Œuvres diverses en prose (Corneille)/Discours à l’Académie

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Œuvres diverses en prose (Corneille)
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 407-412).

III

Discours prononcé par Monsieur Corneille, avocat général à la table de marbre de Normandie[1], le 22. Janvier 1647, lorsqu’il fut reçu [à l’Académie françoise] à la place de Monsieur Maynard[2].


Messieurs,

S’il est vrai que ce soit un avantage, pour dépeindre les passions, que de les ressentir, et que l’esprit trouve avec plus de facilité des couleurs pour ce qui le touche que pour les idées qu’il emprunte de son imagination, j’avoue qu’il faut que je condamne tous les applaudissements qu’ont reçus[3] jusques ici mes ouvrages, et que c’est injustement qu’on m’attribue quelque adresse à décrire les mouvements de l’âme, puisque dans la joie la plus sensible dont je sois capable, je ne trouve point de paroles qui vous en puissent faire concevoir la moindre partie. Ainsi je vois ma réputation prête à être détruite par la gloire même qui la devoit achever, puisqu’elle me jette dans la nécessité de vous montrer mon foible ; et[4] prenant possession des grâces qu’il vous a plu me faire, je ne me dois regarder que comme un de ces indignes mignons de la fortune, que son caprice n’élève au plus haut de sa roue[5] sans aucun mérite, que pour mettre plus en vue les taches de la fange dont elle les a tirés. Et certes, voyant cette honte inévitable dans l’honneur que je reçois, j’aurois de la peine à m’en consoler, si je ne considérois que vous rappellerez, aisément en votre mémoire ce que vous savez mieux que moi, que la joie n’est qu’un épanouissement du cœur, et, si j’ose me servir d’un terme dont la dévotion s’est saisie, une certaine liquéfaction intérieure, qui s’épanchant dans l’homme tout entier, relâche toutes les puissances de son âme : de sorte qu’au lieu que les autres passions y excitent des orages et des tempêtes, dont les éclats sortent au dehors avec impétuosité et violence, celle-ci n’y produit qu’une langueur, qui tient quelque chose de l’extase, et qui se contentant de se mêler et de se rendre visible dans tous les traits extérieurs, laisse l’esprit dans l’impuissance de l’exprimer. C’est ce qu’ont bien reconnu nos grands maîtres du théâtre, qui n’ont jamais amené leurs héros jusques à la félicité qu’ils leur ont fait espérer, qu’ils ne se soient arrêtés là tout aussitôt, sans faire des efforts inutiles à représenter leur satisfaction, dont ils savoient bien qu’ils ne pouvoient venir à bout.

Vous êtes trop équitables pour exiger de leur écolier une chose dont leurs exemples n’ont pu l’instruire, et vous aurez même assez de bonté pour suppléer à ce défaut, et juger de la grandeur de ma joie par celle de l’honneur que vous m’avez fait en me donnant une place dans votre illustre Compagnie. Et véritablement, Messieurs, quand je n’aurois pas une connoissance particulière du mérite de ceux qui la composent ; quand je n’aurois pas tous les jours entre mes[6] mains les admirables chefs-d’œuvres[7] qui partent des vôtres ; quand je ne saurois enfin autre chose de vous, sinon que vous êtes le choix de ce grand génie qui n’a fait que des miracles, feu Monsieur le cardinal de Richelieu, je serois l’homme du monde le plus dépourvu de sens commun si je n’avois pas pour vous une estime et une vénération toutes extraordinaires, et si je ne voyois pas que[8] de la même main dont ce grand homme sapoit les fondements de la monarchie d’Espagne, il a daigné jeter ceux de votre établissement, et confier à vos soins la pureté d’une langue qu’il vouloit faire entendre et dominer par toute l’Europe. Vous m’avez fait part de cette gloire, et j’en tire encore cet avantage, qu’il est impossible que de vos savantes assemblées, où vous me faites l’honneur de me recevoir, je ne remporte les belles teintures et les parfaites connoissances qui donnant une meilleure forme à ces heureux talents dont la nature m’a favorisé, mettront en un plus haut degré ma réputation, et feront remarquer aux plus grossiers même, dans la continuation de mes petits travaux, combien il s’y sera coulé du vôtre, et quels nouveaux ornements le bonheur de votre communication y aura semés. Oserai-je vous dire toutefois, Messieurs, parmi cet excès d’honneur et ces avantages infaillibles, que ce n’est pas de vous que j’attends ni les plus grands honneurs ni les plus grands avantages ? Vous vous étonnerez sans doute d’une civilité si étrange ; mais bien loin de vous en offenser, vous demeurerez d’accord avec moi de cette vérité, quand je vous aurai nommé Monseigneur le Chancelier[9], et que je vous aurai dit que c’est de lui que j’espère et ces honneurs et ces avantages dont je vous parle. Puisqu’il a bien voulu être le protecteur d’un corps si fameux et qu’on peut dire en quelque sorte n’être que d’esprit, en devenir un des membres, c’est devenir en même temps une de ses créatures ; et puisque par l’entrée que vous m’y donnez je trouve et plus d’occasions et plus de facilité de lui rendre mes devoirs plus souvent, j’ai quelque droit de me promettre qu’étant illuminé de plus près, je pourrai répandre à l’avenir dans tous mes ouvrages, avec plus d’éclat et de vigueur, les lumières que j’aurai reçues de sa présence. Comme c’est un bien que je devrai entièrement à la faveur de vos suffrages, je vous conjure de croire que je ne manquerai jamais de reconnoissance envers ceux qui me l’ont procuré, et qu’encore qu’il soit très-vrai que vous ne pouviez donner cette place à personne qui se sentît plus incapable de la remplir, il n’est pas moins vrai que vous ne la pouviez[10] donner à personne ni qui l’eût plus ardemment souhaitée, ni qui s’en tînt votre redevable en un plus haut point, ni qui eût enfin plus de passion de contribuer de tous ses soins et de toutes ses forces au service d’une compagnie si célèbre, à qui j’aurai des obligations éternelles de m’avoir fait tant d’honneurs sans les mériter.


  1. Sur la table de Normandie et sur les fonctions que Corneille y remplissait, voyez au tome I la Notice biographique.
  2. Pellisson raconte, dans sa Relation contenant l’histoire de l’Académie françoise (p. 360 et suivantes), les faits qui précédèrent l’entrée de Corneille dans cette compagnie. Après avoir parlé de M. de Salomon, avocat général au grand conseil, qui, ainsi que le portaient les registres à la date du 12 août 1644, fut nommé à cette époque en remplacement de M. Bourbon, il ajoute : « Il fut préféré à M. Corneille, qui avoit demandé la même place. Le protecteur fit dire à l’Académie qu’il lui laissoit la liberté du choix, et vous jugerez par la suite qu’elle se détermina de cette sorte, pour cette raison que M. Corneille faisant son séjour à la province, ne pouvoit presque jamais se trouver aux assemblées et faire la fonction d’académicien.

    « Je dis que vous le jugerez par la suite ; car depuis, M. Faret étant mort, on proposa d’un côté le même M. Corneille, et de l’autre M. du Ryer, et ce dernier fut préféré. Or le registre* en cet endroit fait mention de la résolution que l’Académie avoit prise de préférer toujours entre deux personnes, dont l’une et l’autre auroient les qualités nécessaires, celle qui feroit sa résidence à Paris.

    « M. Corneille fut pourtant reçu ensuite, au lieu de M. Maynard, parce qu’il fit dire à la Compagnie qu’il avoit disposé ses affaires de telle sorte qu’il pourroit passer une partie de l’année à Paris.

    « M. de Balesdens avoit été proposé aussi ; et comme il avoit l’honneur d’être à Monsieur le Chancelier, l’Académie eut ce respect pour son protecteur de députer vers lui cinq des académiciens pour savoir si ces deux propositions lui étoient également agréables. Monsieur le Chancelier** témoigna qu’il vouloit laisser une entière liberté à la Compagnie ; mais lorsqu’elle commençoit à délibérer sur ce sujet, M. l’abbé de Cerisy lui présenta une lettre de M. de Balesdens***, pleine de beaucoup de civilités pour elle et pour M. Corneille, qu’il prioit la Compagnie de vouloir préférer à lui, protestant qu’il lui déféroit cet honneur, comme lui étant dû par toutes sortes de raisons. La lettre fut lue et louée par l’assemblée, et depuis il fut reçu en la première place vacante, qui fut celle de M. de Malleville. » Dans la seconde édition de l’ouvrage de Pellisson une grande partie de ces détails a été supprimée ; le dernier paragraphe a seul été conservé. Il est probable que c’est à la demande de Corneille que ce changement a été fait (voyez tome VI, p. 103).

     * Du 21 novembre 1646. (Note de Pellisson.)
     ** Registres, 22 janvier 1647. (Note du même.)
     *** Cette lettre a été imprimée, Paris, 1647, in-8o. (Note de M. Livet.)

  3. Il y a reçu, sans accord, dans les éditions de 1698 et de 1714, ainsi que dans les Œuvres diverses.
  4. Et manque dans le texte de Granet, qui ne met qu’une virgule après foible, et met deux points après faire.
  5. « De la roue, » dans Granet.
  6. Les, dans les éditions modernes.
  7. Voyez ci-dessus, p. 120, note 1.
  8. Nous donnons le texte de l’exemplaire de 1698 qui est à la Bibliothèque impériale ; celui de l’Institut porte : « toute extraordinaire, quand je vois que. » Cette dernière leçon est celle de Granet ; seulement il a changé a toute extraordinaire » en « toujours extraordinaire. »
  9. Pierre Séguier. Voyez tome V, p. 141, note 1.
  10. Pourriez, dans les Œuvres diverses et dans toutes les éditions suivantes.