Œuvres de Lagrange/Pièces diverses/Essai d’Arithmétique politique sur les premiers besoins de l’intérieur de la République
ESSAI
D’ARITHMÉTIQUE POLITIQUE
SUR LES
PREMIERS BESOINS DE L’INTÉRIEUR DE LA RÉPUBLIQUE[1].
Je suppose, d’après les calculs les plus exacts, que la France contient d’individus, répandus sur une surface de d’arpents de perches carrées ; la perche a pieds ou toises.
Cet arpent, qu’on appelle le grand arpent, est un carré dont le côté est de toises, et son contenu en toises carrées est de [2].
La lieue de au degré est de toises, en prenant toises pour la longueur du degré moyen. Ainsi la lieue contient fois le côté de l’arpent, et la lieue carrée contient arpents.
Par conséquent l’étendue de la France en lieues carrées est de divisant ce nombre par celui des habitants, on a pour le nombre moyen des habitants d’une lieue carrée.
Je rapporte ce résultat, parce qu’il peut servir à faciliter la comparaison de la population de la France avec celle des autres pays, qui est ordinairement rapportée ou qui peut se rapporter aisément à des lieues carrées, la lieue étant une partie donnée du degré, qui est la même pour toute la terre, abstraction faite de la petite inégalité provenant de la non-sphéricité.
On suppose ordinairement le nombre des femmes égal à celui des hommes ; mais le tableau de la population donné par Lavoisier donne hommes de plus que de femmes sur les d’habitants de la France.
Ce tableau me fait voir de plus que des habitants est au-dessous de ans, et que le second tiers est au-dessous de ans. Suivant des Tables de mortalité dressées en Allemagne, le premier tiers va jusqu’à ans, et le second jusqu’à
Considérons maintenant les besoins de cette société de de citoyens, et arrêtons-nous d’abord à ceux de première nécessité.
Ces besoins sont : 1o la nourriture ; 2o le vêtement ; 3o l’abritement, ce qui comprend aussi le chauffage et la lumière.
Nous allons commencer par la nourriture. Elle est de deux sortes, végétale et animale.
Comme notre dessein n’est que de donner un aperçu et des valeurs moyennes, nous ne ferons pas l’énumération des différents objets qui servent à la nourriture des hommes ; mais nous réduirdns d’abord toute la nourriture végétale aux grains qui se cultivent en grand, et même à une seule espèce moyenne que nous nommerons simplement blé, et qui comprendra le blé-froment, le seigle et l’orge, qu’on mange en pain.
Par la même raison, nous réduirons toute la nourriture animale à la viande de boucherie, qui comprend celle de bœuf, de vache, de veau, de mouton et de porc, qui forme une partie considérable de cette nourriture.
Nous réduirons de même toute la boisson au seul vin, dont la consommation surpasse infiniment celle des autres boissons, telles que la bière, le cidre, etc. Cette réduction est fondée sur la nature de la chose ; car on peut regarder les autres objets de nourriture, soit végétale, soit animale, comme tenant lieu d’une quantité de blé ou de viande qui contiendrait à peu près autant de matière nutritive. Il est clair qu’ils ne doivent entrer dans le calcul de la nourriture qu’à raison de leur valeur nutritive ; et, si l’on connaissait cette valeur pour chaque objet, on pourrait le convertir tout de suite en blé ou en viande. Relativement aux objets de nourriture générale et ordinaire, je crois qu’on ne se trompera pas beaucoup en supposant leur valeur nutritive proportionnelle à leur prix. Ainsi l’on pourra prendre à peu près une demi-livre de fromage sec comme l’équivalent d’une livre de viande. Nous ferons surtout usage de ce principe dans l’évaluation de la consommation de Paris[3].
Cela posé, la question est réduite à déterminer à peu près la quantité moyenne de blé et de viande nécessaire pour la subsistance de la République.
Je ne vois que trois manières de parvenir à cette détermination
1o Par la ration qu’on distribue aux troupes ;
2o Par la consommation des villes fermées où il y avait des registres d’entrée ;
3o Par l’évaluation des produits annuels de toutes les terres cultivées en grains ou en pâturages ; la somme de ces produits étant supposée égale à la consommation annuelle, c’est-à-dire, en faisant abstraction de toute importation ou exportation.
Voici les résultats que ces trois moyens peuvent fournir :
La ration est, pour chaque combattant, de onces de pain et d’une demi-livre de viande. Je ferai ici abstraction de l’eau-de-vie et du vinaigre, qui font aussi partie de la ration, parce que ces deux objets ne sont absolument nécessaires qu’aux troupes qui sont en campagne ; on pourrait d’ailleurs les comprendre dans la boisson.
On estime qu’une livre de pain répond à une livre de blé, poids pour poids. Le blé perd, par la mouture et par le son qu’on en tire, le quart de son poids ; mais la farine regagne par l’eau qu’on y ajoute pour la réduire en pâte, et dont une partie reste dans le pain, le tiers de son poids, ce qui restitue exactement le poids primitif du blé. Il pourrait y avoir quelques variations à cet égard ; mais, comme elles ne peuvent être que fort petites, nous nous tiendrons à celle donnée en nombres ronds.
Ainsi il faut une livre trois quarts de blé par jour à chaque combattant.
Mais j’observe que les combattants sont des hommes d’élite, tous dans la force de l’âge et des passions, et dont la consommation peut être regardée comme le maximum de consommation de tous les individus.
On remarque que les hommes consomment en général plus que les femmes, et les femmes plus que les enfants, et que, dans une famille composée d’un mari, d’une femme et de trois enfants au-dessous de dix ans, le père consomme presque autant à lui seul que le reste de la famille.
Or je vois, par le même tableau de populâtion dont j’ai parlé ci-dessus, qu’il y a au moins un cinquième au-dessous de dix ans. Ainsi l’on peut supposer que ce cinquième compense par sa consommation ce que les femmes consomment de moins que les hommes ; de sorte qu’en ayant encore égard à la moindre consommation des vieillards, on en peut conclure, sans craindre de se tromper beaucoup, que la consommation totale de tous les habitants de la France, pour être de pair avec celle des troupes, ne doit être que les quatre cinquièmes de la consommation d’un égal nombre de combattants, c’est-à-dire, de
Ainsi la consommation totale en blé sera, à raison de 1\tfrac{3}{4} livre, de de livres, et celle de la viande, à raison d’une demi-livre, de de livres par jour.
Donc, multipliant par on aura, pour la consommation totale annuelle en blé, de livres, et en viande livres.
La consommation moyenne de chaque individu serait par jour d’une livre et deux cinquièmes de blé, et de deux cinquièmes de livre de viande ; et par an, de livres de blé, et de livres de viande.
La seconde manière de déterminer la consommation moyenne du blé et de la viande est fondée sur les registres d’entrée des villes qui étaient sujettes à des droits. Je me contenterai dans ce moment de considérer la consommation de Paris avant la Révolution, d’après les résultats de Lavoisier :
la consommation de Paris avant la Révolution, “Aprés les résultats de Lavoisier :
À l’égard des légumes et fruits, le tableau n’en donne pas la quantité, maisseulement le prix, qui monte à livres, tandis que le prix total du pain est de livres, n’étant estimé qu’à sous la livre.
Si l’on pouvait supposer la valeur nutritive des légumes, relativement à celle du blé, proportionnelle à leurs prix respectifs, la quantité totale de légumes consommée à Paris pourrait équivaloir à de tout le pain, ce qui en fait plus de la moitié ; mais, comme il s’y consomme beaucoup de légumes et de fruits de luxe, et qu’en général je crois la valeur nutritive des légumes et fruits moindre que celle du pain, à prix égal, je ne prendrai, pour leur valeur représentative, que le quart du pain, c’est-à-dire. livres.
Ajoutons donc ce nombre à celui que nous avons trouvé on aura de livres en blé pour la consommation annuelle de Paris.
La population de Paris était estimée alors à habitants. Divisant donc le nombre précédent par celui-ci, on trouve livres pour la consommation annuelle en blé de chaque habitant de Paris.
Les mêmes résultats donnent de livres de viande de boucherie et de livres de poisson. Comme le poisson est à peu près aussi nourrissant que la viande, nous ajouterons ces deux articles ensemble de livres.
J’y trouve ensuite d’œufs. Comme, à prix égal et à nourriture égale, je crois qu’on préférerait la viande aux œufs, on ne risquerait pas d’estimer trop haut le rapport des œufs à la viande relativement à la nourriture en le supposant égal à celui des prix de ces deux objets. Or je vois, par le tableau des prix, que la valeur des œufs consommés dâns Paris était de livres, tandis que celui de la viande était de livres. Le rapport de ces deux nombres étant de à nous supposerons, en nombres ronds, que les œufs tiennent lieu de de toute la viande, c’est-à-dire, de livres.
Il reste encore à estimer le laitage. Les résultats qui me servent de guide ne donnent que la consommation du beurre et du fromage, qui est de livres de beurre, et de livres de fromages secs, outre livres de fromages mous. Le tableau des prix donne, pour ces deux articles réunis, livres ; ce nombre est à celui du prix de toute la viande comme à En supposant les valeurs nutritives proportionnelles aux prix, le beurre et le fromage consommés à Paris équivaudraient à livres de viande. J’observe que ce poids est un peu moindre que le double du poids réuni du beurre et du fromage, lequel est de livres. En le supposant égal, on aurait, en nombres ronds, une demi-livre de beurre ou de fromage pour l’équivalent d’une livre de viande, ce que je crois à peu près juste, d’après différents renseignements que j’ai pris là-dessus.
Ajoutant donc ensemble ces trois sommes, nous avons livres de viande pour individus, ce qui donne livres par tête.
Je viens maintenant à la troisième manière de déterminer la consommation moyenne. Elle consiste à estimer la consommation de toute la France par sa production annuelle, et à la diviser par le nombre total des habitants.
Les résultats ci-dessus donnent pour le total, en livres pesant de blé, seigle, orge, qui se récoltent et se consomment, non compris l’orge consommée par les animaux, d’où, retranchant le sixième pour les semences, reste pour la consommation annuelle de toute la France, de livres ; ce qui, étant divisé par donne par tête livres.
Comme cette consommation ne comprend que les grains qui se mangent en pain, il faudrait pouvoir y ajouter celle des fruits et légumes, qui est très-considérable dans les campagnes, surtout dans les parties méridionales de la France. Nous l’avons estimée pour Paris à un quart de celle du pain on peut présumer que pour la France entière elle doit être plutôt dans une plus grande proportion que dans une moindre. En la supposant d’un quart, il fandrait ajouter livres à la consommation individuelle trouvée ci-dessus, ce qui la porterait à livres.
Suivant les mêmes résultats, la consommation totale de bœufs, vaches, veaux, moutons, porcs, est, en livres de viande, de ce qui ne donne que livres par tête.
Cette évaluation est peut-être trop faible ; car, dans le nombre des bestiaux consommés, il n’y a que bœufs et vaches ; or je trouve, dans un Mémoire sur le commerce de la France, imprimé en 1789, qu’il se marque annuellement cuirs de bœuf ou de vache, sans compter ceux qu’on ne fait pas marquer pour en frauder le droit, et qu’on estime pouvoir être évalués au quart au moins. De cette manière, la consommation des bœufs et vaches, qui, dans l’évaluation ci-dessus, entre pour livres, devrait être presque doublée ; mais, ne sachant pas quelle confiance peut mériter l’Auteur de ce Mémoire, je n’ose faire une telle correction aux résultats de Lavoisier.
Il faut ajouter à la consommation de la viande celle du fromage or je trouve, dans ces résultats, que le nombre total des vaches est de
D’un autre côté, je trouve, dans l’Art de la Fromagerie, que le produit moyen est d’un quintal et demi de fromage par vache en ne le supposant que d’un quintal, on aurait, en fromage, de livres ; ce qui donnerait par tête livres, qu’on peut regarder comme équivalentes à peu près à livres de viande.
On aurait donc, en nombres ronds, livres de viande pour la consommation annuelle de chaque individu en France, sans compter les œufs, les poissons, la volaille, etc., sur lesquels je n’ai trouvé aucun renseignement.
Voici le tableau des résultats qu’on vient de trouver :
De cette Table jai déduit la suivante :
La colonne donne les sommes en livres pesant de blé et de viande.
La colonne donne les rapports du poids du blé à la somme des poids du blé et de la viande.
La colonne donne les rapports du poids de la viande à la même somme.
La colonne fait voir que le poids total du blé et de la viande est à peu près le même, d’après les trois évaluations. La valeur moyenne est de livres, qui ne diffère guère de celle qui résulte de la ration des soldats ; elle est plus grande que celle de Paris, et moindre que celle de toute lâ France d’environ livres, ce qui ne fait qu’un soixantième du total.
Ce résultat me paraît digne de remarque. Il prouve que les hommes ont besoin, en général, d’un même poids donné d’aliments, comme une espèce de lest qui dépend de la constitution humaine. La différence de nourriture ne consiste donc que dans la différente proportion du blé ou de la viande, ou des autres aliments qui les représentent. Suivant la ration des soldats, cette proportion est de à mais dans Paris elle est de à à très-peu près, et dans toute la France elle est de à environ. Cette proportion est la vraie mesure de la pauvreté ou de la richesse d’un État, puisque c’est de la nourriture que dépend essentiellement le bien-être des habitants. Pour augmenter celui des Français, il faudrait donc pouvoir augmenter la consommation de la viande, même aux dépens de celle du blé ; la culture des prairies artificielles est peut-être le seul moyen de parvenir à un but si désirable ; elle est d’autant plus précieuse qu’elle peut accroître à la fois le produit des bestiaux et celui du blé ; mais cet objet est trop connu pour que nous nous y arrêtions ici.
La conclusion qu’on peut tirer des résultats que nous avons trouvés est que la France, dans l’état où est son agriculture, fournit assez de grains pour la consommation de ses habitants, mais qu’en bestiaux elle n’en fournit qu’un peu plus de la moitié de ce qui serait nécessaire pour que chaque habitant eût une ration de viande proportionnelle à celle des soldats.
- ↑ Cet Essai est du célèbre de Lagrange ; sa modestie voulait en cacher l’Auteur. Je n’ai obtenu la permission de le nommer qu’en lui montrant la profonde conviction que j’ai de l’utilité de son nom pour le succès de l’Ouvrage et de l’utilité de l’Ouvrage pour la chose publique.
- ↑ La virgule sépare les parties décimales des entiers, suivant l’usage reçu.
- ↑ L’Auteur de ce Mémoire m’a dit, en preuve de cette proposition, qu’il avait vérifié que le poids de douze œufs est égal au poids d’une livre de viande, et se vend généralement au même prix.