœdora.

La baronne, en les voyant ainsi, eut un frémissement rapide, et, sans parler, indiqua d’un regard éloquent, au comte, le groupe adolescent.

« Fabrice partira pour Saint-Cyr dès qu’il sera bachelier, répondit le comte, qui avait compris, sans doute, le regard douloureux et effaré de sa compagne. Une fois sous-lieutenant, il suivra son régiment…, et pendant ce temps-là Olga grandira : nous la marierons vite…

— Ah ! Maxence ! quelle situation est la nôtre ! murmura la belle Moldave à voix basse et émue, en pressant le bras du comte… Que d’angoisses, de mensonges, d’épouvantables rêves !…

— Laissons cela !… N’éveillons pas les fantômes !… Ce qui est fait est fait…, et je ne regrette rien ; car je t’aime, Fœdora, plus aujourd’hui qu’hier…, toujours plus…, et j’en deviendrai fou !

— Tais-toi ! s’écria la baronne avec effroi…, le vent du soir porte la voix… et, derrière ces charmilles peut-être…

— Là ?… Non, ne crains rien… ; ils sont en avant. Je me tairai, pourtant ; mais donne-moi tes lèvres : il fait nuit ! »

Ils se penchèrent dans l’ombre, échangèrent un baiser long et silencieux, puis ivres, se serrant les mains, cheminèrent à la suite de la comtesse et des enfants vers le château.

Pourtant tous deux frémissaient de temps en temps et se disaient, par de muettes étreintes, et leurs obsessions douloureuses, et leurs remords, et leurs terreurs en même temps que leur fatale passion.

« Ah ! quelle sera la fin ? murmura Fœdora après un silence.

— Qu’importe ?… Le présent, c’est l’amour…, et voilà onze années qu’il dure : onze années !… Olga en est le vivant témoignage ; c’est tout ce que je sais, tout ce que je veux savoir. À tout le reste je ferme mon cœur et ma pensée. Eh ! que m’importe l’échéance ? Elle sera effroyable, peut-être… Eh bien !… attendons-la… Tu ne m’aimes donc plus, Fœdora, que tu as honte et que tu as peur ?

— Ne plus t’aimer ? Ah ! Dieu ! ce serait là le plus terrible des malheurs !… Ne plus t’aimer ?… et au réveil de cette ivresse qui dure depuis onze ans…, depuis toute ma vie de femme, qu’est-ce donc que je deviendrais ? Où me prendre ?… Non ! non ! nous ne pouvons pas ne plus nous aimer !

— Alors, chut… Silence aux remords, encore une fois ! Paix aux fantômes ! Oublions…

— Oublions !… » répéta Fœdora d’une voix mourante, comme un écho.

Une étreinte acheva leur pensée ; puis ils marchèrent en silence, lentement, pour laisser s’allonger la distance qui les séparait de Fabrice et d’Olga, de la comtesse et de Gerbault.

Gerbault avait atteint le château, sans doute, car on ne le distinguait plus en avant.

L’air était doux et chargé des parfums enivrants des tilleuls en fleurs. Les dernières lueurs du jour, mêlées au clair de lune, formaient une atmosphère étrange, une sorte d’ombre transparente dans laquelle les êtres vivants semblaient se mouvoir comme des ombres.

Tout conviait les amants à s’isoler du reste du monde, à se croire enlevés dans le pays des rêves. Peu à peu, en effet, ils oublièrent le passé coupable et l’avenir menaçant, car les traits contractés du comte se détendirent, je ne sais quel assouplissement fit fléchir les membres de Fœdora tout à l’heure nerveusement raidis et répandit sur son visage une expression de délirante extase. Elle s’inclina sur l’épaule du comte dont les bras lui soutenaient la taille. Telle la vigne s’enlace à l’ormeau. Et tous deux, laissant courir à travers les champs infinis de la pensée leur imagination enivrée, cheminèrent sans parler, écoutant le bruit de leurs pas sur le sable, ou la voix de l’amour qui chantait en leurs cœurs.

« Je me souviens, Fœdora, du jour où je te trouvai seule et affolée de peur dans ta maison déserte… Ô Dieu ! que tu étais jolie, et que tes bras tremblants s’attachaient bien à moi ! dit enfin le comte. C’est de ce jour-là que je t’aime.

— Et pourquoi, alors, m’avoir mariée à… ton ami ?

— Mariée ?… Est-ce donc moi ?… Moi, je n’ai rien dit ; j’ai laissé faire ; qu’eussé-je dit ? N’étais-je pas marié moi-même ? Je n’osais alors t’espérer pour maîtresse ! Que dis-je ? Alors, je ne m’avouais pas seulement le sentiment que je ressentais ! Gerbault t’aima. Il était libre, lui, et pouvait t’aimer, se l’avouer, le dire à la terre entière, le prouver en t’épousant. Je m’imaginais que je serais votre frère à tous deux.

— Oui…, c’est vrai… Alors, jamais un mot de toi n’était venu troubler ma paix… Quand nous arrivâmes en France, tu me conduisis à ta femme, et moi aussi je crus que je serais sa sœur… »

Soudain les amants s’arrêtèrent. Tout en marchant devant eux sans rien voir, ils avaient atteint un bosquet dont la vue les fit tressaillir.

« Ah ! s’écria Fœdora, ce bosquet ! C’est là…

— Oui, reprit le comte, c’est là que nos yeux se sont rencontrés…, un jour…, nous révélant soudain… en une seconde… le secret de nos âmes !… et, ce regard échangé, nous fûmes perdus… Oh ! le regard…, c’en fut un semblable sans doute qui perdit Francesca et Paolo… quand ils quittèrent des yeux le livre fatal. »


VI

« Fœdora, s’écria la comtesse, qui tout à coup se retourna, voyez donc la merveilleuse soirée ! Regardez ce ciel ! Respirez cet air parfumé, et vous qui vous impressionnez si vivement des choses extérieures, malgré votre apparente impassibilité, chantez ! chantez comme vous savez chanter quand vous voulez : avec votre âme. Vous me ferez rêver du paradis. »

Fœdora chanta. Jamais elle ne se faisait prier. Le chant s’exhalait de ses lèvres comme le parfum de la corolle des fleurs. En ce moment, d’ailleurs, elle avait besoin de donner l’essor au trop-plein de son ivresse, et sa voix sortit vibrante comme un son d’harmonica, pénétrante comme l’odeur des tilleuls. Elle chantait en marchant, toujours appuyée sur le bras du comte, qui avait de folles envies d’étreindre cette taille flexible, d’enlever sa maîtresse et l’emporter… où ?… plus loin !… encore plus loin ! au delà de l’horizon.

Bientôt les trois groupes, la comtesse et Paul, Fabrice et Olga, Fœdora et le comte, atteignirent la terrasse. Gerbault y était depuis un moment, incertain de savoir s’il devait redescendre au parc ou bien attendre les promeneurs qui s’avançaient lentement vers le château. En entendant la première note lancée par sa femme, il s’arrêta, s’assit sur la main courante des balustres, dans une encoignure, s’accouda sur un vase d’où s’échappaient des lianes touffues de géranium-lierre, pour écouter.

Il aimait la musique et il aimait sa femme. Chaque phrase de chant, en lui entrant dans l’âme, y éveillait des rêves radieux et de délicieux souvenirs.

Tous demeurèrent un moment sur la terrasse, debout, écoutant l’enchantement ; puis, lorsque la dernière note mourut à l’écho, la comtesse rentra suivie de Fabrice, traversa le salon faiblement éclairé, ouvrit une porte, souleva une lourde portière de velours qui laissa voir, comme un fanal, la lumière plus éclatante d’un salon voisin où, d’ordinaire, on passait en famille les dernières heures de la soirée. Les enfants traversèrent en courant et disparurent à sa suite. Dans la même direction, mais sans hâte, marchaient le comte et Fœdora, encore enivrés.

Elle allait donc finir, cette heure délicieuse !… à quelques pas de là, autour d’un guéridon et sous une lampe coiffée de son abat-jour, la réalité allait les ressaisir, et les mille incidents de la vie commune les réveiller de leur extase…

Oui, sans hâte, ils marchaient ; on eût dit qu’ils faisaient avec regret chacun des pas qui séparaient la terrasse inondée du clair de lune de la porte d’où s’échappaient, en même temps que les rayons rouges de la lumière des lampes, les rires enfantins, les remontrances maternelles, et qu’ils eussent voulu plus grande encore cette vaste pièce intermédiaire qu’une lueur discrète éclairait juste assez pour rendre les pénombres transparentes, détacher les personnes des choses et projeter mollement les ombres des objets sur les tapisseries des panneaux.

Gerbault, à son tour, quitta l’encoignure où il s’était blotti sur la terrasse, et, comme entraîné à leur suite, mais lentement aussi, tant il était encore sous le charme, entra dans le grand salon.

La blanche silhouette de Fœdora se profila sur le velours sombre de la portière ; sa main fine en effleura les plis… Avant qu’elle ne la soulevât, le comte lui pressa la taille d’une dernière étreinte. Leurs regards se rencontrèrent dans le rayon qui passait entre les draperies et traversait l’ombre d’un jet lumineux ; par un mouvement subit et simultané, tous deux ouvrirent les bras et tendirent les lèvres…

Ce fut un baiser où passa toute leur âme…, un baiser qui disait tout, avec une terrible éloquence : la séduction, les remords, la passion plus forte que la honte, l’enivrement dans le crime…


VII

Tout à coup…, grand Dieu !… fut-ce la durée d’un éclair ou celle d’un coup de foudre ? une seconde !… rien… Assez pour l’écroulement d’un monde !

En relevant la tête et tandis que Fœdora passait, le comte Maxence vit en face de lui Gerbault…, Gerbault transfiguré par la surprise, la haine et le désespoir.

D’un mouvement plus prompt que la pensée, il couvrit de son corps comme d’un bouclier sa maîtresse qui n’avait rien vu, la poussa dans le petit salon, ferma la porte et se mit devant.

Gerbault, stupéfait, paralysé, étourdi de douleur, demeura un moment immobile et muet.

« Misérable ! » s’écria-t-il enfin.

Et d’un bond il sauta à la gorge de Maxence.

« Oui, répondit le comte sourdement : misérable ! — Eh bien ! tue !… mais pas de bruit : il y a là des femmes, des enfants !

— Des femmes ?… tes femmes !… des enfants ?… tes enfants ! » balbutia Gerbault, toujours étranglé par la plus épouvantable des colères humaines.

Il y eut un silence : les bouillonnements du sang soulevé étouffaient Gerbault, faisaient passer devant ses yeux des nuages rouges, dans ses oreilles des bruits semblables à ceux de la mer et des vents déchaînés. En même temps un tremblement convulsif agitait ses membres. Il était sans forces ; il ne pouvait ni marcher, ni crier, ni tuer son homme qui, pâle, immobile et glacé, mais ferme, attendait.

Ce fut Maxence qui parla le premier.

« Cette heure devait venir, dit-il enfin. Il y a dix ans que je compte avec elle et avec ta vengeance. Je n’ai rien à dire pour me défendre. As-tu connu la passion ? Si tu l’as connue, tu sais qu’elle n’a d’autre excuse qu’elle-même. Si tu l’ignores, mon infamie seule subsiste : exécute le coupable, mais ne le juge pas. »

Gerbault tenait toujours le comte par la cravate, d’une main crispée et convulsive. Il le lâcha enfin et recula de quelques pas en chancelant et en rugissant.

Maxence, à son tour, saisit Gerbault et l’entraîna vers le centre du salon.

« Voici des armes, dit-il en montrant les carabines qui gisaient sur la table ; et il y a des armes blanches à ces panoplies : les armes blanches ne font pas de bruit. »

Gerbault sauta comme une bête fauve sur la carabine Lefaucheux, sur les cartouches qui étaient auprès, la chargea, l’arma en un instant et fondit sur le comte.

Le tuer à distance : non ! il n’y pensa pas. On eût dit qu’il voulait user de son arme à feu comme d’un poignard, et fouiller, du bout du canon, le cœur de son ennemi.

« On entendra la détonation, on viendra, » dit froidement Maxence.

L’arme tomba des mains du baron, comme si ces paroles eussent été une douche jetée sur son aveugle fureur.

« Non, murmura-t-il, je ne te tuerai point ainsi : défends-toi.

— Jamais.

— Eh ! d’ailleurs, que m’importe ? tout ton sang laverait-il l’affront ? effacerait-il la souillure ? Ta mort, enfin, ferait-elle que ce qui a été ne soit point ? Je pourrais t’anéantir que cela ne satisferait à rien. Il me faut plus…, non seulement ta vie…, mais encore celle de… la femme…, de l’enfant… Puis la mienne après !

— Sortons, » dit le comte en entraînant Gerbault vers le parc.

Tous deux s’éloignèrent rapidement du château et gagnèrent, de l’autre côté des quinconces, une salle de verdure, celle-là même où, une heure auparavant, les amants se rappelaient, enivrés, leur premier regard coupable.

La marche et la fraîcheur de l’air firent tomber l’exaltation de Gerbault, arrêtèrent l’effervescence de son cerveau et l’ébullition de son sang. Soudain, toutes les colères, tous les appétits de vengeance qui se pressaient à la fois dans sa pensée en feu s’éteignirent. Il devint stupide comme s’il eût été terrassé d’un coup de massue sur la tête.

Les douleurs aiguës et subites ont de ces alternatives. À la fureur du premier moment succède l’anéantissement du second. La douleur, la vraie douleur, celle qui se traduit par des cris, des imprécations ou des larmes, vient après.

« Depuis que je prévois cette échéance de mon criminel bonheur, dit le comte, j’ai pensé aux conséquences. Tout ce que j’ai souhaité, c’est d’avoir le temps de vous faire entendre qu’il ne faudrait ni flétrir des cœurs purs, ni empoisonner des existences innocentes, ni donner en spectacle au monde le déshonneur et la ruine de nos deux familles : exécutez-moi donc sans scandale.

— Sans scandale ! sans scandale !… ainsi vous voudriez encore abriter votre infamie sous ma miséricorde…, sauver l’honneur de votre… maîtresse !… et laisser à votre fils le droit d’épouser sa sœur !

— Quand vous m’aurez tué, et faites vite maintenant. Faites vite ! car, le réveil venu, j’ai soif de la mort !… comme de l’expiation ou de l’oubli…, de l’enfer ou du néant. — Quand vous m’aurez tué, vous dis-je, une révolution se fera en vous. Le sang apaise. Et vous vous trouverez le courage et la raison d’un sage. Vous enverrez sans rien dire Fœdora et sa fille à cinq cents lieues de vous ! J’ai assuré leur existence.

— Encore une fois, je ne vous tuerai point. Battons-nous.

— Encore une fois, non !

— Alors ?

— Je serai le juge et l’exécuteur. Allez-vous-en, allez-vous-en à travers la campagne. Apaisez par la fatigue les bouillonnements de la colère humaine… Tout à l’heure…, à l’aube…, justice sera faite. On trouvera ici ou là mon cadavre. J’aurai péri par accident. »

Gerbault demeura un moment muet et absorbé par une délibération solennelle ; frappé d’effroi, inquiet comme le lion blessé à qui la vengeance échappe, épouvanté comme le juge qui vient d’envoyer une sentence au bourreau. Tout à coup :

« Oui !… et ils pleureraient ! s’écria-t-il ; et ils se rouleraient de désespoir… tous… et je les verrais, éperdus de douleur, se jeter sur le cadavre de leur époux et de leur père…, car vous avez une femme et des enfants, vous !… »

À cette pensée la poitrine de Gerbault se déchira, un cri rauque et sauvage s’en échappa ; puis des sanglots, des rugissements, tous les éclats du désespoir et de la rage. Enfin les larmes vinrent. Oui, devant l’homme qui l’avait épouvantablement trahi, Gerbault pleura !

Le comte… — Que pouvait-il dire ? que pouvait-il faire ? — Le comte laissa éclater cette explosion de douleur. Puis :

« Adieu, Gerbault, dit-il. À cette heure suprême, je ne sais rien ajouter ; il n’est point d’expression qui rende mes mortels regrets. Mais que nous parle-t-on du libre arbitre ?… L’homme est le jouet de ses passions. Voilà l’horrible vérité. Ainsi je vous ai fait le plus grand mal qu’un homme puisse faire à un autre, et cependant…, s’il est un Dieu là-haut, il sait que j’étais votre ami !… Quelle puissance railleuse gouverne nos destinées ?… Ô misère ! j’aurais donné ma vie pour sauver la vôtre, et je n’ai pu résister à ma passion… Adieu !… soyez miséricordieux… pour ceux qui vont survivre ! »

Le comte s’éloigna. Gerbault, toujours en proie à la crise aiguë du désespoir, demeura là, écrasé de malheur, criant et pleurant.


VIII

Combien de temps y demeura-t-il ? Et qui pourrait dire l’effondrement qui se faisait dans son âme et les alternatives qui s’y succédaient ?

Tantôt l’effervescence de la colère lui faisait trouver toutes les expiations insuffisantes, toutes les vengeances incomplètes. Tantôt, par l’excès même du désespoir, il se demandait à quoi bon du sang ?

Il se demandait à quoi bon du sang, et ce que la mort de Maxence et même celle de Fœdora, et même celle de l’enfant, changeraient à l’absolu de son malheur.


« Le sang lave les outrages, » lui criait la voix de la nature exaspérée.

« Le sang tache et ne lave rien, » lui répondait la raison révoltée, mais pourtant clairvoyante.

« Ce monstre, ton ami, ton frère, t’a déshonoré. »

« Il n’est au pouvoir d’aucun homme d’en déshonorer un autre. On ne déshonore que soi-même. C’est Maxence qui, en trahissant l’amitié, s’est déshonoré. »

« Oui, mais il t’a volé le cœur de ta femme que tu aimais comme une maîtresse adorée… »


Et soudain toutes les fureurs jalouses du sang et des nerfs le secouèrent et le tordirent. Il rugit pantelant comme une bête fauve.


« Puisque tu l’aimais ainsi, es-tu bien sûr que si elle eût été la femme d’un autre…, la sienne ! tu ne l’aurais pas désirée ? Il y a des femmes qui inspirent un noble et pur amour…, qui impriment le respect… comme la sienne… D’autres, le désir…, un désir fou, brutal, inextinguible…, comme Fœdora.

« Par son infamie, j’ai serré avec transport dans mes bras un enfant dont je n’étais pas le père… J’ai couvert de baisers le fruit d’un amour adultère…

« C’est horrible !… mais l’enfant est-il impur parce qu’il est né d’un commerce qui t’offense ? Est-il coupable ?… Si tu l’as aimé comme le tien, il t’aimait comme son père, lui, avec son petit cœur tendre et innocent.

« Et cette misérable femme qui t’ouvrait ses bras avec transport, et qui était à un autre !… et qui te mentait à toute heure… et qui, sans nul doute, te souhaitait la mort en t’embrassant !

« Ah ! certes !… frappe-la, étouffe-la, l’infâme !… mais pas avant d’avoir égorgé son corrupteur !… »


Et tout à coup une tentation le prit, soudaine et toute puissante : tuer Maxence, traîner son cadavre dans le château, jusqu’à la chambre où dormaient Fœdora et sa fille ; le jeter en travers du lit de l’épouse adultère, puis apporter, à l’entour de ce nid de serpents, de la paille, des fagots, du bois sec, et allumer un bûcher formidable.

L’incendie grandirait pendant le sommeil des gens, étoufferait les monstres avant qu’on eût donné l’alarme…

Et lui ?… lui, de la terrasse, assis sur ces mêmes balustres, accoudé dans cette même encoignure d’où, quelques heures auparavant, ravi, en extase, il écoutait chanter Fœdora, il regarderait les flammes s’élever…, sortir par les fenêtres, — dont les vitres voleraient en éclats, — lécher les murailles, gagner la toiture… Peut-être alors que Fœdora éperdue apparaîtrait au milieu d’un tourbillon de fumée, appelant au secours…, que l’enfant pousserait des cris déchirants en courant, çà et là, au milieu de l’incendie…

Il laisserait s’accomplir l’œuvre de vengeance, puis, le dernier râle entendu, à son tour il se précipiterait en hécatombe.


La lune était couchée ; les hautes murailles du château se profilaient en noir sur le ciel sombre. Gerbault, les yeux fixes, l’imagination enfiévrée, regardait et tremblait.

Quelle fascination éclairait pour lui cette masse d’ombre et la lui montrait flamboyante ? Quel tentateur lui soufflait à l’oreille : « Va…, la nuit s’avance… C’est l’heure…, cherche ton ennemi… »

Oh ! ces flammes !… il les voyait s’irradiant et sifflant tandis que les poutres craquaient, lançant des jets bleus, rouges, verts.

Et il haletait en tournant dans la salle de verdure.

Où était Maxence ?

Oh ! s’il eût été là !

Mais il était parti, mais il fallait le chercher…

Et pourquoi donc, alors, ne l’avoir pas tué quand il offrait sa poitrine et montrait les armes toutes prêtes ?

Pourquoi ?

Quelle puissance avait arrêté Gerbault pour lui crier, à l’heure même de la fureur aveugle, qu’on ne tuait pas un homme désarmé ?

Il sortit de la salle de verdure et erra dans le parc, décrivant à l’entour du château des lignes de circonvallation qui se rapprochaient peu à peu.

Où était Maxence ?

Oh ! s’il eût été là !…

Mais il était là.

Là, dans le château, car sa fenêtre était éclairée, — sa fenêtre seule parmi toutes les autres.

Tout dormait dans le repaire, hormis le loup. Un éclair passa dans les yeux de Gerbault : oh ! comme la tentation devint plus intense !

Mais : « Que fait-il en ce moment, le malheureux ? se demanda-t-il en se souvenant des dernières paroles de Maxence. — Son testament, peut-être… » Et tout à coup, était-ce le froid du matin ? — un frisson lui parcourut les membres. Prêt à s’élancer, il s’arrêta et fit quelques pas en arrière, s’appuya contre un arbre et demeura stupide, les yeux fixés sur cette fenêtre éclairée.

Trois heures sonnèrent, l’aube parut, le coq chanta, le ciel blanchit à l’orient…, la fenêtre de Maxence s’éteignit…

Grand Dieu ?

Je ne sais quelle terreur, quelle angoisse saisirent Gerbault qui pâlit et chancela. Le comte n’avait-il pas dit : « Le jour ne me reverra pas vivant ? »


IX

Il était là encore, ou non loin de là, sur un banc, abruti de douleur et de fatigue, brisé, demi-fou, lorsqu’un domestique, après l’avoir appelé plusieurs fois, lui heurta l’épaule.

« Monsieur ! — M. le comte est parti pour aller sur la falaise. Il m’a dit de rappeler à Monsieur le baron le pari fait hier au tir.

— Hein ?

— Et de le prier de prendre sur la table du grand salon la carabine Lefaucheux et le paquet de cartouches cachetées. »

Le baron sursauta. Ses yeux atones s’ouvrirent grands et hagards.

« Ah !… dit-il, le comte est ?…

— M. le comte est sur la falaise, » répondit le valet en s’inclinant.


Ainsi c’en était fait ! Ces simples paroles d’un domestique impassible venaient d’apprendre à Gerbault que la justice avait eu son cours.

Il se leva raide et, effaré, regarda autour de lui en se demandant s’il ne s’éveillait pas d’un horrible cauchemar ; puis il fut pris du besoin de s’enfuir, comme s’il eût été chargé du crime de Caïn ; enfin il rentra en possession de lui-même et de l’épouvantable vérité.

Il alla au salon, trouva sur la table, bien en vue, la carabine et le paquet cacheté. Il les prit et s’éloigna, sans rien dire, dans la direction de la mer.

Chemin faisant, il décacheta le paquet. Entre les cartouches il y avait une lettre, elle portait pour suscription :

« À Gerbault, avec prière de lire seulement après m’avoir trouvé. »


X

Splendide matinée ! Le soleil, sortant de la ligne d’horizon éblouissant comme le bouquet d’un feu d’artifice aux mille fusées, semblait éveiller la nature par l’allegro d’une fanfare. Tous les oiseaux chantaient, toutes les gouttes de rosée étincelaient, et, à travers les branches ensoleillées, bruissait la brise de mer aux capiteux parfums.

Gerbault marchait morne et fiévreux ; il aurait voulu ne point voir, ne pas entendre, ne pas sentir, il aurait voulu ne jamais arriver… Et pourtant… une invincible fascination l’attirait.

Le chemin creux, comme un long serpent, côtoyait les champs, les prés, les bouquets de bois ; il était bordé d’une double rangée de grands ormes au travers desquels passaient, de distance en distance, des rayons de soleil empourprés. Sur les talus grimpaient le lierre et les liserons, et fleurissaient les marguerites, les boutons d’or et les campanules… Sur la chaussée de sable humide, ça et là, on voyait les traces fraîches du passage des chevaux, des moutons et des bœufs, puis l’empreinte des sabots du bouvier. Tout à coup, Gerbault s’arrêta court devant celle d’un pied cambré et d’une botte fine.

« Il avait passé là. »

Gerbault reprit sa route, plus abattu, plus abasourdi par l’ivresse du malheur.

Bientôt le chemin creux rejoignit le niveau des terres, et les arbres qui le bordaient cessèrent. Un gazon fin et dru, semé de fleurettes naines qui couvraient l’espace environnant comme d’un tapis grisâtre, succéda aux herbes folles du talus et annonça le voisinage de la mer. Le chemin devint sentier et les falaises commencèrent.

Il monta, monta, sans reprendre haleine. En haut, à la crête des échancrures qui dominent la mer et se découpent à cru sur le ciel, là où jamais on ne s’avance, de peur que le sol évidé en dessous ne se dérobe, la lisière frangée de gazon semblait fraîchement effritée : quelques mottes étaient éboulées… Oh ! rien ! une touffe d’herbe, une poignée de thym : voilà tout !

« C’est là…, » se dit Gerbault tremblant.

Il s’avança, se pencha, et vit le comte en bas, mort, la carabine au poing et le crâne ouvert.

« Mon Dieu ! dit-il, je suis vengé… »

Ce fut son premier cri, son seul cri. Puis, anéanti, il s’assit dans un pli de falaise et ouvrit la lettre de Maxence.


« N’est-ce pas, Gerbault, disait celui-ci, qu’en face de la mort les proportions des offenses et les rapports des choses changent ? De quelle soif de vengeance n’étais-tu pas altéré ? Toutes les hécatombes que tu pouvais rêver n’étaient rien ; il te fallait plus que le possible. Eh bien ! voici cette poussière qui, vivante, t’a si mortellement outragé ! Où est l’outrage ? et que te faut-il encore !

« Tu cherches et ne trouves qu’un irréparable malheur. Tu t’interroges, et, loin de souhaiter d’autres victimes expiatoires, je te vois en face de mon cadavre reculer épouvanté. C’est qu’au-devant de la mort et de l’éternité, — ou du néant, — les plus terribles passions s’évanouissent… Que sont-elles ?… et que sommes-nous ?

« Écoute ! car à cette heure je le sens, — je le sais ! — la haine et la colère s’éteignent et laissent parler en toi la surhumaine impartialité. Écoute… : l’ignorance des innocents doit être sacrée.

« Sois assez grand pour ne pas livrer l’honneur de deux familles à la malignité publique. Songe que je suis mort sans dire un adieu à personne…, ni à une épouse admirable…, ni à deux fils adorés, ni… à elle !… Et, cela, c’était bien plus difficile que de m’envoyer une balle dans la tête au bord d’un précipice.

« Eh bien ! retourne au château, et raconte comment, en tirant une mouette, le pied m’a manqué ; comment je me suis brisé le crâne en tombant. Et… quand tu les verras… tous… pleurer…, crier…, se tordre…, détourne-toi sans me trahir !

« Adieu ! »


Gerbault laissa tomber la lettre sur ses genoux, accablé, abruti, ne sachant plus s’il devenait fou et si c’était son imagination déchaînée qui roulait dans ces abîmes du vertige, ou bien si vraiment de telles choses arrivaient, à des hommes, sur la terre ?

Mais le corps de Maxence était là, rompu, défiguré : Du haut de la falaise, Gerbault le voyait. C’était donc vrai ?

Une sorte de fascination cruelle rivait ses yeux atones à ce cadavre. Se repaissait-il de vengeance ? S’excitait-il à la pitié ? Demeurait-il glacé d’épouvante, en face du rictus de son ennemi mort ?

Ou bien, mesurant les proportions de nos passions éphémères avec l’éternité, sondait-il les mystères de « par delà » en redisant le monologue d’Hamlet.

Il relut la lettre et retomba dans une

absorption profonde, semblant interroger le mort, puis s’interroger lui-même

. . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

Et le soleil montait à l’horizon, et l’on entendait s’accentuant davantage, d’instant en instant, les mille bruits de la vie…, et, tout à l’heure, un pâtre ou un voyageur passant sur le sommet de la falaise, ou des pêcheurs s’aventurant au travers des récifs pour chercher des coquillages, allaient voir — en bas le cadavre du comte ; — en haut, lui, Gerbault, sinistre, hagard.

Il fallait prendre un parti. L’inexorable nécessité commandait… — Et quoi faire ?… et quoi dire ?… et quoi feindre ?…

Une fois encore il relut les dernières lignes de la lettre de Maxence :


« … Retourne au château, et raconte comment, en tirant une mouette, le pied m’a manqué ; comment je me suis brisé le crâne en tombant… Et… quand tu les verras tous pleurer…, crier…, se tordre…, détourne-toi sans me trahir ! »

« Non !… se dit-il enfin !… ce que tu me demandes, Maxence, est au-dessus des forces humaines. — Et la passion donc ?… et les nerfs ? et le sang ?… les comptes-tu pour rien, toi qu’ils ont conduit au crime de Judas ? — Ou bien, parce que je ne t’ai pas volé ta femme, moi…, me prends-tu pour une statue ?… parce que tu ne m’as plus laissé ici-bas rien à aimer, rien à estimer, rien à croire, me penses-tu hors de l’humanité ? au-dessus… ou au-dessous ?… Retourner… là-bas… leur dire… et les voir ?… les entendre ?… non ! non ! non ! Vivre désespéré, mais silencieux et résigné ? Ah ! c’est trop !… trop me demander, Maxence !… Mais, attends… Les morts, eux, sont de marbre, et gardent les secrets… Le premier passant fera ce que tu osais espérer de moi ! »

Gerbault se leva, regarda aux alentours pour bien s’assurer que nul ne le voyait, s’avança au bord de la falaise, sentit sous son poids la terre fléchissante, arma sa carabine, lâcha la détente en frappant du pied… et roula près du comte.

« C’est un horrible accident, disait-on partout, le lendemain, — un affreux désastre ! Ils ont péri tous deux, l’un voulant sauver l’autre : le comte le premier, le baron ensuite… Ah !

c’étaient deux amis, ceux-là ![2] »


PARADIS PERDU



PARADIS PERDU




Les hommes, en général, sont tous bêtes ; et moi, particulièrement, je suis un grand sot ! dit l’avocat général en fermant brusquement la Revue où il venait de lire des vers d’Alfred de Musset. Ainsi, voilà ce qui m’est arrivé…

— Cela promet d’être piquant, interrompit une jeune femme, tandis que la partie masculine de l’assemblée s’inclinait en souriant.

— Piquant ? hum !… c’est singulier, peut-être, et pour moi, c’est triste !… On les a répétés bien souvent, ces vers du Dante, qui disent que rien n’est pénible comme de se souvenir du temps heureux dans la douleur !

— Oh ! vous n’êtes pas bien malheureux, j’espère ? dit la marquise.

— C’est un malheur, madame, que l’absence du bonheur quand on y a goûté… Et puis, je suis vieux, c’est-à-dire que la belle fée de la jeunesse, de la poésie et de l’amour s’est envolée d’auprès de moi en me faisant le signe de l’éternel adieu… Et le bonheur, n’est-ce pas avant tout la jeunesse ?… La jeunesse ! mot magique ! qui évoque un monde de joies à jamais perdues… Ah ! pour retrouver un de ces jours bénis, je donnerais tout ce qui me reste de vie…, je jetterais mon avenir entier comme une guenille… Nous sommes ici trois ou quatre personnes ayant passé le bel âge de la vie. Eh bien ! je parierais qu’à l’évocation rapide de quelques souvenirs, toutes diraient comme moi ! »

Personne ne répondit.

« Contez-nous votre histoire, » reprit la marquise, après un court moment de silence.

C’était à Blois, dans le salon de la vieille marquise d’Andaye, et au milieu d’un cercle d’une dizaine de personnes, que l’avocat général Martimont venait de laisser échapper ces paroles. Ce cercle intime se réunissait régulièrement tous les soirs dans le même salon. On jouait, on causait, parfois même on lisait. L’avocat général était un des habitués les plus assidus et l’un des meilleurs causeurs. Il avait ce qu’on appelle « un certain âge ; » mais sa belle figure portait bien les années.

« Eh bien donc, dit-il, voici mon roman :


J’avais vingt ans lorsque mon père m’envoya terminer mon droit à Paris. Je venais de faire deux ans d’études à Poitiers, et Paris m’apparaissait comme le paradis.

Dans ce temps-là, les chemins de fer n’existaient point, et les diligences n’étaient pas encore arrivées à leur dernier perfectionnement. Aussi la capitale, moins connue, devenait-elle pour les provinciaux une sorte de ville enchantée. On n’avait pas déjeuné à Angoulême et dîné à Paris le même jour ; mais, en partant d’Angoulême comme je fis un mercredi matin, on arrivait rue Notre-Dame-des-Victoires, dans la cour des Messageries royales, le samedi vers midi.

J’ai dit que j’étais parti d’Angoulême parce que je venais de chez mon père, où j’avais passé les vacances, après ma seconde année de droit. Mon père ne pouvait souffrir l’idée de me voir aller affronter les dangers de la vie parisienne. — « Vie de perdition ! » s’écriait-il ; — car lui aussi il avait fait son droit dans le quartier Latin. Mais je travaillai tant et si bien à lui persuader que je deviendrais un grand homme plus tard, et que, présentement, je mènerais une vie d’anachorète, qu’il consentit à me laisser partir, quand j’eus fait le serment de revenir aux vacances suivantes avec mon diplôme, et sans dettes !

Sans dettes !… je tins ma parole pourtant ! Et voulez-vous savoir à combien se montait ma pension mensuelle ? — Soixante-douze francs tout secs !

Mais avec quelle joie je montai sur l’impériale de la diligence ! Comme je dis de bon cœur adieu à Beaulieu et à Lhoumeau ! Comme en traversant Poitiers je plaignais mes pauvres camarades qui ne pouvaient quitter les bords du Clain pour ceux de la Seine !…

Mes soixante-douze francs, en écus de six livres, accompagnaient de leur son argentin chaque cahot de la lourde voiture, et au son de cette musique, qui chantait l’espérance et la liberté, je me laissais bercer des songes les plus enivrants. Les jurements des postillons me semblaient mots d’amour, et j’aurais de bon cœur embrassé les chevaux frais à chaque relais.

Quand on montait une côte à pied, je courais en avant, comme si j’avais pu faire avancer la diligence par la force de l’exemple. J’engageais la conversation avec tous mes compagnons de voyage, je me serrais de bonne grâce pour leur faire place à eux et à leurs effets. Volontiers j’aurais lié avec eux une éternelle amitié. Plus j’approchais, plus la campagne me semblait belle. Et quand j’entendis les roues de la voiture faire trembler le pavé de la rue d’Enfer, je tressautai d’aise dans mon coin.

Quel voyage ! Est-il rien qui plus tard rende l’enivrement de ces premières émotions ?

Combien d’or faudrait-il aujourd’hui pour m’ouvrir les perspectives enchanteresses que mes soixante-douze francs me montraient à l’horizon ! Quels coussins moelleux, quelle calèche royalement équipée vaudraient la dure banquette d’impériale sur laquelle j’entrai à Paris !

Je me souviens qu’il faisait un brouillard épais à travers lequel le soleil essayait péniblement de faire passer ses rayons ; j’avançais tant que je pouvais ma tête hors de la capote pour découvrir plus vite la ville tant rêvée ; je cherchais du regard les monuments, les palais, les boutiques, en me demandant si les maisons n’étaient point en marbre, et si le Val-de-Grâce et le Panthéon, dont les ardoises brillaient au soleil malgré le brouillard, n’étaient point illuminés.

— « Voilà donc, me disais-je le cœur gonflé de joie, le pays magique où je vais vivre un an ! »

Assurément le bifteck que je dévorai le soir, rue de l’Ancienne-Comédie, me parut meilleur que les chapons truffés par ma mère. Je mangeai des huîtres, aussi, pour célébrer dignement un si beau jour.

Puis je me mis à arpenter les rues au hasard, à regarder les femmes, que je trouvai toutes belles comme des houris, et les boutiques, qui me parurent renfermer mieux que les richesses de Golconde.

Je marchais, je marchais, détournant les rues, les carrefours et les passages, revenant sur mes pas, m’engageant au hasard dans les ruelles ; je voulais ce soir-là même, et sans plus attendre, posséder Paris tout entier. Je traversai les ponts, je parcourus la Cité, je m’égarai dans le quartier des Halles, je gagnai les boulevards et le faubourg du Temple, et, enfin, après cinq ou six heures de marches et de contre-marches, je tombai en plein Palais-Royal.

C’était alors le beau temps des galeries de bois. Qu’on se figure mon ébahissement au milieu de la population étrange qui les remplissait vers onze heures du soir ! Je me crus en enfer ; mais je n’avais point peur du diable et j’allais de l’avant comme entraîné par un tourbillon. J’écoutai les lazzis, les propos cyniques, je me heurtai aux angles des boutiques, et je fus coudoyé par tous les passants, sollicité par toutes les impures. Bref, quand je me couchai à minuit passé, dans le lit de sangle de ma chambre à dix francs par mois, j’étais ivre de mouvement et de bruit.

Trois mois après cependant, je savais mon Paris par cœur. En ce temps-là on y vivait à meilleur compte qu’aujourd’hui. Toutefois avec soixante-douze francs par mois on n’était pas un Crésus. J’ai dit que je payais ma chambre dix francs ; je donnais, en outre, deux francs à ma portière, qui cirait mes bottes. Mon déjeuner me coûtait dix sous, moyennant lesquels j’avais une livre de pain, deux œufs et du fromage ; mon dîner me coûtait dix-huit sous, et je mangeais copieusement, je vous assure ! Il me restait donc douze sous pour les menus plaisirs et… l’entretien.

Pour être sincère, je dois dire que cette dernière charge ne me pesait pas beaucoup. Ma mère avait veillé à ce que j’arrivasse pourvu de linge, de hardes et de chaussures. Mes habits m’allaient mal et protestaient contre la mode ; mais dans ce temps-là les étudiants ne se piquaient point d’élégance. D’ailleurs j’avais assez bonne opinion des grâces de ma personne pour ne point souffrir de mon costume.

Je portai des bérets aux couleurs éclatantes, je reniai les bretelles, et je me donnai des allures romantiques. C’est ainsi que je devins un des héros du Prado, et le plus bel échantillon du peuple de la rue des Grès.

Je ne sais pas encore comment il se fit que je pus réaliser, économiser ou emprunter une somme assez forte pour aller au bal de l’Opéra le samedi gras de 1829, avec une demi-douzaine de camarades et leurs maîtresses. Le fait est, cependant, que j’y allai.

Le caleçon de tricot que j’avais fait teindre en rouge me faisait un superbe maillot collant. Je m’étais procuré en outre, moitié par emprunt, moitié par louage, des souliers à la poulaine, une écharpe aux couleurs éclatantes, puis une veste de velours brodée de paillon qui faisait merveille. Mon béret le plus neuf, une chemise artistement chiffonnée, un col brodé à longues pointes, comme les femmes en portaient alors, et que ma mère m’avait chargé de remettre à une de ses amies, complétaient le costume.

Je me trouvais magnifique de couleur et d’élégance. Et il me sembla voir dans les regards des compagnes de mes amis que je n’avais pas tout à fait tort. »


En ce moment, nous levâmes les yeux sur l’avocat général pour nous le représenter avec trente ans de moins, des cheveux noirs et son pittoresque costume. Nous entrevîmes, en effet, un beau garçon, bien découplé, aux yeux vifs, aux dents blanches, aux grands traits réguliers, à la physionomie intelligente et ouverte, et nous comprîmes que le maillot rouge, la veste espagnole et la gaieté devaient lui aller à ravir.


« Vous pensez bien, poursuivit-il, que, vu ma fortune, les fêtes étaient rares. Mais quand il s’en présentait une, j’en jouissais de mon mieux. Ce soir-là, je me sentais disposé à profiter de tous mes avantages, à danser et à rire tant que j’aurais des forces, et je comptais bien que mes forces iraient au moins de minuit jusqu’au jour.

Nous ne pensions guère à souper. Jadis les étudiants allaient au bal pour danser ; s’ils soupaient, c’était comme par hasard, et parce qu’après une nuit passée à se démener comme des possédés, la faim leur tiraillait les entrailles ; alors nous mangions de la vinaigrette et du fromage de Brie : mais de quel appétit !

C’était la première fois que j’allais à l’Opéra. J’entrai fier de ma bonne mine, enchanté du bruit que j’entendais et de la cohue qui se ruait dans la salle, et comme si j’avais marché à la conquête des jardins Hespérides.

Je dansais bien, c’est-à-dire que j’étais fort sur les pas les plus échevelés des entrechats à la mode, et que je les exécutais avec le brio et l’entrain de la vingtième année.

Cette époque de la jeunesse se rapproche tant de l’enfance qu’on en a encore presque toute la fougue. Il semble que la vie surabonde et qu’on ait besoin de la dépenser en exercices violents. Qui ne se rappelle avec quelle joie on monte, à vingt ans, un cheval fougueux, et l’ivresse que cause un temps de galop à travers champs ?

Je dansais donc : heureux des applaudissements des grisettes et de la grâce de mon costume, m’enivrant de musique, de fatigue et de bruit, ne faisant guère attention qu’aux mouvements de mes vis-à-vis, aux sourires des jolies pierrettes, aux miroitements des habits pailletés.

Tout à coup, pendant un repos, je me sentis touché sur l’épaule ; je tournai la tête, et je vis à côté de moi un domino noir, avec un masque à longue barbe, des manches fermées, un capuchon bien serré autour du cou et une ample pèlerine qui dissimulait la taille.

— « Tu t’amuses donc bien ? me dit-il avec un singulier accent de curiosité et d’étonnement.

— « Mais oui ! » m’écriai-je en reprenant avec entrain la figure que mon vis-à-vis venait d’achever.

Piqué au jeu par cette question, et aussi par la certitude que j’étais remarqué, j’ajoutai à ma danse de nouvelles fioritures, je développai avec complaisance la cambrure de ma taille et l’élégance nerveuse de mes jambes. Enfin, cependant, le quadrille s’acheva, il fallut s’arrêter.

Le domino me prit par le bras et m’entraîna dans un corridor avec une sorte d’autorité. Quand je fus assis sur un coin de banquette, et lui à côté de moi, il me dit :

— « Que vous êtes heureux !… Vous vous amusez donc vraiment, franchement, sans arrière-pensée ?… Je payerais cher pour pouvoir en faire autant un seul jour ! Mais cela ne se paie pas avec de l’or, et même c’est en vain que je dirais que j’offre dix belles années de ma jeunesse en échange d’un mois de liberté, de folie et d’oubli…

— « Mais, repris-je, pourquoi ne vous amusez-vous pas aussi ? Il ne fallait pas vous habiller d’un domino si noir ? Voulez-vous danser ? »

Je vis, à travers les trous de son masque, briller ses yeux qui s’attachaient fixement sur moi.

— « Quel âge as-tu ? me demanda-t-elle brusquement.

— « Vingt ans.

— « Que fais-tu ? quel est ton état, ta position ?

— « Je suis étudiant en droit.

— « Tu n’es pas Parisien, je crois le reconnaître à ton accent.

— « Je suis d’Angoulême. Mais nous n’avons pas d’accent à Angoulême ! la preuve, c’est qu’on y vient de Limoges et de Bordeaux pour apprendre à parler français. »

Elle haussa légèrement les épaules, et j’eus l’enfantillage d’être piqué.

— « Es-tu riche ? reprit-elle toujours avec ce même ton de commandement. — Que fait ton père ?

— « Mon père est président du tribunal de Barbezieux. »

Je n’ajoutai pas que j’avais, par mois, soixante-douze francs de pension, car je commençais à n’être pas très fier de ma fortune et de l’état qu’elle me permettait de tenir à Paris.

— « Ton père a-t-il des correspondants ici ? Vas-tu au théâtre, dans le monde ?

— « Non ! oh ! mon Dieu non ! m’écriai-je… C’est-à-dire je suis allé quelquefois à l’Odéon.

— « Depuis combien de temps es-tu à Paris ?

— « Depuis trois mois et demi. »

Elle respira avec une sorte de satisfaction.

— « Ah ! dit-elle, bien ! »

Puis elle reprit, après m’avoir, pendant un moment de silence, considéré, en ayant l’air de profondément réfléchir :

— « Mais je te retiens ici, et je t’empêche de danser ; que va dire ta maîtresse ?

— « Je n’ai point de maîtresse, » m’écriai-je avec une spontanéité qui me surprit moi-même.

Un moment auparavant, si quelque chose avait été capable de jeter une ombre sur ma gaîté, c’eût été le regret de n’avoir pu amener avec moi au bal une certaine Mariette qui m’occupait un peu. Maintenant, j’éprouvais un vrai bien-être à me trouver seul et libre.

— « Alors, tu étais venu pour en chercher une ?

— « Ma foi ! je n’en sais rien !… j’étais venu pour danser et voir le bal.

— « Veux-tu souper avec moi ? s’écria-t-elle fort vite, et d’une voix en même temps hardie et tremblante. Elle ajouta plus vite encore, trouvant peut-être que j’hésitais trop : — Mais non ! Tu veux aller retrouver tes amis, danser encore, puis souper avec eux. C’est bien naturel. Va, mon enfant ! »

Le fait est que cette proposition m’avait pris fort au dépourvu. Le oui s’était arrêté sur mes lèvres aussi spontanément qu’il y était venu : « Et payer ! » me disais-je, la main sur mon gousset vide.

— « Allons ! viens, je vais te reconduire à ton quadrille. »

Elle se leva, et je la suivis contrarié, préoccupé, ne sachant que dire, et jouant de fort mauvaise grâce mon rôle de piteux personnage.

Je me disais : « C’est une aventure…, oui, ma foi ! c’est une aventure… Et je vais la manquer… et je la manque… par ma faute. Mais de l’argent ?… Comment faire de l’argent ? »

Je marchais le plus lentement que je pouvais, et elle, au contraire, semblait mettre à me ramener dans le bal un empressement fiévreux.

Quelle différence de mon humeur à celle où j’étais au commencement du bal ! Je me donnais au diable, mais le diable ne m’inspirait rien de bon.

Au milieu du brouhaha, il me semblait distinguer le tic-tac de ma montre d’argent. Mais que faire d’une montre à cette heure ?

« Animal que je suis, me disais-je, n’aurais-je pas dû prévoir cela ? Est-ce que l’on ne vient pas au bal de l’Opéra précisément pour y trouver des aventures ? La belle avance que de prendre un billet et de se costumer !… Une autre fois je mettrai ma montre en gage d’abord, pour parer aux éventualités. — Oui ! une autre fois ! mais cela ne me tire pas d’affaire pour aujourd’hui ! »

Nous étions arrivés au milieu des danseurs, et deux ou trois de mes camarades qui m’avaient vu partir avec le domino nous plaisantèrent : j’étais furieux. Chaque minute qui s’écoulait me rendait la position plus insupportable. J’allais peut-être avoir une idée, ou me mettre en colère, quand, tout à coup, le domino me lâcha et se perdit dans la foule.

— « C’est ta faute, Alfred ! m’écriai-je, quand je vis que je ne pouvais plus la retrouver tant la foule était compacte et remuante en même temps ; — le diable t’emporte ! avec tes plaisanteries tu as fait fuir cette femme !

— « Une de perdue, dix de retrouvées, mon bon !… Viens-tu ? Il est question de souper ; Charlotte a faim et nous offre chez elle des sardines et du pain. Casimir est allé acheter du saucisson ; Charles paiera les gâteaux, et nous deux le vin, si tu veux.

— « Je n’ai point d’argent, répondis-je avec dépit. Ah ! si j’avais su seulement où prendre cent sous !… »

Je racontai en peu de mots à mes amis les questions du domino, et la proposition soudaine à laquelle, faute d’un écu, je n’avais pas pu répondre.

Alfred, qui habitait Paris depuis deux ans, et qui était venu plus de dix fois au bal de l’Opéra, se mit à rire et m’assura que je ne manquerais point de rencontrer pareille bonne fortune une autre fois. Il m’engagea fort à ne plus penser à celle-ci, et me dit qu’un domino si hermétiquement clos ne pouvait cacher qu’une femme vieille et laide.

— « Elle t’aura trouvé beau garçon, et elle t’aura fait l’honneur de te choisir, pour lui payer à souper. C’est tout simple… Au surplus, voilà cent sous, si tu y tiens trop, cours après. »

Je ne courus point, parce que ce discours et les plaisanteries qu’y joignit Alfred me rendirent songeur. « Au fait, me dis-je, cette femme était peut-être laide, en effet !… Je ferai mieux d’aller souper chez Charlotte. D’ailleurs, quand je battrais la salle et le foyer, je ne la rattraperais sans doute pas… Bah ! »

Le résultat de ces réflexions fut un bel entrechat que j’exécutai à la satisfaction de mes amis. L’orchestre préludait à un quadrille infernal, je le dansai pour me consoler tout à fait, puis, après, je suivis Charles et Alfred, les mains dans mes poches et en fredonnant.

Toutefois, cette insouciance apparente cachait une préoccupation réelle. Pour la première fois de ma vie je me surprenais rêveur. L’inconnu m’attirait ; je ne pouvais détourner ma pensée de ce domino si noir et si bien caché.

« C’était probablement une vieille femme laide, répétais-je… — Oui, mais aussi c’était peut-être une grande dame riche, titrée, belle, jeune, qui sait ?… »

J’affichais de mon mieux la gaieté. Au fond de mon cœur, cependant, gisait un regret d’autant plus irritant qu’il n’avait pas de formule nette. Je tourmentais dans la poche de mon gilet la bienheureuse pièce de cinq francs, et je regardais autour de moi de tous côtés, perçant la foule de mes plus ardents regards et me répétant : « Qui sait ?… Mais qui sait ce que c’était ?… »

Adieu l’insouciance, l’envie de rire et de chanter ! Adieu le bonheur naïf qu’avaient fait naître mon beau costume et le sourire approbateur des grisettes ! En ce moment, je crois que je n’aurais pas eu de plaisir à souper avec mes amis, quand même Mariette eût été à côté de moi !

Sous le péristyle, la foule était grande, car les voitures avançaient lentement. Nous dûmes attendre un peu pour gagner les portes.

Tout à coup, au moment de franchir les marches, je reconnus mon domino appuyé contre une colonne, laissant passer la foule et dans l’attitude de quelqu’un qui attend.

Je poussai rudement mes voisines, et en une minute j’arrivai jusqu’à elle.

— « Madame, lui dis-je, vous attendez peut-être votre voiture. Permettez-moi d’aller la chercher. »

Elle poussa un petit cri en me reconnaissant, et me répondit :

— « Merci, monsieur, je l’ai envoyé demander. »

Je restai immobile à côté d’elle, et sans rien ajouter, car une idée sinistre venait de me traverser la cervelle. « Elle aura trouvé un autre cavalier, » me dis-je.

Cette idée me consterna. J’éprouvai d’abord comme une sorte de jalousie et de colère, puis un désenchantement cruel.

« Ainsi, pensai-je, Alfred avait raison !… Elle cherchait un cavalier, voilà tout… Ce n’était pas moi qu’elle invitait…, c’était un soupeur quelconque… — Au fait…, pourquoi pas ? Je me trouve impertinent ou niais d’avoir un instant cru le contraire… » Et j’ajoutai : « Alfred et Charles vont bien rire s’ils me voient ! »

Toutefois, je ne m’en allai pas. Les voitures avançaient l’une après l’autre, et un commissionnaire criait les numéros. Quand mon domino entendit le sien, il marcha vers la porte, je le suivis.

Ô bonheur ! la voiture était vide, et le commissionnaire lui-même, lui seul, ouvrait la portière !

Je m’élançai à côté d’elle.

— « Eh bien ! que faites-vous ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle essayait de rendre enjouée, mais qui était tremblante.

— « N’allons-nous pas souper ?

— « Ah !… »

La portière vivement refermée, le commissionnaire demanda :

— « Où faut-il conduire ? »

Tandis que les sergents de ville criaient : « Avancez donc, cocher, avancez donc ! »

— « Où vous voudrez, criai-je à mon tour ; nous allons souper ! »

Cette fois, je vous le jure, je ne songeais guère à la carte à payer. Mon imagination courait comme un cheval qui a le mors aux dents, et vagabondait à travers les rêves les plus insensés.

« M’y voilà ! Je la tiens, mon aventure ! me disais-je avec ravissement. — Qui est cette femme ? Une duchesse peut-être…, ou bien une danseuse en vogue… Est-elle belle ?… pardieu !… Jeune ?… Eh ! mais, y a-t-il donc de vieilles femmes au bal de l’Opéra ?

« Pour le coup, je vais devenir amoureux…, vraiment amoureux ! Je saurai le charme qu’on éprouve à attendre un rendez-vous durant des journées entières, à rêver longuement d’un signe, d’un sourire, d’un regard échangé à la hâte… — Être amoureux !… quel enivrement adorable !… Et je vais entrer de plain-pied dans ce féerique domaine de l’amour !… Le soir j’irai l’attendre à la sortie d’une église, ou au détour d’une rue solitaire… Le matin au petit jour je descendrai par sa fenêtre… Elle m’aimera follement, je l’ai compris à sa voix… Il me semble la voir m’attendre : elle penche la tête au dehors de ses persiennes, et rougit en me voyant tourner le coin de la rue. Son cœur bat tandis que je monte l’escalier… Elle ouvre la porte… doucement…, et je me jette dans ses bras comme un fou, en la couvrant de baisers… »

Tout à coup, la voiture, qui allait comme le vent, heurta le trottoir et s’arrêta court.

Depuis combien de minutes ou de quarts d’heure roulions-nous ainsi ? Je n’en savais rien, tant les folles rêveries que je viens d’essayer de ressaisir m’absorbaient. Je m’étais si fort enivré de ces illusions évoquées tout à coup par ma première aventure, comme par la baguette d’une fée, que je n’avais pas adressé un mot à ma voisine.

« Je suis un sot, » pensai-je.

Mais la portière s’était ouverte, et en même temps la porte resplendissante d’un des plus célèbres restaurants du boulevard.

« Je suis un sot, et je n’ai que cent sous ! » ajoutai-je en sautant le premier sur le trottoir.

Je lui offris le bras, elle le prit en disant au cocher de nous attendre, puis descendit précipitamment, franchit la porte et gagna l’escalier.

Je la suivis tout troublé au souvenir de ma misère, et aussi par ma timidité de jouvenceau, qui croissait de seconde en seconde.

Rien ne pouvait mieux faire opposition à la hardiesse de mes désirs que l’embarras honteux de mes paroles et de mes façons. On nous avait installés dans un petit salon doré, illuminé, garni de sophas et tapissé de glaces.

— « Que désirent Monsieur et Madame ? nous demandait un garçon vêtu de noir, portant cravate blanche et serviette sur le bras : des huîtres, un perdreau froid, une mayonnaise de homard ? »

Le frisson de la petite mort me courait dans l’échine. Par bonheur, je songeai à ma précieuse montre.

« Au diable ! me dis-je, le restaurateur s’en arrangera… Et puis, ma foi ! tant pis ! »

— « Oui ! oui ! m’écriai-je.

— « Et quel vin ?

— « Du Champagne ! »

Le sort en était jeté, je me lançais à corps perdu dans la grande vie pour une heure. Advienne que pourra !

Le garçon disparut. Pour moi, je pris mon courage à deux mains, comme on dit, pour aller m’asseoir à côté de ma belle. Mais il y avait vraiment trop de glaces dans ce cabinet ; c’est ce qui fit que je me trouvai l’air novice et les joues écarlates.

J’allais probablement faire un début stupide, quand tout à coup le domino, ayant pitié de moi sans doute, jeta bas son capuchon, et me montra… une charmante figure, ouverte, souriante, respirant à la fois la bonté, le plaisir et je ne sais quel trouble naïf qui eut le pouvoir de m’embarrasser encore davantage.

Ce radieux visage m’éblouissait et me charmait, comme le premier soleil de printemps après un rude hiver. Je me sentis le cœur pris avant qu’elle eût parlé.

— « Que pensez-vous de moi ? s’écria-t-elle d’abord avec volubilité. — Bien du mal peut-être… Mais vous auriez tort. »

Je passai mon bras autour de sa taille, et je la regardai amoureusement. C’était plus facile que de lui répondre.

Elle me laissa faire, puis tout à coup se dégagea et prit ma tête à deux mains en m’embrassant au front.

— « Eh bien ! dit-elle, nous allons souper tous deux bien gaîment — comme deux enfants de dix ans qui font la dînette. — Va t’asseoir là-bas !

— « Oh ! repris-je timidement, je suis si bien ici.

— « Vite donc ! reprit-elle en frappant du pied… Eh bien ?… »

Je regagnai ma place, tandis qu’elle défaisait lentement son domino, me montrant une taille charmante, richement épanouie et flexible en même temps, un bras fin et potelé, tout un monde de beautés, en un mot, qui me faisaient passer dans les veines un frisson de plaisir.

Je la vois encore dans sa robe gros bleu décolletée en cœur ; avec ses manches courtes garnies d’un bouillon de dentelles, la boucle d’acier qui brillait à sa ceinture, et ses cheveux épais relevés à la chinoise.

— « Vois-tu, me dit-elle, si tu sais le vouloir, nous allons être bien heureux. Mais ne me regarde pas avec ces yeux-là. J’ai peur, sais-tu ? Ce serait mal de me faire repentir de ma belle folie, de mon illusion rapide… Une soirée, c’est peu de chose dans la vie…, et pourtant on peut y faire tenir bien du bonheur. »

Elle se rapprocha de moi, me prit les deux mains et resta debout sans rien dire, en m’enveloppant d’un regard profond. J’entendis les battements de son cœur.

— « Ah ! reprit-elle d’une voix émue, si le plus beau rêve du monde pouvait devenir une réalité !… que de joies infinies pour moi… et pour toi aussi… — Mais non ! me bercer d’un tel espoir serait insensé… Contentons-nous d’un jour…, d’une rencontre rapide…, d’un souper d’écoliers en vacances !… Oh ! ne me le gâte pas ? »

Je ne trouvais rien à répondre, mais je pressais ses mains et je les embrassais, tandis qu’elle semblait me dompter du regard. J’étais heureux comme jamais je ne l’avais été, et pourtant mon cœur se serrait. Il me semblait deviner que cette femme échappait pour quelques instants seulement à une vie douloureuse. Deux larmes me vinrent aux yeux et roulèrent sur ses mains. Elle m’embrassa de nouveau au front.

— « Tu es bon, » dit-elle.

Cette simple phrase triompha des rêves exaltés de mon imagination : je baissai la tête et devins son esclave.

La porte s’ouvrit, et le garçon entra avec un plateau.

— « Voilà les huîtres, s’écria-t-elle, mangeons ! — As-tu faim, toi ? — Pour moi, il me semble que je vais dévorer ; de ma vie je n’eus l’appétit plus ouvert. »

Elle mangeait de si bon cœur, en effet, que la faim me vint. D’ailleurs, du moment que j’eus fait le sacrifice de mes désirs, mon embarras cessa tout à coup. Toutes les préoccupations de la timidité aux prises avec la passion s’envolèrent.

Je sentis que j’avais chichement dîné et beaucoup dansé. Je cessai d’être rouge et tremblant, et je redevins comme au commencement du bal.

— « Ah ! fit-elle, ta maîtresse te boudera pour ton escapade de ce soir… »

Je haussai les épaules avec un regard qui voulait dire :

— « Que m’importe ma maîtresse ?…

— « Tu lui raconteras ton aventure. Elle rira.

— « Je ne lui raconterai rien, ni à mes amis non plus ; je garderai mon bonheur pour moi seul !

— « Vrai ?

— « Vrai !

— « Ainsi tu serais discret… Tu ne céderais pas au désir de montrer à un ami, par la fente d’une porte, une jolie femme qui viendrait voir, une fois, où tu es logé ?

— « Par exemple !… sur l’honneur, je…

— « Oh ! ne jure pas !… à ton âge, la discrétion serait un prodige… On se bat pour sa maîtresse, on passe des nuits sous une gouttière pour attendre l’heure du berger…, mais on ne résiste pas au plaisir de raconter à son meilleur ami comment on a rencontré une femme charmante dont le pied, la taille, les mains sont incomparables…

— « Tu me prends donc pour un enfant ?

— « Sans cela, serais-je ici ? »

Tout en bavardant, nous croquions les crevettes et les olives ; les os du perdreau, eux-mêmes, ne résistaient pas à nos dents. Quel souper et quel appétit ! On ne recommence pas deux fois ces parties-là. Et que de folies aussi, que de riens charmants nous avons dits en riant aux éclats, dont je ne saurais me souvenir sans avoir envie de pleurer, et que je ne pourrais redire sans paraître ridicule !

— « As-tu été souvent au bal de l’Opéra, me demanda-t-elle après un silence.

— « Moi ! jamais, c’est aujourd’hui la première fois.

— « Moi aussi. »

Quelques années plus tard, j’eusse douté de cette assertion. Mais alors mon cœur n’était pas encore flétri par l’expérience. Je ne songeai même point au soupçon.

Depuis que j’ai vieilli en pratiquant les hommes, et que ma position m’a mis à même de les connaître à fond, de sonder leurs misères, et de contempler en même temps leur faiblesse et leur grandeur, je me suis dit souvent qu’on risquait autant de se tromper par l’excès du mépris que par une confiance trop naïve. C’est une infériorité sociale que d’être trop corrompu.

Je ne pensais pas à des choses si graves durant les silences qui coupaient notre causerie. Mon imagination vagabondait dans les espaces infinis où s’égarent l’espérance, le désir, l’enthousiasme. J’étais amoureux, c’est sûr ; mais cet amour ressemblait bien peu à ce que j’avais ressenti jusque-là. L’idée de posséder la femme qui me charmait ne m’obsédait point, tandis que j’avais une soif inextinguible de la connaître, d’entrer dans son âme, de vivre de sa vie. À mon tour je me mis à interroger.

— « Mais, toi-même, ce soir, que venais-tu faire à l’Opéra ? lui demandai-je. — Tu ne venais point pour danser… »

Je m’arrêtai : le souvenir des railleries d’Alfred passa comme un nuage sur mon ivresse.

— « Il faudrait, dit-elle, t’en raconter bien long, et t’expliquer bien des choses que tu ne comprendrais pas, pour te faire deviner quelle étrange curiosité m’a prise de voir cet emportement du plaisir dont je n’avais point l’idée… — Eh ! que sais-je ? Après tout ! c’était écrit ! » reprit-elle, comme pour couper court à un douloureux examen de conscience.

Et elle ajouta, avec un adorable accent de tendresse et de reconnaissance :

— « Peut-être avais-je le pressentiment que je te rencontrerais, et que tu me ferais passer les plus belles heures de ma jeunesse…, de ma jeunesse bien vite finie.

— « Elle commence !

— « Tu crois ? »

Elle resta songeuse.

— « Je suis vieille pourtant par les années… J’ai trente ans, sais-tu ?

— « Je t’en donne vingt comme à moi !

— « C’est vrai… Tu ne penses pas parler si juste, reprit-elle. Eh bien ! c’est précisément parce que depuis une heure tu me rends mes vingts ans, que je suis si heureuse… Il faut ne les avoir plus pour sentir ce bonheur… Sais-tu la ballade d’Uhland ?

Ah ! mes vingt ans, mes vingt ans si tôt passés,
Vous ai-je vécus ou bien vous ai-je rêvés ?…

— « Tu me l’apprendras ?

— « Non, j’aimerais mieux te faire bien sentir le bonheur et les délices de ton âge.

— « Tu m’aimeras, alors ?

— « Pas comme tu l’entends… Mais je t’apprendrai à en aimer une autre… un jour !

— « Ce n’est plus possible à présent.

— « Hélas ! tu n’en sais pas assez sur le cœur humain pour que je le croie ; et moi j’en sais trop.

— « Et toi, si savante, tu ne comprends pas que je suis amoureux, que je te poursuivrai, que je veux t’aimer et être aimé de toi ?

— « Je comprends que tu m’obéiras… Mais ne faisons pas de projets ! l’avenir est trop court pour nous ! »

Elle tira sa montre.

— « Il n’y a plus qu’une heure !

— « Par exemple ! »

Nous étions au dessert. Je me levai et retournai m’asseoir, près d’elle, sur le canapé. Elle ne me repoussa pas. Mais, au contraire, elle me prit par le cou, et posa ma tête sur ses genoux.

Je jouais avec ses mains, dont les doigts effilés et blancs écartaient mes cheveux pour dégager mon front.

— « Dis-moi un peu si tu travailles bien pour tes examens, me demanda-t-elle.

— « Sans doute ; mon père veut que je revienne avec mon diplôme aux vacances.

— « As-tu des frères et des sœurs ?

— « Nous sommes cinq. — Mais, repris-je, en essayant de me lever pour prendre l’avantage, je réponds à tout ce que tu me demandes, et toi tu restes comme un sphinx devant moi ! Je veux savoir aussi bien des choses… Es-tu mariée ? — As-tu des enfants ?

— « Oh ! oh !… curieux… et imprudent ! qui oublie l’histoire de la boîte de Pandore ! s’écria-t-elle en me maintenant d’autorité dans mon doux esclavage.

— « Mais, non, je ne l’oublie pas ! Que m’importe que tous les maux s’en échappent, si l’espérance doit rester au fond !

— « Oui, j’ai des enfants, continua-t-elle d’une voix ferme : j’ai une petite fille qui aime beaucoup les poupées et elle les crève et leur découd la peau pour voir ce qu’il y a dedans.

— « Oh ! elle est féroce, ta fille !

— « Non, elle fait de sa poupée ce que tous les humains font de leur idole, — ce que tu ferais de moi, si je te laissais faire, — elle la pare et la déchire jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à la déception. »

Tout en parlant, elle égrenait une grappe de raisin et m’en faisait sucer les grains. Moi, j’embrassais ses doigts, qu’elle retirait avec une mutinerie charmante, pour me les rendre ensuite. Et tous deux nous nous abandonnions à une ivresse étrange, pleine de silences attendris et d’éclats de rire.

C’était comme l’allegro éblouissant d’une partition italienne ; puis, tout à coup, au milieu de cette gaieté, elle lançait une pensée sérieuse comme une note mélancolique, et je restais plongé dans une rêverie profonde.

Alors elle recommençait à dire des folies : tantôt en faisant allusion à quelque partie qu’elle semblait se proposer de faire avec moi, tantôt me rappelant d’un mot que cette soirée serait unique ; mais toujours d’une voix vibrante de plaisir, ou voilée par le regret.

— « Raconte-moi ta vie, me disait-elle. Quelquefois je m’y mêlerai par la pensée ; il me semblera que je prends ma part d’un joyeux dîner fait avec tes amis ; à force d’imagination je me persuaderai que c’est moi qui danse avec toi au bal sous la figure d’une gentille grisette. Je me promènerai en rêve dans la mansarde que tu m’auras décrite, et je croirai habiter près de toi. »

Je lui répondais par d’autres questions qu’elle semblait ne pas entendre.

— « Et moi, disais-je, crois-tu donc que je ne saurais pas aussi, par la pensée, vivre de ta vie ? Mais, plus audacieux, je m’y glisserais en réalité. Habites-tu Paris ? — Tu me verrais passer au bout d’une certaine rue, à l’heure où tes yeux se tournent de ce côté ; tu me rencontrerais sur ton chemin, et je trouverais moyen à toute heure du jour de te faire savoir que je t’aime. — Habites-tu la campagne ? — Oh ! alors, comme je saurais bien arriver jusqu’à toi ! en gravissant les murs, en sautant les haies ou les fossés, en grimpant sur les arbres… »

Elle m’embrassait sans rien dire ; mais, de temps à autre, elle tirait sa montre et regardait l’heure avec une pénible contraction de sourcils.

— « Allons ! dit-elle, il faut partir !… Quatre heures et demie ! »

Elle sonna vivement. Le garçon apparut, une note à la main. J’avais oublié depuis longtemps le quart d’heure de Rabelais. Tout à coup je changeai de couleur.

Peut-être trouverez-vous que je m’appesantis plus qu’il ne convient sur cette misérable question de francs et de centimes. Mais quoi ! je vous raconte tel qu’il fut cet épisode de ma vie de jeunesse. Si je n’ajoute rien, je ne veux rien retrancher non plus. Eh bien, la vérité, c’est que la note vint et que j’eus le frisson.

Toutefois, j’avançai vivement la main pour la saisir ; mais, plus prompte que moi, ma compagne jeta un louis au garçon en disant : « Payez-vous. »

Le garçon redescendit.

— « Eh bien ! m’écriai-je, rouge de honte, que faites-vous donc, madame ?

— « N’est-ce pas moi qui t’ai invité ? me répondit-elle en riant de mon air piqué.

— « Oh ! vous me traitez trop en enfant ! Je ne souffrirai pas…

— « Quoi donc ? Veux-tu nous quereller au moment de nous dire adieu ? — Moi non plus je ne souffrirai pas… Au surplus, reprit-elle, je ne veux pas te blesser. Il y a moyen de nous accorder. Et puisque tu refuses d’accepter mon souper, paye ta part ! partageons les frais… »

Je fouillai mon gousset, comptant bien, naïf que j’étais alors, que ma bienheureuse pièce de cinq francs suffirait au delà.

— « Mais, reprit-elle, fais attention !… alors nous serons quitte à quitte…, tandis que…, si tu ne tenais à ce petit point d’honneur, moi…, qui sait ?… j’irais peut-être un jour te demander à déjeuner… »

À mon tour je me pris à rire.

— « Eh bien ! m’écriai-je, c’est affaire conclue… Tu viendras…, tu viendras chez moi…, ma belle créancière ! »

Toute vanité m’avait abandonné ; j’étais ivre d’espérance. En un instant les rêves les plus séduisants traversèrent mon esprit. Nous nous sauvâmes jusqu’à sa voiture. Je la suivais sans rien dire, tremblant et ravi.

— « Viens, dit-elle, je vais te reconduire. »

Je montai lestement et me blottis près d’elle, sans penser à autre chose qu’à tenir sa taille dans mon bras pendant une demi-heure…

— « Eh bien ! où allons-nous ?

— « Rue des Grès, 27. »

Les chevaux partirent au galop.

— « Que cette voiture va vite ! m’écriai-je.

— « Oui…, les heures heureuses s’enfuient si rapidement qu’on n’a pas le temps de les savourer, » reprit-elle, pour répondre, je crois, plus à sa pensée qu’à mes paroles.

Un moment nous nous tînmes enlacés sans parler ; ce fut une extase délicieuse. Tant de pensées, de désirs et d’espérances se réunissaient en chantant dans nos cœurs. Je sentis le sien qui battait…

Tout à coup elle s’arracha à cette étreinte.

— « Ainsi donc, tu demeures rue des Grès, 27 ? Dans un hôtel garni, sans doute ?

— « Hélas ! oui… Mais je puis déménager…

— « Non !

— « Dis-moi quand tu viendras ?

— « Hélas !… qui sait ?

— « Qui sait ? qui sait ?… Mais je veux savoir, moi ! »

Elle me prit les mains dans les siennes, et je sentis une larme tomber sur mon front.

— « N’insiste pas, enfant, murmura-t-elle d’une voix entrecoupée… Tu devines bien…, tu sens bien que je monterais gaiement ton escalier, que je me glisserais avec joie dans ta chambrette, mais… ma démarche d’aujourd’hui est une insigne folie… Déjà je me sens coupable… Disons-nous adieu ! »

L’émotion me prenait le cœur devant cette peine que je sentais si vraie.

— « Mais si je te promettais, lui dis-je, sur ma foi, sur mon honneur, que je…

— « Promets-moi toujours… Mais non !… ne me promets rien… J’irai…

— « Je jure… »

Elle me mit la main sur la bouche.

La voiture ne roulait plus si vite ! elle montait la rue Saint-Jacques ; nous approchions.

— « Eh quoi ? m’écriai-je, je ne saurai pas même ton nom ?

— « Appelle-moi Marguerite dans tes souvenirs…, et si tu veux te faire de loin une idée de ma vie, représente-toi, dans une belle maison, une femme entourée de luxe, mais seule au milieu du monde — avec un mari… dont l’apparition lui glace le cœur…, entre deux enfants… qu’elle ne peut ni aimer, ni élever à son gré… Une femme enfin, enserrée par les mille liens du devoir, des convenances, des habitudes sociales…

— « Qu’elle n’aurait pas le courage de rompre ?

— « Ah ! mon enfant ! pauvre courage que celui-là !… C’est le courage des suicidés… On ne sait pas encore s’il ne faut pas l’appeler le courage des lâches !… Mais j’en dis trop ! Encore un mot, et notre soirée finirait tristement ; — le rire est si près des larmes ! — tandis que, vois-tu, j’en veux garder une image radieuse. Et toi, je veux, lorsque tu t’en souviendras, que ce soit avec un plaisir sans mélange. Laissons les pensées douloureuses, et gardons le plaisir. Nous avons vécu tous deux pendant quelques heures au beau pays de l’insouciance et de la liberté… J’ai oublié…, tu as aimé… Le ciel ne nous en devait pas tant ! »

La voiture s’arrêta. Le cocher descendit pour ouvrir la portière. Mon cœur se serra ; les larmes me vinrent aux yeux. Elle le vit à la lueur du réverbère et me serra les mains en silence, en me poussant vers la maison. Mais ses yeux aussi s’emplirent de larmes.

— « Je m’appelle Louis Martimont, murmurai-je. Je demeure au second dans le corridor…, au n° 3.

— « Adieu ! adieu ! » cria-t-elle en me repoussant plus fort.

Le cocher était remonté sur son siège, les chevaux cinglés d’un coup de fouet partirent au galop, la voiture disparut…, et je restai longtemps devant ma porte, stupéfié d’amour, de joie et de regrets.

Quand je m’éveillai vers midi, — à vingt ans on dort toujours, quoi qu’on ait dans le cœur ou dans la tête, — quand je m’éveillai, il me sembla que j’avais fait un rêve.

Le bal bruyant et bigarré, la danse et le souper se confondaient dans ma mémoire et mêlaient leurs souvenirs aux illusions de mon sommeil. Tout cela me tourbillonnait dans le cerveau, et je ne savais plus, parmi ces images confuses, où prendre la réalité.

Cependant, mon costume était là, étendu sur une chaise, en face de moi. Je voyais bien de mes yeux mon pantalon de tricot collant, la veste brodée que j’avais louée rue de l’Ancienne-Comédie, l’écharpe multicolore, mon béret et le grand col brodé par ma mère : tous ces débris qui, réunis sur ma personne, avaient formé un si triomphant ensemble. Mais quoi ! rien ne restait qui me parlât de ma rencontre avec une femme adorable, du souper joyeux, de la course en voiture…, rien ! — si ce n’est que mon cœur battait fort, que je me sentais heureux d’un bonheur jusqu’alors inconnu, et que j’avais retenu le nom de Marguerite.

Je me levai en chantant ; je m’habillai pour courir à l’école, gaiement et fièrement comme un adolescent qui est devenu un homme. Mais, au moment de sortir de ma chambre, je jetai un regard sur mon brillant costume, et je ne pus résister au désir de le revêtir encore une fois pour me contempler dans tous mes avantages.

À l’école, Charles et Alfred me demandèrent des nouvelles de ma bonne fortune. J’avais l’air si fier et si heureux qu’ils voulurent me faire parler. Mais je résistai héroïquement, — je dis héroïquement, car la résistance me fut cruelle, — et je compris alors combien il est difficile d’empêcher le cœur de déborder par certains moments de bonheur trop vif.

En rentrant chez moi, je me félicitais de ma discrétion, et je promettais bien de la faire valoir auprès de Marguerite.

Alors, pour la première fois, je songeai à me demander quand elle viendrait, et si elle viendrait.

Ces deux questions, une fois posées dans mon esprit, agitèrent ma vie d’alternatives tristes et joyeuses. J’y rêvai sans cesse, bâtissant mille châteaux en Espagne sur mes espérances, ou me laissant aller à la mélancolie.

Dès le lendemain cependant, j’avais fait faire à ma chambre une toilette inaccoutumée. Il y eut de petits rideaux blancs à la fenêtre, un couvrepied d’indienne sur le lit et des housses pareilles sur les chaises.

Les jours suivants, je veillai moi-même à ce que le ménage fût proprement fait ; j’achetai deux vases à fleurs que je plaçai sur la cheminée, et où j’entretins continuellement des bouquets de violettes, pour ne pas être pris au dépourvu. Je faisais aussi des économies féroces sur mon ordinaire pour me mettre en mesure de pourvoir à ce bienheureux déjeuner que je devais offrir.

Peu à peu je montai mon ménage, j’eus deux verres, quatre assiettes, deux couteaux, une bouilloire, deux coquetiers : mais je vis bientôt qu’il m’était impossible d’arriver jusqu’à l’argenterie, et j’arrêtai mes dépenses en me résignant à recourir au restaurateur.

Les jours et les semaines s’écoulaient pourtant et la belle Marguerite ne venait pas.

D’abord je m’étais dit : « Elle m’aime, elle est malheureuse, elle viendra malgré tout. » Mais je commençais à perdre cette confiance.

« Peut-être, pensais-je, a-t-elle peur de l’amour, et ne veut-elle pas jouer avec le danger…

« Peut-être aussi est-ce une femme prudente qui aime à toucher de ses lèvres le bord de la coupe, mais qui se contente de sentir venir le vertige sans lui laisser le temps de l’étourdir… — Eh ! qui sait ?… suis-je le premier qu’elle distingue au milieu de la cohue d’un bal masqué ?… Notre souper est-il unique dans ses souvenirs ?… Ne m’a-t-elle pas trouvé sot ?… »

Oui, je pensais tout cela, et mille choses encore, tant l’humanité, qui se sent faible, est prompte au soupçon ! puis, enfin, je cessai d’attendre. Mon cœur ne battit plus si fort quand, le matin, mon portier ou un camarade frappait à ma porte. Je revis Mariette, et repris ma vie ordinaire, mais avec un peu d’amertume et persuadé que j’avais à me plaindre du sort et… des femmes.

« Comme je l’aurais aimée pourtant ! » me disais-je parfois, lorsque je retrouvais dans mon cœur cette place choisie, ce sanctuaire où s’élevait, vierge encore, le piédestal de la première idole. Et, fouillant au fond de mes meilleurs sentiments, interrogeant toutes mes délicatesses, réunissant en gerbe toutes ces fleurs d’amour qui ne s’épanouissent qu’une fois, je les contemplais avec mélancolie, ne sachant plus à qui les offrir. Elles entouraient le piédestal vide sur lequel je lisais encore : « Au Dieu inconnu. »

Un matin cependant, longtemps après que je n’attendais plus, un matin que j’étais paresseusement étendu sur mon lit, jambe de-ci, jambe de-là, humant par ma fenêtre ouverte les premières brises du printemps, lisant mon code des yeux, et rêvant à mille choses vagues, j’entendis tout à coup un frappement pressé, un frappement ému, un frappement inusité, et qui avait un accent si expressif que je ne m’y trompai pas.

Je m’étais dit : « C’est elle ! » avant d’avoir sauté à bas de mon lit et réparé d’un coup de main le désordre de ma toilette.

Quand j’ouvris la porte, elle avait déjà fait quelques pas pour rétrograder. Le corridor était sombre, et d’abord elle ne me reconnut pas. Mais je m’écriai : « Marguerite ! » et d’un saut elle bondit jusque dans ma chambre.

Alors nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre : je la serrais sur mon cœur, j’embrassais ses joues, ses yeux, son cou, en murmurant d’une voix coupée par l’émotion :

— « Enfin !… c’est toi !… tu m’aimes !… »

Elle ne se dégageait pas de mon étreinte, elle ne me parlait pas, mais, rouge et tremblante, elle me rendait mes baisers.

Toutefois, après un rapide mouvement d’oubli, je vis la volonté triompher de la passion dans son âme troublée. Elle se dégagea doucement et s’assit sur le pied de mon lit, car mes trois chaises étaient couvertes de livres et de hardes. Je m’agenouillai à ses pieds et saisis ses deux mains en levant vers elle un regard où avait dû passer toute l’éloquence de mon amour.

De rouge elle était devenue pâle ; ses mains se refroidirent et cessèrent de presser les miennes, ses yeux restèrent un moment fixes et sans regard, puis deux larmes silencieuses roulèrent sur ses joues.

Je la laissai pleurer, car il me sembla que ces larmes la soulageaient ; elles coulèrent bientôt abondamment, et je les sentis sur mon front. Puis elles se tarirent. Marguerite s’essuya les yeux et me regarda.

— « Cher enfant, dit-elle, tu dois me croire folle ? »

Ce tutoiement, qu’elle reprenait simplement, me remplit de joie. Ce n’était plus alors une banale familiarité de bal masqué, c’était une caresse :

— « Mais, continua-t-elle, si tu savais quels vertiges saisissent parfois une femme, quand elle voit une moitié de sa vie écoulée sans bonheur, sans amour, sans gaieté, sans toutes ces choses délicieuses qu’on ne saurait détailler, et qui se résument d’un mot : la jeunesse ! Vois-tu, il vous prend par moment une soif inextinguible des choses inconnues, un impérieux besoin de goûter au breuvage enivrant, une tentation folle de chercher le bonheur d’où qu’il vienne.

« Peut-être étais-je en proie à un accès de cette fièvre, le soir où en revenant de dîner chez une vieille parente, comme je passais devant les portes de l’Opéra, il m’a pris tout à coup envie d’y entrer, de me précipiter dans cette cohue, et d’y chercher… quoi ?… je ne le savais pas ! — Non, en vérité, je n’en avais pas l’idée, et si la voix de ma conscience m’eût interrogée, je me serais arrêtée peut-être, mais je n’aurais pas répondu.

« Tu vois, Louis, que je me confesse à toi ; je mets sous mes pieds l’orgueil comme la fausse honte. C’est que précisément je ne veux pas me laisser vaincre ! Je ne veux pas subir ce funeste entraînement des femmes qui, voyant leurs belles années disparaître, se rattachent à la jeunesse comme les moribonds à la vie. Non, je sais trop quels sont mes devoirs envers les miens, envers toi, envers moi-même… Et si je suis ici, c’est que je suis sûre d’avoir triomphé ! »

En disant ces mots elle releva la tête, et me regarda loyalement en face.

— « Mais, reprit-elle, il faut bien vivre de quelque chose !… il faut bien cacher dans un coin de son cœur une secrète joie…, sans cela on succomberait au désespoir… J’ai capitulé avec ma conscience, et je suis venue, Louis, te faire une proposition étrange, folle peut-être, mais sincère. Écoute-moi bien, et vois si tu veux l’accepter.

— « Tout ! m’écriai-je, tout ce que tu voudras ! dispose de ma vie, pourvu que tu me laisses t’aimer !

— « Veux-tu, reprit-elle, me laisser t’aimer, moi aussi ?… Mais à ma façon ; d’une tendresse pure, et qui ne te demanderait rien en échange, qu’un peu de confiance ? Tu me conterais tes joies, tes chagrins, tes espérances, et même tes amours. Moi je viendrais quelquefois, comme ce matin, oublier dans ta chambre d’étudiant les douleurs qui m’étouffent. Je ne voudrais accepter de toi aucun sacrifice, car mon bonheur serait de te voir heureux par tout ce qui rend heureux à ton âge. Tu ne songerais jamais à me parler d’amour. Moi, me sachant en sûreté, je n’aurais pas besoin de veiller sur mes moindres paroles ; je ne craindrais pas d’abandonner, sans défiance, la clef de mon cœur à un enfant adoré…

— « Je t’aimerai donc sans espérance, puisqu’il le faut ! dis-je avec une résignation que le bonheur présent rendait facile.

— « Non, ce n’est pas cela, Louis ; dis-moi, si tu veux répondre à ce que je te demande, que tu m’aimeras d’une affection semblable à celle que je donnerai, — qui tiendra de tous les sentiments, et ne s’arrêtera pas à celui d’un amant pour sa maîtresse.

— « Mais, cependant…

— « Oh ! pas de cependant… et pas de restrictions mentales.

— « Comment veux-tu que je scinde mon amour ? tu auras tout… et je serai malheureux !

— « Rappelle-toi bien, Louis, que le jour où tu chercherais à faire de moi ta maîtresse serait le dernier où tu me verrais…, et dis-moi que je puis me reposer avec confiance sur ta parole et ton honneur !

— « Ai-je besoin de te faire un serment ? et ne sais-tu pas que je t’appartiens, et que je serai toujours ce que tu voudras que je sois ? »

Et, comme je vis ses sourcils se contracter douloureusement, je repris :

— « Eh bien, je jure de ne point te parler d’amour, et de me contenter de ce que tu me donneras ! »

Elle sourit ; son beau visage s’illumina de joie, et par un mouvement plein de grâce, elle arracha ses gants, et jeta sur mon lit son chapeau et son châle.

— « Vois-tu, reprit-elle en arrangeant ses cheveux devant la glace avec une délicieuse coquetterie, il ne faut pas croire non plus que tout le bonheur sera pour moi dans le pacte que nous venons de conclure ! Je saurai te donner bien des plaisirs que tu ne connais pas et que tu demanderais en vain à celles qui prodiguent les autres… Laisse-moi te faire heureux, et tu ne t’en repentiras pas ! »

Je descendis commander le déjeuner, fier et ravi, le cœur chantant la chanson du bonheur.

Quand je remontai, je la trouvai installée dans ma pauvre chambrette, qu’elle illuminait mieux encore que les gais rayons du soleil printanier. Elle avait débarrassé mon bureau des livres et des paperasses, pour dresser dessus une sorte de couvert, à l’aide de mes deux verres et de mes quatre assiettes. Tandis que le garçon restaurateur disposait un bifteck aux pommes fumant, et que je servais de mon mieux la galantine et le jambon, elle fabriquait des salières avec du papier, attisait le feu autour de la bouilloire, mesurait le thé, et se promettait pour le prochain régal de faire cuire des œufs à la coque.

— « Sais-tu, s’écria-t-elle quand nous fûmes seuls, que j’ai eu de terribles palpitations de cœur en venant depuis la rue jusqu’ici ? L’allée de ta maison me semblait plus difficile à franchir qu’un précipice, et j’étais effrayée de la rencontre de ta portière comme de celle d’un spectre. C’est au point que je n’ai jamais pu lui demander si tu logeais encore ici. Je courais à perdre haleine en montant l’escalier, et je croyais, à chaque marche, m’entendre rappeler par une voix glapissante. Tout en courant, je me disais : « Au second, dans le corridor, n° 3. » Et dès que j’eus frappé à ta porte il me prit une peur effroyable de voir apparaître une autre figure que la tienne, une figure moqueuse peut-être ! Je me sauvais quand tu as ouvert !

— « D’un peu plus je ne rattrapais pas ma belle peureuse !

— « Ma démarche était une telle folie !… et je me le disais si bien !… mais si tu avais eu trente ans…, seulement vingt-cinq !… jamais je ne l’aurais risquée…

— « Pourquoi ?

— « Parce que !… »

Cette explication suprême fut achevée par un bon baiser qu’elle me donna sur le front.

Quelle matinée ravissante ! Encore aujourd’hui les moindres détails en sont vivants dans ma mémoire !…

Je vois Marguerite furetant dans mon réduit, rangeant mes livres, mettant de l’ordre dans mon linge avec une joie enfantine, puis renversant dans mes tiroirs son flacon de parfum. Elle parlait d’apporter des aiguilles et du fil pour coudre des boutons de nacre à mes chemises et, de temps en temps, lançait une roulade qu’eussent enviée les cantatrices à la mode.

Le bonheur ne se raconte pas. On l’a dit bien souvent, on l’a prouvé plus encore. Dante, qui a fait un immortel chef-d’œuvre en décrivant l’Enfer, a perdu sa puissance quand il a voulu peindre le Paradis. Est-ce parce que nous ne sentons bien que la peine ? Est-ce parce que le bonheur ne nous touche véritablement qu’après qu’il est passé ? Peut-être !

Et puis, l’homme, étant né pour souffrir, chante les angoisses dans sa langue maternelle, tandis qu’il bégaie le bonheur comme une langue étrangère.

Quels poèmes ne ferais-je pas sans cela avec les joies naïves, chastes et délicieuses qui se succédèrent durant trois mois !… Mais, encore une fois, ces ivresses-là n’ont point de paroles pour les exprimer. La musique seule…, la musique de Rossini, peut les rendre !

Un jour, bien cachés sous les stores d’un fiacre, nous allâmes jusqu’au bois de Vincennes. La belle saison était venue, il y avait partout des feuilles et des fleurs. On respirait un air pur et doux.

Ce fut une demi-journée à faire croire que le bonheur des élus descend parfois jusqu’à ce monde.

Marguerite était tantôt rieuse comme une pensionnaire, tantôt extatique comme une sainte Thérèse ; et moi je ressentais à la fois, près d’elle, des plaisirs d’enfant et des voluptés si intenses que toutes les satisfactions des sens m’auraient semblé fades.

Tous deux nous laissions aller notre cœur sans défiance, sans terreur. Je sentais qu’elle m’aimait follement, et moi je l’adorais.

Lorsqu’on a vécu, on sait combien sont rares de pareils jours et ce qu’ils valent !…

— « Dis-moi, murmura Marguerite après un silence pendant lequel tous deux nous avions partagé le demi-sommeil de l’extase, au roulis monotone de notre voiture de louage, dis-moi : si, au lieu de nous arrêter tout à l’heure comme nous allons faire, nous continuions ainsi notre route longtemps, longtemps…, si nous traversions des bois, des champs, des rivières, pour aborder enfin vers des rives inconnues…, inaccessibles…, où nul bruit du monde ne pourrait parvenir !…

— « Grand Dieu ! m’écriai-je, n’invoque pas de pareilles images, si tu veux contenir toujours les éclats de ma passion…, si tu ne veux pas que je donne un nom au bonheur qui me transporte…, que j’ose entrevoir un but à mes espérances ! »

Elle se tut et baissa les yeux… Peut-être en ce moment sentit-elle aussi le danger de dire un mot de trop, et même de laisser se croiser nos regards brillant de la même flamme…

La voiture s’arrêta et nous descendîmes : devant nous s’ouvrait une allée ombreuse et profonde… Sans doute c’était à l’entrée de celle-là que le cocher avait coutume de descendre les amoureux. Nous la suivîmes à pas lents, muets et les bras entrelacés.

Çà et là, sur les troncs lisses des bouleaux, il y avait des initiales…, les unes gravées d’hier, et bordées encore d’une ligne verte ; les autres déjà vieilles de quatre ou cinq ans, et qui s’allongeaient et s’éloignaient en prenant des formes bizarres selon la croissance des arbres. Je voulus, moi aussi, — souvenez-vous que j’avais vingt ans ! — je voulus marier sur un jeune arbre une L et une M. Ma belle amie s’y opposa d’abord, puis finit par m’aider, en riant de mon enfantillage.

Ce franc et limpide éclat de rire brisa le charme dangereux qui nous avait saisis un moment auparavant. Nous recommençâmes nos folies ordinaires, courant après un insecte ou une fleur, disant des riens sous lesquels perçait notre bonheur en cris joyeux, comme pétille une étincelle dans la flamme, comme scintille la lumière sur le diamant.

Tout en courant au hasard, nous nous égarâmes dans le bois, nous perdîmes les routes tracées, — à cette époque le bois de Vincennes n’était pas, comme aujourd’hui, un parc anglais ! Un moment, nous eûmes de la peine à nous tirer d’un fourré où s’accrochait à chaque pas la robe d’organdi de Marguerite ; puis enfin, après mille peines, et au sortir d’un taillis inextricable, nous nous trouvâmes dans une étroite clairière, sous un bouquet de chênes haute-futaie qui semblaient avoir été oubliés là depuis le temps du roi Saint Louis.

Marguerite était fatiguée de sa lutte contre les broussailles ; elle s’assit à l’ombre. Moi, je me couchai à ses pieds, posant ma tête sur ses genoux ; puis nous restâmes ainsi immobiles et silencieux dans cette solitude où ne parvenait aucun bruit de la route, où personne ne semblait avoir passé, tant les herbes étaient hautes et les abords fermés par le taillis. Nous écoutions avec ravissement le bourdonnement des insectes et, de temps en temps, un gai gazouillement d’oiseau.

Le temps passait. Que nous étions heureux !… mon cœur nageait dans une indicible volupté ! ma seule appréhension…, ma seule pensée survivante au milieu de cette pure ivresse, c’était que Marguerite ne tirât sa montre…, sa redoutable montre…, et ne me dît : « Il faut partir ! »

Elle ne songea pas à regarder l’heure, elle ne rompit pas le silence… Quel moment dans ma vie ! Quel souvenir !…

Je mettais ses mains sur mon front, et il me semblait y deviner un léger tremblement qui se trahissait par une pression rapide… J’étais ému jusqu’au fond de l’âme…

— « Marguerite, balbutiai-je, ne sommes-nous pas ici au bout du monde…, dans un paradis inconnu…, comme tu le souhaitais tout à l’heure ?… »

Alors elle me saisit et me pressa sur son cœur, et je vis une explosion de passion telle que je n’aurais osé la prévoir.

Ma belle amie semblait transfigurée…, ses yeux brillaient d’un éclat éblouissant, ses lèvres frémissaient, son teint semblait resplendir de flammes divines.

— « Oui, s’écria-t-elle, nous sommes heureux !… Oui !… Quoi qu’il arrive désormais, nous aurons connu des ivresses que rien ni personne ne saurait nous ravir… — Mais te donné-je à toi toutes les joies que tu me donnes ? Parfois, j’ai peur d’être égoïste… Ah ! si tu savais comme, pour moi, le monde finit au seuil de ta petite chambre ! C’est que, vois-tu, la vie est si triste au delà ! Il me semble que je m’agite dans les ténèbres…, que j’étouffe dans cette lourde atmosphère où tu n’es pas. Ces rapides instants que je vole pour les passer avec toi, j’y fais tenir les joies du paradis… Oui ! je voudrais posséder les richesses de Golconde pour payer avec des poignées de diamants et de rubis ces minutes de bonheur, de jeunesse et de liberté !…

« Et peut-être, reprit-elle avec un accent voilé d’une légère tristesse…, peut-être que tu ne sens pas tout cela, toi !… Tu crois sans doute que le bonheur se recommence…, qu’on le retrouve au premier appel !… Sais-tu, enfant, qu’il y a des hommes et des femmes — des milliers d’hommes et de femmes — qui, en toute leur vie, ne l’ont pas rencontré une heure !… Hélas ! c’est l’insaisissable chimère… Nous l’avons arrêté au passage… et, à peine en aurons-nous senti la saveur, que le présent sera devenu passé, et que nous n’embrasserons plus qu’un fantôme… »

Je l’étreignis à mon tour pour mettre en un seul baiser toute ma tendresse, tout mon bonheur…

Soudain, près de nous, j’entendis un double pas.

C’étaient deux journaliers qui revenaient du travail avec leurs outils sur leurs épaules : l’un dit à l’autre :

— « Il est bien cinq heures à présent ?

— « Cinq heures ! répéta Marguerite. Cinq heures !… il faut partir !… »

Une autre fois, nous lûmes ensemble un roman nouveau. Je la voyais qui épiait dans mes yeux les impressions que je recevais. On eût dit qu’elle recueillait et pesait dans son cœur chaque pensée que la lecture faisait naître en moi. Parfois elle souriait de satisfaction, parfois elle fronçait légèrement les sourcils et m’adressait une question inattendue, comme pour saisir au passage mon premier sentiment.

Combien de fois, ce jour-là et d’autres, n’ouvrit-elle pas à mon esprit des horizons nouveaux ? C’est elle qui a éveillé les meilleurs instincts de mon cœur. C’est elle qui m’a fait connaître les lois du véritable honneur. En même temps elle m’apprenait la vie. Je lui dois d’avoir acquis une sorte d’expérience sans la payer de mes illusions.

Mais quelle joie c’était quand nous nous rencontrions dans la même pensée ! quand un même choc faisait jaillir de nos intelligences ou de nos cœurs une double étincelle ! Et de fait, est-il au monde un bonheur plus vif et plus complet que celui-là ?

Je me souviens d’une nouvelle de Balzac, Massimilla Doni, dans laquelle apparaît un certain duc vénitien, fou de musique, et d’ailleurs détaché de toutes les passions humaines, qui cherche l’unisson comme jouissance suprême, et jette sa fortune, par lambeau, au chanteur dont la voix peut, à une seconde précise, se confondre parfaitement avec le son d’un instrument.

C’est l’unisson aussi que cherchent en amour toutes nos aspirations. Mais combien de fois le rencontre-t-on dans toute la vie ?

Je me figure que s’il est deux êtres chez lesquels, dans l’amitié ou dans l’amour, l’unisson se produit souvent, ces deux êtres doivent être liés indissolublement.

Mais je fais, je crois, de la métaphysique ! Pardonnez-moi, marquise, je reviens à mon récit.

Nous fûmes donc heureux, vous dis-je, — heureux ensemble, et heureux tous les deux, ce qui est si rare ! — Les visites matinales de Marguerite se renouvelèrent plusieurs fois, irrégulières, inattendues, mais toujours enchanteresses. Je n’ai pas souvenir que nous nous soyons querellés. Elle donnait à toutes choses un charme inexprimable, et les plus puérils enfantillages se changeaient, avec elle, en plaisirs délicieux. Jamais depuis sa première visite elle ne me rappela ni ses obligations sociales, ni ses chagrins domestiques.

J’essayai de percer le mystère de son incognito : je voulus obtenir d’elle quelques renseignements qui me permissent de la voir plus souvent, de me mêler à sa vie. Mais elle refusa toujours de me répondre, et je vis que cette curiosité l’affligeait.

— « Compte sur moi, me disait-elle, sur une amie, une mère, une sœur, quelque chose de plus tendre si tu veux…, et tâche d’être heureux ! Enfant ! ne casse pas ta poupée pour voir ce qu’il y a dedans ! »

Mais le dénouement de toute cette poésie ? allez-vous dire. — Eh ! le voilà, le dénouement prosaïque, vulgaire, stupide…


Un jour, tandis que nous étions tous deux, Marguerite et moi, fort occupés de sarcler avec un canif un pot de réséda qui était sur ma fenêtre, Alfred vint frapper à ma porte, pour me proposer je ne sais quelle partie. Je n’ouvris pas. Il redescendit, leva par hasard les yeux vers ma fenêtre et nous aperçut.

Le lendemain, chez lui, en présence de cinq ou six étudiants et d’autant de grisettes, il me plaisanta. Je soutins assez bien le choc d’abord, mais les autres s’en mêlèrent : un me menaça d’espionner ma maîtresse pour savoir si elle était jolie, et de me dire bientôt le nom de la grande dame que je cachais avec tant de soin.

Je répondis en protestant que la dame en question n’était pas ma maîtresse. On rit plus fort, et les femmes me menacèrent d’avertir Mariette qui saurait bien s’en assurer.

Je me fâchai. Alfred, revenant à la charge, n’en railla que plus fort ma chevalerie. Il vit enfin que je souffrais et s’arrêta, mais ce fut pour me prendre à part et solliciter ma confiance. Je protestai dans le tête-à-tête de la parfaite innocence de Marguerite, et je lui contai même toute l’histoire, en le suppliant d’arrêter l’effet de ses bavardages et de ses plaisanteries.

Il me promit tout ce que je voulus, mais se mit à me plaindre de tout son cœur, en m’assurant que j’étais un niais de me laisser prendre aux simagrées des femmes, que je perdais en futilités un temps précieux, s’étonnant que je fusse amoureux d’une femme qui m’aimait et que je ne susse pas en faire ma maîtresse. Finalement, il me jeta à la fois dans le cœur et la crainte du ridicule et le doute sur mon propre bonheur…

Je résistai longtemps, toutefois, avant d’attaquer Marguerite. D’ailleurs, en sa présence, j’étais heureux et ne pensais à rien plus.

Mais, dès qu’elle était partie, les discours d’Alfred portaient fruit. Je me demandais à moi-même si je n’étais pas un sot… Mon imagination ne s’enflammait que trop facilement au souvenir de ma belle amie. Je commençais à vivre dans une inquiétude continuelle.

Et puis, mon secret, une fois entre les mains d’un ami, transpira, je ne sais comment. Parfois, au café des Grès, il me semblait entendre le nom du « casto Giuseppe » accolé au mien et accompagné de chuchotements et de rires. J’aurais voulu battre quelqu’un, et ne savais à qui m’en prendre.

D’autre part, je ne pouvais plus résister aux questions insidieuses et soi-disant amicales d’Alfred. À présent que mon secret était connu, j’éprouvais un besoin irrésistible de parler de ma passion et de toutes les perfections de mon idole.

Que vous dirais-je ?… — Il me persuada que je me devais à moi-même d’avoir Marguerite !

Une fois ce parti arrêté dans ma tête, je devins plus tranquille en l’absence de Marguerite et plus embarrassé près d’elle. Je me promettais d’être audacieux, et, quand elle était là devant moi, je n’osais ni lui dire un mot inquiétant, ni lui faire une caresse douteuse.

Oh ! qu’elle avait bien su m’inspirer les sentiments qu’elle voulait de moi ! Certes, je la désirais passionnément, et pourtant l’idée de la posséder me faisait rougir comme si c’eût été un désir incestueux.

Et comment d’ailleurs débuter avec elle ! Marguerite, quand elle arrivait, se jetait dans mes bras avec tant de confiance ! Une fois ma porte fermée, elle poussait un si joli cri d’allégement et de bonheur !

Combien de fois elle m’avait dit :

— « Cher Louis, si tu savais quelle conquête pour moi que chacune de nos matinées ! Et ce qu’elle me coûte !… Mais je devrais en payer les heures par autant d’années de douleur, que je ne regretterais rien encore… Tu me rends si heureuse !… Et cela finira ?… Oh ! je ne puis pas songer à cette fin ! c’est la nuit…, c’est la mort ! »

Pouvais-je lui répondre par une attaque imprévue, par la grossière manifestation d’un désir brutal ?

Non. Je ne savais me résoudre ni à la troubler dans sa paix, ni à renoncer à mes projets. Cette situation pénible dura un mois environ, et chaque jour augmentait mes désirs et mon hésitation.

Justement vers cette époque ses visites devinrent de plus en plus fréquentes. Les vacances approchaient. J’avais obtenu mon diplôme. Il allait falloir retourner chez mon père, sans savoir si je le déciderais à me renvoyer à Paris l’année suivante, pour compléter mes études. Elle ne voulait rien perdre du temps qui nous restait.

Chaque fois je me disais : « Aujourd’hui, j’essaierai d’exalter ses sentiments, ou bien de surprendre ses sens… »

Et cependant, elle repartait comme elle était venue, un peu inquiète, un peu étonnée de mon trouble, de mes réticences, de mes regards hardis et honteux.

Peut-être pressentait-elle les combats qui se livraient en moi, mais elle était si loin d’en soupçonner la sotte origine qu’elle se croyait sûre d’en triompher toujours. J’employais, pour l’égarer, mille petits moyens que m’enseignait Alfred : elle ne comprenait pas, ou feignait de ne point comprendre, de peur d’avoir à se défendre.

Enfin, je me dis que si je me laissais jusqu’à la fin dominer par elle, je n’étais pas un homme. Et je bus ! oui je bus !… pour me donner du courage !

Ce jour-là, je l’attendis avec la volonté arrêtée de devenir son amant, n’importe à quel prix.

Quand elle entra et qu’elle me vit m’approcher avec des regards inaccoutumés, elle eut comme un frisson de peur. Mais quand, plus tard, elle eut compris, dans l’audace que me donnait l’ivresse, mon irrévocable résolution, elle me regarda avec plus de désespoir que d’épouvante.

— « Ainsi c’est fini ! murmura-t-elle d’une voix étouffée…, déjà ! »

Elle me repoussa sans rudesse, mais avec fermeté, puis se mit à parcourir ma chambre dans une agitation violente. Elle laissait échapper, de moment en moment, des paroles entre-coupées, et me jetait des regards tantôt suppliants, tantôt indignés, tantôt pleins de passion et de douleur.

— « Eh bien donc ! l’heure est venue d’avoir du courage, » disait-elle.

Puis elle saisissait mes mains et plongeait ses yeux dans les miens.

— « Est-ce bien toi ? reprenait-elle… As-tu conscience de ce que tu fais ?… Louis…

— « Tu ne m’aimes pas ! » m’écriai-je, sans vouloir en entendre davantage.

Elle retomba brisée sur une chaise, et se mit à fondre en larmes.

— « Adieu donc ! ma belle jeunesse… venue si tard, partie si vite !… »

Elle se redressa, essuya ses yeux et regarda tout autour d’elle, comme si elle avait voulu incruster dans sa mémoire les moindres détails de cette chambre où nous avions été si heureux. Chaque meuble, chaque objet ne nous rappelait-il pas un pur et doux souvenir ? Elle me les montra l’un après l’autre, comme pour évoquer les images de nos belles matinées. Moi, je détournai la tête pour ne pas les voir, de peur de répondre à ce muet appel et de m’attendrir.

Mon cœur était déchiré ; cependant ma volonté tenait bon. Je ne me jetai pas à ses pieds, je ne lui demandai pas pardon ; mais j’osai la regarder fixement de mes yeux allumés par la fièvre du désir.

Alors elle se prit à pleurer plus fort, et je sentis que sa résistance mollissait sous la pression du désespoir.

Elle m’aimait passionnément, je le voyais au tremblement de tous ses membres, à la rougeur de son visage, à l’expression ardente de certains regards. Peut-être eut-elle un moment autant de peine à ne pas se livrer, que moi à ne pas renoncer à mon odieuse entreprise.

Je devinai cet instant de faiblesse et je voulus en profiter. Mais alors, par un dernier effort, elle se dégagea de mes bras en murmurant :

— « Demain ! »

Aussitôt je la laissai, heureux malgré moi de cette promesse qui me permettait de céder sans humiliation.

Elle se remit alors, essaya de chasser les idées sombres et de se reprendre aux mille détails de notre petit intérieur : arrosant les fleurs de la fenêtre, palissant à l’entour de la muraille et des saillies du toit les capucines et les liserons que nous avions semés ensemble, touchant à tout, et parlant avec volubilité pour distraire sa pensée.

Moi, je faisais comme elle, mû par une inquiétude indéfinissable. Tous deux nous nous efforcions de cacher notre préoccupation réelle sous une gaieté d’emprunt. Nous sentions que ce moment était solennel, et nous ne voulions pas nous l’avouer à nous-mêmes.

Je ne saurais dire que ce jour-là nous avons été heureux. Non. Mais nous trouvâmes au fond de notre agitation d’acres jouissances et de fiévreuses joies.

Par un tacite accord, nous prolongions le plus possible cette entrevue. Elle regardait à sa montre, et fronçait le sourcil en voyant avancer les aiguilles. Et moi je m’épuisais à chercher des sujets de conversation pour occuper le temps.

La journée presque entière s’écoula. Cependant, il fallut nous séparer. Marguerite se leva et me dit adieu avec une résolution soudaine. Puis elle se jeta dans mes bras et m’embrassa mille fois.

J’eus le cruel courage de lui répondre : — « À demain ! » pour lui rappeler sa promesse.

— « À demain, » fit-elle tristement. Et les larmes lui remplirent de nouveau les yeux.

Elle cessa de m’embrasser, ouvrit la porte et fit un pas dans le corridor. Mais d’un bond elle revint vers moi, m’embrassa encore… Enfin elle s’enfuit sans se retourner

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, à l’heure accoutumée, elle ne vint pas… Mais, au lieu du froufrou de sa robe, un pas traînard et lourd se fit entendre dans le corridor. Ma portière me remit une lettre…

Une lettre d’une fine écriture et d’un fin papier. Je la pris en tremblant, je la regardai sans oser l’ouvrir… J’avais le cœur saisi d’une appréhension terrible… Ah ! je sentais bien, je savais bien qu’elle m’apportait l’annonce d’un irréparable malheur !

Quelle lettre !… — Et pourquoi ne vous la lirais-je pas ? reprit M. Martimont après un court silence, et avec un geste, avec un accent pleins de passion et d’éloquence. — Pourquoi ne vous la lirais-je pas !… puisque j’ai tout dit…, puisqu’une fois — après vingt ans — j’ai arraché le linceul de mon cœur…


La lettre est là, dit-il d’une voix attristée : elle ne m’a jamais quitté… C’est mon cilice, et mon trésor. »


Il défit deux boutons de son gilet, tira un médaillon d’or, l’ouvrit, y prit un papier et lut :

« Tu l’as voulu, Louis ; sans pitié pour moi…, pour toi-même… Tu l’as voulu, et les voilà brisés, nos liens si délicieux et si forts.

« Je ne te verrai plus ! ô Dieu ! est-ce donc vrai ! Je t’aimais tant ! Nous étions si heureux !… Et maintenant tout est fini !

« Quelle folie, quelle aberration t’ont saisi ? Mais non ! c’est moi qui étais folle : je voulais l’impossible… Et s’il avait duré, notre beau rêve, le ciel en eût été jaloux. Est-ce que le bonheur s’arrête ici-bas ?… Trop fortunés ceux qu’il caresse, en passant, du bout de son aile…

« Toi ! toi ! tu as essayé de m’avilir… Toi !… enfant adoré…, tu as cru que je pouvais être ta maîtresse…, et l’amour que j’avais pris dans ton cœur n’était pas supérieur à tous les amours humains ?

« Et puis, ne m’avais-tu donc pas comprise ?… J’ai des liens…, mon cœur saigne, tordu, étouffé dans des devoirs…, et pourtant il est trop honnête et trop fier pour les trahir…

« Oui, je suis altérée d’amour et de bonheur, mais je ne veux pas devenir une mère indigne, une épouse adultère… Mon cœur se révolte de toute la puissance de ma jeunesse, de toutes les aspirations vers le bonheur que nous portons en nous et que Dieu y a jetées comme un souvenir des biens perdus ou des biens à venir, mais mon front ne saurait porter la honte…

« Ah ! tiens ! ne sondons pas les profondeurs de l’âme, les compromis de la conscience !… j’ai été bien coupable !… mais au bord de l’abîme j’arrête le vertige prêt à me saisir…, je ne veux pas tomber !

« Adieu ! je donnerais ma vie pour avoir encore une heure de ce bonheur détruit ; et pourtant je ne la prendrai point, cette heure.

« Adieu ! tâche de m’oublier…

« Mais non ! tu ne m’oublieras pas ! Cherche bien, cherche partout ; arrête au passage les femmes belles et désirables…, obtiens d’elles tout ce que tu voudras ; tout ce qu’elles pourront donner…, et, les yeux dans leurs yeux, essaie de faire jaillir du choc de vos regards cet éclair du bonheur dont tant de fois nos yeux ont retenu l’étincelle…

« Tu ne le pourras plus jamais ! Au fond de ton cœur j’installe en partant un souvenir qui te gâtera les plus belles amours : ce sera ma vengeance à moi !

« Mais ne dirait-on pas que je triomphe ?… Et moi donc, t’oublierai-je ?… — Pas plus qu’on n’oublie le soleil dans les steppes glacés de la Sibérie, pas plus qu’Ève n’oublia le paradis lorsqu’elle se trouva sur la terre, jetée au milieu des rochers… Vois-tu, ne crois pas à mon orgueil. Je pleure à sanglots en écrivant ces lignes hautaines… Je me jette sur quelques fleurs sèches, épaves de nos jours heureux, je les baise avec transport…

« Tiens ! quand tu seras parti, que j’en serai bien sûre, j’irai peut-être hanter comme un fantôme ces allées du bois de Vincennes que nous avons parcourues ensemble…

« Et ta chère petite chambrette !… Que ne puis-je l’arracher de cette vulgaire maison de la rue des Grès, l’emporter, l’enchâsser dans des fleurs, la cacher dans un lieu inaccessible, et y passer toutes les heures que je pourrai voler à mon esclavage…

« Ah ! comme je t’aimais, et comme je vais être malheureuse ?… Du haut de mon rêve je tombe au milieu d’un désert dont tous les horizons disent le désespoir… J’en mourrai peut-être…

« Mon Dieu ! s’il est au delà de cette prison terrestre une autre patrie…, au delà de cette vie une espérance, entr’ouvrez pour moi un coin du ciel, et faites que je puisse élancer mon cœur vers vous ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne l’ai plus revue, jamais. En vain je l’ai cherchée dans Paris, au Bois, aux Tuileries, dans toutes les salles de spectacle, repentant, désespéré, prêt à tout pour obtenir mon pardon. En vain j’ai maudit ma sottise et les conseils d’Alfred. La fée qui m’avait fait la vie si belle depuis quelques mois, était disparue pour toujours.

Je retournai chez mon père aux vacances, le cœur plein de remords et de douleur. J’étais avocat comme je l’avais promis. On me combla de félicitations et de caresses. Mais la vie de famille ne me parut plus douce.

L’amertume pour moi était au fond de toutes choses : il me semblait bien qu’en effet l’heure brillante et fleurie de ma jeunesse avait passé.

J’obtins de mon père les moyens de revenir à Paris une année pour y conquérir le grade de docteur : une vague espérance me poussait encore vers les lieux où j’avais connu Marguerite.

Ma chambre était louée ; malgré mes instances et mes offres d’argent, je dus attendre un mois pour y rentrer.

Hélas ! je trouvai mes fleurs desséchées, mes meubles changés ou déplacés. Cette chambrette, un moment si propre et si soignée, était devenue une ignoble chambre d’hôtel garni !

Les objets qui me rappelaient le mieux Marguerite me semblaient profanés. Bientôt je ne pus y tenir, tout cela me fit mal à voir, et je déménageai.


Je mentirais si je disais que je traînai depuis une existence solitaire. À cet âge on oublie…, je veux dire qu’on a trop de sève en soi pour ne pas se reprendre à la vie…

J’ai donc fait encore de gaies parties ; je suis retourné au bal de l’Opéra, j’ai noué et dénoué bien des amours…

Mais j’ai connu l’ivresse et non plus la poésie…, j’ai trouvé sous le masque ce que chacun y trouve… Et au milieu de mon cœur s’est fait un vide que nulle femme n’a pu combler ! »


L’avocat général prononça ces derniers mots d’une voix plus grave ; on eût dit que les larmes lui venaient aux yeux. Puis il secoua ses pensées, releva la tête, et dit à la marquise d’Andaye en essayant un sourire :

« Vous voyez bien, madame, que j’avais raison tout à l’heure, et que je suis un grand sot ! »

La marquise reprit :

« On dit que le bonheur n’est pas fait pour nous : ne serait-ce pas — bien souvent — nous

qui ne voulons pas de lui ? »


LA


STATUE D’APOLLON



LA
STATUE D’APOLLON




I


La Spezzia, assise au fond de son golfe et au pied de l’Apennin, ombragée d’oliviers centenaires, de pins maritimes, qui s’élancent entre les villas comme de gigantesques parasols, parfumée des fleurs des citronniers et des lauriers-roses, est bien l’une des plus délicieuses haltes qui s’échelonnent le long de cette belle route de la Corniche, depuis Nice jusqu’à Livourne.

Napoléon, en admirant la disposition merveilleuse des rochers qui enserrent la baie et semblent réunir en un seul port plusieurs ports, capables de contenir chacun une flotte nombreuse, avait résolu de faire de la Spezzia son principal port militaire sur la Méditerranée. Mais le dieu qui préside aux splendeurs de la nature a défendu longtemps la Spezzia contre l’invasion des ingénieurs et la truelle des maçons. On n’y voyait point encore, avant l’achèvement de l’unité italienne, de forts ornés de leurs canonnières, ni de jetée bien droite, fendant les flots de ses murs de granit et portant à la pointe un phare polyèdre comme le flambeau de la civilisation ; c’était toujours le port de Luni, tel que Strabon le dépeignit.

Seulement, les villas de marbre, qui s’accrochent aux rochers et font descendre leurs jardins jusqu’à la mer, sont habitées par des sujets de Victor-Emmanuel au lieu de l’être par des patriciens romains ; les luxueux hôtels qui s’élèvent au bord de la plage donnent asile aux touristes anglais qui viennent prendre des bains de mer dans des flots chargés de phosphore ; un tir au pistolet est établi au bord de la route de Sestri di Levante, et, çà et là, sur cette route ou dans la belle promenade qui domine la mer du haut de ses terrasses, apparaissent des chapeaux marrons, des voiles verts et des waterproofs.


II

Un soir, à cette heure du crépuscule si rapide et si belle en Italie, tandis que le soleil, éblouissant encore, lance ses derniers rayons derrière la bande d’azur de la mer, et que la lune apparaît en face, allumant comme un incendie son grand disque rouge, le comte et la comtesse de Morelay étaient assis sur un des bancs de marbre de la promenade et regardaient le splendide panorama qui se développait à leurs yeux, entre Porto Venere et Lerici.

Il faisait jour encore, mais la nuit descendait rapidement. L’église et le château de Porto Venere, du haut de leur rocher, découpaient sur le ciel leurs profils sombres et semblables, de loin, à des profils de ruines antiques. Les côtes de Lerici, dorées des derniers reflets du couchant, déployaient en festons la luxuriante richesse de leur végétation tropicale. Ici, les oliviers allongeaient leurs branches jusque dans la mer, et trempaient dans ses flots leur feuillage grisâtre comme celui des saules. Là, les palmiers élançaient leurs rameaux. Entre les arêtes aiguës des feuilles d’aloès, s’échappait parfois une tige fleurie, élégante et svelte comme un arbre de Raphaël ; puis les vignes, les figuiers, les grenadiers s’enroulaient en longues lianes ou se massaient en buissons ; plus haut, et s’échelonnant par degrés sur les flancs des montagnes, apparaissaient en touffes sombres les châtaigniers et les pins.

Quelques barques errent sur le golfe, ramenant des pêcheurs ou conduisant des touristes vers la source d’eau douce qui jaillit de la mer. On entend sur la plage les appels des mariniers et les cris joyeux des enfants, et, du côté de la ville, les cloches qui sonnent l’Ave Maria. De temps en temps, sur la mer unie et bleue, un dauphin saute entre les barques et envoie une cascade de gouttes d’eau aux visages des bateliers ou des promeneurs. Quelques lumières hâtives apparaissent du côté de la ville, quelques étoiles brillent au firmament.


III

Le comte et la comtesse se laissent aller à ce charme délicieux qui règne dans toute la nature et fait si bien comprendre le dolce far niente des peuples aimés du soleil.

M. et Mme de Morelay ne sont point des amants qui font l’école buissonnière, ni de jeunes époux qui promènent en Italie le premier quartier de leur lune de miel. Ils ont, l’un et l’autre, passé les plus belles années de la jeunesse et les printanières ivresses de l’amour. Le comte a quarante ans sonnés ; la comtesse a bien trente-cinq ans, quoiqu’elle soit, en ce moment, resplendissante de fraîcheur et de beauté.

Tous deux reviennent de Rome, où la comtesse a dû passer l’hiver pour se remettre d’un commencement d’affection pulmonique survenu après des fatigues mondaines. À les voir ainsi rêveurs et silencieux, on ne dirait pas des amoureux en extase, ni des époux indifférents et ennuyés, mais on dirait un couple heureux et dès longtemps accoutumé à une vie sans secousses.

En effet, ils avaient la richesse, cette première condition, qui ne fait pas le bonheur, mais qui lui permet au moins d’approcher. Mariés depuis dix ans, ces dix années leur semblaient un rêve, tant elles avaient vite passé. Le comte était instruit, aimable, et jouissait, dans son milieu, d’une grande considération. La comtesse, jolie, intelligente, pleine de grâce et de talent, n’avait trouvé dans la vie que des fêtes et des sourires. Elle aimait son mari, ou, du moins, elle n’avait jamais été tentée d’en aimer un autre, — soit que son cœur eût été juste assez occupé pour ne pas prendre garde aux hommages qu’on lui adressait, soit que ces hommages, contenus dans des bornes sévères par le respect, par les barrières morales qui entourent et défendent les femmes du monde, n’eussent jamais été d’une séduction bien puissante. Pour le comte, il aimait sa femme d’un amour profond, mais calme, parce qu’il comptait absolument sur elle, et n’avait pas, depuis dix ans, éprouvé deux heures de jalousie ; l’idée même d’un doute ne lui était pas venue.

Les petites maladies de deux enfants charmants, la mort de quelques grands-parents, étaient donc les seules douleurs qui marquassent des étapes dans cette vie heureuse et facile. Actuellement, ils reviennent en France à petites journées ; le voyage par mer fatiguant la comtesse, ils ont repris terre à Livourne, et de Livourne ils sont arrivés à la Spezzia, passant ici une matinée, là deux jours ou trois. Rien ne les presse ; nulle obligation ne les attend ; leurs enfants sont aux mains d’une grand’mère vigilante ; leur hôtel de Paris sera prêt pour les recevoir au jour de leur arrivée ; leur château de Touraine est gouverné par un régisseur honnête.

Ce qui les absorbe, à cette heure crépusculaire, c’est un doux mélange de fatigue et de repos, une sorte d’engourdissement dans le bien-être, un demi-sommeil dont les rêves sont choisis par la reine Fantaisie.


IV

Un couple vint s’asseoir à côté d’eux, sur le même banc. Les robes des deux femmes se touchaient ; d’un mouvement instinctif elles séparèrent leurs jupes. Ce geste rapide leur fit tourner à demi la tête, et, malgré l’ombre des grands chapeaux de paille, leurs regards se rencontrèrent une seconde.

Ceux de Mme de Morelay devinrent soudain plus secs et plus froids qu’un miroir d’acier, tandis que ceux de sa voisine se baissèrent. La comtesse fit un second mouvement pour ramener sa jupe encore davantage, et se retourna vers son mari, à qui elle parla du paysage avec affectation et à voix haute. L’autre femme devint rouge, puis pâle, traça des hiéroglyphes sur la poussière du bout de son ombrelle, pour se donner une contenance, enfin, reprit le bras de son compagnon et quitta la place.

C’était une amie de pension de Mme de Morelay, Mme Amélie de Braciennes, qui, depuis deux ans, avait quitté son mari et voyageait en Italie avec le vicomte d’Aury.

L’orgueilleuse comtesse, d’un geste bien rapide, et peut-être plus spontané que volontaire, venait de mettre entre elle et son amie déchue une infranchissable distance.

Jamais elle n’avait failli, et elle ne comprenait pas qu’on pût faillir. Jamais la tentation puissante ne l’avait menée au bord de l’abîme pour lui en montrer les profondeurs fascinatrices, et elle ne concevait pas qu’on tombât. Naïvement, elle regarda Mme de Braciennes comme les brahmes de l’Inde regardent les parias. Quand la femme faible eut passé, la comtesse de Morelay dit simplement à son mari :

« C’est Mme de Braciennes. »

Ce fut tout. Le jugement était rendu, l’arrêt prononcé ; le mélange d’intérêt et de curiosité avec lequel M. de Morelay répondit : « Ah !… » se perdit dans un silence glacé, et, comme on dit, « l’incident n’eut pas de suite. »


V

Mais il amena dans les souvenirs de la comtesse une sorte de revue rétrospective.

Elle revit le temps où, petite fille, elle sautait à la corde avec Amélie, et le jardin aux allées de tilleuls, et les dortoirs aux longues files de lits, garnis de blanc et de vert, et les classes aux pupitres de bois noir, et les parties de cordes, et les leçons, et les pensums ; puis vinrent les souvenirs de jeunesse : un premier bal, une partie de spectacle…, la lecture d’un roman.

Ces souvenirs défilaient lentement, presque avec ordre, mais sans raviver de profondes empreintes. Enfin, elle se trouva dans le salon de sa grand’mère et revit une présentation, la signature d’un contrat, les préliminaires de son mariage…

De temps en temps elle répondait à son mari, qui lui exprimait une pensée sur le pays, les promeneurs, le climat, etc., par une phrase courte ; et la conversation retombait. Bientôt la suite de son passé se perdit dans les méandres de la rêverie.

Il semblait que cette brise embaumée emportât toutes les impressions fatigantes ou vives, pour ne laisser qu’une disposition infinie au bien-être physique et à l’engourdissement moral.

Tandis que la comtesse regardait d’un vague regard le paysage à travers les franges de son ombrelle, qui, en se balançant, découpait capricieusement la ligne d’horizon, elle croyait entendre chanter, à côté d’elle, des harmonies délicieuses ; et, en respirant l’arôme des orangers, elle rêvait des poèmes sans commencement ni fin et qu’elle n’aurait pas su traduire en paroles.

Peu à peu même, elle cessa de ressentir des impressions définies, et les phrases entrecoupées qu’elle échangeait avec son mari s’interrompirent tout à fait. M. de Morelay, sans doute, était au diapason, car il ne chercha pas à ranimer la conversation et demeura aussi perdu dans un silence contemplatif.


VI

Pourquoi la comtesse leva-t-elle tout à coup la tête et fixa-t-elle sur un point rapproché ses regards vagues et errants jusqu’alors ?

Pourquoi ?… — Qui le sait ?… Faut-il croire au hasard ? à la fatalité ? à l’influence des sympathies ? au pouvoir de certaines volontés sur d’autres ? ou bien, comme les catholiques, au perfide appel de l’ange des ténèbres ?

Toutefois ses yeux s’arrêtèrent sur un jeune homme qui était assis à trois pas d’elle et s’appuyait au tronc d’un olivier. Il se détachait en silhouette sur le ciel et la mer, et recevait sur les contours de ses cheveux flottants les derniers reflets du soleil.

Elle rougit, car les regards de ce jeune homme étaient évidemment dirigés vers elle ; mais elle ne se détourna pas soudain, car jamais l’expression d’un visage humain ne l’avait au tant frappée. L’inconnu était beau comme Antinoüs et jeune comme lui, car il pouvait avoir vingt ans, vingt-deux ans au plus. Sa taille paraissait élégante et bien prise ; sa pose abandonnée avait cette grâce juvénile que ne remplacent jamais ni l’art ni l’étude ; ses vêtements simples n’accusaient précisément aucune caste sociale. Son teint mat avait cet éclat chaud qui fait ressortir la régularité des traits et le noir brillant des cheveux. Ses lèvres bien rouges, ombragées d’une moustache naissante, s’entr’ouvraient et montraient des dents pareilles à des perles ; ses yeux, profonds et noirs, semblaient envelopper la comtesse tout entière d’un regard plein d’admiration.

« Depuis combien de temps est-il là ? » se demanda Mme de Morelay, troublée sous ce regard. Elle allait se lever par un mouvement d’instinctive pudeur ; mais je ne sais quelle tentation inavouée la retint. Peut-être aussi ne voulut-elle pas avoir l’air de prendre garde à cet admirateur de hasard ; peut-être ne voulut-elle pas tirer M. de Morelay de sa douce torpeur ; peut-être enfin, étonnée de se sentir émue, essaya-t-elle de réagir contre cette émotion, de la dominer et de regarder, à nouveau, ce jeune homme, cet enfant, si beau et si bien encadré par les splendeurs de la nature. Elle avait baissé les yeux ; elle les releva. Mais elle s’était remise ; ils ne trahirent plus la surprise ni la confusion. Ils n’exprimèrent qu’un intérêt froid, à peu près celui qu’elle eût témoigné à la statue du Bacchus antique.


VII

L’inconnu la regardait toujours, et ses regards avaient une expression si claire et si expressive, qu’elle tressaillit et perdit contenance. Elle se leva, saisit vivement le bras de son mari et l’entraîna d’un autre côté de la promenade.

Si la comtesse de Morelay, assise au bois de Boulogne ou aux Champs-Élysées, avait vu se fixer sur elle le lorgnon impertinent d’un jeune fat, à coup sûr elle n’eût éprouvé que du mécontentement et de la gêne ; et si ce fat eût été très beau, sa colère de femme outragée par un grossier hommage n’en eût été probablement que plus grande.

Mille fois il était arrivé à la belle comtesse de sentir près d’elle, au milieu d’un bal, une admiration aussi vive et plus discrète ; jamais elle n’avait été émue ; jamais elle n’y avait pensé un instant de trop.

D’où vient donc qu’elle se troubla ? L’heure critique de sa destinée avait-elle sonné ? ou bien l’influence physique des choses est-elle donc si forte qu’elle puisse modifier, tout à coup, le caractère et la nature d’une femme comme Mme de Morelay ?

Jamais la comtesse n’avait éprouvé cette étrange émotion. Elle baissait les yeux tandis que son mari lui montrait les échappées de vue de la promenade sur la mer, et la lune, éclatante dans son disque d’argent, qui dominait les côtes de Lerici. Elle baissait les yeux et ne répondait pas, de peur, en regardant autour d’elle, d’y revoir cet inconnu, et, en parlant, de trahir son agitation par le tremblement de sa voix.

D’ailleurs, que lui importaient maintenant ces spectacles extérieurs, dont la magie l’enivrait quelques instants auparavant ? Mme de Morelay regardait au fond de son cœur un spectacle bien plus nouveau : le spectacle de la raison aux prises avec je ne sais quoi d’inconnu et de violent qu’elle ne peut ni comprendre ni dompter.

« Eh quoi ! se disait la comtesse en serrant instinctivement le bras de son mari, et en pressant le pas comme sous la menace d’un danger, eh quoi ! faut-il donc croire au pouvoir de la jettatura ou bien à ces amours soudains comme les dépeignaient les romans que lisaient nos mères ?… »


VIII

Elle éprouvait à la fois le besoin de fuir et celui de rester ; elle se disait avec soulagement que le surlendemain son voiturin l’entraînerait loin de la Spezzia ; et, si un revirement soudain dans l’itinéraire du comte l’avait obligée de monter sur l’heure dans ce même voiturin pour gagner Sestri, elle eût ressenti un cruel déchirement. Chaque tour de roue qui l’eût entraînée loin de cette vision d’une heure, lui eût causé des regrets amers.

Et quels regrets sont ceux-là qui ne sauraient se formuler par des paroles, ni même par une conception nette de ce que l’on a perdu !

Le vague, l’inconnu, cette félicité sans nom à laquelle nous aspirons sans la définir, semblent cachés derrière l’image que nous avons entrevue un instant. Elle a pour elle, cette image, la puissance du Peut-être. Et, lorsque nous appelons le bonheur de tous les cris de notre cœur avide, une voix nous répond, en évoquant le fantôme disparu :

« Qui sait s’il n’était pas là ? »

On se console de la mort d’un excellent ami, et l’on ne se console pas de celle d’un enfant. La blessure que fait au cœur un amour qui se rompt, se cicatrise avec le temps ; mais celle qui provient d’un amour étouffé dans son germe et défendu par l’impossible, comme le paradis terrestre par l’épée de l’ange, se creuse et saigne toujours.

C’est que les ivresses que nous rêvons sont mille fois plus séduisantes que les ivresses de la réalité. Les joies que nous avons goûtées, nous en savons les amertumes aussi bien que les douceurs ; au milieu des plus divins transports, nous avons senti la meurtrissure de la chaîne qui nous rive à la terre et à la douleur.

Les joies entrevues par l’imagination, au contraire, sont sans limites et sans contre-poids. L’âme dégagée de ses liens de chair ne connaît pas de barrière qui l’arrête dans son essor, ni de blessure qui mélange de peine ses plus délicieuses voluptés.


IX

Mme de Morelay ne se disait pas tout cela. Elle n’en était pas à la philosophie du sentiment, mais à l’étonnement et à la terreur qui précèdent la passion.

Après quelques tours de promenade silencieuse, le comte lui demanda si elle se sentait fatiguée du voyage et si elle voulait rentrer à l’hôtel. Sur sa réponse affirmative, il reprit le chemin de la plage ; mais tout à coup il s’arrêta :

« Écoutez donc ! quelle belle voix ! » s’écria-t-il.

En effet, tout près d’eux, une voix d’homme entonnait, avec un admirable accent de prière et de tendresse :


       Verrano a te sull’aura miei sospiri ardenti
       Adrai nel marche mormora l’eco de miei lamenti.

La comtesse frissonna et leva la tête pour voir le chanteur. Mais, avant de l’avoir vu, elle s’était dit :

« C’est lui ! »

C’était lui, en effet…, lui qui, sans doute, avait voulu forcer l’attention de la comtesse et trouver moyen de parler d’amour.

Dès qu’elle eut levé les yeux, il se tut, comme si, son appel une fois entendu, il ne se fût pas soucié d’autre chose.

« C’est dommage ! » dit le comte.

Mme de Morelay hâta le pas en murmurant :

« Qu’importe !

— Qu’avez-vous, Louise ? seriez-vous vraiment souffrante ? demanda M. de Morelay, frappé de l’état singulier de sa femme.

— Rentrons ! » dit-elle d’une voix brève.

Elle sentait près d’elle l’audacieux qui la poursuivait ; et, tandis que son orgueil se cabrait devant cette poursuite, elle était tentée de se retourner pour le regarder encore.


X

Arrivée à l’hôtel de l’Europe, dans le salon qui précédait sa chambre, elle se laissa tomber dans un fauteuil et porta la main à son front pour comprimer l’exaltation de son cerveau. M. de Morelay s’empressait à l’entourer de soins affectueux. Elle supportait ces marques de tendresse avec une sorte de gêne, et cherchait en vain des mots pour le remercier.

Cependant elle parvint enfin à lui répondre, en s’efforçant d’oublier la vision qui l’avait troublée et de reprendre la vie où elle l’avait laissée quelques heures auparavant.

Il lui sembla qu’elle sortait d’un rêve ; mais, chose étrange ! la réalité lui apparut tout à coup sombre et froide comme un crépuscule d’hiver. Elle frissonna.

« Vous avez la fièvre ! » dit M. de Morelay.

Hélas ! non !… la fièvre venait de la quitter, au contraire.

Ce mari, aimé depuis dix ans, lui déplut souverainement, tout à coup. Sans y prendre garde, elle le détailla comme si elle le voyait pour la première fois ; alors, elle lut distinctement les quarante ans du comte sur son front dénudé, aux cheveux gris de ses tempes, à la rudesse de sa barbe, aux plis marqués autour de ses yeux ; à ce je ne sais quoi qui trahit, par les soins mêmes de la toilette, le besoin de cultiver un reste de jeunesse.

Jusqu’alors, pour elle, le mari jeune et charmant qu’elle avait épousé était resté le même ; les changements successifs qu’apportaient les années passaient inaperçus. Elle les découvrit, alors, d’un seul coup ; et, sans songer que le comte et elle avaient vieilli ensemble, sans se souvenir que les années écoulées avaient été douces, il lui prit une sorte d’oubli du passé et de dégoût de l’avenir.

La perspective de retourner à Paris, d’y passer un mois à faire quelques arrangements de ménage, à rendre quelques visites, puis d’aller passer quatre ou cinq mois dans son château de Touraine, entre son mari et ses enfants, lui parut si dénuée d’intérêt et d’imprévu qu’elle ne put retenir un bâillement.

« Excusez-moi, mon ami, dit-elle ; j’ai mal aux nerfs ; ce sera la fatigue ou l’odeur des citronniers, qui est très forte sur la promenade. Je vais me coucher, et demain matin je m’éveillerai guérie. »


XI

Le comte la laissa seule après l’avoir affectueusement embrassée. Elle se coucha, en effet, mais elle demeura longtemps agitée et dans un état de surexcitation qui n’était ni la veille ni le sommeil.

Après des efforts infructueux pour se calmer et s’endormir, elle se releva pour aller prendre, sur le guéridon du salon, un des livres français qui s’y trouvaient mêlés aux journaux de sport et de voyage.

Si un observateur se fût trouvé là et eût été doué, pour un instant, du don de double vue, à coup sûr la comtesse lui fût apparue entre son bon et son mauvais ange, et suivant instinctivement l’impulsion du second. Oui, c’était un démon, sans doute, qui, de son doigt de feu, lui montra le livre qu’elle prit… au hasard !

Elle s’assit dans un grand fauteuil à la Voltaire, avança la lampe, ouvrit au milieu le joli volume doré sur tranches, et se mit à lire Paul et Virginie.

Mais d’où vient que, tout à coup, elle rougit et pâlit et sentit l’orage de son cœur augmenter au lieu de s’apaiser ?

Elle ferma les yeux un instant pour rafraîchir ses paupières fatiguées ou pour concentrer et analyser ses pensées incohérentes. Puis elle se remit à lire, et tourna les pages en tremblant.

Enfin, elle rejeta le livre, se promena longtemps dans sa chambre, en essayant de vaincre par le mouvement le spasme étrange qui la tenait éveillée. Elle ouvrit même la fenêtre et avança sur le balcon pour respirer l’air de la mer et la fraîcheur de la nuit.


XII

À peine en avait-elle senti la bienfaisante influence, à peine ses yeux avaient-ils eu le temps de reconnaître le magnifique panorama qui se déroulait devant eux, qu’elle entendit une voix, trop connue déjà, chanter sous son balcon :

Verrano a te sull’aura i miei sospiri ardenti…

Elle rentra vivement et ferma la fenêtre. L’orgueil de la femme se révolta.

« Décidément, dit-elle, décidément cette poursuite est offensante… »

Cependant la voix du chanteur ne s’arrêta pas ; il continuait :

Adrai nel marche mormora l’eco de miei lamenti…

Mais on eût dit que cette voix, tout à l’heure si pleine et si sonore, devenait tremblante. Après le premier mouvement d’indignation, la comtesse se remit à marcher dans la chambre. Elle écoutait malgré elle, et, peu à peu, se rapprochait de la fenêtre… Le tremblement de cette voix, qui semblait se mouiller de larmes, fit tomber sa colère. Son cœur se serra, et bientôt ce fut elle qui pleura.

« Ah ! pensa-t-elle en quittant cet angle de fenêtre où elle s’était blottie pour écouter sans que son ombre pût la trahir, et en allant tomber sur son fauteuil ; ah ! quelle étrange fascination me poursuit ? À quel cauchemar suis-je en proie ?… la nature humaine a-t-elle donc de ces faiblesses imprévues…, de ces heures de vertige ?… »

Elle pleura quelques instants, et ses larmes la soulagèrent. Le chanteur se tut. Cependant Mme de Morelay se sentit encore trop agitée pour trouver le sommeil. Elle prit un autre livre ; celui-là, peut-être, était le contre-poison du premier, car, après un moment de lecture, ses yeux, encore voilés de larmes, s’éclaircirent, sa physionomie reprit une expression de calme, et elle parut s’intéresser au récit du conteur sans en être troublée.

C’était encore un livre français qui lui était tombé sous la main. Un volume de nouvelles, signé d’un nom aimé des délicats : Prosper Mérimée.

Elle lut La Double Méprise.

Son esprit fut bientôt captivé par cette attachante lecture. Toutefois, elle ne songea pas un instant à en faire l’application, ni à en tirer une conséquence…, encore moins crut-elle à une sorte de hasard prophétique… Mais sa pensée avait été distraite et soulagée d’une préoccupation dévorante, son sang coulait plus tranquille dans ses veines. Elle se coucha et dormit.


XIII

Lorsque la comtesse s’éveilla, au matin, il ne lui restait plus que le vague souvenir d’un rêve fatigant ; elle retrouva le sentiment habituel de l’existence.

Le comte entra dans sa chambre dès qu’elle eut sonné.

« Eh bien, comment allez-vous, ma chère Louise ? Êtes-vous reposée et pourrez-vous enfin jouir de notre séjour dans ce charmant pays ?

— Oui, oui, je vais mieux, dit-elle. J’ai eu hier au soir un cauchemar tout éveillée. J’avais mal aux nerfs, apparemment.

— Voulez-vous faire, aujourd’hui, une excursion à Carrare, pour y voir sauter à la mine les énormes blocs de marbre blanc qui fournissent la statuaire européenne, et dont une grande partie vient débarquer à Paris, quai d’Orsay, en face de vos fenêtres ?…

— Et comment le marbre de Carrare peut-il arriver à Paris par la Seine ? il me semble que sa voie la plus directe serait le chemin de fer, qui le prendrait à Marseille pour le déposer boulevard Mazas.

— Oui ; mais, ma chère, la ligne droite, qui est le plus court chemin d’un point à un autre, n’est pas toujours le plus économique. Or, vous savez l’énorme différence du prix des transports, par eau ou par terre. Ces blocs, qui pèsent plusieurs milliers de kilogrammes, ne se manœuvrent qu’avec des peines infinies. Les frais de débarquement, de chargement, de transport, doubleraient le prix du marbre déjà si cher…

— Mais alors…

— Alors, vous allez voir tout à l’heure des montagnes de marbre blanc, grandes et hautes comme des alpes. Il y aurait de quoi peupler toutes les capitales de palais comme ceux de Gênes ; et, tenez ! de votre balcon, en vous inclinant un peu à gauche, vous pouvez voir les silhouettes, aux angles rigides et aux cassures nettes, des montagnes gigantesques de Carrare. Aucune végétation ne vient en rompre les lignes ni en nuancer les teintes bleuâtres. Tandis que les montagnes couvertes de neige arrondissent les angles de leurs cimes, celles-ci semblent déchirer le ciel de leurs arêtes aiguës.

« Eh bien ! la mine que vous pouvez aussi entendre, en prêtant l’oreille, fait, d’heure en heure, sauter d’énormes quartiers de marbre. Ces quartiers, des hommes adroits et forts les roulent jusqu’à un torrent qui a tracé son lit entre les deux montagnes et descend à la mer, comme tous les torrents qui roulent des Alpes à la Méditerranée. Le lit de ce torrent, c’est le chemin que prend le marbre pour arriver au port. Des bœufs, attelés par troupeaux, remorquent les blocs, et les traînent jusqu’au vais seau où on les embarque. Quelquefois, ces bœufs restent plusieurs jours attelés à un seul morceau de marbre. Lorsqu’un bateau a son chargement, il prend le large et va pourtourner l’Espagne par le détroit de Gibraltar, côtoie le Portugal, traverse le golfe de Gascogne, et gagne le Havre. Là, il entre en Seine, et remonte jusqu’à Paris. Voilà comment vous voyez, de votre balcon, fonctionner la grue qui enlève les blocs sur le pont du bateau et les dépose sur la berge.

— Allons voir Carrare ! s’écria la comtesse de Morelay. J’apprendrai avec plaisir tous les détails de ces travaux ; je veux avoir vu les flancs ouverts de cette montagne, d’où sortent les vierges de nos cathédrales et les Phryné de Pradier…

— Et les baignoires de tous les hôtels d’Italie…, interrompit le comte. Eh ! qu’est-ce donc que la matière sans l’esprit qui l’anime, le génie qui la transfigure et lui transmet le reflet divin…

— Vous avez raison, dit la comtesse ; mais n’est-il pas intéressant de rêver l’avenir d’un bloc informe que la mine a taillé au hasard, et de se dire, comme le sculpteur de La Fontaine :

  Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

« Vous riez, mon ami ; je sais bien comme vous que la matière est chose vile, et ce n’est assurément pas le marbre que j’adore dans un Christ au tombeau, ni le marbre que j’admire dans les œuvres de Michel-Ange ; cependant cette matière transfigurée ne participe-t-elle pas un peu à notre respect pour le génie qui l’a taillée ou l’image sacrée qu’elle représente ! Soyez franc, si un coup de tonnerre réduisait en éclats informes les tombeaux de Laurent et de Julien de Médicis, et les marches du péristyle de cet hôtel, feriez-vous des uns et des autres même cas et même usage ?

— Non, peut-être… par une superstition dont je ne me rendrais pas compte.

— Appellerez-vous superstition aussi le sentiment inné et invincible qui vous ferait respecter les tronçons du saint de pierre ou de bois devant lequel des générations entières ont prié ?

— Quelle différence !… Ici, ce n’est plus au morceau de matière que je rends une sorte de culte ; c’est à l’objet vénéré par nos pères.

— Croyez-moi, au fond, l’impression vient de la même source. Le génie humain sanctifie, lui aussi, les morceaux de matière qu’il a façonnés, et tel débris qui a représenté le type de la beauté, de la force ou de la grandeur, ne saurait être avili sans profanation…

— Peut-être ; et, si je discute, c’est pour vous donner l’occasion de développer votre pensée. Mais puisque vous aimez la sculpture, vous pourrez voir, dans la ville de Carrare, en descendant de la montagne, des statues, des groupes, des vases taillés par les plus habiles marbriers. Tous les sculpteurs d’Italie, artistes et ouvriers, viennent y travailler. On n’y voit que des ateliers, on n’y entend que la masse frappant sur le ciseau, ou la râpe polissant ce que le ciseau a taillé. En sorte que la population de la ville de Carrare se compose par moitié de statues et de statuaires. L’une active et l’autre passive.

— Commandez la voiture, dit la comtesse, nous allons nous faire conduire à Carrare. Je serai habillée dans une heure. »


XIV

Le comte sortit. Une femme de chambre entra, portant sur un plateau le déjeuner de la comtesse et une lettre sans timbre.

« Qu’est-ce que cela ? » demanda Mme de Morelay en prenant la lettre d’une main tremblante, mais sans l’ouvrir.

À la vue de ce papier inattendu, une émotion soudaine avait fait rougir la comtesse. Pourquoi ?…

Ce pouvait être un compte envoyé par le maître de l’hôtel, par le voiturin, ou quelque autre chose banale. Mais non ; une intuition secrète avertissait la pauvre femme que ce pli blanc et portant son nom seul pour suscription, allait réveiller ses impressions orageuses de la nuit et de la soirée.

« C’est sans doute une lettre que quelqu’un aura remise pour Madame la comtesse, » répondit simplement la femme de chambre.

Ainsi donc, plus de doute…, ce papier venait du dehors et non des maîtres de l’hôtel. Et de qui, à la Spezzia, Mme de Morelay pouvait-elle attendre une lettre ?

Elle voulut la rendre, mais ses doigts ne pouvaient s’en dessaisir. Une curiosité folle s’emparait de la comtesse et grandissait de seconde en seconde.

Pourtant elle ne doutait que ce fût une insulte de plus, et qu’elle ne dût jeter au feu, avec mépris, cette lettre insolente.

« Mais que pensera ma femme de chambre, si je renvoie une lettre sans l’ouvrir ? Quelles inductions ne pourra-t-elle pas tirer de ce procédé ? quels commentaires ne se trouvera-t-elle pas autorisée à faire ?… se disait Mme de Morelay, pour se donner un prétexte et garder la lettre ; d’ailleurs, qui m’oblige de lire cette lettre parce que je la reçois ? je la brûlerai tout à l’heure, sans rien dire… »


XV

Cependant, lorsqu’elle fut seule et qu’elle se fut approchée du foyer avec la lettre et une allumette enflammée, une hésitation lui vint…, un nouveau prétexte sans doute.

« Après tout, cette lettre pourrait venir d’une autre personne, pensa-t-elle ; peut-être de Mme de Braciennes, qui m’a vue hier sur la promenade… Refuser sa lettre sans l’ouvrir, ce serait bien dur…, bien hautain… Après tout, Amélie de Braciennes a été mon amie… »

L’allumette lui brûlait les doigts ; elle la jeta dans la cheminée et porta sa main droite au cachet de la lettre.

« Eh ! d’ailleurs, qui saura si… »

Elle lança autour d’elle un regard furtif.

« Tandis que je m’exposerais à faire une impertinence…, à blesser cruellement une femme que son cœur seul a entraînée… »

Oh ! comme elle devenait indulgente !…

Le cachet sauta.

« Ce sont des vers ! » dit-elle.

Elle replia précipitamment la lettre et la glissa dans sa poche. Quelqu’un venait.

C’était sa femme de chambre, qui lui apportait une robe fraîche. Soudain, par l’effet d’une décision rapide, elle déjeuna en dix minutes et hâta les préparatifs de sa toilette.

Une sorte de surexcitation nerveuse lui faisait mettre de l’empressement à toutes choses. Depuis qu’elle avait pris le parti de garder la lettre, elle semblait devenue presque joyeuse. Elle se laissa complaisamment coiffer et habiller ; et, tout en se prêtant aux soins de sa femme de chambre, elle se disait avec un secret sentiment d’orgueil et de plaisir :

« Il est poète ! »


XVI

D’abord elle s’était promis d’attendre jus qu’au soir pour lire les vers de son jeune amoureux. Mais elle ne put y tenir, et, tandis que sa femme de chambre descendait appeler la voiture, elle tira le papier de sa poche et dévora le sonnet suivant, qui était écrit en vers italiens :


« Que béni soit le jour, le mois, l’année, la saison, l’heure et l’instant, le beau pays, l’heureuse rive où ses yeux m’ont pris le cœur !

« Béni soit aussi le coup qui m’a blessé, et le sourire et le regard qui me séduisent et me consument !

« Bénis soient les soupirs que je jette au vent pour appeler ma dame, et mes pleurs, et mes cris et mes vagues désirs !

« Et bénis, encore, les vers qu’elle m’inspire et où sans cesse je la chante sans me plaire à plus rien autre ! »


« C’est charmant ! » se dit-elle, rouge et confuse.

Puis, comme une chatte qui veut s’assurer que personne ne la guette, avant d’effleurer de son museau rose une jatte de crème, elle regarda de nouveau autour d’elle, et, quand elle fut bien sûre que nulle porte n’était ouverte et que les jalousies ne s’écartaient pas trop, elle les relut et les glissa dans sa poche.

« Je les brûlerai ce soir, pensait-elle, et, si je trouve le poète sur mon chemin, je le regarderai de telle sorte qu’il aura moins d’audace. »

« Madame, la voiture est prête et Monsieur attend, vint dire la femme de chambre.

— Allons ! » s’écria la comtesse de Morelay en descendant d’un pas léger les vastes et longs escaliers de la locanda dell’ Europa.

Au milieu de l’escalier, elle rencontra l’inévitable moine mendiant des auberges italiennes. Elle lui jeta une pièce d’or.


XVII

Étranges effets des préoccupations morales ou des préliminaires de la passion ! La comtesse, durant le voyage, ne fut point rêveuse et troublée comme la veille au soir, mais, au contraire, vive, gaie, causeuse, presque loquace.

Ainsi elle s’était sentie honteuse d’une émotion involontaire, et elle n’éprouvait aucun remords à la pensée qu’elle gardait dans sa poche une lettre d’amour.

Il est vrai qu’elle se promettait de jeter les vers au feu et de foudroyer le poète d’un regard bien hautain.

Mais alors, pourquoi, tandis qu’elle parlait de mille choses indifférentes, écoutait-elle une voix éloquente et douce qui lui chantait au cœur les premiers vers du sonnet :

« Que béni soit le jour, le mois, l’année, la saison, l’heure et l’instant, le beau pays, l’heureuse rive où ses yeux m’ont pris le cœur ! »

C’est qu’elle était fille d’Ève et qu’elle contemplait avec plaisir le fruit défendu de l’amour ; et, tout en ne voulant pas y mordre, elle le trouvait beau, appétissant, parfumé.

Elle se disait : « Cette rencontre sera un petit roman dans ma vie si monotone… Lorsque bientôt je serai de retour à Paris et revenue à mes occupations et à mes devoirs, je rêverai à cette apparition rapide et séduisante… »


XVIII

Elle regardait, guidée par les observations du comte, les blocs de marbre soulevés par la mine, détachés à coups de levier, puis scintillants au soleil : les uns descendant lentement, poussés par des efforts humains ; les autres roulant avec fracas jusqu’au torrent, où les attendaient les grands bœufs, impassibles, avec leurs yeux fixes et leurs naseaux fumants.

De temps en temps, un chant sonore et plein partait des groupes d’ouvriers et se répercutait, en échos infinis, dans les rochers de marbre déchiquetés par la mine. En d’autres moments c’était un cri : — de joie si le bloc s’était détaché heureusement, sans trop d’éclats et avec une bonne forme ; — de désappointement si la mine brisait, en miettes, un bloc éblouissant et irréprochable de pureté.

Après avoir contemplé quelque temps les belles lignes des montagnes, le travail des mineurs, et après avoir remarqué que la forme donnée aux blocs par le hasard des détonations de la mine devait déterminer bien souvent leur destination, le comte et la comtesse se laissèrent conduire par leur voiturin à la ville de Carrare pour s’y reposer pendant la forte chaleur du jour.

Mais, tandis que les chevaux et le cocher faisaient la sieste à l’albergo dell’ Aquila nera, M. et Mme de Morelay parcoururent cette ville blanche, où les édifices publics, les maisons, les murs de clôture, les pavés, le cailloutage même qui macadamise les routes, tout est en marbre statuaire. Ils allèrent voir le dôme, le théâtre, et jeter un coup d’œil dans les ateliers qui s’ouvrent à tous venants sur les rues.

Là, ils admirèrent des vierges, des christs exécutés avec une habileté de main extraordinaire ; ici des statues, gracieuses copies de l’antique ou des œuvres contemporaines les plus célèbres ; ailleurs, des vases ornementés avec une richesse prodigieuse, des fruits rendus avec perfection et coloriés à la cire ; enfin des groupes, des statues, des bas-reliefs gigantesques, sculptés pour la première fois par des artistes illustres, français et italiens.

« Souvent, dit M. de Morelay à sa femme, souvent nos grands statuaires viennent exécuter à Carrare leurs plus importants travaux ; et, si vous pénétriez dans quelques-uns de ces ateliers, vous y verriez peut-être l’ébauche de la statue que vous admirerez au prochain Salon. »

Mais c’était le moment de la forte chaleur, et, par conséquent, l’heure de la sieste. Les marteaux étaient muets, et on n’entendait qu’à de rares intervalles un coup frappé ou un grincement d’outil. Dans les ateliers poudreux, sous les auvents des portes, tout le monde dormait ou restait inactif. La comtesse promenait un œil distrait des statues aux hommes : les unes blanches et sortant, à demi taillées, de leurs blocs comme un beau fruit de sa gangue ; les autres vêtus de blouses bariolées et coiffés de bérets éclatants.


XIX

Tout à coup ses yeux se fixèrent et elle rougit. Au milieu d’un atelier où se mêlaient les terres fraîchement modelées, les plâtres et les marbres, elle vit son beau poète qui dormait, le col nu, les cheveux flottants, la poitrine enroulée dans une ample draperie de pourpre.

Par un instinct rapide, elle fit un pas en avant, pour éviter que l’attention de son mari ne se fixât sur le jeune homme ; mais, après avoir mis le comte hors de vue, elle ne résista pas au besoin d’admirer cet inconnu qui depuis la veille régnait dans son cœur.

Oui, régnait ! — Car toutes les pensées, toutes les impressions de la belle comtesse venaient de lui. D’un second coup d’œil elle aperçut dans l’atelier un autre homme dormant aussi, adossé au même groupe de marbre ; elle aurait voulu regarder encore les statues et tout l’intérieur de l’atelier ; mais le comte continuait sa course ; il fallait le suivre. Elle passa.

Cependant une diabolique tentation la prit de revoir encore son poète une seconde ! « Ce sera la dernière fois, se dit-elle ; oui, je me le jure à moi-même ! Je n’arrêterai plus une seule fois mes yeux sur lui. »

Elle courut comme si elle eût oublié quelque chose, arriva jusqu’à la porte de l’atelier, s’arrêta à l’angle sans oser avancer jusqu’au seuil, avança la tête…

Mais, en cet instant précis, il ouvrit les yeux.

Elle recula d’un mouvement plus rapide que la pensée ; il bondit jusqu’à elle…

La comtesse avait déjà saisi le bras de son mari ; mais elle était pourpre de honte et de colère.

« Qu’est-ce ? s’écria M. de Morelay en la voyant émue et tremblante, tandis que la silhouette d’un homme apparaissait à quelques pas, dans l’embrasure de la porte.

— Rien… rien…, reprit-elle en s’efforçant de rassurer sa voix ; ce monsieur, sans doute, a cru que je le regardais… »

M. de Morelay se retourna fier et interrogateur, ému à son tour, et tout prêt à demander compte à cet inconnu d’une démonstration audacieuse.

Mais l’inconnu avait disparu.

Le mari toutefois demeura un instant immobile, tandis que la femme, de rouge, devenait pâle, et tremblait d’inquiétude après avoir tremblé de colère.

Puis, personne ne reparaissant, la comtesse murmura :

« Ce n’est rien, ne faites pas attention…, moi-même peut-être je me serai trompée…

— Ces Italiens sont très avantageux, » dit le comte en manière de conclusion à l’incident.

Un moment après il ajouta :

« C’était donc beau, ce que vous regardiez là ?

— Oh ! reprit Mme de Morelay, honteuse et menteuse pour la première fois, je ne sais trop, un Bacchus, je crois… »

Quand ils arrivèrent à l’albergo dell’ Aquila, ils trouvèrent leur voiture attelée et leur vetturino prêt.

« Voulez-vous voir Massa ? dit le comte ; nous en sommes bien près ; mais il n’y a rien de curieux, sauf peut-être le vieux château fort…, et nous n’aurions guère le temps d’y grimper et d’être à la Spezzia pour l’heure du dîner.

— Retournons à la Spezzia, dit la comtesse ; je suis fatiguée… »


XX

La voiture roula d’abord dans un chemin creux entre deux haies de grenadiers où, çà et là, éclataient des fleurs empourprées. Quelques maisons de cultivateurs se rangeaient, de distance en distance, entourées de leur enclos et de leur jardin comme nos chaumières de Normandie. Seulement, les chaumières encore étaient de marbre, et les oliviers, les figuiers et les vignes ombrageaient l’humble toit que couvrent là-bas les pommiers.

Le chemin, ensuite, longea des coteaux incultes comme nos landes, mais où les buissons de myrtes tenaient lieu d’ajoncs ; les châtaigniers ombrageaient le sommet des coteaux ; les pins maritimes découpaient sur le ciel leurs élégants parasols. Enfin, on repassa la douane du duché de Modène et la Magra, une large rivière sans eau et sans pont.

La voiture se traînait péniblement dans le sable et les galets.

« Mais, dit le comte au vetturino, si vous allez avec tant de peine quand la rivière est à sec, comment faites-vous quand il y a eu de l’orage et que l’eau, descendant des montagnes par torrents, emplit son lit et roule des avalanches de sable ?

— Ah ! dit le vetturino, il faut attendre…

— Attendre quoi ?

— Eh ! que l’eau ait fini de couler.

— Il est bon de ne pas être pressé, dans ce pays-ci.

— Monsieur, les gens de Lerici veulent que le pont se fasse à une certaine place, ceux de Pontremoli le veulent à une autre, et on attend qu’ils s’accordent. Ce sera long. »

Cependant on regagna cette admirable route de la Corniche qui borde les rivières de Gênes au levant et au ponant, et réunit, entre Nice et Sarzane, les plus beaux points de vue du monde.

La voiture allait lentement, tantôt montant les rampes escarpées qui pourtournent les Apennins, tantôt descendant jusque sur la plage, et si près du bord, que les courtes vagues de la Méditerranée venaient en laver les roues. Cette fois, le voyage était silencieux. La comtesse ne trouvait rien à dire, et toute son attention suffisait à peine à dissimuler, sous une sorte de somnolence, les émotions de son cœur.

L’orgueil et la terreur se disputaient alors ce cœur tourmenté. Elle se disait : « Il est beau comme un dieu…, il chante…, il est poète…, il est statuaire… » En même temps elle tremblait, car elle sentait le danger et elle ne pouvait plus réprimer le vertige qui, depuis la veille, la conduisait d’étape en étape jusqu’à la passion. « Il a surpris mon admiration dans mon regard !… » pensait-elle, en se rappelant avec confusion la preuve involontaire qu’elle lui avait donnée de sa faiblesse… « Il croit que je l’aime, peut-être !… — Mais c’est vrai ! » cria soudain la voix de la conscience.


XXI

Cette découverte la laissa consternée. Elle eut un moment de stupeur. Puis, rappelant avec énergie toute sa dignité, toute sa vertu, tous ses souvenirs d’honneur et de loyauté, elle demanda au comte :

« Quand partons-nous ?

— Êtes-vous si pressée, Louise ? dit-il ; je suis à vos ordres, ma chère ; mais, puisque notre temps de vacance n’a point de limites forcées, il me semble que nous aurions pu rester ici quelques jours à prendre les bains de mer.

— Nous devions être à Paris le 15 du mois, reprit la pauvre femme avec un effort.

— Il est bien fâcheux de passer si près des plus belles villes de l’Italie sans les voir ; vous ne connaissez pas Pise : c’eût été, d’ici, un voyage de deux jours, en comptant l’aller et le retour.

— Ah !

— Et Florence ! Comment n’avez-vous pas envie de voir Florence ? vous si artiste par vos goûts ! Je pensais tout à l’heure que nous pourrions faire marché avec un voiturin qui nous mènerait à Florence. — Ne trouvez-vous pas charmant de voyager en voiturin ? — Nous verrions Sienne, Pistoie, Lucques…, et nous pourrions revenir par Modène, Mantoue et Milan. »

Mme de Morelay accueillit avec empressement l’idée d’aller à Florence. Partir pour Florence ou pour Paris, c’était toujours quitter ce dangereux pays de la Spezzia, que sa conscience lui criait de fuir ; et l’idée de voir la patrie de Dante et de Michel-Ange lui offrait une diversion toute puissante, tandis qu’elle avait senti comme un deuil lui prendre le cœur à la pensée de revenir tout simplement, tout prosaïquement, à Paris, et d’y reprendre cette chaîne sociale dont les habitudes mornes, les tiraillements intimes, les évolutions régulières, sont comme les anneaux.

« Nous partirons donc demain pour Florence, puisque vous ne voulez pas rester plus longtemps ici, dit le comte. J’enverrai ce soir nos passeports au visa, et je retiendrai un voiturin. »


XXII

Une fois ce parti arrêté, la comtesse fut plus tranquille. Elle se dit qu’elle avait satisfait à sa conscience et cessa de s’alarmer des battements précipités de son cœur. Au contraire, même, elle accueillit alors avec une sorte de plaisir l’image de celui qui le faisait battre. « Encore vingt-quatre heures, et je ne le verrai plus ! se disait-elle… Que ces vingt-quatre heures, au moins, lui soient consacrées !… »

Le silence régna de nouveau entre les deux époux ; de temps en temps M. de Morelay risquait une remarque ou une question ; mais les réponses qu’il obtenait étaient rares et brèves. Il se mit à regarder le paysage et à penser seul.

Quant à la comtesse, elle regardait aussi le paysage ; mais c’était pour en fixer le souvenir dans sa mémoire, comme celui d’un mirage enchanteur. Elle voulait en faire le cadre splendide de son amour d’un jour.

Les accidents des montagnes, les poétiques ombrages des vallées, les anses abritées, où la mer, transparente jusqu’au fond, formait comme des baignoires mystérieuses, les plages gazonnées sur lesquelles venaient mollement s’échouer les vagues, lui faisaient comme des points de repère qui devaient lui servir un jour à reconstruire, par la pensée, ce décor du bonheur.

Et, loin de repousser les pensées dangereuses, elle les accueillait…, elle les caressait…

« Je pars demain, qu’importe ! » se disait-elle.

Ils arrivèrent. La Spezzia parut alors à la comtesse un coin du paradis oublié sur la terre. C’est là qu’elle l’avait vu… Sur cette promenade, elle avait croisé son regard avec le regard amoureux du jeune poète… Le long de ce chemin il avait marché près d’elle… ; enfin, au pied de cette fenêtre, la nuit, il avait chanté…

« Reviendra-t-il chanter ce soir ? se demanda-t-elle ; s’il n’allait pas revenir ?… » Mais une voix secrète lui répondit : « Il reviendra !… » Et la pauvre affolée se dit : « Je l’écouterai donc, cette fois. Je pars demain. Qu’importe ?… »


XXIII

Le comte s’occupa, dès son arrivée, de pré parer le départ du lendemain. Le patron de l’hôtel de l’Europe lui procura sur-le-champ un voiturin, avec lequel marché fut conclu pour tout le voyage. On donna l’ordre au garçon chargé du visa des passeports de tenir ceux du comte prêts pour le lendemain à midi, de passer à la poste prendre les lettres, s’il y en avait, et de commander qu’on dirigeât celles qui viendraient sur Florence.

La comtesse secoua un instant ses rêveries, pour s’occuper, elle aussi, des apprêts du dé part ; mais ce fut vite fait ; les malles, d’ailleurs, avaient à peine eu le temps d’être débouclées. Seulement, par un caprice inattendu dont maugréa sa femme de chambre, elle lui fit chercher au fond de la plus grande une robe toute fraîche qu’elle revêtit, après dîner, pour la promenade du soir.

Il fallut aussi recrêper ses cheveux ; elle les avait blonds avec des reflets dorés, et n’ignorait pas que le soleil couchant y faisait resplendir de vives lumières. C’est pourquoi elle ne voulut pas porter de chapeau ce jour-là, s’autorisant de la liberté grande que prennent partout les voyageurs. Son ombrelle à franges, que l’on penchait ou élevait à volonté pour varier les jeux de l’ombre et de la lumière, devait lui suffire pendant que le soleil éclairerait l’horizon ; et, après, elle jetterait sur sa tête sa man tille en capuchon.

Avant de partir, comme elle se mira ! Elle voulait être belle de toute sa beauté pour cette soirée…, cette soirée unique !

« Ah ! qu’il garde de moi un radieux souvenir ! » se disait-elle.

Elle aurait voulu hâter l’heure de la promenade et craignait, en même temps, de l’entendre sonner. C’était l’heure où elle espérait le revoir… Mais aussi chaque minute qui s’écoulait et la rapprochait de cette heure la rapprochait en même temps du moment du départ !…

Chose étrange ! La colère éveillée par l’audace du jeune homme, audace qui lui avait semblé sur le moment presque grossière, cette colère naturelle et légitime était totalement éteinte… ; Mme de Morelay ne songeait qu’à le revoir…

« Je vais partir…, qu’importe !… »

C’était là le refrain de toutes ses pensées, l’excuse de toutes ses faiblesses.


XXIV

Le cœur lui battait bien fort, lorsque au bras de son mari elle sortit de l’hôtel pour se promener sur la plage.

« Demain, à pareil moment, où serai-je ? pensait-elle ; sans doute sur le chemin de Florence, dans quelque bourgade où notre voiturin aura décidé de faire halte. Et la période heureuse de ma vie aura passé comme un météore ! il ne me restera plus que le souvenir ! »

Elle lançait de furtifs regards çà et là, mais celui qu’elle attendait ne paraissait pas. Peut-être le trouverait-elle sur la promenade, à la place où la veille il l’avait regardée pour la première fois. Insensiblement elle y dirigea les pas de son mari… — Rien encore !…

Elle était impatiente, et regardait parfois sa montre…

L’attente, cependant, l’absorba bientôt tout entière.

Puis la conversation, que jusqu’alors la comtesse s’était efforcée de soutenir avec son mari, tomba. Elle compta les minutes… en suivant sur le sable les lentes dégradations des ombres… « Il ne viendra pas ! » se dit-elle avec un soudain effroi qui lui glaça le cœur.

Alors, un mortel regret la prit d’avoir exigé ce départ. Elle en voulut au comte, parce qu’il était la cause indirecte des scrupules de sa conscience. L’idée que maintenant elle se trouvait forcée de partir le lendemain, de s’arracher à la Spezzia, la mettait au désespoir. Elle se reprochait aussi ce mouvement de fierté, plus fort que la passion, qui, le matin, l’avait fait s’enfuir au bras de son mari et lancer à l’audacieux un regard de colère.

Plus le temps passait, et plus son angoisse devenait violente…, plus son fol amour devenait coupable. En ce moment, elle se sentait prête à encourager cet amant si dédaigneusement traité la veille et le matin.

« Je l’aurai convaincu de mon mépris… Je l’aurai blessé sans retour, se dit-elle. Je me serai moi-même arraché cette soirée, si belle, que je me promettais… »

Elle ressentait alors une rage d’autant plus violente qu’elle était forcée de la contenir ; enfin, elle se promit que, s’il ne venait pas ce soir-là, elle se dirait malade le lendemain pour ne pas partir ; car elle voulait le revoir une fois…, échanger avec lui un regard avant de s’enfuir… pour toujours.


XXV

Cette résolution prise, elle parvint à dominer ses émotions en respirant la brise parfumée, en regardant les barques glisser sur la mer, et le soleil couchant envelopper toute la nature dans une atmosphère qui semblait pleine de poussière d’or.

Elle hasarda même quelques remarques à haute voix.

« Oui, dit le comte, regardez bien, Louise, ce panorama splendide, un des plus beaux qui soient au monde. À Florence, vous verrez des monuments fiers et grandioses, des peintures et des sculptures dignes d’admirations éternelles ; mais vous ne verrez plus la mer limpide et bleue comme un saphir immense…, les Alpes et les Apennins cachant leurs pieds sous les oliviers centenaires et portant jusqu’au ciel les neiges éclatantes de leurs cimes.

— C’est vrai qu’il est pénible de quitter un si beau pays, dit la comtesse, répondant plus encore à ses pensées qu’aux paroles du comte…, de s’en retourner en France habiter un triste château.

— Triste ! vous trouvez le séjour de Morelay triste ? s’écria le mari avec un accent d’étonnement et de douleur. Nous y avons pourtant passé de bien belles années, Louise…, des années heureuses… pour moi, du moins…

— Pourquoi me conduisez-vous dans des pays enchantés ? vous me gâtez, mon ami ! Est-ce qu’il y a du soleil ailleurs, quand on a vu celui-ci disparaître derrière la mer, avec ce fracas et cet éclat qui font songer à l’incendie des villes bibliques ? Est-ce que l’on peut trouver beaux nos horizons bornés et doux notre air natal, quand on a vu cette immensité de ciel et de mer, et respiré ces brises embaumées ?…

— La Touraine a pourtant de magnifiques parcs et de riches campagnes, Louise ; n’oubliez pas trop notre nid patrimonial. Je ne sais pourquoi, mais vos paroles de tout à l’heure m’ont peiné. Il n’est donc plus rien pour vous, le toit béni où nous nous sommes aimés dans le recueillement et dans la paix…, où nos enfants sont nés ?…

— S’ils étaient nés ici, quel sang plus ardent et plus riche coulerait dans leurs veines ! Ils seraient beaux comme des dieux, ils auraient du génie !…

— Oh ! reprit le comte avec un sourire demi-railleur, j’espère que notre fils sera un homme de cœur et d’intelligence…, qu’il saura servir son pays et tenir son rang avec honneur… J’espère que notre fille deviendra une bonne et charmante femme — comme sa mère, — et je ne désire rien de plus… Croyez-vous donc que les enfants qui naissent dans ces villas de marbre et jouent sous des bosquets de lauriers-roses valent mieux que les nôtres ? »

La comtesse ne répondit pas ; elle n’aurait d’ailleurs ni voulu ni pu soutenir son absurde exclamation ; mais, un moment après, continuant encore de suivre ses propres pensées, elle ajouta, par cette habitude de causerie intime qu’elle avait contractée :

« La beauté va bien au génie… Il semble que le don de poésie doit habiter sous un front aux lignes nobles et pures, et que l’homme qui sait les secrets du beau doive être beau lui-même… Raphaël était beau…, Byron…

— Et ceux qui n’ont pas les cheveux abondants et lustrés, le front sans rides, les muscles richement développés, sont des brutes… »

La comtesse se mit à rire.

« Presque tous les grands hommes seraient des preuves du contraire, s’écria-t-elle, et depuis une heure je dis des sottises. »


XXVI

Mais le soleil venait de disparaître derrière la ligne d’horizon et le crépuscule succédait rapidement au jour. Une morne tristesse remplaça, dans le cœur de Mme de Morelay, l’angoisse du commencement de la soirée et le moment de calme qui l’avait suivie. Elle pensait avec amertume que celui qu’elle attendait ne viendrait sûrement plus. Elle tremblait que son beau roman ne finît trop vite.

D’un mouvement rapide elle ferma son ombrelle, releva sur son front les plis de sa mantille sans prendre garde à ses cheveux. Que lui importaient maintenant leurs boucles soyeuses et leurs brillants reflets ? Celui pour qui elle les avait crêpés avec tant de soin, ne devait plus les voir dorés par le soleil…

Les étoiles s’allumèrent au ciel une à une ; l’Angelus sonna, puis ne sonna plus. Alors le cœur de la pauvre femme se serra bien fort, et deux larmes perlèrent au bord de ses cils. Elle abaissa pour les cacher la mantille relevée tout à l’heure ; mais bientôt les larmes coulèrent abondantes le long des réseaux de tulle.


XXVII

Enfin, était-ce un rêve enfanté par ses désirs ? Il lui sembla entendre, près d’elle, une voix chanter doucement, doucement :

Verrano a te sull’aura miei sospiri ardenti…

Son cœur bondit d’une joie folle… Oui…, c’était bien cette voix adorée qui chantait…, et dont le timbre s’élevait peu à peu…

« Entendez-vous ? dit la comtesse à son mari, assez haut pour être entendue à son tour, entendez-vous ? C’est la voix d’hier… Quelle admirable voix !… »

Et elle osa chercher des yeux le chanteur… Mais elle ne vit rien auprès d’elle et il lui sembla même qu’il s’était un peu éloigné. Seulement, il chanta bientôt avec toute la puissance de son organe, comme pour justifier l’exclamation de la comtesse.

Elle eût mieux aimé qu’il se tût après l’avoir comprise, ou, du moins, qu’il continuât de chanter pour elle seule… Les promeneurs s’arrêtaient et écoutaient. Il lui sembla qu’il y avait une sorte de vanité puérile à chercher ainsi les suffrages de la foule…, en ce moment surtout…

Mais il était là… sans doute, il allait revenir près d’elle… et la regarder… Quelles idées pouvaient tenir contre de pareilles émotions ?

Au bras de son mari, elle le suivait, elle le cherchait, possédée tout entière par sa coupable passion, et sans remords. Il lui semblait alors qu’en partant le lendemain, comme elle se l’était promis, elle accomplissait un acte de suprême vertu, et que jamais le comte ne pourrait payer un tel sacrifice !

Certes ! elle se croyait permis d’accorder une soirée d’ivresse à son cœur… Et encore se trouvait-elle bien courageuse, bien loyale, bien irréprochable…


XXVIII

Maintenant qu’elle sentait dans son atmosphère le poète, l’artiste, le chanteur aimé si follement, elle aurait voulu demeurer éternellement là, sur cette terrasse, entre le ciel et la mer ; cependant le temps marchait avec une vitesse désespérante… Encore quelques instants, et il allait falloir s’arracher de ce lieu de délices…

« Ah ! se disait-elle, le cœur plein en même temps de bonheur et de peine, je voudrais seulement qu’il sût qu’en partant je l’ai regretté…, que j’étais digne de l’apprécier…, que je sentais tout le prix de son amour… Mais pourra-t-il le deviner ?… et, si je le lui fais comprendre, pourra-t-il me laisser partir ?… Non ! même cette joie de lui faire savoir que je l’aimais, je dois me la refuser…, je me la refuserai… »

Elle s’appuya sur la balustrade et regarda la mer argentée sous les reflets de la lune…, le ciel diamanté d’étoiles…, les silhouettes élégantes du golfe ; et elle pleura.

Le bonheur même lui devenait douloureux. Elle l’avait trop attendu.

Son amant vint s’accouder auprès d’elle. Quel moment délicieux !… Il la regardait : elle se sentait regardée, et tout son sang lui refluait au cœur… Enfin, elle aussi, osa lever les yeux sur lui.

Cet échange de regards dura quelques minutes. Mais Mme de Morelay baissa bientôt les yeux, dans la crainte de trahir son fol amour. Car la soirée s’avançait : les derniers promeneurs disparaissaient, les terrasses devenaient désertes ; la comtesse sentit que la position était difficile et fausse et qu’il fallait partir…

« Déjà !… » se disait-elle, le cœur serré et poigné de mille regrets…

Le comte cependant lui adressait de temps à autre quelques paroles. Elle répondait distraitement et s’efforçait de contenir le tremblement de sa voix. Deux ou trois fois même, M. de Morelay tourna la tête et regarda l’étranger qui seul demeurait à côté d’eux. Elle comprenait que le moment d’avoir du courage était venu, et elle ne pouvait cependant prendre sur elle de donner le signal du départ. Enfin, le comte tira sa montre, et dit :

« Il est onze heures.

— Rentrons ! » dit-elle.


XXIX

Ils reprirent le chemin de l’hôtel ; la pauvre femme suivait cette fois les pas de son mari et ne les dirigeait plus. Elle marchait en pleurant, et pourtant ! elle sentait encore celui qu’elle aimait auprès d’elle…

« Grand Dieu ! je ne le verrai plus ! se disait-elle, le cœur brisé de désespoir… C’est fini…, fini… »

Et déjà, en le cherchant des yeux, elle le distinguait à peine parmi les arbres et sous les grandes ombres qu’ils projetaient.

Comme elle descendait sur la place, il reparut à côté d’elle, tendant une branche de laurier-rose…

En cet instant justement, deux jeunes mendiants se précipitèrent au-devant du comte en criant leur psalmodie de misère ; il quitta le bras de sa femme et chercha quelque monnaie pour les satisfaire.

Alors, d’un mouvement rapide, la comtesse tendit la main et saisit la branche.

« Votre nom ? dit-elle d’une voix si émue et si basse que le jeune homme devina plutôt qu’il n’entendit.

— Pietro. »

Elle prit le bras de son mari et s’enfuit, serrant les fleurs de laurier-rose comme un trésor…

Ils arrivèrent à l’hôtel, la porte se referma. Mais alors la comtesse n’était plus triste ; désormais sa vie aurait au moins un beau jour.

C’est ce qu’elle avait souhaité de toute son ardeur. Maintenant elle se résignait au départ, elle le sentait nécessaire ; car, après cette scène d’une minute, il fallait quitter la Spezzia et ne plus se trouver en présence d’un homme qui pouvait tout oser.


XXX

Le lendemain, au moment où la comtesse de Morelay allait faire descendre ses malles, le comte entra chez elle, tenant à la main les passeports et une lettre qu’on venait de trouver pour lui à la poste.

« Voilà qui dérange nos projets, dit-il.

— Qu’est-ce ? demanda la comtesse, soudainement émue.

— Oh ! rien de grave. Seulement notre avoué m’écrit que je dois me présenter en personne au tribunal pour le procès que vous savez ; et l’affaire est appelée pour le 10 de ce mois. Nous sommes au 5.

— Eh bien, pourrons-nous jamais arriver à temps ?

— Nous deux, c’est impossible. Je ne souffrirais pas, d’ailleurs, au prix de la perte de n’importe quel procès, que vous fussiez exposée à la fatigue ; et certes elle serait grande à courir ainsi la poste, par mer et par terre…

— Pourquoi donc ? S’il le faut, je suis prête…

— Oui. Mais moi, je ne veux point risquer votre santé à peine remise.

— Alors, il faut donc se résigner à perdre ce procès par défaut ?

— Nullement. En partant aujourd’hui même, j’arriverai pour comparaître. En vingt-quatre heures, par la malle-poste, je puis être à Gênes. J’y trouverai toujours un paquebot en partance pour Marseille. De Marseille à Paris, il faut encore vingt-quatre heures… Vous voyez que je puis être rendu dans quatre jours, si le paquebot ne me fait pas attendre.

— Alors, moi…

— Vous m’attendrez ici. Je serai de retour dans neuf ou dix jours, et nous exécuterons alors notre projet de voyage à Florence. » La comtesse devint toute pâle. Sa conscience lui criait impérieusement de ne point s’exposer au danger.

« J’aime mieux partir avec vous ! s’écria-t-elle.

— Et pourquoi ?… qu’avez-vous ?… on dirait que vous avez peur de rester ici… Pourtant vous êtes bien restée tout l’hiver à Rome, seule avec votre femme de chambre.

— J’y avais des amis…, des relations…

— Ne sauriez-vous rester dix jours à lire et à vous promener dans le plus beau pays du monde ?… En vérité, Louise, je ne reconnais plus en vous la femme sensée et raisonnable que j’étais accoutumé à trouver…

— Je vous assure, reprit-elle en rappelant tout son courage, que je suis bien en état de supporter ce rapide voyage.

— C’est de la folie…

— Non, c’est une sorte de pressentiment… Je ne sais quoi me dit de ne pas vous quitter. »

Le comte embrassa sa femme et lui dit avec un ton plein de paternelle bonté :

« Les pressentiments sont des enfantillages ; restez ici, ma chère Louise, et je m’arrangerai pour vous revenir vite… Prenez les bains de mer, faites-vous promener en voiture…, allez aux environs…, lisez… Vous savez fort bien l’italien ; mais, en lisant les bons auteurs, vous pouvez vous perfectionner encore, et vous distraire en même temps. D’ailleurs, une ville qui a un établissement de bains doit être bien pourvue ; vous trouverez sans doute ici des livres français. »

Mme de Morelay ne répondit pas. Que répondre, à moins de se jeter dans les bras de son mari et de lui tout avouer ?

Mais l’étendue du mal même arrêta l’aveu sur les lèvres de la comtesse.

Comment oser dire que, depuis deux jours à peine, elle s’était compromise au point d’avoir accepté d’un inconnu des gages d’amour ? Comment oser, pour s’en excuser, déclarer l’incroyable vertige auquel elle était en proie ?…

Un moment elle se dit que cette humiliation terrible serait un juste châtiment du coupable égarement de son cœur ; mais elle vit soudain la douleur de son mari…, sa colère…, son mépris peut-être…, à coup sûr la perte de sa confiance ; enfin, tout bonheur détruit.

Elle ne pouvait parler et ne le devait pas.

À tout prix, cependant, et par tous les moyens, elle se résolut à quitter la Spezzia, à s’en aller attendre ailleurs le retour du comte, quitte à lui en donner ensuite une explication quelconque. Cette idée calma un peu ses angoisses ; elle n’ajouta plus, pour le déterminer à la laisser partir avec lui, ni raisons ni prières.

« Sitôt qu’il aura quitté le pays, je m’arrangerai pour le quitter à mon tour, se dit-elle. J’aurai l’énergie de me mettre, moi-même, à l’abri de toute poursuite… »


XXXI

Quelques heures après, Mme de Morelay restait seule à l’hôtel de l’Europe.

Elle s’y enferma et s’interdit d’en sortir jusqu’au moment où elle pourrait quitter la Spezzia pour n’y plus revenir.

Mais elle ne savait où se faire conduire. Ce fut le Guide des voyageurs qui dirigea ses démarches. Après avoir étudié la carte routière d’Italie, elle se décida pour les bains de Lucques, qui lui semblèrent suffisamment éloignés de la Spezzia pour que Pietro perdît ses traces ; suffisamment fréquentés, par une société d’opulents baigneurs, pour qu’elle n’y eût pas à redouter la solitude, trop souvent mauvaise conseillère ; enfin, d’un assez agréable séjour pour que le comte, à son retour, ne s’étonnât pas de l’y trouver ; les bains de Lucques d’ailleurs étaient justement sur la route de Florence.

Aussitôt son parti arrêté, elle sonna sa femme de chambre et l’envoya chercher la maîtresse de l’hôtel, afin de s’informer des moyens de transport et de la durée du voyage.

Comme il arrive toujours en pareille circonstance, l’hôtesse s’étonna que Mme la comtesse pût préférer les bains de Lucques et leurs horizons étroits aux splendides vues de la Spezzia : elle lui fit observer que le pays était presque entièrement habité par les Anglais, et ajouta que les zinzare[3] y faisaient rage.

Ces avertissements n’ayant pas influencé la résolution de Mm« de Morelay, l’hôtesse ajouta que l’on allait aux bains de Lucques en voiturin et non autrement, parce qu’ils se trouvaient en dehors de la route, et qu’une journée de voyage ne pouvait suffire. Elle conseilla de partir le lendemain, vers le milieu du jour, pour aller coucher à Massa : le surlendemain, on pourrait aller de Massa aux bains de Lucques en passant par Casa di Dei.

La comtesse approuva ce plan. Que lui importait ? Seulement, elle ne voulut pas attendre au lendemain.

« Il est trois heures, dit-elle, mes malles sont prêtes ; je désire partir aujourd’hui. »

Pour le coup, l’hôtesse se récria plus fort que jamais. Elle demanda si Madame était mécontente du service, et déclara que trouver un voiturin prêt à partir sur-le-champ était chose impossible.

L’insistance douce et bienveillante de la comtesse l’ayant enfin convaincue que rien de personnel à l’Europe ne décidait ce départ précipité, elle promit de faire tous ses efforts pour embaucher un voiturin disposé à partir le soir même, mais en répétant qu’elle avait peu d’espérance de réussir.

« Et celui que nous avions retenu pour aller à Florence ? demanda la comtesse.

— Madame, il est parti pour Gênes avec d’autres voyageurs. »


XXXII

Lorsque la comtesse se trouva seule, la fièvre qui l’agitait depuis le matin se calma un peu. Satisfaite d’avoir fait consciencieusement tous ses efforts pour partir de la Spezzia ce jour-là même, elle attendit sans angoisse le résultat des démarches de l’hôtesse.

« Après tout, se dit-elle, si je ne puis partir aujourd’hui, je partirai demain… Suis-je donc si faible que je doive redouter de passer ici quelques heures de plus ?… »

Le cœur lui sautait dans la poitrine…

« Oui ! je dois partir…, il le faut…, » dit-elle.

Elle prit un journal français et lut la même ligne dix fois, puis sauta sans ordre et sans suite d’une colonne à l’autre ; sa pensée ne pouvait se fixer.

Le temps passait pourtant.

À quatre heures et demie, l’hôtesse parut et annonça qu’il fallait absolument renoncer à trouver un voiturin disponible et des chevaux frais pour le jour même ; mais elle en promit pour le lendemain matin, à l’heure que fixerait la comtesse.

Cet arrêt remplit l’âme de Mme de Morelay d’appréhensions funestes. Et cependant… — comment scruter au fond du cœur humain les pensées qui y germent toutes seules, comme les mauvaises herbes dans les champs ?… qui bouillonnent dans ses profondeurs intimes comme une source impure ?… cependant la comtesse eut un secret sentiment de joie en se trouvant là seule, et dans l’impossibilité de partir.


XXXIII

Mais elle s’attacha plus encore à sa résolution de ne pas quitter l’hôtel ; et, lorsque après dîner l’heure de la promenade fut venue, elle fit monter sa femme de chambre pour lui tenir compagnie et causer avec elle. C’était assurément la première fois qu’elle se trouvait avoir besoin de cette distraction. Mais, la lecture devenant impossible, il lui fallait à tout prix occuper son attention par quelque chose. Jamais elle ne semblait s’être autant inquiétée de la forme de ses robes, de la garniture de ses bonnets du matin et de l’avenir de sa toilette d’hiver. Plus la soirée s’avançait, plus elle mettait de feu à discuter ces détails infimes, comme s’il lui avait fallu faire du bruit pour s’étourdir.

La femme de chambre demanda si Madame ne voulait pas s’habiller pour sortir.

« Non ! s’écria la comtesse, je ne sortirai pas.

— J’avais préparé pour Madame la robe d’organdi blanc avec les rubans mauves, » reprit la camériste.

Quand toutes les pensées sont tournées vers un même objet, chaque incident extérieur y vient donner un nouveau choc. C’est ainsi que l’idée d’apparaître dans cette fraîche toilette aux yeux ravis de Pietro séduisit un instant Mme de Morelay, et la tenta avec une persistance singulière.

Elle en triompha pourtant ; et combien parfois on a plus de peine à vaincre une puérile séduction qui vous envahit, vous possède, vous entraîne soudain, qu’une passion vraie !

Elle fit emballer la robe, et jeta dans la glace un rapide regard sur son costume de voyage aux teintes grises.


XXXIV

Pourtant elle voyait, avec un amer regret, le soleil glisser à travers les fentes de ses jalousies les rayons empourprés du couchant. Les promeneurs se massaient sur le port, au devant de l’établissement des bains ; plusieurs montaient en barque pour faire une promenade dans la baie, car la mer était si unie et si calme qu’elle semblait un miroir de cristal.

Elle se demanda enfin pourquoi elle n’irait pas aussi se promener en mer… « Là, se dit-elle, je n’ai point à craindre sa rencontre ; j’aurai bien vite traversé la berge et gagné la barque… »

Elle pensa d’ailleurs que Pietro devait être sur les terrasses comme les jours précédents.

L’envie la prit de revoir, de loin, l’ensemble du pays où elle allait laisser son cœur ; elle se dit que cette soirée cruelle en serait abrégée…, que le charme de la rêverie, sur cette belle mer, changerait ses regrets désespérés en mélancolie…, qu’elle jouirait une dernière fois du bonheur de s’abandonner à sa passion, sans craindre pourtant les faiblesses dangereuses, puisqu’elle serait à l’abri des attaques.

Soudain elle se décida.

« Vous m’accompagnerez, dit-elle à sa femme de chambre ; je vais aller faire une promenade en mer. »

Mais la femme de chambre s’en défendit. Elle avait peur de l’eau… Elle allait déjà avec bien de la peine sur les grands vaisseaux, et suppliait Mme la comtesse de ne point la contraindre à monter sur une de ces petites barques si fragiles…, etc.

« Pourquoi n’irais-je pas seule ? » se demanda la comtesse.

Et elle dit à sa femme de chambre :

« Eh bien ! vous viendrez seulement avec moi jusqu’à l’embarcadère.

— Madame ne s’habille pas ? » reprit la camériste.

La comtesse allait partir avec son costume de voyage. Elle pensa soudain à sa toilette toute prête… « Pourquoi, se dit-elle, ne me parerais-je pas pour cette dernière fête de mon cœur ? »

C’était un charme encore que d’être belle pour cet adieu suprême au bonheur. Les femmes comprendront cela.

Elle traversa rapidement la plage, descendit dans la première barque et se blottit sous la tente de coutil, tandis que le batelier allait dénouer ses amarres. La femme de chambre remonta vers l’hôtel.


XXXV

Tout le temps que la barque resta près de la rive, la comtesse demeura les yeux baissés et le visage voilé par son ombrelle, qu’elle gardait ouverte malgré l’ombre de la tente. Elle faisait, sans s’en rendre compte, comme les oiseaux qui cachent leur tête sous leur aile pour se soustraire aux regards des chasseurs ou pour attendre le coup mortel.

Mais, lorsqu’elle fut à une distance d’où elle put voir sans être vue et découvrir d’un même regard la promenade et la ville, la comtesse osa jeter les yeux vers la terrasse.

L’ombre des chênes verts était bien épaisse… Les promeneurs étaient nombreux. Elle ne vit rien qu’un banc vide ; et son cœur battit pourtant.

Elle s’accouda sur l’un des appuis de la tente, vers la poupe, tira de son carnet les vers qui enveloppaient sa fleur de laurier encore fraîche, et se mit à relire le sonnet et à contempler la fleur en envoyant vers la rive les plus ardents regrets. Bientôt, de rêve en rêve, sa folie lui revint tout entière. Elle s’y abandonna de nouveau, se promettant bien de reprendre, en touchant terre, sa raison et son énergie…

« Pourtant, se disait-elle, si pour moi, au delà de cette mer bleue et profonde, il n’existait pas d’impérieux, d’imprescriptibles devoirs…

« Qu’est-ce donc que les liens sociaux, lorsque l’on est ainsi loin du foyer, de la patrie même…, entre le ciel et la mer ?… deux infinis !… — Ne semble-t-il pas que ces liens, si forts, sont de convention et non point réels ? Le vrai, c’est d’aimer…, d’être aimée ; tout le reste est comme la glèbe où nous sommes attachés ici-bas. Et, si le pauvre serf pouvait dé rober parfois une heure de liberté, devrait-il donc y renoncer ?… »


XXXVI

La barque glissait toujours en suivant les côtes de Porto Venere.

Déjà on avait dépassé la source d’eau douce que viennent voir les touristes ; Mme de Morelay jetait un dernier regard d’envie sur les villas qui échelonnent leurs terrasses et enclavent, sous les arbres de leurs jardins, un golfe en miniature ; aux villas succédèrent bientôt de pauvres maisons de pêcheurs…, puis des rochers nus et sombres…, des rochers de ce marbre rouge veiné de jaune, que nous appelons portor. Ils descendent à pic dans des flots si purs, qu’on peut suivre les veines du marbre à plusieurs brasses de profondeur. L’eau n’a depuis le commencement des siècles ni rongé, ni terni le marbre. Çà et là, des blocs dorment dans la mer et forment comme des récifs.

On eût dit que la barque était fée, tant elle savait se frayer sa route sans heurter un écueil…

Le soleil, près de disparaître à l’horizon, rasait la mer et la dorait de ses rayons enflammés.

Il fallait songer au retour. Mais la comtesse ne pouvait se décider à rappeler sa raison obscurcie et dire à son batelier : « Retournons à la Spezzia ! »

N’était-ce pas se dire à elle-même : « Allons ! assez de rêveries séduisantes et coupables !… reviens à ton devoir…, à la froide chambre d’hôtel, à tes malles bouclées pour le départ…, au voiturin qui t’emmènera demain… »

Le cap fut doublé comme le jour baissait. Une végétation splendide succéda aux rochers, et la barque approcha du rivage, vers une anse abritée sous les lauriers-roses.

Au moment d’aborder, la comtesse releva les rideaux, se tourna vers le marinier, et l’appela pour lui demander où il la menait.

Mais la parole expira sur ses lèvres. Ce fut Pietro qui jeta les rames et lui répondit.


XXXVII

La nuit s’avançait lorsque la barque quitta les rives de Borghetto, pour reprendre la direction de la Spezzia. La nature entière dormait, et le clapotement des rames sur la mer, le saut d’un dauphin au-devant de la proue, rappelaient seuls le mouvement et la vie.

La comtesse, dans un accablement impossible à décrire, demeurait à la poupe du bateau, les yeux fermés, les bras pendants ; Pietro ramait, en la regardant d’un singulier regard, en même temps naïf et rusé, timide et triomphant…

Ils touchèrent le rivage sans bruit… Mme de Morelay courut vers l’hôtel de l’Europe, dont la porte était mystérieusement entr’ouverte… Une petite lampe éclairait à peine le vaste escalier de marbre. Elle monta fort vite, en étouffant le bruit de ses pas, et se glissa dans sa chambre comme une coupable…

Sa camériste veillait en l’attendant.

« Ah ! s’écria-t-elle, nous avons été bien inquiets de Madame ! »

À l’aspect de cette fille, fidèle à son poste, et qui surprenait ainsi son furtif retour, la comtesse ressentit un trouble profond. Elle devint pâle d’abord, puis pourpre.

« Inquiets ? et de quoi ? pourquoi ? Faut-il donc que je m’astreigne à rentrer a une certaine heure…, que je rende des comptes ?…

— Pardon, madame !… Mais nous craignions que quelque accident…

— Je ne vous avais pas dit de m’attendre ! » reprit la comtesse avec un accent altier que la femme de chambre ne lui connaissait pas encore, et qui contrastait infiniment avec le ton de causerie que la grande dame avait pris quelques heures auparavant.

C’est que la comtesse, comme beaucoup de femmes orgueilleuses, devint, tout à coup, d’autant plus hautaine avec ses inférieurs, qu’elle se sentait plus humiliée devant elle-même.

La pauvre femme de chambre sortit. Mme de Morelay se jeta dans un fauteuil, cacha son visage dans ses mains, et demeura pendant plus d’une heure dans une invincible prostration.


XXXVIII

Quel poème de désespoir se développa en ce moment dans la pensée et dans le cœur de cette femme, jusque-là si pure, si irréprochable…, que la tentation même n’avait pas effleurée !

Un moment elle eut horreur d’elle-même ; le remords creusait dans son âme un sillon sans fin. « Qu’eût fait la dernière des femmes ? » se disait-elle.

Lorsque la pensée de son mari lui venait en mémoire, elle la repoussait violemment, comme une image trop accablante ; et, cependant, la douleur qui la poignait à ce souvenir n’était rien auprès de l’angoisse qu’elle éprouvait à l’égard de son amant.

« Que pense-t-il de moi ?… Sans doute, il me prend pour une conquête de hasard ?… Grand Dieu !… »

Alors, elle se souvint de toutes les femmes faibles qu’elle avait connues… et blâmées…

De Mme de Braciennes, d’abord, rencontrée la surveille, et repoussée d’un si hautain regard…

De Mme de Martivy, qui faillit payer une faute de sa vie, et l’avait expiée de tout son bonheur.

De Sophie Rolland, son amie de pension aussi, qu’elle avait cessé de voir, parce que certaines apparences la compromettaient.

De Laure Aldini, son autre compagne, qui, au sortir de la pension, avait été jetée dans le monde, orpheline et pauvre, sans appui, sans conseils, avec l’habitude d’une vie aisée, le goût des arts, une beauté merveilleuse…, et qui passait au Bois richement parée…

Ah ! de quel mépris sanglant elle l’accablait, celle-là ! quand leurs voitures se croisaient…

Puis, elle se souvint encore de Victorine, son ancienne femme de chambre, chassée un soir sans pitié…

Toutes ces figures défilèrent devant sa mémoire, comme un cortège de fantômes. Il lui semblait qu’elles ricanaient et la montraient au doigt…

L’une disait : — « Voyez donc cette austère vertu ! et mesurez sa résistance à l’heure de la tentation ! »

Et l’autre : — « Où serait-elle descendue, si son père ne lui eût donné une dot ? »

« J’ai lutté deux ans, disait la première. — Moi, six mois, reprenait la seconde, et mon mari était jaloux et dur. — Moi, j’ai vécu irréprochable à côté d’un vieillard… — Et moi, disait la pauvre fille, je serais restée honnête, peut-être, madame, si mon humble position ne m’eût livrée à toutes les audaces…, si vous-même, peu soucieuse du danger pour votre servante, ne m’eussiez cent fois exposée ! »

Après s’être traduit par de l’anéantissement, le désespoir de la comtesse de Morelay se traduisit par des sanglots. Mais la nature humaine ne supporte qu’une certaine dose de douleur aiguë. Il vint un moment où la pauvre femme ne trouva plus, dans son cœur ni dans sa tête, qu’une fatigue cruelle, qui dominait tout. Elle s’endormit dans son fauteuil, s’agitant péniblement entre la réalité et le rêve, les remords et le cauchemar.

On l’éveilla quelques heures après, pour lui annoncer que le voiturier qui devait la conduire aux bains de Lucques attendait.

« Je ne pars plus, » dit-elle.


XXXIX

Mme de Morelay n’avait qu’un moyen de se relever à ses propres yeux : c’était d’admirer souverainement son amant et de croire à une puissance de séduction irrésistible ; de le revêtir, en un mot, des plus splendides drape ries, comme une idole, et de se dire que toute autre à sa place, toute autre femme distinguée, noble, éprise de beauté, d’art et de poésie, eût succombé.

D’ailleurs, une fois le premier moment passé, la passion se réveilla plus folle et plus ardente que jamais…

Les dernières révoltes de la conscience furent promptement étouffées. La comtesse ne réussit que trop à draper Pietro en idole, en phénix, en Dieu. Cet amour impossible que les romanciers se sont plu à nous peindre, — comme on peint une chimère, avec des obscurités et des lueurs, des abîmes et des sommets, au-dessus de nos facultés mortelles, — cet amour inextinguible et maladif, l’envahit tout entière.

Les scrupules, les remords, les appréhensions d’avenir, tout s’évanouit pour laisser son âme en proie à un vaste incendie. La pauvre affolée ferma les yeux et se lança dans l’infini ; mais je ne sais quelle faculté singulière subsistait en elle, assistait en spectatrice à ce vertigineux ouragan du cœur, et s’étonnait de la violence des passions jusqu’alors endormies. Ainsi sommeillent les tourmentes qui tout à coup s’émeuvent du fond de la mer et se déchaînent à sa surface.


XL

Mme de Morelay savait bien l’italien, mais elle avait peu l’habitude de le parler ; toutes les personnes de sa connaissance, à Rome, causant plus habituellement en français. Ce n’était guère qu’avec les domestiques, les hôteliers, les marchands, qu’elle employait le langage usuel. Il en résultait que, si elle pouvait facilement exprimer les besoins ordinaires de la vie, elle éprouvait une grande gêne pour rendre les sentiments et les idées qui naissaient d’une passion aussi exaltée que la sienne.

Pietro, lui, ne parlait pas français.

Un soir, ils étaient assis, tous deux, au bord de la mer ; après quelques mots échangés, ils demeurèrent immobiles et silencieux, la main dans la main.

Où couraient alors les pensées de la comtesse ? — Bien loin, au pays des folles et ardentes rêveries qui dévorent les âmes.

Elle voulut savoir si celles de Pietro s’élevaient du même vol. Alors, dans ce silence aux contemplations infinies, elle jeta quelques paroles, comme elle eût jeté des cailloux aux vagues qui roulaient à ses pieds, pour en entendre le contre-coup…

Il ne répondit pas.

Elle abaissa les yeux vers son amant. Il dormait.

Ce fut un choc qui la ramena vers la terre ; mais aussitôt elle s’accusa :

« Je l’ennuie, se dit-elle ; peut-être, parce que je ne sais rien lui dire, croit-il que je ne saurais pas le comprendre… Et comment, en effet, devinerait-il que j’ai une âme vive et passionnée, une intelligence capable de suivre la sienne ? Qu’ai-je fait autre chose que lui prouver que je suis une femme sans vertu ? »

Toutes ses craintes reparurent. Son bonheur, si vif quelques instants auparavant, fut empoisonné par cette idée qui ne la quitta plus et lui rongea le cœur : « Il me méprise. »


XLI

Ce qu’il y avait de plus douloureux, c’est qu’elle s’épuisait, en vain, à chercher des moyens d’exprimer ce qui se passait dans son âme, et ceux de faire sentir à Pietro que sa trop ardente maîtresse n’était point une conquête vulgaire. Mille protestations éloquentes lui venaient à l’idée, mais la passion et l’exaltation de sa tête lui fermaient la bouche ; elle devenait timide et interdite par la peur de mal rendre ce qu’elle ressentait. Et puis, est-ce par des paroles que l’on convainc de certaines choses ?

Elle voulut écrire ; mais ce que l’on ne sait pas dire, il est difficile de l’écrire souvent. La pauvre femme refit dix fois sa lettre.

. . . . . . . . . . . . . . .

« Sais-tu que je crois vivre au pays des rêves ?… et qu’il me semble qu’un sylphe ou un archange m’entraîne avec lui dans des sphères bienheureuses où règne une ivresse éternelle ? je vis en toi depuis que nos yeux ont échangé un premier regard ; rien de ce qui avait servi jusqu’alors de mobile à mes pensées et à mes affections ne subsiste plus dans mon cœur. Ton amour est comme un tour billon qui a tout emporté. Pourtant je croyais les liens qui m’attachaient à la vie sociale des liens sacrés, je croyais à mes devoirs, et si quelqu’un eût exprimé le soupçon que je pouvais un jour les trahir, j’eusse protesté d’un cri d’indignation. Ah ! grand Dieu !… Devoirs, affections de famille, liens sociaux, qu’est-ce donc aujourd’hui que tout cela pour moi ? Je cherche dans mes souvenirs, et il me semble, à l’évocation de ces grands mots, voir passer des ombres confuses.

« Un seul être existe pour moi, et c’est toi ; une seule chose m’occupe, l’inquiétude de sa voir ce que tu penses de moi. Oui, tu es l’arbitre de ma destinée… Je suis en ce moment, par ton amour, la plus heureuse des créatures mortelles…, et d’un mot méprisant ou dur tu pourrais me jeter dans l’abîme du désespoir…

« Pourtant, il y a peu de jours, j’ignorais jusqu’à ton existence… Tu ne sais rien de ma vie antérieure. Pour moi, je n’ai pas même entendu prononcer ton nom.

« Ton nom ! mon bien-aimé, il doit être célèbre ; peut-être sonne-t-il bien haut parmi ceux que la gloire répète… Cependant, je ne veux pas que tu me le dises…, non ! Je ne te le demande pas !…

« N’ai-je pas lu ton génie dans tes yeux ? et l’admiration des autres est-elle donc nécessaire à la mienne ? Il me semble, au contraire, que je voudrais me cacher avec toi dans une re traite inaccessible, pour y jouir, moi seule, de la poésie qui s’exhale de tes regards et de tes paroles…

« Est-il besoin, pour se connaître, de savoir l’un sur l’autre tout ce que sait le vulgaire, c’est-à-dire tout ce qui est le faux, le masque, la convention sociale ?… Les âmes ne se révèlent elles pas mieux, au contraire, sans les idées préconçues qui les cachent comme des langes ? Ne sais-je pas que tu es noble comme tu es beau, et grand comme tu es poète ?… Et moi ! n’as-tu pas senti que je te donnais mon premier et mon seul amour ?… »


XLII

Depuis lors, les journées de la comtesse s’écoulèrent, en partie, à écrire de longues lettres bien passionnées, bien éthérées, et à lire de laconiques réponses sous lesquelles elle cherchait un sens mystérieux, et qui donnaient à son imagination un thème d’autant plus fécond que ces mots si simples, qui forment une banale phrase d’amour, ne lui semblaient pas employés dans leur véritable acception, ni ré pondre, même succinctement, aux sentiments et aux idées de la lettre de la veille. Alors elle tombait dans des interrogations et des recherches infinies ; elle voulait extraire d’une phrase vulgaire une idée sublime, dépouiller le fruit de son écorce de bois ou de paille, et en aspirer le suc délicieux, découvrir enfin, pour s’en enivrer et y répondre, les mille intentions délicates et passionnées de Pietro.

Son amant était pour elle une sorte de problème dont la solution l’attirait et l’effrayait en même temps. Sans cesse l’âme de cet amant lui échappait. Elle ne pouvait ni la saisir ni la pénétrer. C’était comme quelque chose de trop grand, ou de trop petit, pour qu’elle pût le mesurer avec son âme à elle, qui devenait le terme de comparaison.

Les échecs constants contre lesquels venaient se briser tous ses efforts, irritaient ce besoin d’assimilation, qui est le principal mobile de l’amour. Trompée sans cesse dans ses aspirations intellectuelles, elle s’indignait, elle se révoltait, elle s’efforçait de mille manières. On eût dit qu’elle tournait autour d’un bloc de granit, le frappant sans cesse et de tous les côtés, pour trouver une place sonore qui ré sonnât et répondît au coup frappé par une sorte d’écho. Mais plus ses tendresses étaient stériles, plus elle y mettait de passion.

« À quoi pense-t-il ? se demandait-elle avec une ténacité absorbante, lorsqu’il demeurait silencieux auprès d’elle. Qu’a-t-il voulu dire ou que devais-je lui répondre ? » se répétait-elle, durant de longues heures, en se remémorant les phrases de Pietro.

Mme de Morelay cherchait à pénétrer le front si pur et si bien coupé de son amant, pour lire dans sa pensée. Elle osait parfois plonger jusqu’au fond des yeux de Pietro un regard interrogateur ; mais ses hypothèses trouvaient toujours mille réponses probables, et pas une seule qui fût décisive ; et ses regards demeuraient en échec devant je ne sais quel miroir brillant, mais sans transparence ni reflet.

Jamais l’esprit de la comtesse n’avait tant travaillé ; si elle eût été moins possédée par son idée fixe, elle se fût étonnée elle-même des combinaisons ingénieuses auxquelles arrivaient ses efforts. Elle trouvait aux paroles de Pietro un sens plus profond et plus subtil que les mystiques n’en trouvèrent jamais aux centons de Pythagore.


XLIII

Mais ces rêveries n’occupaient pas encore tout le temps de Mme de Morelay ; et, comme elle craignait, par-dessus tout, de réfléchir et d’entendre la voix de la conscience pendant un silence de l’imagination, elle se mit à lire les poètes italiens ; c’était encore un moyen de s’occuper de son amant, de s’instruire pour lui, de s’élever à lui.

Elle se procura facilement, à la Spezzia, Dante, Pétrarque, l’Arioste, etc.

Cependant, les jours succédaient aux jours…, et de temps en temps, au milieu de sa folie, la pauvre comtesse sentait au cœur des soubresauts douloureux comme les battements d’une cloche qui sonne le glas. Elle se disait : « Hier, Pietro m’a dit cela ; — avant-hier, telle autre chose…, » et comptait avec effroi les jours écoulés…

D’abord, il lui avait semblé faire tenir dans la courte absence du comte tout un siècle de bonheur ; elle n’en voulait même pas apercevoir la fin. Mais, maintenant, cette terrible fin lui apparaissait, par instants, comme un abîme à la lueur d’un éclair.

Elle repoussait avec horreur ces visions. Elle s’efforçait de se cramponner à son amant et d’oublier tout le reste dans l’extase de son bonheur. Mais elle n’y parvenait pas toujours.

Pourtant, le septième jour au soir, tandis qu’ils voguaient tous deux vers une des baies enchanteresses qui bordent les côtes de la Spezzia, elle s’écriait encore dans un accès d’exaltation :

« Est-il rien de plus beau dans les rêves que la réalité de notre amour ? Nous ne vivons pas en ce monde, car nul ne sait seulement que nos yeux s’y sont rencontrés… Une fois que j’ai sauté dans cette barque, et que tu l’as lancée loin de la terre, d’un coup d’aviron, nous sommes rois de l’espace, et plus libres que les dieux dans l’éther. Il me semble que nous avons des ailes et que nous fuyons ensemble vers un autre univers…, l’univers des heureux !… »

Tout à coup la voix lui manqua, coupée par une de ces insupportables angoisses qui commençaient à faire entrer l’enfer dans la vie de la comtesse de Morelay… « Oui, se dit-elle, des ailes !… Ah ! des ailes pour me dérober à ce terrible réveil ! Trois jours encore…, deux peut-être seulement, et le comte sera revenu ! »


XLIV

Le bateau effleurait le rivage. Pietro, abandonnant les rames, vint s’asseoir aux pieds de sa maîtresse en lançant une roulade. Elle, sans l’écouter, lui prit les mains et le regarda fixement d’un noir et profond regard. Mille questions se pressaient sur ses lèvres ; mille craintes lui déchiraient le cœur.

Un éclat de rire et une double exclamation éveillèrent tout à coup la comtesse en sursaut.

À trois pas d’elle, au bord de la mer et sous les oliviers, étaient assis Amélie de Braciennes et le vicomte d’Aury. Ils toisèrent Pietro et la comtesse d’un étrange coup d’œil.

« Bravo ! Pietro ! » dit Amélie en frappant de son éventail fermé sur sa main gauche, comme elle eût fait au théâtre.

Mme de Morelay se leva, éperdue, frémissante. Elle voulut parler, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge. Elle resta pétrifiée en face de son ancienne amie.

Celle-ci éteignit par degré son sourire rail leur, abaissa ses yeux vers la terre, d’un air froid, ouvrit son éventail d’un coup sec, l’agita lentement deux ou trois fois. . Et, en dix secondes, elle eut triplé la distance que Mme de Morelay avait mise entre elles deux quelques jours auparavant.


XLV

« Ramenez-moi ! » put crier enfin la comtesse à Pietro, d’une voix étouffée par l’orgueil et la colère.

C’était le tour du jeune homme de rester consterné de ce ton altier.

« Ramenez-moi, vous dis-je ! » reprit Mme de Morelay, avec un accent plus impérieux encore.

Pietro courut aux rames. La comtesse s’assit au bout opposé de la barque et demeura en face de lui, agitée tout entière d’un tremblement convulsif.

« Le voile du temple se déchira, » dit l’Évangile. Et il semble voir s’entr’ouvrir soudain l’abîme des cataclysmes au milieu de sinistres lueurs. Ainsi, dans l’âme de Mme de Morelay se déchira je ne sais quel bandeau : — « Mes enfants ! cria-t-elle, ma maison, ma famille… » Et toutes ces choses méconnues se levèrent à ses yeux, flamboyantes, accusatrices… Qui pourrait traduire les orages qui boule versaient en ce moment l’orgueilleuse comtesse de Morelay ? Ses yeux jetaient des flammes, ses lèvres frémissantes semblaient maudire. À l’amour succédait une sorte de haine. Mais cette haine, égarée un moment sur Pietro, se reporta bien vite sur Amélie.

« Allons, vite ! » reprit-elle d’une voix impérieuse…

« Se hâter ?… eh ! à quoi bon ? se demanda la comtesse dès que le bateau eut pris une course rapide sur la mer. Quand j’aurai mis entre Amélie et moi quelques brasses de distance, aurai-je donc échappé à mon déshonneur, à sa vengeance ? Pourquoi donc m’épargnerait-elle ? Est-ce parce que, du haut de mon hypocrisie, je l’ai méprisée ? »

Elle frissonna en apercevant, par une vision rapide, les incalculables conséquences de la rencontre qu’elle venait de faire.

La barque glissait rapidement. Il faisait nuit.

Au détour du cap Porto Venere, elle vit briller les lumières du port de la Spezzia.

Ce fut un choc qui réveilla sa pensée, perdue dans les abîmes du désespoir.

Elle pleura.

Pietro, voyant les larmes ruisseler sur son visage, lui disait des mots de banale consolation.

Elle le repoussait avec colère. Pourtant chaque coup de rame qui la ramenait au rivage lui donnait un contre-coup au cœur. « Voici la fin de tout, se disait-elle. — Ah ! grand Dieu ! je suis bien perdue !… »


XLVI

Le lendemain, quand elle se réveilla, le sou venir de sa situation lui revint avec une inexorable réalité. La honte, l’effroi, la passion, recommencèrent bientôt leur lutte dans son cœur.

Hélas ! la passion était bien vivace encore… Comme elle étouffait, peu à peu, les révoltes de la raison et de la conscience !

Mais, tout à coup, la comtesse se souvint de l’insolent applaudissement d’Amélie à Pietro… Puis un mirage rétrospectif lui montra le vicomte d’Aury ne saluant pas l’homme que sa compagne n’avait appelé que d’un nom de baptême…

« Qui est-il ? se demanda-t-elle dans une suprême inquiétude… Jusqu’à quel point suis-je tombée ? Je veux savoir… »

Elle sonna ; sa femme de chambre accourut.

« Demandez une voiture, » dit la comtesse. Elle s’habilla précipitamment et ne toucha pas au déjeuner qu’on lui présenta. Comme la voiture se faisait attendre, elle sonna deux ou trois fois avec impatience. Enfin la femme de chambre annonça que tout était prêt, et demanda si elle devait accompagner Madame.

« Non, » dit la comtesse.

Puis s’élançant dans la calèche, elle se fit conduire à Carrare.

« Là, je saurai son nom, avait pensé Mme de Morelay. Je le demanderai au premier venu, à un paysan, à un manœuvre, à un enfant ; à cette voix banale, enfin, qui répond sans trouble aux plus mystérieux désirs du cœur, parce qu’elle part d’une bouche totalement inconnue et indifférente. »


XLVII

Elle fit arrêter la voiture à l’entrée de la ville, dans le chemin bordé de grenadiers, et se dirigea, seule et à pied, vers l’atelier où elle avait vu Pietro. Malgré les audaces de sa pensée, elle tremblait en marchant, et rougissait sous son chapeau de paille à larges bords. C’est qu’elle n’était point encore aguerrie à de telles démarches. Et puis, je ne sais quels pressentiments l’agitaient et lui remettaient en mémoire Psyché marchant, avec un flambeau, vers l’Amour endormi.

Son cœur bondissait au moment où elle leva le loquet de la porte qui séparait l’atelier de la rue. Elle venait du grand soleil, et l’atelier était du côté de l’ombre. C’est pourquoi elle ne distingua rien d’abord que la nuit ; mais, à peine eut-elle abaissé ses paupières sur ses yeux pour en rafraîchir la pupille, et relevé le bord tombant de son chapeau de paille, qu’elle de vint tout interdite et fit un pas en arrière. Pietro n’était pas là ; mais elle se trouvait en présence de trois ou quatre hommes aux bras nus, aux cheveux souillés de poussière blanche, qui se détournèrent simultanément de leur travail pour la regarder avec interrogation.

« Pardon, messieurs, pardon…, balbutia-t-elle en jetant des regards investigateurs de tous les côtés de la vaste pièce ; je croyais être ici chez M. Pie…, mais je me trompe, excusez-moi… »

La pauvre femme sortit le plus vite qu’elle put, tandis que les sculpteurs la saluaient d’un signe de tête, et que deux gamins de quatorze à quinze ans, qui dessinaient dans un coin, étouffaient mal un ricanement.

Elle fit rapidement quelques pas pour s’éloigner du théâtre de sa déconvenue, puis s’arrêta confuse, incertaine, mécontente d’elle-même… Son instinct lui criait de regagner sa voiture et de retourner à la Spezzia, en gardant ses dernières illusions, tandis qu’une pensée tyrannique la poussait à de nouvelles investigations.


XLVIII

Elle marcha au hasard pendant une heure, jetant ça et là des coups d’œil timides et curieux ; mais que faire ? Elle ne pouvait entrer dans aucun autre atelier, ni demander à personne le nom qu’elle voulait savoir ; il fallait repartir…

Indécise encore, malgré tout, elle suivait les rues comme une somnambule doit suivre son chemin sur les toits ; enfin elle s’arrêta devant un atelier grand ouvert, parce qu’il semblait inhabité pour le moment. Peu à peu, ses yeux se fixèrent sur une statue d’Apollon, dont la tête offrait une vague ressemblance avec celle de Pietro. Bientôt cette ressemblance lui parut frappante, et, son imagination aidant ses yeux, elle crut voir un portrait de son amant, marqué du sceau divin qui convient au génie.

Immobile et ravie, elle demeura penchée vers la fenêtre de l’atelier comme en extase ; la couronne de laurier allait bien à ce front noble ; la chlamyde donnait une fière élégance au port du dieu des arts et de la poésie. Cette lyre même formait avec l’ensemble des lignes un heureux agencement.

La pauvre créature se prit à redire dans son cœur les vers de Pietro. Elle aurait voulu avoir la puissance des fées pour enlever cette statue, l’emporter et la cacher à tous les yeux. Peut-être serait-elle restée longtemps en contemplation, si un jeune homme n’eût ouvert, en chantant, la porte de l’atelier, et ne fût venu s’installer au travail.

L’arrivée de cet inconnu choqua d’abord Mme de Morelay, en la forçant d’interrompre son rêve extatique ; mais ensuite son cœur se mit à battre violemment. Ce jeune homme, qui s’offrait tout à coup à sa vue et à ses questions, n’était-ce pas la voix indifférente qu’elle venait chercher et interroger ? n’était-ce pas celle qui allait nommer le poète ?… Elle hésita encore… Elle eut l’idée de s’enfuir sans parler…

« Quelle folie ! pensa- 1- elle ; quelle faiblesse !… »

Puis, d’une voix tremblante :

« Monsieur, dit-elle, je regarde depuis un instant cette statue d’Apollon ; pourriez-vous me dire si c’est un portrait ? »

Le jeune homme se retourna, salua, s’excusa en français de ne pas avoir aperçu, en entrant, son interlocutrice ; puis il se fit répéter la question.

Mme de Morelay rougit en entendant parler sa langue maternelle. Par un effet singulier de pudeur instinctive, elle se trouva cent fois plus confuse devant un compatriote qu’elle ne l’eût été devant un étranger, parlant une langue étrangère. Elle se demanda soudain si cet homme, qui venait de reconnaître sa nationalité à son accent et à sa toilette, — car elle avait parlé italien, — ne lisait pas aussi son secret sur son visage.

Cependant, elle appela toute sa résolution à son aide, et reprit :

« J’ai osé vous demander, monsieur, si vous aviez copié pour cet Apollon une tête connue ?

— Oui et non, madame ; j’ai interprété, en effet, une tête célèbre dans ce pays, mais fort inconnue ailleurs.

— Ah !… reprit la comtesse, qui ne put empêcher sa voix de trahir une ardente curiosité par un léger tremblement ; et puis-je, sans indiscrétion…, vous demander le nom de l’original ?

— Pietro. »

Et le jeune sculpteur accompagna cette laconique réponse d’un singulier regard.

Mme de Morelay rougit sous ce regard à la fois étonné, interrogatif et railleur. Aucune puissance humaine ne serait parvenue, alors, à lui faire articuler un mot de plus. Je ne sais quelle honte la saisit à la gorge et la rendit muette, tandis qu’au contraire sa curiosité était plus violemment surexcitée que jamais.

La comtesse se disait qu’il fallait absolument éclaircir sa situation. Elle voulait braver à tout prix l’embarras d’un instant pour sortir de l’horrible perplexité qui la poignait. Mais toute sa volonté demeurait paralysée par la contraction de ses nerfs. Plus elle restait de secondes, muette et consternée devant le jeune artiste, plus elle sentait s’accroître son malaise. Et sa rage la rendait plus interdite encore.

Un regard très expressif du sculpteur, un regard qui présageait une question peut-être impertinente, rendit la situation intolérable. La comtesse balbutia un pénible : « Merci, monsieur, » et s’enfuit en courant.


XLIX

Elle revint à la Spezzia, en proie à une curiosité, à une inquiétude, à une angoisse, enfin, qui l’obsédait tyranniquement. En attendant l’heure du rendez-vous, elle voulait prendre une résolution, et ne pouvait ni dompter son cœur, ni fixer ses idées. Longtemps elle se promena dans son salon, s’efforçant de vaincre l’agitation qui lui ôtait jusqu’à l’exercice de ses facultés. Elle s’assit enfin. Un livre se trouva sous sa main. C’était un Pétrarque. Elle le prit et en tourna les pages, lisant les mots, l’un après l’autre, et ne pouvant saisir le sens d’un seul vers… — Ah ! que les fades ardeurs du poète de Laure répondaient peu, alors, aux impétueuses passions qui ravageaient le cœur de Louise de Morelay ! — Mais quelle puissante lecture, aussi, aurait pu triompher de ses pensées ?

Plus d’une heure s’écoula sans qu’elle eût cessé de lire du regard, tandis que son imagination allait comme une horloge sans balancier.

Tout à coup, cependant, ses yeux se fixèrent sur une page et relurent dix fois les mêmes vers. Elle passa les mains sur son front comme pour y rappeler la mémoire…

Et vivement elle tira de son portefeuille le précieux sonnet de Pietro, et le tint ouvert, à côté de celui du livre, suivant des yeux l’un…, puis l’autre…

Elle devint pâle… C’étaient les mêmes mots…, les mêmes vers…

Abasourdie par ce coup, elle demeura long temps sans conclure… Enfin, elle posa le livre et la copie.

« Quel a pu être son but ? se demanda-t-elle, perdue dans des recherches infinies. Pourquoi m’envoyer un sonnet copié dans un poète que tout le monde peut lire ? M’a-t-il si fort méprisée qu’il n’ait pas même pris la peine d’écrire pour moi une déclaration d’amour ? Sa conduite tout entière est une énigme. Il s’enveloppe dans un machiavélisme dont je ne puis saisir les combinaisons… »

Elle réfléchit encore ; puis une lumière sou daine, une lumière horrible parut se faire dans son esprit ; elle tomba à la renverse, en s’écriant :

« Ah ! mon Dieu !… mais il est bête… tout simplement ! et qui sait ? vil ! peut-être… »


L

Mais bientôt elle se releva pleine d’une fiévreuse énergie. Décidément elle voulut savoir jusqu’où elle était tombée. Ses yeux secs brillèrent d’un feu sombre ; elle marcha vers la fenêtre et regarda sur le port. Pietro y était, fièrement campé sur ses hanches, car l’heure du rendez-vous venait de sonner.

Que la beauté de cet homme, dont elle avait fait un dieu, lui parut alors vulgaire ! que son attitude lui sembla révéler de bassesse et de sottise !…

Elle courut à la sonnette et l’agita violemment.

« Priez la maîtresse de l’hôtel de monter tout de suite, » dit-elle à sa femme de chambre, en réprimant avec peine le tremblement de sa voix.

L’hôtesse se fit attendre quelques instants. Mme de Morelay se promenait frémissante dans le salon et dans sa chambre, et s’arrêtait devant les glaces pour essayer de se composer un visage froid.

Elle se promettait d’engager une conversation avec l’hôtesse et d’arriver, par degrés, aux questions sur l’homme qui attendait au pied de ses fenêtres. Mais, malgré toutes les résolutions dictées par son orgueil, elle ne put trouver un mot de lieu commun, ni feindre un intérêt quelconque pour quoi que ce fût. Dès que sa porte s’ouvrit, elle marcha au-devant de la maîtresse d’hôtel, la prit par le bras et l’amena devant la fenêtre.

« Savez-vous quel est ce jeune homme ? demanda-t-elle avec un accent contenu.

— Celui qui s’appuie à cette barque renversée et qui regarde par ici ?

— Oui.

— C’est Pietro.

— Mais que fait-il ?… quelle est sa profession ?… d’où vient-il ?… »

Cette fois la comtesse ne put empêcher sa voix d’avoir une légère vibration.

L’hôtesse la regarda avec étonnement ; mais le visage de Mme de Morelay semblait si froid et si fier qu’elle baissa les yeux.

« Il est arrivé l’an passé de Venise, avec l’impresario qui fit la saison à notre théâtre. Comme il n’eut guère de succès, l’impresario ne le réengagea pas. Il reste ici où on le rencontre souvent, sur la promenade et sur le port… On dit qu’il pose aussi chez les sculpteurs de Carrare ; c’est-à-dire qu’il leur sert de modèle. Il est assez beau pour cela ! »

La main tremblante de la comtesse avait saisi l’espagnolette comme un point d’appui. Mais, en ce moment, à ces dernières paroles, elle se sentit défaillir, tandis qu’un flot de sang chaud lui montait au cerveau.

Un fauteuil était près de là. Elle s’y traîna et s’y assit.

« Sans doute il a envoyé son sonnet à Madame la comtesse ?

— Pourquoi cela ? répliqua vivement Mme de Morelay, avec un accent si terrible que l’hôtesse en pâlit.

— Oh ! madame, il n’y aurait rien d’extraordinaire ; il a copié un sonnet de Pétrarque, qu’il envoie comme cela aux dames. On dit qu’il veut profiter de ses avantages physiques pour faire la conquête d’une héritière… ou d’une grande dame… À Florence, dernièrement, la fille de lord X*** a épousé son maître de chant ; et toutes les fois que je loge ici de jeunes Anglaises, Pietro… »

L’hôtesse s’interrompit tout à coup, effrayée par les yeux blancs de son interlocutrice et par sa pâleur :

« Madame ?… » s’écria-t-elle.

Mais la comtesse de Morelay avait perdu connaissance.


LI

Le lendemain, lorsque le comte revint de France, il trouva sa femme au lit avec le trans port au cerveau.

Je pourrais, je devrais peut-être finir ici cette histoire, en disant que la comtesse de Morelay succomba sinon à une fièvre chaude, du moins à la honte, au remords, au désespoir. C’est ainsi que se termineraient nécessairement les romans et les comédies. Mais la vie réelle a peu de ces dénoûments simples et prompts.

Mme de Morelay ne mourut pas. Les soins de son mari la rappelèrent à la santé. Nous la retrouvons à Paris, dans son hôtel du quai d’Orsay, au milieu de son intérieur jusque-là si heureux et si calme. Après l’ouragan qui venait de bouleverser sa vie, cette paix fut comme un baume rafraîchissant. Sa raison, un moment ébranlée, reprit peu à peu de la clairvoyance.

Rien, sans doute, ne pouvait apaiser sa douleur, mais elle trouva les forces nécessaires pour en supporter le poids. En comprenant la grandeur de sa chute elle comprit l’expiation qu’elle devait à Dieu, aux autres, à elle-même.

Nul n’avait surpris le secret de sa honte, nul ne vit son repentir. Elle ne cria point sa faute au monde par des changements apparents dans sa conduite. Seulement, elle sembla se faire plus bienveillante et plus humble que par le passé, trouva de l’indulgence et des excuses pour toutes les faiblesses, et devint de plus en plus sévère pour elle-même.


LII

Si quelque curieux l’eût suivie le matin, alors que, vêtue d’une robe de laine, enveloppée d’un cachemire éteint, coiffée d’un chapeau sombre, et voilée, elle sortait à pied et seule de son hôtel, il aurait pu la voir quitter son aristocratique quartier, s’engager dans les ruelles obscures, monter dans des greniers et visiter des pauvres, des malades, des êtres dé gradés par le vice ou la misère, auxquels sa main allait verser l’aumône, tandis que sa voix devenait éloquente et persuasive pour leur parler d’éternité, de repentir et de pardon.

Et, si la patience de l’espion ne s’était point lassée à rester devant les portes des noires allées, il aurait pu la voir encore, au retour, entrer à l’église, y chercher une humble chapelle, s’agenouiller dans un coin et prier longtemps… longtemps, en se frappant la poitrine.

La femme de chambre, que la comtesse avait ramenée d’Italie, la surprit quelquefois, la nuit, pleurant aux pieds du crucifix. Elle remarqua aussi que, par un singulier caprice, sa maîtresse portait des chemises de grosse toile bise sous des robes de velours et de dentelle. Vers le même temps, Mme de Morelay se plaignit d’une maladie d’estomac et ne mangea plus que des légumes, cuits au sel et à l’eau.


LIII

Ah ! que ces mortifications chrétiennes étaient peu de chose, pour le repentir de la comtesse de Morelay ! Elle aurait voulu les multiplier mille fois, si, à ce prix, elle eût pu effacer l’odieux passé. Combien de veilles, de jeûnes, de macérations, de visites dans des mansardes puantes lui faudrait-il pour la ra cheter à ses propres yeux ? Voilà ce qu’elle se demandait avec angoisse. Car la pécheresse repentante n’avait point tué la femme…, et qui sait quelle inguérissable blessure d’orgueil saignait encore sous cette expiation ?

Oui, il y avait pour elle un plus rude châtiment que toutes les douleurs qu’elle pouvait volontairement s’imposer ; et celui-là, il était involontaire ; il apparaissait comme un fantôme, à chaque accident de la vie…, il venait heurter toutes les pensées consolantes… C’était le souvenir.

Chaque fois que le comte de Morelay ou les enfants mêlaient à leurs causeries une phrase d’italien, chaque fois que la comtesse, en lisant, rencontrait une description des côtes liguriennes ou de la belle Méditerranée, il se dressait devant elle, ce mannequin auquel son cœur et son corps avaient été livrés… Elle croyait lire dans la cervelle creuse du beau chanteur, et y voir seulement l’ignoble sottise entée sur une vanité grossière…

Et, lorsque cette idée s’emparait trop puissamment de son imagination, lorsque la mal heureuse femme pensait qu’un jour le hasard impitoyable pouvait remettre en face d’elle cet odieux visage de Pietro, elle se jetait à genoux et criait en joignant les mains :

« Grâce, mon Dieu ! grâce !… épargnez-moi ce supplice… »


LIV

Mais que dis-je ?… pour évoquer le terrible souvenir, il n’était besoin ni de la parole ni de la lecture. Parfois la comtesse s’approchait des hautes fenêtres de son vieil hôtel et regardait couler la Seine… Alors ses yeux voyaient agir la grue qui débarque les marbres de Carrare sur le quai d’Orsay…, et elle s’éloignait avec un frisson.

Une fois, — six mois environ après son retour, — elle s’imposa la loi de rester à son balcon, tandis qu’on débarquait une cargaison. Il fallait en même temps, pensait-elle, triompher de la faiblesse qui la faisait pâlir à la vue de ces pierres inertes, et châtier son cœur orgueilleux et coupable. Ses deux enfants étaient près d’elle et s’amusaient à remarquer les mouvements mécaniques de la grue et les efforts intelligents des débardeurs. Au milieu des blocs abrupts et grossiers, apparut une caisse longue, soigneusement ajustée.

Les débardeurs prirent un soin particulier de cette caisse, qui semblait bien recommandée. Lorsqu’elle fut déposée sur la berge, ils regardèrent l’adresse qu’elle portait, échangèrent quelques paroles et se montrèrent le quai ; et sur le quai un hôtel, l’hôtel de Morelay.

La comtesse tressaillit d’instinctive terreur. Elle passa la main sur ses yeux comme pour effacer une image pénible, regarda de nouveau en se demandant si elle ne s’était point trompée ; puis trembla plus fort, car les hommes du port se consultaient toujours, en montrant alter nativement sa maison et la caisse.

Elle rentra, en proie à une horrible inquiétude. Quel rapport pouvait-il y avoir entre elle et cette caisse inattendue ? d’où venait cette caisse ? car elle se disait bien que tous les bateaux qui débarquent sur le quai d’Orsay n’arrivent pas de Carrare…


LV

Et pourtant, je ne sais quelle voix de la conscience lui criait qu’un spectre allait surgir du fond de cette boîte comme du fond d’un cercueil. « Grand Dieu ! est-ce mon châtiment ? se demandait-elle ; n’avez-vous pas assez, Seigneur, du remords qui me ronge ? faut-il encore que ma honte devienne publique ?… »

Mille suppositions, plus cruelles les unes que les autres, se succédèrent pendant deux heures dans son cerveau encore malade. En vain les repoussait-elle comme des chimères ; en vain s’efforçait-elle de se persuader que les regards et les paroles des débardeurs ne désignaient pas sa maison… ; que d’ailleurs ils avaient pu y porter les yeux pour bien des causes étrangères à leur travail…

Vers six heures, un domestique l’avertit qu’un camion chargé d’un lourd colis venait d’arriver.

« Madame veut-elle signer ? » ajouta-t-il en lui présentant le livre d’expédition.

Elle resta étourdie sous cette demande, comme un criminel sous le premier coup de l’exécuteur, et ne répondit pas.

Le domestique alla discrètement chercher un encrier et une plume, les arrangea sur un guéridon, à côté du livre, et posa le tout devant la comtesse sans rien dire.

Mme de Morelay, froide, pâle, chercha des yeux le lieu du départ et le nom de l’expéditeur ; elle vit : La Spezzia, puis un nom inconnu et peu lisible.

Elle signa, et attendit l’ouverture de la caisse et l’arrivée du comte, dans une angoisse inexprimable.


LVI

L’attente fut courte : à peine le domestique était-il redescendu qu’elle entendit la voix du comte de Morelay qui donnait des ordres, dans la cour, relativement à cette terrible caisse.

Incapable de rester plus longtemps passive en face du malheur qui allait la frapper, elle descendit précipitamment comme pour courir au-devant.

« Vous attendiez cette caisse ? vous savez ce qu’elle contient ? demanda-t-elle d’une voix si altérée que le comte se retourna épouvanté ?

— Sans doute ; une statue que…

— Ah !… s’écria-t-elle soudainement soulagée par la réponse simple et l’accent tranquille du comte. — Et… quelle statue ? reprit-elle après un instant, pour donner un sens à sa première question.

— Ne le savez-vous pas ?… Mais non !… vous étiez alors si souffrante !… et depuis, j’ai oublié de vous parler de mon acquisition. Tandis que j’attendais votre rétablissement à la Spezzia, et lorsque vous fûtes hors de danger, j’allai un jour, par désœuvrement, revoir Carrare. J’y rencontrai Mme de Braciennes. Nous visitâmes quelques ateliers. Elle m’a découvert une statue d’Apollon, — fort bien exécutée, ma foi ! comme tout ce qui sort des mains de ces sculpteurs italiens… — Mais qu’avez-vous, ma chère ?… »

Et le comte courut à sa femme, qui semblait près de se trouver mal.

« Rien…, rien…, continuez… Alors, cette statue…

— Je l’ai achetée… Nous avons dans le grand salon une niche que remplit fort mal votre étagère de bois des îles…

— Et vous voulez mettre là… votre statue d’Apollon ?… qui y restera… toujours ?

— Vous verrez qu’elle fera bien dans ce salon, dont les panneaux représentent les divinités allégoriques des beaux-arts… Et puis, ce sera un souvenir de notre voyage ! »



L’EXEMPLE



L’EXEMPLE


Elle était vieille fille, vieille fille et toute seule dans sa maison. Ni chiens, ni chats, ni perroquet. Concevez-vous tout ce qu’il y a d’austère dans une pareille situation ?

Autour de la maison, une petite ville de province ; autour de la vieille fille, une pléiade de récits, dont pas un ne contenait une imputation de quelque valeur, dont tous commentaient et expliquaient et l’isolement et le célibat de Mlle Jeanne de Maugreland.

Et d’abord, elle tenait à la noblesse, étant fille du marquis de Maugreland, émigré bien authentique ; et la noblesse ne pouvait l’admettre ; car sa mère était une simple paysanne alsacienne, jadis servante de M. le marquis. Ensuite, elle était savante, ayant lu tout ce qu’il y avait de livres et dans la bibliothèque xviiie siècle du feu marquis, et dans la bibliothèque xviie siècle de M. l’archiprêtre Le Garouiller, curé de la paroisse ; puis ayant fait venir, le plus qu’elle avait pu, des publications contemporaines. Or, je vous le demande, lesquelles des dignes matrones de la ville de *** en eussent fait leur société ? Quant aux hommes, elle était laide et même, ajoutaient-ils, un peu revêche. Jugez.

À proprement parler, elle n’était pourtant pas méchante, car on citait d’elle des traits exquis ; mais, à côté, elle avait des paroles terribles : appelant par leurs vilains noms toutes les petites faiblesses d’esprit et de conscience pour lesquelles le langage du monde a des euphémismes, son code, des indulgences.

Et puis quelle vie bizarre elle menait !… Tantôt bêchant son jardin et taillant ses arbres comme une simple paysanne, avec des sabots aux pieds et un grand chapeau de paille sur la tête ; tantôt ayant quasiment l’air d’un moine dans une grande robe de chambre brune qu’elle portait l’hiver au coin de son feu. Ne sortant jamais, si ce n’est pour aller à l’église ou veiller un malade. Toujours prête à rendre un service et ne voulant point de remerciements. Faisant le bien, et haïssant l’espèce humaine ; généreuse et misanthrope ; humble en sa vie, et hautaine avec les gens ; miséricordieuse pour le commun des mortels et inflexible pour ceux auxquels elle avait fait l’honneur d’une poignée de main et qui manquaient à certain code mental, intime et personnel, dont, sans dire gare, elle leur appliquait les lois.

Étrange fille enfin, qu’on respectait, mais qu’on n’aimait point.

Pourquoi elle ne s’était point mariée en son bel âge, on le comprenait à peu près : pas de fortune, à peine de quoi vivre avec économie, peu de figure et le caractère « original, » comme on dit en province, — qui l’eût recherchée ? Elle n’était pas le fait des jeunes gens bien apparentés et en position de faire leur chemin dans le monde, et elle ne voulait ni d’un paysan ni d’un courtaud de boutique. Pourtant, sur le coup de ses quarante ans, elle avait trouvé un parti sortable. Il s’agissait d’un officier retraité que lui présentait l’abbé Le Garouiller. L’officier avait cinquante ans d’âge et des cicatrices ; pour toute fortune, sa retraite et la croix.

Mlle de Maugreland accueillit l’officier, s’assura qu’il avait des goûts simples et un caractère sociable, calcula qu’en ajoutant la pension de retraite à sa modique rente, et en tirant parti des fruits et des légumes de son jardin, elle pourrait joindre les deux bouts de l’année, et donna son consentement.

Ce fut une nouvelle dans le voisinage, et déjà on se demandait si Mlle de Maugreland, qui était maigre, sèche et ridée, se marierait en blanc, quand soudain elle ferma sa porte à son prétendu, en déclarant que, toutes réflexions faites, elle ne se marierait jamais.

Pourquoi ? On ne l’a jamais su. Le capitaine avait-il déplu ? Quelque mauvais renseignement était-il arrivé sur son compte ? Ce fut un problème insoluble pour les bonnes âmes du quartier.

Certainement, Mlle de Maugreland ne s’était pas éprise du capitaine. Mlle de Maugreland n’avait jamais paru faite pour les sentiments tendres, et, rien qu’à la voir, on eût parié qu’elle était femme à répondre à quiconque lui demanderait : « N’avez-vous jamais aimé ? — Jour de Dieu ! vous m’insultez ! » Mais quel qu’un au monde aurait-il pensé à lui faire une pareille question ?

Cependant, du jour de la rupture de son mariage data une nouvelle période de sa vie. Cette vie devint plus austère et plus solitaire encore. Mlle de Maugreland ne vit plus personne du tout, hormis le vieil abbé Le Garouiller. Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/282 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/283 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/284 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/285 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/286 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/287 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/288 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/289 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/290 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/291 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/292 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/293 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/294 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/295 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/296 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/297 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/298 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/299 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/300 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/301 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/302 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/303 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/304 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/305 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/306 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/307 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/308 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/309 Page:Cadiot - Nouvelles.pdf/310 étage de sa maison et se tenait debout sur le balcon, en face de la grand’route, en face de la porte effondrée qui marquait encore l’entrée de la ville.

L’abbé, dans la rue, appelait au secours.

« Elle est folle ! disait-il en essayant d’ameuter les voisins. Forcez sa porte ; contenez-la !

— Tonnerre ! donnez-nous l’absolution, » répondait-elle.

Mais les voisins effarés écoutaient peu.

Quand les cavaliers furent devant la porte Saint-Vincent, à cinquante pas de sa maison, Jeanne de Maugreland arma le revolver de son fils adoptif et tira un coup, puis deux, trois, quatre, cinq, six…

Les cavaliers ripostèrent et s’élancèrent en avant, le sabre au poing. Les voisins éperdus crièrent, en se défendant ou en s’enfuyant. Il y eut, pendant quelques minutes, sous la porte Saint-Vincent une mêlée affreuse…

Puis, tout à coup, la maison sauta.


TABLE



TABLE


Achevé d’imprimer


le vingt-cinq février mil huit cent quatre-vingt-onze


par


ALPHONSE LEMERRE


25, RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 25


À PARIS

ŒUVRES


de


Claude Vignon




NOUVELLES


Un Accident. — Paradis perdu.
La Statue d’Apollon. — L’Exemple.




NOTICE DE JULES SIMON



PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31

M DCCC XCI


PETITE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE
(auteurs contemporains)


Volumes petit in-12 (format des Elzévirs)
imprimés sur papier vélin teinté
Chaque volume : 5 francs ou 6 francs
Chaque œuvre est ornée d’un portrait gravé à l’eau-forte


Sainte-Beuve. Tableau de la poésie française au xvie siècle. Édition définitive précédée de la Vie de Sainte-Beuve par Jules Troubat. 2 vol 12 fr

— Poésies complètes. Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme. — Les Consolations. — Pensées d’août. Notes et Sonnets. — Un dernier Rêve. Notice par A. France. 2 vol. 12 fr

Armand Silvestre. Poésies (1866-1872) : Rimes neuves et vieilles. — Les Renaissances. — La Gloire du souvenir. 1 vol 6 fr

— Poésies (1872- 1878) : La Chanson des Heures. 1 vol 6 fr. Joséph1n Soulary. Œuvres poétiques (1845-1871). — Sonnets. 1 vol 6 fr. — Poèmes et Poésies. 1 vol 6 fr. — III* partie : Les Jeux divins. — La Gbasse aux Mouches d’or. — Les Rimes ironiques. — Un grand Homme qu’on attend. (18721882). 1 vol 6 fr. Stendhal. Le Rouge et le Noir. 2 vol 10 fr. Sully Prudhomme. Œuvres poétiques (1865-1888). $ vol. Chaque vol 6 fr. André Theur1et. Poésies (1860-1874) : Le Chemin des bois. — Le Bleu et le Noir. 1 vol. ... 6 fr. — Prose : Sauvageonne. 1 vol 6 fr. — Bigarreau. — Soujjrances de Claude Blouet. — L’Abbé Daniel. — La Saint-Nicolas. 1 v. 6 fr. — Madame Heurteloup. 1 vol 6 fr. Clacde V1gnon. Nouvelles : Un Accident. — Pa radis perdu. — La Statue d’Apollon. — L’Exemple. Notice de Jules Simon, 1 vol. 6 fr. Paris. — Imp. A. Lemerre, 2 ;, rue des Grands-Augustins.

  1. Aucune de ces nouvelles, qui composent les Récits de la Vie réelle, n’est reproduite ici.
  2. Cette nouvelle a paru en feuilletons, en septembre 1869.
  3. Les cousins, les moustiques, etc.