Œuvres de madame de Gouges/1/Préface pour les dames

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Cailleau, imprimeur-libraire (1p. 1-8).

PRÉFACE

POUR LES DAMES,
Ou le Portrait des Femmes.

Mes très-chères Sœurs, c’eſt à vous à qui je recommande tous les défauts qui fourmillent dans mes productions. Puis-je me flatter que vous voudrez bien avoir la généroſité ou la prudence de les juſtifier, ou n’aurois-je point à craindre de votre part plus de rigueur, plus de ſévérité que la critique la plus auſtère de nos Savans qui veulent tout envahir, & ne nous accordent que le droit de plaire. Les hommes ſoutiennent que nous ne ſommes propres exactement qu’à conduire un ménage ; & que les femmes qui tendent à l’eſprit & ſe livrent avec prétention à la Littérature, ſont des Êtres inſupportables à la ſociété ; n’y rempliſſant pas les utilités, elles en deviennent l’ennui. Je trouve qu’il y a quelque fondement dans ces différens ſyſtêmes, mais mon ſentiment eſt que les femmes peuvent réunir les avantages de l’eſprit avec les ſoins du ménage, même avec les vertus de l’ame, & les qualités du cœur ; y joindre la beauté, la douceur du caractère, ſeroit un modèle rare, j’en conviens : mais qui peut prétendre à la perfection ? Nous n’avons point de Pigmalion comme les Grecs, par conséquent point de Galathée. Il faudroit donc, mes très-chères Sœurs, être plus indulgentes entre nous pour nos défauts, nous les cacher mutuellement, & tâcher de devenir plus conſéquentes en faveur de notre ſexe. Eſt-il étonnant que les hommes l’oppriment, & n’eſt-ce pas notre faute ? Peu de femmes ſont hommes par la façon de penſer, mais il y en a quelques-unes, & malheureuſement le plus grand nombre ſe joint impitoyablement au parti le plus fort, ſans prévoir qu’il détruit lui-même les charmes de ſon empire. Combien ne devons-nous pas regretter cette antique Chevalerie, que nos hommes ſuperficiels regardent comme fabuleuſe ; elle qui rendoit les femmes ſi reſpectables & ſi intéreſſantes à-la-fois ! Avec quel plaiſir les femmes délicates ne doivent-elles pas croire à l’exiſtence de cette noble Chevalerie, lorſqu’elles ſont forcées de rougir aujourd’hui d’être nées dans un ſiècle où les hommes ſemblent ſe plaire à afficher, auprès des femmes l’oppoſé de ces ſentimens ſi épurés, ſi respectueux, qui faiſoient les beaux jours de ces heureux tems. Hélas ! qui doit-on en accuſer, & n’eſt-ce pas toujours nos imprudences & nos indiſcrétions, mes très-chères Sœurs ? Si je vous imite dans cette circonstance, en dévoilant nos défauts, c’est pour eſſayer de les corriger. Chacune avons les nôtres, nos travers, & nos qualités. Les hommes ſont bien organiſés à-peu-près de même, mais ils ſont plus conſéquents : ils n’ont pas cette rivalité de figure, d’eſprit, de caractère, de maintien, de coſtume, qui nous diviſe, & qui fait leur amuſement, leur inſtruction ſur notre propre compte. Les femmes en général ont trop de prétentions à-la-fois, celles qui réuniſſent le plus d’avantages, ſont ordinairement les plus inſatiables. Si l’on vante un ſeul talent, une ſeule qualité dans une autre ; auſſitôt leur ridicule ambition leur fait trouver, dans celle dont il eſt question, cent défauts, & même des vices, s’ils ne ſont pas aſſez puiſſans pour détruire l’éloge qu’on en faiſoit. Ah ! mes Sœurs, mes très-chères Sœurs, eſt-ce-là ce que nous nous devons mutuellement. Les hommes ſe noirciſſent bien un peu, mais non pas autant que nous, & voilà ce qui établit leur ſupériorité, & qui entretient tous nos ridicules. Ne pouvons-nous pas plaire ſans médire de nos égales ? Car, je ne fais pas de différence entre la femme de l’Artiſan qui ſait ſe faire reſpecter, & la femme de Qualité qui s’oublie, & qui ne ménage pas plus ſa réputation que celle d’autrui. Dans quelque cercle de femmes qu’on ſe rencontre, je demande ſi les travers d’eſprit ne ſont pas par-tout les mêmes ? Les femmes de la Cour ſont les originaux de toutes les copies des claſſes inférieures : ce ſont elles qui donnent le ton des airs, de la tournure, & des modes ; il n’y a pas juſqu’à la femme de Procureur, qui ne veuille imiter ces mêmes airs ; ajoutez-y l’épigramme & la ſatyre entre elles, ſans doute avec moins de naturel & de politique que les femmes de la Cour, mais toujours ne ſe faisant pas grace dans l’une & l’autre claſſe du plus petit défaut. Pour les femmes de Spectacle, ah ! je n’oſe continuer, c’eſt ici où je balance ; j’aurois trop de détails à développer, ſi j’entrois en matière. Elles ſont univerſellement inéxorables envers leur ſexe, c’eſt-à-dire en général, puiſqu’il n’y a pas de règle ſans exception ; mais celles qui abuſent de la fortune & de la réputation, & qui ſont loin de prévoir ſouvent des revers affreux, ſont intraitables, ſous quelque point de vue qu’on les prenne ; aveuglées sur leur triomphe, elles s’érigent en Souveraines, & s’imaginent que le reſte des femmes n’eſt fait que pour être leur eſclave, & ramper à leurs pieds. Pour les Dévôtes, ô Grand Dieu ! je tremble de m’expliquer ; je sens mes cheveux ſe dreſſer ſur ma tête ; à chaque inſtant du jour, elles prophanent, par leurs excès, nos ſaints préceptes, qui ne reſpirent que la douceur, la bonté & la clémence. Le fanatiſme rend la femme encore plus inhumaine : car ſi elle pouvoit ſe livrer à ſa fureur, elle reproduiroit, ſuivant ſon pouvoir, toutes les horreurs de cette journée cruelle, à jamais mémorable dans la Nation Françoise. O Femmes, Femmes de quelque eſpèce, de quelque état, de quelque rang que vous ſoyez, devenez plus ſimples, plus modeſtes, & plus généreuſes les unes envers les autres. Il me ſemble déjà vous voir toutes réunies autour de moi, comme autant de furies pourſuivant ma malheureuſe exiſtence, & me faire payer bien cher l’audace de vous donner des avis : mais j’y ſuis intéreſſée ; & croyez qu’en vous donnant des conseils qui me ſont nécessaires, ſans doute, j’en prends ma part. Je ne m’étudie pas à exercer mes connoiſſances ſur l’eſpèce humaine, en m’exceptant ſeulement : plus imparfaite que perſonne, je connois mes défauts, je leur fais une guerre ouverte ; & en m’éfforçant de les détruire, je les livre à la cenſure publique. Je n’ai point de vices à cacher, je n’ai que des défauts à montrer. Eh ! quel eſt celui ou celle qui pourra me refuſer l’indulgence que méritent de pareils aveux ? Tous les hommes ne voyent pas de même ; les uns approuvent ce que les autres blâment, mais en général la vérité l’emporte ; & l’homme qui ſe montre tel qu’il eſt, quand il n’a rien d’informe ni de vicieux, eſt toujours vu ſous un aſpect favorable. Je ſerai peut-être un jour conſidérée ſans aucune prévention de ma part, avec l’eſtime que l’on accorde aux ouvrages qui ſortent des mains de la Nature. Je peux me dire une de ſes rares productions ; tout me vient d’elle ; je n’ai eu d’autre Précepteur : & toutes mes refléxions philoſophiques ne peuvent détruire les imperfections trop enracinées de ſon éducation. Auſſi m’a-t-on fait ſouvent le reproche de ne ſavoir pas m’étudier dans la ſociété ; que cet abandon de mon caractère me fait voir défavorablement : que cependant je pouvois être de ces femmes adorables, ſi je me négligeois moins. J’ai répondu ſouvent à ce verbiage, que je ne me néglige pas plus que je ne m’étudie ; que je ne connois qu’un genre de contrainte, les foibleſſes de la Nature que l’humanité ne peut vaincre qu’à force d’efforts : & celle en qui l’amour-propre dompte les paſſions, peut ſe dire, à juſte titre, la Femme Forte.