Œuvres politiques (Constant)/Introduction

La bibliothèque libre.
Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. v-xxvi).



INTRODUCTION



I

L’illustre publiciste dont le nom se rattache aux plus grands souvenirs de notre histoire est né le 25 octobre 1767, à Lausanne, d’une famille de protestants français qui était venue s’établir dans cette ville en 1607. Son père était lieutenant-colonel d’un régiment suisse au service de la Hollande, et l’un de ses ancêtres, le capitaine Constant de Rebecque, avait sauvé la vie à Henri IV à la bataille de Coutras, en tuant un gendarme qui allait assommer ce prince avec un tronçon de lance[1]. Sa mère, Henriette de Chaudieu-Villars, mourut en lui donnant le jour ; ce malheur eut sur sa première jeunesse une influence fâcheuse, car son père se remaria, et la vie de famille paraît n’avoir pas été pour lui sans quelque amertume.

En 1770, Benjamin Constant vint à Paris, et, peu de temps après, son père le conduisit à Bruxelles et le présenta à la cour de l’archiduc. De Bruxelles il fut envoyé à Oxford pour apprendre l’anglais ; il se rendit ensuite en Allemagne, à l’Université d’Erlangen : après un au de séjour dans cette ville, il alla terminer ses études à l’Université d’Édimbourg, et il y resta jusqu’en 1787, époque à laquelle il revint à Paris, où il publia, sans y mettre st nom, l’Essai historique sur les mœurs des temps héroïques de la Grèce. Ce livre, faible début d’un grand esprit qui cherchait sa voie, passa inaperçu du public ; mais il créa d’importantes relations à son auteur, qui fut accueilli avec bienveillance par M. Necker et reçu dans les salons de Suard, où il rencontra Marmontel, La Harpe, Lacretelle, l’abbé Morellet. Cependant la littérature ne suffisait pas à l’âme ardente et inquiète de Benjamin Constant : il cherchait à s’étourdir par les plaisirs et le jeu, lorsque l’idée de se marier lui prend tout à coup. Il fait sa demande, éprouve un refus, et le voilà qui se décide à quitter France. Laissons-le raconter lui-même cette aventure :

« En fouillant des papiers, je trouvai une lettre d’une de mes parentes, qui, en me parlant de mon père, me peignait son mécontentement de ce que je n’avais point d’état, ses inquiétudes sur l’avenir, et me rappelait ses soins pour mon bonheur et l’intérêt qu’il y mettait. Je me représentai, moi, pauvre diable, ayant manqué dans tous mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fatigué que jamais de ma triste vie. Je me figurai ce pauvre père trompé dans toutes ses espérances, n’ayant pour consolation dans sa vieillesse qu’un homme aux yeux duquel à vingt ans tout était décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs… J’étais abattu, je souffrais, je pleurais…

« Une idée folle me vint, je me dis : partons, vivons seul, ne faisons plus le malheur d’un père, ni l’ennui de personne. Ma tête était montée ; je ramasse à la hâte trois chemises et quelques bas, et je pars sans autre habit, veste, culotte ou mouchoir, que ceux que j’avais sur moi. Il était minuit. J’allai vers un de mes amis dans un hôtel. Je m’y fis donner un lit. J’y dormis d’un sommeil pesant, d’un sommeil affreux jusqu’à onze heures. L’image de mademoiselle P…, embellie par le désespoir, me poursuivait partout. Je me lève, un sellier qui demeurait vis-à-vis me loue une chaise. Je fais demander des chevaux pour Amiens. Je m’enferme dans ma chaise. Je pars avec mes trois chemises et une paire de pantoufles (car je n’avais point de souliers avec moi), et trente et un louis en poche. Je vais ventre à terre ; en vingt heures je fais soixante et neuf lieues. J’arrive à Calais, je m’embarque, j’arrive à Douvres et je me réveille d’un songe.

« Mon père irrité, mes amis confondus, les indifférents clabaudant à qui mieux mieux ; moi seul, avec quinze guinées, sans domestique, sans habit, sans chemises, sans recommandations ; voilà ma situation, madame, au moment où je vous écris, et je n’ai été de ma vie moins inquiet. »

En arrivant en Angleterre, Benjamin Constant achète un cheval au rabais et se met à courir les routes, en vrai bachelier de Salamanque ; mais sa bourse était légère : elle fut bientôt vide. Il reconnut alors qu’il était bon d’avoir un état, comme le voulait son père, et celui-ci lui fit obtenir une place de chambellan auprès du duc de Brunswick. Momentanément réconcilié avec la vie tranquille, l’enfant prodigue, avant de partir pour l’Allemagne, alla passer quelques semaines près de Lausanne, et c’est là qu’il rencontra madame de Charrière[2].

« Cette dame, dit M. Laboulaye, fut-elle, comme on l’a supposé, la première marraine de ce Chérubin quelque peu émancipé ? Il est permis d’en douter, et, en bonne justice, le doute est acquis à l’accusé. Selon moi, Mme de Charrière ne joua pas le personnage qu’on lui prête ; elle fut quelque chose de mieux : l’amie intelligente et dévouée d’un jeune homme qui n’avait pas de mère, et qui cherchait autour de lui une tendresse qu’il ne trouvait pas au logis paternel. » Mais quelle qu’ait été la nature de ces relations, elles exercèrent sur Benjamin Constant une grande influence et donnèrent lieu à une correspondance intime qui jette un grand jour sur son caractère à la fois sceptique et passionné[3].

Après deux mois de séjour près de Lausanne, le jeune chambellan du duc de Brunswick alla prendre possession de sa charge, au mois de mars 1788 ; il végétailla décemment, ainsi qu’il le dit lui-même dans sa Béotie brunswickoise, pendant sept longues années[4], travaillant, pour se distraire, à une Histoire de la civilisation graduelle des Grecs par les colonies égyptiennes ; se mariant pour se divorcer peu de temps après, et toujours mal vu des Allemands, parce qu’il avait autant d’esprit qu’ils en avaient peu, et qu’il aimait la France, dont ils étaient alors aussi bassement jaloux qu’ils le sont encore aujourd’hui. En 1795, il prit enfin la résolution de quitter la petite cour dont il était « le gentilhomme le plus extraordinaire » et vint se fixer à Paris.

À dater de cette époque, il entre définitivement dans son rôle.


II

Lors de son premier séjour en France, en 1787, Benjamin Constant, nous l’avons vu plus haut, avait été reçu avec une grande bienveillance par M. Necker. En 1795, il trouva près de sa fille, madame de Staël, le même accueil empressé, et bientôt une sympathie profonde rapprocha ces deux natures d’élite, « ces deux âmes faites l’une pour l’autre, comme le dit M. Laboulaye, et qui se complétaient mutuellement. »

Femme de l’ambassadeur de Suède près la République française, madame de Staël avait profité de la sauvegarde diplomatique que lui assurait le titre de son mari, pour ouvrir son salon aux hommes marquants de tous les partis. Ce salon, si justement célèbre, « était peuplé, dit Benjamin Constant, de quatre à cinq tribus différentes : des membres du gouvernement présent, dont madame de Staël cherchait à conquérir la confiance ; de quelques échappés du gouvernement passé dont l’aspect déplaisait à leurs successeurs ; de tous les nobles rentrés, qu’elle était à la fois flattée et fâchée de recevoir ; des écrivains qui, depuis le 9 thermidor, avaient repris de l’influence ; et du corps diplomatique, qui était aux pieds du Comité de salut public, en conspirant contre lui. Au milieu des conversations, des actes, des intrigues de ces différentes peuplades, ma naïveté républicaine se trouvait fort embarrassée. Quand je causais avec le parti républicain qui était victorieux, je l’entendais dire qu’il fallait couper la tête aux anarchistes et fusiller les émigrés, à peu près sans jugement ; quand je me rapprochais du petit nombre de terroristes déguisés qui avaient survécu, j’entendais dire qu’il fallait exterminer le nouveau gouvernement, les émigrés et les étrangers ; quand je me laissais séduire par les opinions modérées et doucereuses des écrivains qui prêchaient le retour à la morale et à la justice, on m’insinuait à la deuxième phrase que la France ne pouvait se passer d’un roi, chose qui me choquait singulièrement. Je ne savais donc trop que faire de mon enthousiasme pour la République. »

Cet enthousiasme ne tarda cependant pas à trouver son emploi.

La Convention voulait se maintenir au pouvoir en se renouvelant par tiers, et s’imposer ainsi au pays qui la repoussait. Benjamin Constant combattit cette prétention au nom de la souveraineté du peuple ; dans des articles de journaux qui firent grand bruit, il demanda qu’une nouvelle Assemblée fut constituée par des élections générales. Des écrivains royalistes s’imaginèrent qu’il voulait le renversement de la République ; ils le félicitèrent chaleureusement de son bon esprit ; les femmes le complimentèrent dans les salons, et de tous côtés on le pria de travailler à une restauration monarchique. « Cette invitation, dit-il, me fit sauter en l’air. Je rentrai chez moi, maudissant les salons, les femmes, les journalistes, et tout ce qui ne voulait pas la République, à la vie, à la mort. Je ne savais pas alors qu’il n’y avait, au fond, de républicain en France que moi, et ceux qui craignaient que la royauté ne les fît pendre. » L’année suivante, au mois d’avril 1796, il affirmait sa foi républicaine dans une brochure intitulée : De la forme du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier. Ce gouvernement, c’était le Directoire organisé par la constitution de l’an III, et quand on compare les arguments dont il use en faveur de ce nouveau pouvoir à ceux qui, de notre temps même, ont été mis en avant pour faire accepter ou consolider la troisième république, on est frappé de l’analogie qu’ils présentent entre eux : il veut la République, « parce qu’il désire ardemment voir se terminer la Révolution ; » qu’elle peut seule donner au pays l’ordre et la liberté et que « son affermissement est attaché à tout ce qu’il y a de noble et de grand dans les destinées humaines. » Mais l’analogie n’est pas seulement dans les arguments, elle est aussi dans les faits, et quand on voit Benjamin Constant pris, comme M. Thiers, pour un monarchiste par ceux qui désirent la monarchie, quand on le voit déclarer, comme M. Thiers, que la République est le seul gouvernement possible, n’est-on point autorisé à se demander si le présent est autre chose que le passé qui recommence ?

Benjamin Constant avait toujours aimé la France ; il s’autorisa de l’article 22 de la loi du 9 décembre 1790 pour demander le titre de citoyen français, en sa qualité de fils de religionnaire ; ce titre lui fut accordé par le Directoire : il s’en fit une arme pour répondre à ceux qui lui reprochaient de se mêler des affaires d’un pays auquel il était étranger par sa naissance, et dès ce moment il prit une part de plus en plus active à la politique militante. Les événements marchaient vite : une constitution nouvelle, celle de l’an VIII, semblait promettre au pays le repos auquel il aspirait ; le Tribunat venait d’être créé, et pour mieux masquer ses desseins Bonaparte, premier consul, y fit entrer les hommes qui lui paraissaient le plus dévoués aux institutions républicaines. Benjamin Constant fut du nombre, avec l’austère et vertueux Daunou, Chénier, Ginguené, Gallois et Andrieux ; mais déjà, ainsi que l’a dit Victor Hugo, Napoléon perçait sous Bonaparte : il présenta un projet de loi au Tribunat, en lui donnant trois jours pour l’examiner, l’adopter, et désigner les orateurs qui devaient le soutenir au Corps législatif. Benjamin Constant protesta contre ce vote au pas de charge, en défendant l’indépendance des assemblées délibérantes ; vingt-six membres sur quatre-vingts s’associèrent à ses vues. De nouvelles exigences vinrent bientôt soulever d’autres protestations. Le 18 janvier 1802, le premier consul écrivit à son collègue Cambacérès : « Je vous prie de tenir la main à ce qu’on nous débarrasse exactement des vingt et des soixante mauvais membres que nous avons dans les autorités constituées. » Cambacérès exécuta la consigne et Benjamin Constant fut éliminé avec Daunou, Chénier, Ginguené, et tous les mauvais membres qui se réfugièrent dans le salon de madame de Staël : le despotisme ombrageux du premier consul les y poursuivit encore ; madame de Staël fut expulsée et se rendit en Allemagne.

« Benjamin Constant, dit-elle, eut la bonté de m’accompagner ; mais comme il aimait aussi beaucoup le séjour de Paris, je souffrais du sacrifice qu’il me faisait. Chaque pas des chevaux me faisait mal, et quand les postillons se vantaient de m’avoir menée vite, je ne pouvais m’empêcher de soupirer du triste service qu’ils me rendaient. Je fis ainsi quarante lieues sans reprendre possession de moi-même. »

L’arrêt de proscription qui frappait l’illustre fille de Necker excita, chez Benjamin Constant, un sentiment profond d’indignation.

« J’admire Bonaparte, a-t-il dit à propos de cet arrêt, quand il couvre de gloire les drapeaux de la nation qu’il gouverne. Je l’admire quand, prévoyant l’instant où la mort brisera son bras de fer, il dépose dans le Code civil des germes d’institutions libérales ; je l’admire quand il défend le sol de la France ; mais, je le déclare, la persécution d’un des plus beaux talents de ce siècle, son acharnement contre un des caractères les plus élevés de notre époque, sont dans son histoire une tache ineffaçable. L’exil d’Ovide a flétri la mémoire d’Auguste, et si Napoléon, à beaucoup d’égards, est bien supérieur au triumvir qui prépara la perte de Rome, sous le prétexte banal d’étouffer l’anarchie, le versificateur licencieux que ce dernier envoya périr sous un ciel lointain n’était en rien comparable à l’écrivain qui a consacré sa vie entière à la défense de toutes les pensées nobles, et qui, au milieu de tant d’exemples de dégradation et d’apostasie, est resté fidèle aux principes de liberté et de dignité, sans lesquels l’espèce humaine ne serait qu’une horde de barbares ou un troupeau d’esclave. »

On a dit et souvent répété que Benjamin Constant avait été expulsé comme madame de Staël ; c’est une erreur, et tout indique au contraire qu’il a volontairement quitté la France, non pour la maudire et conspirer contre elle, mais pour échapper au spectacle d’une tyrannie qui révoltait les plus nobles instincts de son âme. Au mois de décembre 1803, il alla se fixer à Weimar, qui était alors le centre intellectuel de l’Allemagne ; on le retrouve ensuite à Coppet, en Suisse, dans le château de madame de Staël ; en 1808, il revient à Paris où il épouse mademoiselle de Hardenberg, la parente du célébré ministre prussien de ce nom, qu’il avait connue à la cour du duc de Brunswick. De Paris, il part pour Gœttingue et, dans cette retraite studieuse, il traduit en vers la tragédie de Wallstein, et travaille au livre de la Religion, au Polythéisme romain ; en 1813, il publie le pamphlet célèbre De l’esprit de conquête et de l’usurpation, et l’année suivante, il rentre en France en même temps que les Bourbons.

La vie de Benjamin Constant, on le voit par les détails qui précèdent, a été mêlée, dans sa première période, d’incidents bien divers, et remplie par des fonctions et des travaux de nature bien différente. L’élève des universités anglaises et allemandes, le chambellan du duc de Brunswick, le membre du Tribunat, avait vu s’ouvrir devant lui les plus larges perspectives de la science et de la politique. Lié avec les hommes les plus éminents de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne, avec ceux qui exerçaient la dictature de l’intelligence, il avait, à leur contact, agrandi et rectifié son esprit, naturellement doué des plus brillantes aptitudes ; il s’était fait des gouvernements un magnifique idéal de justice, d’ordre et de liberté, et c’est à défendre cet idéal qu’il devait consacrer les dernières et glorieuses années de sa vie.


III

De même que la grande majorité des Français, Benjamin Constant crut voir dans le retour des Bourbons un gage de sécurité pour l’avenir. Il eut foi dans leurs promesses, et quelques jours avant la promulgation de la Charte, il fit paraître une brochure dans laquelle il traçait le programme du gouvernement représentatif tel qu’il le voulait pour la France ; on l’accusa de s’être mis en contradiction avec les principes qu’il professait en l’an III ; il répondit par ces sages paroles, que l’on ne saurait trop rappeler aux partis qui, depuis quarante ans, se sont chez nous disputé le pouvoir, en sacrifiant le pays à leur ambition :

« La liberté, l’ordre, le bonheur des peuples, sont le but des associations humaines ; les organisations politiques ne sont que des moyens, et un républicain éclairé est beaucoup plus disposé à devenir un royaliste constitutionnel qu’un partisan de la monarchie absolue. Entre la monarchie constitutionnelle et la république, la différence est dans la forme. Entre la monarchie constitutionnelle et la monarchie absolue, la différence est dans le fond. »

Le nouveau gouvernement ne tarda point à montrer que tout en promettant la monarchie constitutionnelle, il était disposé à rentrer dans les voies de la monarchie absolue. Un projet de loi fut présenté au Corps législatif dans le but de soumettre à la censure tous les écrits qui n’auraient point trente feuilles d’impression, et de défendre aux journaux et aux publications périodiques de paraître sans une autorisation du roi. L’article 8 de la Charte était ouvertement violé. Benjamin Constant répondit au projet de loi par un opuscule intitulé : De la liberté des brochures, des pamphlets et des journaux considérée sous le rapport de l’intérêt du gouvernement. Deux éditions en un seul jour témoignèrent de l’effet produit sur l’opinion publique par ce brillant plaidoyer qui semble résumer à l’avance tout ce qui a été dit depuis soixante ans sur la question.

Un nouvel écrit, la Responsabilité des ministres, obtint un égal succès, et déjà les illusions que les libéraux s’étaient faites au sujet de la restauration commençaient à s’évanouir, lorsqu’on apprit à Paris le retour de Napoléon. Benjamin Constant ne s’en montra pas moins, dans le premier moment, disposé à soutenir la cause des Bourbons, parce qu’il la croyait plus favorable aux intérêts du pays.

« L’homme qui nous menace, disait-il, avait tout envahi, il enlevait les bras à l’agriculture, il faisait croître l’herbe dans nos cités commerçantes, il traînait aux extrémités du monde l’élite de la nation, pour l’abandonner ensuite aux horreurs de la famine et aux rigueurs des frimas ; par sa volonté douze cent mille braves ont péri sur la terre étrangère, sans secours, sans aliments, sans consolations, abandonnés par lui après l’avoir défendu de leurs mains mourantes[5] ; il revient aujourd’hui, pauvre et avide, pour nous arracher ce qui nous reste encore. Les Richesses de l’univers ne sont plus à lui, ce sont les nôtres qu’il veut dévorer. Son apparition, qui est pour nous le renouvellement de tous les malheurs, est, pour l’Europe, un signal de guerre. »

Ceci était écrit le 19 mars ; le lendemain Louis XVIII quittait Paris et la France, Benjamin Constant se retirait à la campagne, chez le ministre des États-Unis, M. Crawford, et l’empereur entrait aux Tuileries.

On n’était plus au temps où la gloire militaire suffisait à justifier le despotisme. Napoléon ne pouvait faire accepter son pouvoir et le consolider qu’à la condition de donner à la France de larges garanties, de respecter les droits qu’il avait audacieusement violés, et même de s’entourer des hommes qui l’avaient le plus énergiquement combattu, ce qui était le plus sûr moyen de duper la foule. Benjamin Constant, complètement rassuré sur ses intentions au sujet de ses anciens adversaires, était revenu à Paris après une absence de huit jours, et, le 14 avril 1815, il recevait le billet suivant :

« Le chambellan de service a l’honneur de prévenir M. Benjamin Constant que Sa Majesté l’Empereur lui a donné l’ordre de lui écrire pour l’inviter à se rendre de suite au palais des Tuileries. Le chambellan de service prie M. Benjamin Constant de recevoir l’assurance de sa considération distinguée. »

L’entrevue fut acceptée. L’empereur était seul. « Ce fut lui, dit M. Laboulaye, qui commença l’entretien. Dès les premiers mots, il entra dans le cœur de la question et joua cartes sur table ; il ne se faisait pas d’illusion sur les sentiments de Benjamin Constant ; mais il avait besoin des constitutionnels, c’était en eux que le pays mettait sa confiance : il lui fallait Lafayette, madame de Staël, et surtout l’homme, qui, depuis un an, avait défendu la liberté avec le plus de talent et de succès. Ce qu’il voulait de Benjamin Constant, c’était un projet de constitution qui ne laissât pas de doute sur ses intentions ; il avait besoin d’une Charte impériale pour entraîner la France après lui, et l’opposer à l’ennemi. Ne pouvant pas donner la paix, il lui fallait donner la liberté à pleines mains. Du reste, Napoléon parla franchement. Quoiqu’il eût beaucoup appris à l’île d’Elbe, dans cette espèce de tombeau où, descendu de son vivant, il avait entendu la vérité sous sa forme la plus rude, il ne se donna pas pour un homme que l’exil a converti et qui revient à la liberté par repentir du despotisme ; non, il était toujours le même : en toutes choses, il ne voyait que lui. La question n’était pas de savoir si, en principe, la liberté vaut mieux qu’un régime absolu, c’était de l’idéologie ; mais simplement de savoir si, dans la circonstance, la liberté était plus utile à l’empereur que le despotisme, et si, d’ailleurs, il était possible de l’écarter. »

Peu de jours après l’entrevue des Tuileries, Benjamin Constant reçut le titre de conseiller d’État, et ce fut lui qui rédigea en grande partie l’Acte additionnel, que M. Thiers regarde comme la plus sage et la plus libérale de toutes les constitutions qui, depuis quatre-vingts ans, aient été données à la France. Napoléon aurait-il permis à cette constitution de fonctionner ? On ne le saurait dire, car les événements se précipitèrent avec une telle rapidité que la France n’eut point le temps d’expérimenter le nouveau régime.

Lorsque Waterloo eut ramené les Bourbons, l’assassinat politique fut organisé dans les cours prévôtales, et l’on vit reparaître ces juges de tyrannie, ces commissions extraordinaires, contre lesquelles les États-Généraux de l’ancienne monarchie avaient tant de fois protesté au nom de la conscience publique. Le Comité de salut public était reconstitué sous une autre forme, et le jacobinisme monarchique ne différait du jacobinisme révolutionnaire que par l’hypocrisie[6].

Benjamin Constant, avait tenté vainement de sauver La Bédoyère, d’arrêter les excès de la terreur blanche ; sa voix était étouffée par la fureur des partis. Tandis qu’il demandait grâce pour les victimes de la réaction, M. de Chateaubriand, président du collège électorat du Loiret, remettait, au roi, au lendemain même de l’exécution de La Bédoyère, une adresse qu’il avait rédigée au nom de ce collège, et dans laquelle il n’avait pas honte de dire, lui, l’auteur du Génie du Christianisme :

« Sire, vous avez deux fois sauvé la France ; vous allez achever votre ouvrage. Ce n’est pas sans une vive émotion que nous venons de voir le commencement de vos justices. Vous avez saisi ce glaive que le Souverain du ciel a confié aux princes de la terre pour assurer le repos des peuples. »

En présence de pareils faits, Benjamin Constant indigné se réfugia en Angleterre, et c’est là qu’il publia le roman d’Adolphe[7], œuvre capitale, qui lui assure l’un des premiers rangs parmi les romanciers du dix-neuvième siècle.


IV

La France, affolée de royalisme en 1815, ne tarda point à reconnaître, qu’au train dont elle était menée par les ultras, elle ne tarderait pas à perdre jusqu’aux dernières conquêtes de 89. L’opinion publique réclama l’exécution des garanties stipulées dans la Charte ; la Chambre introuvable fut dissoute le 5 septembre 1816. Benjamin Constant revint à Paris et se consacra tout entier à la défense des principes qu’il n’avait jamais cessé d’affirmer sous les précédents régimes. Quelques fautes que Louis XVIII et ses ministres eussent commises, il ne voulait point renverser la nouvelle royauté, car il savait trop ce que coûtent les révolutions. Le gouvernement constitutionnel était à ses yeux une machine essentiellement perfectible, dont il faut régler et améliorer le fonctionnement par les moyens légaux, sans en briser les rouages dans des explosions de colère. La Charte, malgré ses dispositions restrictives, lui paraissait offrir des garanties dont il fallait se contenter pour le moment, et comme il se plaçait sur le terrain de la légalité, il voulait y maintenir le pouvoir. De 1797 à 1814, il avait développé ses théories politiques dans les remarquables écrits qui portent pour titres : Des effets de la terreur ; Des réactions politiques ; De l’esprit de conquête et de l’usurpation. Il reprit son travail au point de vue de la situation nouvelle, et de 1815 à 1818, il publia les Principes de politique ; les Réflexions sur la Constitution ; la Responsabilité des ministres ; les questions sur la législation de la presse. Il donnait en même temps de nombreux articles de discussion au Mercure, à la Minerve ; il expliquait dans les Lettres sur les Cent-Jours sa conduite après le 20 mars, et reprenant le rôle que Voltaire avait joué dans l’affaire de Calas, il arrachait à la mort Wilfrid Regnault, condamné comme assassin, sur de fausses dénonciations lancées par des personnages en crédit. Chaque nouvelle brochure, chaque nouvel article étaient accueillis par le public, non pas seulement avec l’avide curiosité que soulèvent de grands débats politiques, mais avec une sorte de reconnaissance et de respect ; la France comptait sur Benjamin Constant, et le département de la Sarthe l’envoya, en 1819, siéger à la Chambre, à côté de Manuel et du général Foy.

« Benjamin Constant, dit M. de Cormenin dans le Livre des orateurs, a été, de tous les orateurs de la gauche, le plus spirituel, le plus ingénieux et le plus fécond. Il avait le corps fluet, les jambes grêles, le dos voûté, de longs bras. Des cheveux blonds et bouclés tombaient sur ses épaules et encadraient agréablement sa figure expressive… Quand il récitait, il traînait la voix d’un ton monotone ; quand il improvisait, il s’appuyait des deux mains sur le marbre de la tribune, et il précipitait le flux de ses paroles. La nature lui avait refusé tous ces avantages extérieurs du port, du geste et de l’organe, dont elle a été si prodigue envers Berryer[8], mais il y suppléait à force d’apprêt et de travail. Jamais orateur n’a manié avec plus d’habileté la langue politique… ; la plupart de ses discours sont des chefs-d’œuvre de dialectique vive et serrée qui n’ont eu, depuis, rien de semblable. Si la droite se sentait blessée de quelque mot un peu vif, il retrouvait, sans rompre le fil de son discours, l’équivalent de ce mot, et si l’équivalent offensait encore, il lui substituait à l’instant même un troisième à peu près… Ainsi, par exemple, disait-il : Je veux épargner à la couronne (on murmure) ; il change : au monarque (on murmure encore) : au roi constitutionnel (on ne murmure plus). »

Autant Benjamin Constant était respecté, admiré par le parti libéral, autant il était odieux aux exaltés de la réaction royaliste ; il fut plus d’une fois insulté et menacé publiquement, entre autres en 1818, par des gardes du corps ; en 1820, dans un voyage qu’il fit à Saumur, par les élèves de l’école de cavalerie de cette ville. En 1822, un procureur général qui voulait faire du zèle pour obtenir de l’avancement le signala, dans un réquisitoire, comme un homme des plus dangereux, en état permanent de conspiration ; il porta plainte, mais il ne put se faire rendre justice, et ce fut pour lui un nouveau titre de gloire. Le gouvernement fit de vains efforts, à chaque réélection, pour l’écarter de la Chambre. Il y siégea sans interruption jusqu’en 1830, grandissant toujours en renommée, au fur et à mesure que la Restauration portait un nouveau défi au bon sens public, par des lois que Louis XV lui-même eût à peine osé envoyer à l’enregistrement du parlement de Paris : loi d’amour, loi sur le droit d’aînesse, loi sur le sacrilège.

Fatal exemple de l’aveuglement des partis et des gouvernements ! Charles X était un prince débonnaire, très-disposé à faire le bonheur de son peuple. Les finances du royaume avaient atteint sous son règne un degré de prospérité inconnu depuis Colbert ; l’administration était habile, instruite, d’une irréprochable probité ; mais il était enchaîné par sa naissance, les souvenirs de sa jeunesse et son entourage aux traditions de la vieille monarchie. Tout en acceptant le rôle de roi constitutionnel, il voulait rester le roi du catholicisme et de la noblesse ; il voulait renouer l’alliance de l’autel et du trône, sans soupçonner que pour refaire l’ancien régime, il fallait effacer la révolution de l’histoire et ressusciter les morts. Enfermé, entre le présent et le passé, dans une contradiction sans issue, il voulut en sortir par un coup d’État ; « la lutte, a dit Amand Marrast, était devenue formidable : quelques mois d’un ministère semi-libéral avaient ajouté à la puissance de l’opposition ; elle était en mesure de combattre la tête haute, lorsque Charles X défia la France en donnant la présidence du conseil à M. de Polignac, le ministère de la guerre à Bourmont. C’était le dernier triomphe de la contre-révolution, le dernier coup de la partie. Les ordonnances de Juillet rengagèrent et le peuple la gagna. »

Benjamin Constant était à la campagne lorsque les ordonnances furent promulguées. Il reçut de Lafayette un billet ainsi conçu : « Il se joue ici un jeu terrible ; nos têtes servent d’enjeu, apportez la vôtre. » Sans différer d’un moment, il partit pour Paris. Les souvenirs de la Terreur l’avaient rendu défiant envers la République ; il sentait la nécessité de constituer sans retard un gouvernement définitif, non pour y prendre place, comme tant d’autres l’ont fait après lui, mais pour assurer le repos du pays, et il fut au nombre des députés qui décernèrent la couronne à Louis-Philippe. Ce prince se montra reconnaissait : il l’appela à la présidence du conseil d’État et lui offrit, peu de temps après, un don de 300 000 francs. — « Vous avez fait pour la liberté, lui dit le roi, des efforts au-dessus de vos forces ; cette cause nous est commune, et c’est avec plaisir que je viens à votre secours. — Sire, j’accepte ce bienfait ; mais la liberté passe avant la reconnaissance ; je veux rester indépendant, car si votre gouvernement fait des fautes, je serai le premier à rallier l’opposition. — C’est ainsi que je l’entends, reprit Louis-Philippe. »

Comment Benjamin Constant, si fier, si désintéressé, en était-il réduit à recevoir le payement du vote d’une couronne ? Il était joueur, et ce mot explique tout ; mais il ne devait pas jouir longtemps des largesses royales[9]. « Les ressorts de sa vie étaient usés, sa noble tête s’affaissait ; il la tenait parfois enveloppée de ses deux mains, se traînait péniblement de son banc à la tribune et ses lèvres éteintes ne pouvaient plus sourire[10]. » La mort ne tarda point à faire son œuvre : le 8 décembre 1830, le puissant orateur, dont la voix avait éveillé tant de sympathiques échos, entra dans l’éternel silence. Le lendemain, on lisait sur les murs un arrêté municipal qui rendait à sa mémoire un éclatant hommage. « La mort de Benjamin Constant, disait l’arrêté, sera un sujet de deuil pour la France entière, mais elle sera encore plus vivement sentie par la population de Paris, dont il fut pendant longtemps l’éloquent et courageux représentant. » La population répondit à cet appel, et l’illustre mort fut conduit, le 12, au cimetière de l’Est, au milieu d’un immense concours.

UN CERCUEIL ET UNE NATION.

Voilà, comme on l’a dit dans les suprêmes adieux, le grand spectacle que présenta Paris le jour de ces solennelles obsèques.


V

Cinquante ans nous séparent de Benjamin Constant. Les révolutions ont emporté l’empire et la monarchie, ceux qu’il a servis comme ceux qu’il a combattus ; que reste-t-il de son œuvre, quel sillon a-t-il creusé sur cette terre de France dont il fut si longtemps séparé par l’exil ? Quels souvenirs a-t-il laissés parmi les générations présentes ?

Le beau livre de la Religion, une Histoire du polythéisme, dépassée par la science, mais qui a marqué, lors de son apparition, le point de départ d’études nouvelles et fécondes ; un roman qu’on lit toujours, Adolphe ; un Cours de politique constitutionnelle, qu’on lit trop rarement ; des discours éclatants, quelques brochures de circonstance, voilà la part de l’écrivain, du penseur que M. Lanfrey, l’un de ses plus brillants disciples, a justement proclamé le plus grand de nos publicistes modernes ; mais si ses œuvres ne rencontrent que des approbations, il n’en est pas de même de certains actes de la vie publique et privée. A-t-il mérité le blâme que quelques critiques s’obstinent à lui infliger ?

Un divorce et des liaisons galantes ouvertement affichées ont attiré sur Benjamin Constant de violentes accusations d’immoralité ; mais le divorce était justifié par les plus graves motifs, et les torts n’étaient point du côté du mari ; quant aux liaisons galantes, on les a singulièrement exagérées, comme pour rabaisser l’homme politique par les faiblesses de l’homme privé ; on a voulu faire du grand publiciste une sorte de séducteur vulgaire qui se jouait de l’affection des femmes et se plaisait à les faire pleurer, en les torturant par l’indifférence ou l’infidélité. On a tiré du silence où la mort les avait ensevelies des correspondances intimes, pour le peindre comme un roué égoïste et sceptique, « qui n’avait ni flamme ni amour, ni même le voile d’illusion et de poésie. » Pour madame de Staël surtout, avec laquelle il avait eu quelque chose de plus serré qu’un mariage, ainsi qu’il le dit lui-même, il se serait montré d’une dureté extrême, ou plutôt d’une insensibilité révoltante. Eh bien ! ce jugement est aussi faux qu’injuste.

La vie entière de Benjamin Constant a été une lutte ardente entre son cœur et sa raison ; il passait brusquement des effusions de la tendresse la plus vive au désenchantement, de l’enthousiasme à la désillusion : après avoir craint d’être dupe, il craignait d’avoir été cruel, et pour donner l’exacte mesure de ses sentiments, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire ici la lettre qu’il écrivit à sa cousine, mademoiselle Rosalie de Constant, peu de temps après une première rupture avec madame de Staël :

« Aux Herbages, près Luzarches, ce 29 mars.

« Je conçois, ma chère Rosalie, voire répugnance à me parler d’une personne qui nous intéresse tous deux, et dont les qualités et les défauts font quelquefois le charme et d’autres fois le tourment de ma vie. Je viens cependant vous demander de vaincre cette répugnance. Je l’exige de votre amitié. C’est peut-être le service le plus important que vous puissiez me rendre, et que vous seule puissiez me rendre, à l’époque la plus importante de ma destinée.

« Vous pouvez compter que, deux minutes après que votre lettre aura été lue, elle sera brûlée. Votre nom, jamais, ne sera prononcé. Ce n’est pas d’ailleurs d’explication avec elle ni de justification vis-à-vis de personne que j’ai besoin ; c’est pour moi seul que je voudrais être informé, parce que je suis malheureux du malheur que l’on me dit que je cause, et si je pouvais apprendre que ce malheur n’existe pas, et surtout qu’un autre objet d’intérêt en distrait au moment même où on me le peint des couleurs les plus déchirantes, le calme me serait rendu, l’espèce de remords que j’éprouve et qui me tourmente cesserait, et je pourrais persister à être libre sans que l’influence surnaturelle de sa voix ou de ses lettres, et de l’assurance qu’elle ne peut vivre sans moi, et que je la fais souffrir, bouleversât de nouveau tous mes projets et mon existence. Si vous m’aimez, ma chère cousine, ce vous est un devoir de me dire exactement tous les faits qui peuvent m’éclairer à cet égard[11]. »

Est-ce ainsi, nous le demandons à l’impartialité du lecteur, que parlent ceux « qui n’ont ni flamme ni amour ? »

MM. Laboulaye, Crépet et de Loménie ont victorieusement justifié Benjamin Constant, et pour nous il reste ce qu’il fut réellement : une nature d’élite, qui paya sans doute son tribut aux faiblesses humaines, mais qui porta toujours, dans ces faiblesses mêmes, la douloureuse susceptibilité du cœur et de l’honneur. Accessible à tous les sentiments affectueux, il se laissait facilement entraîner aux exagérations de la passion ; mais il reconnaissait vite que la passion ne donne pas en bonheur ce qu’elle donne en souffrance, et le scepticisme, le penchant à l’ironie dont on l’accuse, ne sont, au fond, que la réaction d’un grand esprit qui se replie sur lui-même, après avoir vainement cherché l’idéal qu’il a rêvé.

Benjamin Constant avait un sentiment très-profond des mystères et des tristesses de la vie. Moraliste pénétrant et pratique, il touche en passant aux plus hautes questions de la philosophie, sans tomber jamais dans les subtilités de l’école qui font de la science une gymnastique à l’usage des pédants. Ses idées sur la religion s’élèvent à une hauteur que les écrivains contemporains n’ont pu atteindre que bien rarement ; et c’est une grave erreur d’attribuer à Chateaubriand seul le mérite de la réaction spiritualiste qui a marqué les premières années du dix-neuvième siècle ; c’est un outrage à la mémoire d’un homme illustre, d’avoir accusé d’égoïsme et de sécheresse de cœur celui dont la plume éloquente a tracé ces lignes :

« Tout ce qui est beau, tout ce qui est intime, tout ce qui est noble participe de la religion. Elle est le centre commun où se réunissent, au-dessus de l’action du temps et de la portée du vice, toutes les idées de justice, d’amour, de liberté, de pitié qui dans ce monde d’un jour composent la dignité de l’espèce humaine ; elle est la tradition de tout ce qui est beau, grand et bon à travers l’avilissement et l’iniquité des siècles, la voix éternelle qui répond à la vertu dans sa langue, l’appel du présent à l’avenir, de la terre au ciel, le recours solennel de tous les opprimés dans toutes les situations, la dernière espérance de l’innocence qu’on opprime, et de la faiblesse que l’on foule aux pieds. »

Comme homme politique, Benjamin Constant a donné lieu à de nombreux reproches, et les haines qui s’étaient déchaînées contre lui de son vivant l’ont suivi jusque dans la mort. On l’accuse d’avoir manqué de convictions, d’avoir été tour à tour républicain, impérialiste et monarchiste ; mais ici encore sa justification ressort des faits et ne laisse planer sur sa mémoire aucun soupçon d’inconséquence.

Le grand publiciste s’était fait du gouvernement, quelle qu’en fût la forme, une idée très-haute ; il croyait que ceux qui sont appelés à diriger les affaires publiques ne doivent avoir qu’un seul but, l’intérêt général ; qu’il est de leur devoir de s’oublier eux-mêmes, de s’immoler à cet intérêt, de faire régner la liberté qui n’est, suivant la belle définition de Montesquieu, que la sécurité pour tous. Le mouvement de 89 éclate ; la France prend possession d’elle-même et se lève dans sa force et dans son calme, pour réaliser, par la justice, l’idéal des sociétés humaines ; Benjamin Constant voit tomber sans regrets la vieille monarchie, parce qu’elle est impuissante à faire disparaître les abus contre lesquels la nation n’a jamais cessé de protester, depuis le jour où les États-Généraux se sont ouverts pour la première fois. Il salue la République comme l’instrument de la rénovation sociale ; mais elle glisse dans le sang. L’égalité et la fraternité qu’elle proclame ne sont plus, comme l’a dit Vergniaud, deux sœurs qui s’embrassent, mais deux tigres qui se déchirent, et Benjamin Constant, blessé dans ses espérances les plus chères, proteste éloquemment dans le beau livre Des effets de la terreur, non pas contre la République, comme forme abstraite de gouvernement, mais contre les hommes qui s’étaient servis de son prestige pour masquer leur tyrannie, et n’avaient arraché la France à la royauté que pour la jeter au bourreau.

Benjamin Constant se rallie au premier consul, parce qu’il voit en lui le glorieux défenseur de sa patrie adoptive, et qu’il croit y voir le restaurateur de la paix et des libertés publiques. Il défend ces libertés au Tribunat ; le jour où elles sont menacées, il tombe en disgrâce, parce qu’il n’a point cédé sur les principes, et bien loin de transiger comme tant d’autres, dans l’intérêt de son repos et de sa fortune, il prend le chemin de l’exil. Dans les Cent-Jours, il rédige l’Acte additionnel, parce qu’il regarde comme un devoir, sous la menace d’une invasion prochaine, de réconcilier la France et l’Empire. Napoléon tombe, il accepte la Restauration, en prenant acte de ses promesses ; mais la Restauration manque à la parole jurée, elle s’écarte du pacte qui la lie à la nation, et il la combat, comme il avait combattu la République et l’empire, quand ils s’étaient égarés dans les voies fatales de la violence et de l’arbitraire.

Machiavel, Bossuet et Montesquieu résument la politique du passé ; Benjamin Constant résume la politique du dix-neuvième siècle[12]. Par l’étendue de la pensée et la précision du style, il est de la famille de ces maîtres ; mais il a sur eux l’avantage d’avoir été spectateur des plus grands et des plus terribles drames du monde moderne. Tout en s’enfermant dans le système de la monarchie constitutionnelle, il le dépasse et le domine par une vue générale de tous les faits qui peuvent se produire dans le gouvernement des peuples. Il cherche la cause de nos catastrophes avec une impartialité souveraine ; et pour la trouver, il élève la politique à la hauteur d’une science exacte, il en écarte la force et le hasard, la ramène à des principes immuables, et n’admet pas que la vérité et la puissance absolues se rencontrent dans les conceptions exclusives des partis. Aux théoriciens du droit divin ou de la souveraineté populaire, il répond « qu’il n’y a de divin que la divinité, de souverain que la justice. » — Des garanties inviolables, des lois qui sauvegardent les intérêts légitimes et les droits de tous et qui imposent le respect par leur équité même, des pouvoirs nettement définis, responsables, n’agissant que dans la sphère d’action qui leur est assignée par un pacte organique, la conscience libre, l’individu libre dans tous les actes qui ne nuisent point à autrui, voilà ce que veut Benjamin Constant, dans les États républicains aussi bien que dans les monarchies. Après avoir posé ces principes, il en montre l’application dans la pratique, et comme tous les esprits supérieurs, en parlant aux hommes de son temps, il devance l’avenir, Il n’est pas en effet un seul des grands événements accomplis depuis sa mort qui n’ait sa page dans le volume que nous présentons au public : le coup d’État du 2 décembre est expliqué dans le chapitre de l’Usurpation ; — la guerre insensée de 1870, dans l’Esprit de conquête ; — la Commune, dans les Effets de la Terreur ; il n’est pas une seule des questions qui s’agitent encore aujourd’hui à laquelle ce livre ne réponde ; hommes politiques ou simples citoyens, demandons-lui des conseils et des lumières, et quand le dernier feuillet aura tourné sous nos doigts, nous comprendrons mieux les causes qui, depuis tantôt un siècle, ont jeté ce malheureux pays à travers tous les excès du despotisme et de l’anarchie, les émeutes, les malheurs de la guerre, les coups de main révolutionnaires, les coups d’État césariens.

Charles Louandre.

  1. Nous ne pouvons, en raison des bornes qui nous sont imposées ici, entrer dans de longs détails biographiques ; mais les personnes qui voudront connaître intimement Benjamin Constant, et l’apprécier comme homme et comme écrivain, trouveront tous les renseignements désirables dans la belle étude publiée par M. Édouard Laboulaye, Revue nationale, t. V, VI, VII, XXV, XXVI. Cette étude n’est pas seulement une œuvre éminente de critique littéraire et politique, c’est aussi un commentaire très-important de l’histoire du premier empire et de la restauration.
  2. Madame de Charrière, hollandaise de naissance, a cultivé avec beaucoup de succès la littérature française. On lui doit entre autres un roman de Calliste qui se distingue par des qualités sérieuses. Voir l’étude critique que lui a consacrée Sainte-Beuve, dans les Derniers portraits.
  3. La dernière lettre de cette correspondance est du 26 mars 1796.
  4. Dans sa correspondance avec madame de Charrière, Benjamin Constant donne de piquants détails sur la petite cour dont il était, ainsi qu’il le dit, le gentilhomme le plus extraordinaire. Voici comment il rend compte d’une fête officielle :

    « J’ai été hier d’office à un bal où je me suis passablement ennuyé. Toute la cour y allait, il a bien fallu y aller. Pendant sept mortelles heures, enveloppé dans mon domino, un masque sur le nez et un beau chapeau avec une belle cocarde sur la tête, je me suis assis, étendu, chauffé, promené. « Vous ne tanze pas, monsieur le baron ? — Non, madame. — Der Herr Kammerjunker tanzen nicht. — Nein, Euere Excellenz. — Votre Altesse Sérénissime a beaucoup dansé. — Votre Altesse Sérénissime aime beaucoup la danse. — Votre Altesse Sérénissime dansera-t-elle encore ? — Votre Altesse Sérénissime est infatigable. » À une heure à peu près je pris une indigestion d’ennui et je m’en allai avant les autres.

    « Les Allemands, dit Benjamin Constant, sont lourds en raisonnant, en plaisantant, en s’attendrissant, en se divertissant, en s’ennuyant… Ils croient qu’il faut être hors d’haleine pour être gai, et hors d’équilibre pour être poli. »

  5. Sur ces douze cent mille braves, 150 000 étaient Français ; les autres appartenaient aux nations annexées ou alliées.

    Quant à la France, la conscription napoléonienne lui a coûté 1 700 000 hommes de 1800 à 1815. Cet effroyable chiffre est donné par le directeur même de la conscription sous l’empire. Le second empire nous a coûté 500 000 hommes, soit pour les deux Napoléon 2 200 000 victimes.

  6. Cette opinion ne peut manquer de paraître trop sévère à quelques lecteurs, mais nous croyons qu’elle est suffisamment justifiée par les faits. Les cours prévôtales ont procédé exactement comme les tribunaux de Robespierre : même rétroactivité, même mépris des formes légales, même violation de toutes les garanties, y compris celles de l’appel. On aura beau dire, il y a là, dans l’histoire de la Restauration, une tache de sang qu’on n’effacera jamais, et l’on n’a point à s’étonner que Louis XVIII ait autorisé de pareils attentats, quand on se rappelle la conduite qu’il a tenue, avant la révolution, à l’égard de Marie-Antoinette. C’est lui qui a jeté sur la malheureuse reine les premiers et indignes soupçons d’adultère ; et, comme nous l’avons dit ailleurs, entre le prince qui calomniait la mère et le savetier Simon qui torturait l’enfant, l’infamie a rapproché la distance.
  7. Adolphe, anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu, nouvelle édition, suivie des réflexions sur le théâtre allemand et précédée d’une notice sur Benjamin Constant, par Gustave Planche. Paris, Charpentier, 1 vol. in-18. — On a dit avec beaucoup de vraisemblance, que l’auteur s’était peint sous le nom d’Adolphe.
  8. Ici se présente d’elle-même une comparaison entre les deux orateurs. Berryer a conduit, comme Mirabeau, le deuil de la monarchie des Bourbons ; il a été l’orateur des morts, et le dernier héritier de cette grande race s’est charge lui-même de nous l’apprendre. Benjamin Constant au contraire a été l’orateur des temps nouveaux, sa parole est toujours vivante, et si le sentiment de la vraie liberté parvient, comme nous l’espérons, à se développer en France, Benjamin Constant aura la gloire d’en avoir été l’initiateur.
  9. Benjamin Constant passait des nuits entières au Cercle des étrangers qui était tenu par la ferme des jeux. C’est là qu’il gagna le petit hôtel de la rue Saint-Honoré. Sa passion pour le jeu lui a été très-amèrement reprochée par ses détracteurs, mais, sans chercher à l’excuser, il faut bien tenir compte de son caractère. Sous les dehors les plus aimables, il portait en lui une tristesse profonde. L’inconnu de la mort l’agitait profondément ; il y pensait sans cesse, et sa passion pour le jeu, complètement étrangère aux mobiles de la cupidité, n’était pour lui qu’un moyen de s’étourdir et d’oublier la vie.
  10. M. de Cormenin, le Livre des Orateurs, Paris, 1869, in-8. T. I, p. 350.
  11. Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. Eugène Crépet dans l’intéressant travail intitulé : Benjamin Constant, d’après une correspondance de famille entièrement inédite. Revue nationale, t. XXVII. Une lettre de mademoiselle de Constant à son frère indique discrètement que les soupçons au sujet de madame de Staël étaient partagés.
  12. Il a dit, en parlant de lui-même, qu’il était le maître d’école de la liberté, et il a eu raison de le dire. Il est impossible, en effet, parmi les écrivains de son temps, d’en trouver un seul qui ait fait plus pour elle, et qui en ait exposé et défendu les principes avec plus d’autorité et de raison. On a peine à comprendre comment, e, présence de ce fait incontestable, et qui domine son œuvre et sa vie, des critiques en quête des petites misères de la vie humaine se sont fourvoyés, pour le rabaisser, dans l’analyse de correspondances féminines, qui ne prouvent rien de ce qu’ils voulaient prouver.