Œuvres posthumes (Verlaine)/Souvenirs/Gosses

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Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 262-282).

GOSSES

I


Comme il s’était étalé — par la faute d’une jambe ankylosée — sur le pavé dur de ta rue, tu accourus, enfant qui le connaissais pour, lui, t’avoir payé des pétards à la saint Paul — afin, chétif bras, divins efforts impuissants, joints à ceux de tes camarades qui le connaissaient aussi à force de la même complicité dans la violation si charmante et qu’inoffensive ! d’un vague ordre public, — de le relever de sa chute sur ce pavé si dur donc, mais sa tête, bonne encore à quelque chose, fut, en attendant, plus dure encore. Et dès que des bras plus sérieux l’eussent restauré sur une chaise entourée de braves femmes honnêtes et autres, pleines d’offres de vulnéraires, tu le contemplas, cher enfant : joli sous tes vêtements si simples et si proprets, ce tablier blanc et bleu d’écolier que j’eus aussi, ii pitoyable, toi, à son malheur du moment, si bien peigné, si affectueux danns ta question : « au moins vous ne vous êtes pas fait trop de mal > », que, ô enfant, il te bénit dans le secret de son cœur.

Plus tard tu deviendras méchant, ô non ! mais mauvais, et auras oublié cette anecdote…

Bah ! le bon Dieu qui voit tout t’aura su gré de ce mouvement vers la pitié et tu seras, enfant, béni dans ta postérité si tu dois en avoir une ou alors et certes dans cette œuvre, la meilleure entre les tiennes, je l’atteste, pauvre, doux, cher petit garçon, angélique témoin, — tels Jésus les aimait et les aime — de nos chutes affreuses, mais consolées par un regard, par un mot naïf et que ce trop lourd monsieur, PAR EXEMPLE, serait criminel de ne pas recueillir pieusement dans son cœur noir qu’éclaira pour toujours le tien si doux, bon petit homme inconnu qui ne liras jamais sans doute ces lignes, mais que Jésus reconnaîtra et confrontera avec l’à-jamais consolé par toi.

Au revoir, petit. Le plus tard possible, mon

frère, plus jeune en cette chair.

II


Et toi, Pierrot noirouffe, avec ta longue face plutôt méchante pas trop que les femmes trouvent encore laide en attendant que tu les fasses souffrir, ô gosse comme prédit dans les Vocations du grand Baudelaire, souffrir et mourir d’amour et de coquetterie au fond, tu es gentil, tyran de ta cour, ta cour ou plutôt ton impasse, où tu domines en voix et en poings tes camaraux parfois beaucoup plus grands et forts que toi, mais jamais mieux mal embouchés.

Je t’aime bien parce que, dans ta rude et naïve façon, tu fus au fond très bon pour moi malade et pour moi convalescent et quand je te revois maintenant, un peu guéri moi, un peu grandi toi, c’est d’une foi instinctivement fraternelle, un brin goguenarde, pourquoi ? que tu me demandes si j’ai des cigarettes à te donner et ajoutes dans un zézaiement qui t’est naturel et que tu exagères faussement, et un grand geste emphatique qui m’est emprunté : « Ou un cigare, à la rigueur ! »

Et puis je t’ai vu pleurer quand ta mère était malade et faire, assis sur le trottoir, assez sans gêne d’ailleurs, un grand signe de croix on jour qu’un mort passait.

Toi aussi, sois béni, somme toute !


III


Là-bas, on dit qu’il est de longs combats sanglants… ô n’y pouvoir mourir un peu !
P. V.



Et puis, ah ! ce jour où à propos de rien qu’une allusion entre grandes personnes, tes parents et moi, à l’éventualité d’une guerre contre l’Allemagne, tu te renversas sur ta chaise, tendu, comme bandé comme un arc, t’écriant de la voix qui commence à muer et cette fois virile bel et bien, que ton malheur était de n’avoir pas encore l’âge de t’engager pour aller en tuer de ces Boches, de ces têtes de pioches, de ces têtes carrées, de ces têtes de cochons ! Tu te foutais pas mal de mourir pourvu que tu en crevasses, à coups de balles, de baïonnette, de sabre ou de hache, au moins vingt pour ta part, avant ! Et tu insultais le « sale gosse », le manchot, le scrofuleux, l’homme à l’oreille qui coule ! Et les Français sont les premiers soldats du monde, on l’avait vu, on le verrait ! — Et Trente-six bêtises, ainsi bath, chouetteau, héroïques certes et dans tous les cas charmantes dans ta bouche, alors amère et pure comme celles de Bara, de Viala, aussi de Nvsus et d’Euryale, et de celle qui mourut pour sauver l’Eucharistie, portée en son jeune sein, d’un outrage même puéril.

Je te grondai un peu, comme il sied, moralisant sur la guerre qui, de nos jours, était chose sérieuse plutôt hélas ! que d’enthousiasme, etc., etc., ajoutant que ton temps d’être soldat viendrait assez vite, qu’on ne s’engageait pas à l’étourdie et qu’on ne pensait pas à s’engager quand on aimait sa mère (et si tu l’aimes, ce n’est rien que de le dire, bon petit soldat en herbe !), quand on aimait son père et des sœurs qu’une telle mort même prématurée, même glorieuse, affligerait tant !

Mais au fond combien je t’aimais, en ce moment, d’être si spontané pour une si simple passion, la Patrie, si ardent et si exemplaire, et j’eusse donné bien des choses et tous les gens, pour être tes parents, tout fiers j’en suis sûr, malgré leur nécessaire calme affecté, de t’entendre ainsi vibrer noblement et vivre pour de bon, cher gamin que j’eusse alors embrassé fort et fort, à t’en transmettre mon âme d’homme, mon âme de patriote ausi.


IV


Nez à la Saint Charles Borromée, moins grandiose toutefois que celui de cet illustre confesseur. Une fenêtre de l’appartement, située au rez-de-chaussée, donne sur la fin d’une rue en pente, aboutissant à une grande artère, comme on dit. Des marchands des quatre saisons et autres glapissent et chantonnent, tout un populo s’écoule : mitrons, trottins et le reste. En face de l’humble maison à cinq étages, siège un hôtel point somptueux, mais en quelque sorte diplomatique à force d’héberger de vagues portugais américains et d’étranges belles exotiques. C’est en été : la fenêtre est ouverte. Le jeune homme pioche une version grecque ou un thème latin. N’importe ! Toujours est-il qu’il s’ennuie, ou que, du moins, il assume l’air de s’ennuyer. Cependant, il fait chaud : les passants sont intéressants ; l’hôtel d’en face exhibe à travers des fenêtres ouvertes des nourritures appétissantes et des fruits destinés à la table d’hôte de cet établissement un peu primitif dans sa vétusté parlementaire.

Le devoir s’avance très peu, à travers ces observations, peut-être un peu répréhensibles, car papa ouvre la porte, et alors : Dictionnaire d’être feuilleté, pages d’être barbouillées, tête d’être penchée, moyennant des yeux de côté, main droite de courir, main gauche de couvrir le front, — quittes, tout à l’heure, à saisir la fourchette et le couteau pour un devoir enfin naturel.


V


— Tiens, monsieur X., comment vous va ?… C’est monsieur X, qui arrive…

Ces membres de phrases sortaient d’une grosse tête bornée, au Nord, par des cheveux très hérissés et très pommadés ; à l’Est et à l’Ouest, par des joues abondantes ; au Sud, par un menton légèrement fuyant — ornée au centre d’un nez et d’une bouche quelconques, mais que des yeux vifs rendaient sympathiques en dépit de ton quelque peu grotesque qu’on eût pu trouver dans l’ensemble. Et le jeune garçon, dont la taille gourde encore, pouvait accuser de treize à quatorze ans, se rua dans l’arrière-boutique où son patron le rabroua d’être si maladroitement poli avec les clients au sujet de leur santé et si indiscret vis-à-vis de lui, son maître, qu’il eut dû avertir par une tape du dos de l’index contre la porte de la cloison à claire voie. Puis, le négociant se précipita vers le client et fut tout à la vente, cependant que l’enfant, clignant d’un œil vers le Monsieur, tirait par derrière à l’adresse du « singe » une langue formidable et se livrait à des grimaces tout particulièrement significatives, haine et mépris, et dans un tel mouvement de naïve énergie que X. ne put s’empêcher d’approuver mentalement le petit insurgé, pour la cause bonne ou mauvaise, mais plutôt bonne de l’enfance exploitée et, pis que cela, insultée.


VI


Comme les deux amis sortaient de ce café d’ailleurs ridicule du quartier latin, ils furent accostés par ce fameux éphèbe, récitateur de règnes et vendeur d’étranges dessins : «  Encouragez-moi, Monsieur, » disait-il. Avec un sourire, nos amis lui demandèrent : le règne de François Ier ? Et le gamin de répondre du ton d’un élève d’une école laïque, déjà lauréat d’un prix de mémoire et de récitation et qui bataille pour le prix d’histoire :

François Ier succéda à Louis XII en 1515. Il fut vainqueur à Marignan et vaincu à Pavie. Il signa le traité de Madrid en 1526 et le traité de Cambrai en 1529. Il mourut en 1547, usé par la fatigue et les plaisirs. Il n’était âgé que de 53 ans…

Ainsi fut fait de plusieurs autres règnes — y compris celui du général Boulanger — en tous exactitude et scrupules en même temps qu’il tirait son béret bleu plus en avant encore qu’il n’avait coutume de le porter et que sa figure longue et pâle, assez plaisante, et ses yeux vaguement en coulisses espéraient une rémunération peut-être plus au delà que ses exercices scolaires.

Mais son petit corps gracieux, et l’on eût dit pervers, se détournait en un geste d’appel vers quoi ? Alors le souvenir vint aux deux amis du pauvre enfant pâle de Mallarmé, promis à l’échafaud et à de pires encore destinées ! Et sur la demande renouvelée d’ « un petit encouragement » ce fut avec une immense pitié que nous nous refusâmes à l’offre et repoussâmes la demande…

Tandis qu’il s’en allait parmi les terrasses voisines, débitant ses règnes et ses propositions, ce pauvre mais trop bel enfant !


VII


Chez, ce qu’on appelle un troquet, pour exalter des cafés somptueux où boivent sans crédit aucun — non ! — les futurs procureurs et officiers de santé de Paris et de la province, se trouve un servant qui, sous sa blouse et sa cote bleues réunies à la taille par le cordon court serré d’un tablier à plastron, est très désirable vraiment aux yeux de certain roquentin. Même on dirait que des choses se seraient passées si l’on ne connaissait les antécédents de ce dernier — car, comme l’a chanté Rossini après que Beaumarchais l’eut dit et Voltaire :

Mentez, mentez toujours, il en restera quelque chose.

En attendant, le jouvenceau, actif, propre et discret, fait son travail en chantant quelques refrains empruntés à nos opérettes les plus alertes et à nos airs populaires de l’arrière-saison.

Il est plutôt rouge encore que rose, car il est de la campagne au fond. Nul détestable esprit parisien ne l’anime, ce qui fait son mérite réel aux yeux du Sage. Et celui-ci, non précisément animé des meilleures intentions comme le serait tel philosophe accrédité, se réjouit de ce jeune visage perpétuellement en joie et de ce corps dessiné à merveille par son propre costume professionnel plutôt que par tel ou tel dandysme. Aussi ce Sage, pesant tout (comme il sied à un Sage), ne balance-t-il pas et se retire-t-il dans une haute partialité.

On objectera sans doute que ce croquis ne va pas sans être trop court. Mais ce scrupule que pourraient évoquer parmi nos lectrices et particulièrement parmi certains de nos lecteurs des détails justes ou injustes sur ce sujet si délicat, me fait une loi de couvrir de cendre un souvenir qui couve.

Que celui qui est sans péché jette la première pierre à celui qui est sans péché et qui a l’honneur

de vous saluer.

VIII


Celui-ci, je l’ai connu tout jeune et presque tout petit. Il était blond et frisé, il reste presque tel avec quelque barbe en plus — une jeune barbe, comme on dit dans son pays qui est le mien.

Plutôt petit et gros, pour ainsi dire, et bien que n’aimant les femmes que juste comme il faut, néanmoins celles-ci semblent raffoler de lui, pour la plupart du moins. Mille exemples pourraient paraître confirmer cette opinion que d’aucuns seraient susceptibles de formuler en hypothèse.

Mais quittons ces terrains vagues, et proclamons que c’est dans l’espèce le meilleur des garçons, bien qu’un des plus fins d’entre eux — des plus fins et des plus naïfs dans le meilleur sens du mot. Aussi faut-il le voir, maître dans une des plus grandes et plus illustres institutions de Paris, avoir pour ses élèves, tour à tour, des condescendances, quasi des tendresses, bonnes s’entend, et les sévérités qu’il sied. Voyez-le conduire au prochain lycée sa « bande à Mandrin », mutins écoliers riches déguisés en petits basques et en petits marins et les plus grands en sortes d’enseignes de marine qui seraient bien tentés de lui faire par les rues et par le Luxembourg des niches comme nous en faisions, nous, à nos pions, entre la rue Chaptal et celle de Caumartin, mais qui, reconnaissant sa justice et lui en étant reconnaissants, lui gardent tout le respect non moins que l’affection filiale et bientôt fraternelle qu’il mérite tant !


IX


La quintessence d’un gavroche qui serait un artiste puissant, presque un poète à force d’esprit et de savoir-faire dans l’esprit. Homme de cœur avant tout et mystificateur par dessus le marché : tel, au moral, mon ami.

Tel au physique lui, de face : une tête, pour ainsi parler, en l’air, enlaidie d’un monocle, mais ornée d’épais sourcils très beaux, avec des yeux émerillonnés et un fort nez à la retroussette, une bouche aux lèvres charnues perpétuellement souriante et bien meublée que surmonte une moustache tantôt latente, tantôt absente, le tout semblant s’essorer dans de la bonne humeur et de la fierté. Tenue bizarrement élégante, comme qui dirait 1830, appropriée à nos jours et sans le moindre soupçon de faux-toupettisme : un chapeau généralement mou, à larges bords, porté en arrière ou si, haut de forme, de côté, semble lui faire une auréole noire, ce pendant qu’un faux-col terrible de blancheur et de hauteur, parfois de couleur et cassé, le plus souvent rigide, émerge d’une cravate à flots polychrome ; une redingote à deux rangs très serrés de boutons corrozos dessine sa taille juvénilement épaisse ; des pantalons à la hussarde forment accordéon autour de ses jambes gamines que terminent de littéraux souliers à la poulaine.

Fumeur de cigarettes russes, il lui arrive parfois de humer le caporal national dans du gambier ou de l’ambre — selon les jours.

Le même vu de dos :

Un dôme de feutre surmonte une redingote un peu recors du premier Empire que mettraient en mouvement deux hélices des plus actives, un tirebouchonnement d’étoiles à carreaux marrons et bleus ou gratin ; et des talons solides et bien assis et plats.

La voix est enfantine et grave et basse avec des zézaiements plaisants et d’une rapidité parfois vertigineuse.

Grand d’ailleurs et, au demeurant, ainsi qu’il a été indiqué plus haut, un cœur d’or. Et c’est pourquoi je termine, en les modifiant pour la circonstance :


C’est sur toi que je me repose
Mon cher Analol’… George Hagon.


X


À Mademoiselle J…


Toute petite, en dépit de son âge de puberté, grassouillette et maigrelette ensemble, elle rit étourdiment, et soyez sûr qu’elle pleurerait de même. Un catogan traverse sa nuque qu’elle a frêle, mais qu’on devine devoir devenir puissante et même impérieuse un jour. Elle fume, par extraordinaire et sous les yeux d’une sœur tolérante parce qu’aimée, des cigarettes qu’a mouillées un hôte jeune et poli. Du reste, modeste, elle a des mots comme naïfs, telle une jeune fille de conte de fée. Même en ses expansions si cordiales, sa taille frêle se cambre et, s’asseyant, la chère enfant lance, pour ainsi parler, ses jambes au plafond, ingénuement. D’ailleurs, chaste, pure, et le reste. Pourtant, cette enfant qui ferait et fera sans doute et certainement une mère, charmante, de famille, de même qu’elle eût été une fille exquise, a faim parfois, en attendant qu’elle ait soif ou faim encore, à cause d’un père ivrogne et d’une mère morte.


XI


À Mademoiselle H…

Et sa sœur donc ! Une belle et blonde et grande et jolie fille aux yeux clairs et bien ouverts. Avec cela, d’une allure, d’un goût, d’une intelligence rares en ces temps de banalités et de médiocrités féminines. Son écusson, d’un chiffre exquis d’ailleurs, nous la désigne enfant de la noble Espagne ; elle en a conservé le sang chaud, la franchise et la fierté comme aussi toutes libertés de manières dans l’amour et sur l’amour. Et je vous jure que je donnerais dix ans de la vie d’un éditeur pour une heure de son existence partagée (spirituellement, s’entend !), car elle est d’un commerce, d’une fréquentation d’un compagnonnage vraiment agréables. Et croyez bien que si je m’étends sur elle de façon si gracieuse, ce n’est, au fond, que pour lui dire tout le mal que j’en pense.

D’abord, elle me fourre, à mon grand dam ! un tas d’idées mythologiques dans la tête et j’en avais bien besoin en vérité ! C’est Diane chasseresse pour la haute taille et l’incomparable sveltesse ; c’est Vénus pour la vénusté ; c’est, à elle seule, les trois Grâces pour la grâce. Que sais-je encore, et que dirai-je, moi profane, en ce pays un peu bien païen pour le sage que nous sommes ! J’emploie ici le pluriel, car ce ne serait pas trop que d’être à plusieurs, ou tout au moins de déployer le zèle de plusieurs, pour célébrer cette belle, congruement, — et voilà encore un grief pour l’en accabler dans la mesure désirable.

Comme il a été parlé plus haut d’intelligence et de goût, ne siérait-il pas de faire contre-poids et de déclarer tout cru qu’elle se refuse à porter le moindre bijou, prétendant mieux vouloir rester parée de sa propre beauté, comme si ce n’était pas d’autant plus détestablement prétentieux qu’elle est belle en effet (voir plus haut et en dépit de ses yeux clairs et bien ouverts qu’un hôte malavisé et moins galant que le précédent comparait à ceux d’un mouton !) et demandez en outre, pour savoir et voir leur mine en cette occasion, leur avis aux meilleures de ses bonnes amies.

Mais tout cela ne fait véritablement que blanchir, et puisqu’il a encore été parlé plus haut, non sans les yeux séants du rêve d’une existence partagée, ô spirituelleiuent, avec elle, disons, — puisque nous nous trouvons décidément plusieurs ici à faire l’avocat du diable — qu’une des choses les plus scabreuses du monde, c’est de former des projets, mais que la pire serait d’orienter le moindre de ceux-ci vers la Femme. Et quand la femme surtout est comme celle-ci, laissons-la donc faire. Nous efforcer ne serait rien, car, et finissons par ce trait, je la crois, et ici je n’engage que ma propre parole, très impérieuse mais peu changeante.

Arrangez, cela !


XII


À Charles Morice.


Vous m’avez, mon cher ami, témoigné naguère l’honorable, très honorable désir d’un portrait en pied, de vous par moi. Quelle que soit mon incompétence pour cette délicate besogne, voici ce portrait ou plutôt cette esquisse. Je vous aurai peint au physique quand j’aurai constaté que vous êtes grand, et permettez-moi d’ajouter, beau ; ce qui est, d’ailleurs, l’avis de la majorité des dames. Quand j’eus le plaisir de vous voir pour la première fois, vous étiez extrêmement jeune, et portiez une chevelure Apollonienne, épaisse toison noire, un peu éclaircie de nos jours ; mais le front, votre front de penseur et d’artiste, n’a que gagné, si j’ose ainsi parler, à cette virilisation de votre physionomie. Vous êtes mince, sans exagération, et d’une naturelle élégance, tout à fait fière et comme militaire, et cela m’amène à parler du moral qui est très haut, lui aussi, parfois trop haut, s’il est possible que la hauteur soit jamais un défaut. Et c’est pourquoi, moitié en badinant et moitié pour de bon, je vous ai, dès les premiers jours de notre liaison, baptisé Néoptolème. Du fils d’Achille, en effet, vous avez, avec tous les tempéraments bien entendu de notre civilisation, l’impétuosité, la générosité, j’allais dire la candeur. Ces qualités vous ont, comme il est coutume, joué plus d’un mauvais tour, et continueront, soyez-en sûr, à le faire encore. Je suis, pour ma part, un Ulysse bien insuffisant ; mais souvenez-vous que j’eus lieu, dans certaines circonstances, de vous donner de bons conseils, que vous écoutiez ou non, mais en y mettant la déférence due à mon âge mûr, et à ma toute bonne volonté. Du fils d’Achille, vous avez encore l’accessibilité dans tous les bons sentiments de la nature, de l’art, j’ajouterais de la littérature, si ce mot ne m’était en horreur, comme la chose. Et, tel que l’héroïque gamin, vous allez dans la vie, muni d’ailleurs de bonnes armes, qui vous assureront la victoire définitive, ce que vous souhaite ici votre vieil ami, tout à vous.


XIII


C’était sous le M-sur-M où ce Jean Valjean s’enrichit dans le commerce des verroteries de jais. Une petite ville forte sur une grande montagne avec une merveilleuse vallée autour d’elle ; vallée elle-même commandée par le monastère de Notre-Dame-des-Prés, vaste et très belle restitution en style gothique primitif de la Chartreuse là existante avant la Révolution.

J’étais allé, mi-curieux, mi-retraitant, passer quelques jours dans ce pieux asile et je ne puis exprimer la paix que j’y goûtai. Naturellement je ne manquai pas de visiter par le menu tout l’établissement qui, je le répète, est un chef-d’œuvre, en même temps qu’un colosse d’architecture spéciale ; chef-d’œuvre en solide légèreté, colosse en étendue. Une fois, passant au long d’un côté du cloître, j’aperçus dans l’entrebâillement d’une porte de cellule qui se refermait une haute forme blanche de tout jeune homme.

Vingt ans ou vingt-cinq ans qui pouvaient en paraître dix-huit ou seize, la face étant rasée, — et l’air si jeune, si vraiment pur. Et je me dis, ne pouvant lui dire, à ce novice rentré dans sa cellule :

— « Ah ! bel ermite ! bel ermite ! » comme parle la reine de Saba de Flaubert, puisque de seules, hélas ! réminiscences et idées littéraires m’obsèdent et m’affligent aujourd’hui, — « mon cœur défaille » de ne pouvoir, de ne vouloir décidément pas t’imiter malgré le bon exemple, enfant de l’Amour divin, bâtard en cette vie de boue et de crachats ! Mais va, fi de moi et de tous mes complices dans la sale chair contemporaine ! Et, puisque tu es, sans nul doute, lettré, perge, generose puer, et prie, oh ! prie pour ce faux pénitent, plutôt amateur, que me voici pour mes péchés et que la Grâce ne veut atteindre, d’horreur et de dégoût.

Enfant, oui, va prier pour nous deux ! et pour nous tous !