Œuvres de Lagrange/Pièces diverses/Note sur la métaphysique du Calcul infinitésimal

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NOTE
SUR LA MÉTAPHYSIQUE
DU CALCUL INFINITÉSIMAL[1].


(Miscellanea Taurinensia, t. II, 1760-1761.)


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Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à examiner le calcul qu’on fait d’après cette supposition pour trouver les asymptotes des lignes courbes. Ce calcul consiste à chercher d’abord des formules générales pour la position de toutes les tangentes de la courbe donnée, et à rejeter ensuite dans ces formules plusieurs termes qui sont regardés comme nuls par rapport à d’autres termes dont la valeur devient, par la supposition, infiniment plus grande d’où l’on voit que ce calcul n’est pas absolument rigoureux, et qu’il ne peut par conséquent donner un résultat exact, à moins qu’on ne regarde comme peu exacte la supposition sur laquelle on l’a établi, en sorte que l’erreur de l’hypothèse détruise tout à fait celle qu’on a commise dans le calcul.

À parler exactement, l’asymptote est une droite qui s’approche continuellement d’une courbe de manière que sa distance à la courbe puisse devenir moindre qu’aucune grandeur donnée, sans qu’elle soit jamais zéro absolu. Or cette condition rend fausse la supposition que l’asymptote soit une véritable tangente ; mais on la redresse ensuite dans le calcul, en faisant, pour ainsi dire, disparaître le point d’attouchement, en sorte que la tangente cesse d’être tangente, et devienne seulement la limite des tangentes, savoir la limite de la courbe même, ce qui est conforme à la nature de l’asymptote.

Il en est ici comme dans la méthode des infiniment petits, où le calcul redresse aussi de lui-même les fausses hypothèses que l’on y fait. On imagine par exemple qu’une courbe soit un polygone d’une infinité de petits côtés, dont chacun étant prolongé devienne une tangente à la courbe. Cette supposition est réellement fausse, car le petit côté prolongé ne peut jamais être autre chose qu’une véritable sécante ; mais l’erreur est détruite par une autre erreur qu’on introduit dans le calcul en y négligeant comme nulles des quantités qui, selon la supposition, ne sont qu’infiniment petites. C’est en quoi consiste, ce me semble, la métaphysique du calcul des infiniment petits, tel que l’a donnée \mathrm M. Leibnitz. La méthode de M. Newton est au contraire tout à fait rigoureuse, soit dans les suppositions, soit dans les procédés du calcul ; car il ne conçoit qu’une sécante devienne tangente que lorsque les deux points d’intersection viennent tomber l’un sur l’autre, et alors il rejette de ses formules toutes les quantités que cette condition rend entièrement nulles. Cette méthode exige absolument qu’on regarde comme évanouissantes, c’est-à-dire comme nulles, les quantités dont on cherche les premières ou dernières raisons, et c’est ce qui rend souvent les démonstrations longues et compliquées. La supposition des infiniment petits sert à abréger et à faciliter ces démonstrations ; mais ce n’est qu’après avoir prouvé en général que l’erreur qu’elle fait naître est toujours corrigée par la manière dont on manie le calcul qu’il est permis de regarder les infiniment petits comme des réalités, et de les employer comme tels dans la solution des Problèmes.


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  1. Cette Note de Lagrange se trouve placée en bas des pages 17-18 d’un Mémoire du P. Gerdile, barnabite, inséré dans le tome II des Miscellanea Taurinensia, et ayant pour titre De l’infini absolu considéré dans la grandeur. Nous reproduisons ci-après le passage de ce Mémoire auquel se rapporte la Note de Lagrange :
    impossibilité de l’infini absolu démontrée géométriquement.

    « Quatrième preuve tirée des asymptotes de l’hyperbole. — On m’objectera peut-être que de très-habiles Géomètres conviennent avec M. de l’Hospital (Sections coniques, Article 108) que les asymptotes peuvent être regardées comme des tangentes infinies, qui touchent les hyperboles dans leurs extrémités, ce qui semble établir la possibilité de l’infini actuel.

    » Je réponds que, dans le style des Géomètres, cette supposition ne signifie autre chose, sinon que dans le cours indéfini de l’hyperbole et de l’asymptote, celle-ci, approchant de plus en plus de l’hyperbole, la toucherait enfin si l’on pouvait parvenir au terme de ce prolongement infini, ou, pour mieux dire, si ce prolongement infini pouvait avoir un terme quelconque. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils supposent que l’asymptote puisse être regardée comme une tangente infinie qui touche l’hyperbole, puisqu’ils disent que ce cas ne peut avoir lieu qu’à l’extrémité de l’hyperbole, comme l’énonce M. de l’Hospital.

    » Mais en même temps ces Géomètres ne prétendent point réaliser cette supposition, ni en établir la possibilité. » (Note de l’Éditeur.)