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Abrégé de l’Histoire de Kazan/Première Partie

La bibliothèque libre.


Società editrice Dante Alighieri (p. 15-29).


Première Partie.


I.



Le Khan de la Horde d’Or, Oulou-Mohammed, (Oulou veut dire le Grand) abandonna la Horde à la suite de querelles intestines. C’était un homme brave et généreux, qui avait hérité de toutes les qualités des Djenguizides. Comptant sur la reconnaissance du Grand-Duc Vassily Vassilièvitch, qu’il avait aidé, cinq-ans auparavant, à devenir Grand-Duc de Moscou, Oulou-Mohammed se rendit, avec une armée de trois mille hommes, à Béliow, d’où il envoya une lettre au Grand-Duc Vas sily, — lettre, dans laquelle il lui demandait son amitié et lui proposait de garder son fils Mahmoutek comme garantie de sa fidélité. Mais le Grand-Duc trouva meilleur d’envoyer assiéger la ville de Béliow et de son mettre le khan par la force, au lieu d’accepter son amitié. Mohammed-Khan combattit avec fureur : il força les Russes à lever le siége et fit fuir leurs chefs militaires ou voïvodes. Après cet exploit il se retira à Kazan, sur la frontière de la Horde, d’où il soumit bien vite tous les petits peuples des bords du Volga ; il déclara toutes les terres conquises, indépendantes de la Horde, et leur donna le nom de royaume de Kazan. Cette prise de possession aurait eu lieu, selon certains historiens, en 1437, et selon d’autres en 1422. Ce fut là comme une seconde fondation de la ville de Kazan, et c’est lui qui peut être considéré comme le véritable fondateur du royaume du même nom.

Il attira beaucoup d’habitants des territoires de la Horde en leur promettant de faire renaître ici toute la somptuosité des temps d’Ouzbek-Khan. En quoi consistait cette « somptuosité ? » Il serait intéressant à ce propos de lire le récit du voyage de Ibn-Batoûta. En voici un fragment :


Récit d’Ibn-Batoûta.


Decht-i-Kiptchak veut dire steppe de Kiptchak[1]. J’ai vu dans ce pays des merveilles sous le rapport du grand respect témoigné aux femmes. Elles jouissent même d’une plus grande estime que les hommes. Quant aux femmes des Emirs, j’ai vu, à mon arrivée en Crimée, la femme de l’Emir Salty, dans sa voiture (arabà) tapissée intérieurement d’un bon drap bleu foncé ; les glaces et les portières en étaient ouvertes ; quatre jeunes filles étaient assises devant la « Khatoûn » ;[2] leur beauté était merveilleuse et leurs vêtements fort beaux. D’autres jeunes filles la suivaient dans plusieures voitures. Quand la voiture de la « Khatoûn » s’est arrêtée auprès du camp de l’Emir, elle est descendue à terre ; une trentaine de jeunes filles, descendues de leurs voitures, relevaient sa traîne. Il y avait des mailles cousues à ses vêtements que chaque jeune fille prenait en main pour tenir sa traîne, pendant qu’elle marchait lentement en se balançant avec grâce. Quand elle se fut approchée de l’Emir, il se leva, lui fit un salut respectueux et lui offrit la main pour la faire asseoir à côté de lui ; les jeunes filles l’entourèrent. On apporta des outres avec du « koumvss » ;[3] elle en versa dans un bol, se mit à deux genoux devant l’Emir, et le lui présenta. Il le but. Puis elle servit à boire au frère de l’Emir ; tandis que l’Emir lui donnait à boire à elle. On apporta différents plats, dont elle mangea avec l’Emir. Il lui fit présent d’une robe, après quoi elle repartit pour son camp. C’est ainsi qu’on traitait les femmes des Emirs ; plus tard nous verrons comment on agissait avec les femmes du Khan. J’ai vu aussi les femmes de marchands. L’une d’elles allait en voiture attelée d’un cheval ; trois ou quatre jeunes filles étaient assises vis-à-vis d’elle pour relever sa traîne quand elle marchait. Elle portait sur la tête un « bougtak », c’est à dire une calotte ornée de pierres précieuses, surmontées de plumes de paon. Les glaces de sa voiture étaient ouvertes ; sa figure était découverte, parce que les femmes turkmènes ne se voilent pas. Quelques unes d’entre elles vont de la même manière au marché, avec leurs serviteurs, pour y vendre des brebis et du lait en échange de parfums. Quelquefois le mari accompagne sa femme ; mais à le voir, on le prendrait pour un de ses domestiques, parce qu’il est vêtu d’une pelisse de peaux de moutons et porte un bonnet de la même fourrure, qu’on appelle « koula ». De la ville de Madjar nous sommes allés vers un endroit qu’on appelle Béchdag[4], parce que on y trouve cinq montagnes. On y voit une source d’eau chaude dans laquelle les Turcs se baignent. Nous sommes arrivés au lieu du campement le premier jour du Ramadhan (6 mai 1334), mais nous avons trouvé le camp levé et la place vide. Alors nous sommes retournés à l’endroit que nous avions quitté.

Je fis dresser une tente sur la colline et j’y attachai un guidon, tandis que j’ordonnai de placer les voitures et les chevaux derrière la tente. On vit bientôt la caravane approcher ; on appelle Ourdou, ce qui veut dire Ordà (en arabe) et nous vîmes toute une ville mouvante avec ses habitants ; elle avait ses mosquées et ses bazars et l’on voyait la fumée des cuisines : ils ont l’habitude de préparer leur nourriture pendant le voyage, tandis que les chevaux traînent leurs « arabas ». Quand on arrive au lieu du campement, on enlève les tentes des « arabas » et on les pose à terre, car elles sont transportées facilement. C’est ainsi qu’ils arrangent des mosquées et des boutiques. Les femmes du Sultan sont passées devant nous : chacune séparément avec ses gens. Quand la quatrième passa, la fille de l’Emir Yssa-Bek, elle remarqua ma tente et son guidon, et envoya quelques jeunes garçons et quelques jeunes filles me souhaiter la bienvenue ; elle s’arrêta pour attendre leur retour. Je lui envoyai un présent par un de mes compagnons de voyage, qu’elle reçut et à qui elle ordonna de m’inviter à m’arrêter auprès de son camp. Puis elle poursuivit sa route. Le Sultan arriva sur ces entrefaites et fit disposer son camp séparément.


Le grand Sultan Ouzbek-Khan.


Ce Sultan, possesseur d’un Empire immense, disposant d’un pouvoir absolu, grandi encore par ses mérites personnels, était considéré comme l’exterminateur des ennemis d’Allah et le lutteur pour la foi. Il possède Kaffa, Krym, Madjar, Azow, Soudag, Harezm et Séray qui est sa capitale.

Quand il voyage, il s’isole dans son camp avec ses esclaves et les seigneurs de sa cour, tandis que chaque « Khatoûn » a sa demeure particulière dans son camp. Quand il visite l’une d’entre elles, il se fait annoncer, et elle lui prépare une réception.

Sa manière de vivre étonne par sa régularité ; l’ordre le plus strict règne dans toutes ses affaires. Chaque vendredi après la prière, il a l’habitude de s’asseoir dans sa tente, merveilleusement ornée, et nommée pour cela « la tente d’or ». Elle consiste en quatre piquets en bois, recouverts de feuilles d’or ; au milieu se trouve un trône en bois recouvert de feuilles en argent doré ; les pieds de ce trône sont faits d’argent pur, et le dessus en est entièrement incrusté de pierres précieuses. Le Sultan est assis sur ce trône ; à sa droite se trouve la Khatoûn-Taïtouglou, et à côté d’elle Kabak-Khatoûn ; à gauche du Sultan la Khatoûne Bayaloûn et à côté d’elle la Khatoûn-Ourdoudjy. Le fils aîné du Sultan, Tina-Bek, se tient debout aux pieds du trône, à droite ; et son second fils, Djani-Bek, se tient à gauche. La fille du Sultan Stkutchudjuk est assise devant lui. Lorsqu’une des Khatoûn entre, le Sultan se lève et la tient par la main pendant qu’elle gravit les marches du trône. C’est Taïtouglou Khatoûn qui est la souveraine et sa femme favorite. Il va à sa rencontre jusqu’à la porte de la tente, la conduit par la main jusqu’au trône, la fait asseoir et s’assied auprès d’elle. Tout ce cérémonial se déploie sous les yeux de tous. Viennent ensuite les principaux Emirs, pour lesquels des bancs sont réservés à droite et à gauche. Les princes, c’est à dire les fils de son oncle, ses frères et ses parents se tiennent devant le Sultan ; les enfants des Emirs se tiennent vis-à-vis de lui, à l’entré de la tente ; les chefs d’armée se tiennent derrière eux, à droite et à gauche.

Derrière, selon leur rang, sont installés des groupes de trois personnes ; chaque groupe s’approche du Sultan, le salue et va s’asseoir un peu plus loin. Après la prière de midi, la souveraine s’en va avec les autres « Khatoûn », qui l’accompagnent dans leurs voitures jusqu’à son camp, et, quand elle est rentrée, chacune d’elles regagne son camp. Elles ont chacune pour compagnes une cinquantaine de jeunes filles, qui les suivent à cheval. Devant son « arabà » se trouvent à peu près 25 femmes âgées à cheval, qui passent entre la voiture et les adolescents ; derrière tout ce monde vient un cortége d’une centaine de jeunes esclaves. Devant les jeunes gens chevauchent une centaine d’esclaves plus âgés, et autant à pied, tenant en main des cannes, et ceints d’une épée ; il passent entre les cavaliers et les adolescents. Telle est la suite de chaque Khatoûn à son arrivée et à son départ.


Les Khatoûns et leurs costumes.


Les déplacements de chaque Khatoûn se font dans une voiture (arabà) surmontée d’un dais en argent doré ou en bois ornementé. Les chevaux sont couverts d’étoffes de soie dorées (drap d’or ou soie brodée d’or). Le cocher, monté sur l’un des chevaux, et un jeune homme, nommé « oulakchy ». La Khatoûn est assise en voiture ; à sa droite se trouve une vieille femme, qu’on appelle « Oulou-Khatoûn » (grande dame remplissant le rôle de vézir, dame d’honneur), et à sa gauche elle a une autre vieille femme « Kutchuk-Khatoûn » qui est sa dame d’atours, appelée en tartare « khadjibà ». Devant la Khatoûn sont assises six petites filles, nommées « banôt » (en arabe filles), d’une beauté et d’un charme remarquables ; derrière elle sont assises les jeunes filles qui lui prêtent le soutien de leurs bras. La Khatoûn porte un « bougtak » sur la tête ; c’est une espèce de petite couronne, ornée de pierres fines et de plumes de paon.

Elle porte un vêtement de soie, couvert de pierreries, qui ressemble au manteau royal byzantin. La dame d’honneur et la dame d’atours portent sur la tête des voiles en soie, brodés d’or et de pierres précieuses. Chacune des « banôts » porte une petite calotte sur montée d’un petit diadème, orné de pierres précieuses et de plumes de paon. Elles sont vêtues de robes de soie brodées d’or, qu’on appelle « nakh ». En outre la Khatoûn est accompagnée de 10 ou 15 adolescents byzantins et indiens, habillés de vêtements de soie brodés d’or et ornés de pierres fines. Ils portent en main une baguette en or, en argent ou en bois, recouverte d’or ou d’argent. Une centaine de voitures suivent celle de la Khatoûn. Dans chacune d’elles se trouvent quatre servantes, grandes et petites, en robes de soie, coiffées de calottes, comme les précédentes. Ces voitures sont sui vies de trois cents autres attelées à des chameaux et des bœufs. Elles portent le trésor de la Khatoûn, ses biens, ses robes, ses hardes et les provisions. Chaque voiture est accompagnée d’un domestique, marié avec une des servantes, puisque l’usage veut que seuls les domestiques qui possèdent une femme parmi les servantes aient les droit de les approcher. Toutes les Khatoûns vivent de cette manière.


* * *


Les femmes turkmènes jouaient un si grand rôle dans les affaires du gouvernement, que depuis les temps du Sultan Berke, on écrivait sur les actes : « l’opinion des Khatoûns à ce sujet coïncide avec celle des Emirs ». Chaque Khatoûn avait sa part du revenu gouvernemental.

Le Sultan Ouzbek fit construire un « médressé » pour les sciences dans sa capitale Séray, car il aimait beaucoup les sciences et les hommes de lettres. Les Kiptchaks étant khanéfites ; ils se permettaient de prendre des bois sons énivrantes, et en abusaient tant, que la plupart d’entre eux souffraient de la goutte dans leur vieillesse.


II.


Pour en revenir à Oulou-Mohammed, il semble qu’il n’a pas réussi à transporter à Kazan toute la civilisation de Séray ; du moins, il n’en est resté aucune trace, ni dans les vieux livres, ni dans les monuments, qui ont été détruits par les Russes, ni dans la mémoire des Tartares de nos jours.

Il y a des auteurs qui disent que Kazan a été fondé (le vieux Kazan) par le fils aîné du dernier Khan de Boulgar, Altyn-Bek. Lorsque Timour-Leuk ou Tamerlan eut détruit cette ville et détrôné son souverain, ses deux fils, encore en bas âge, furent enlevés et cachés ; puis lorsque le calme fut rétabli de nouveau dans ces régions et que les enfants eurent grandi, l’aîné construisit une petite ville sur la rivière Kazanka. Le royaume de Boulgar a été détruit par Timour en 1397-1398 (800 de l’Hégire). Le savant mollah, Chihab-uddîne, fixe la venue d’Oulou-Mohammed à Kazan en 1437, et le professeur Zagosskine à l’an 1437. On hésite entre ces deux dates. Tout ce que l’on peut établir de certain, c’est que le royaume de Kazan n’est resté entre les mains des Khans tartares que pendant cent dix-huit ans.

Oulou-Mohammed fonda à Kazan « une ville forte sur un nouvel emplacement », « plus forte que l’ancienne », tout près de la précédente, qui avait été ruinée par l’armée moscovite en 1399. Ce khan fit construire la citadelle sur une colline à un kilomètre et demi plus haut sur le parcours de la rivière Kazanka[5]. Le prince Kourbsky en parle dans sa description du siége de Kazan de 1552, ce qui prouve que le premier soin d’Oulou-Mohammed fut d’améliorer la position stratégique de la ville. Cela fait, « il attira une masse de Tartares de la Horde d’Or, d’Astrakhan, d’Azow et de la Crimée », dit le chroniqueur sus-mentionné, « et c’est ainsi que se forma et grandit Kazan, la nouvelle Horde ». Les chroniques russes perdent sa trace durant cinq ans. On sait qu’il s’occupait de l’organisation intérieure de son nouveau royaume. Il réapparait dans l’histoire de Russie en 1444 aux portes de Nijny-Novgorod, dont il s’empare subitement. L’année suivante (1445) il livre aux Russes une bataille, dont l’issue leur fut malheureuse à Souzdal, et fait prisonnier le Grand Duc de Moscou Vassily Vassiliévitch.

Oulou-Mohammed se trouvait à cette époque à l’apogée de sa gloire ; il tenait entre ses mains le Prince de la Moscovie lui-même, bonheur qu’aucun souverain du royaume de Boulgar, n’avait jamais eu. Mais son triomphe ne fut point de longue durée. Il eut vent des désordres qui commençaient à Kazan… on disait que son fils Mahmoutek conspirait contre lui… Le Khan rendit la liberté à son illustre prisonnier, et se hâta de courir à Kazan pour voir ce qu’il en était. C’était en automne de 1445. Une bien triste destinée l’y attendait ; son fils, Mahmoutek, le fit tuer en même temps que son fils cadet Jâcoub.

Depuis l’an 1445 l’histoire nous présente une série de souverains du royaume musulman nouvellement surgi, avec lequel le Grand Duché de la Moscovie eut à lutter pendant 107 ans.

N’ayant pas la possibilité de suivre d’une manière détaillée l’histoire du royaume de Kazan depuis le second quart du xve siècle, jusqu’à sa conquête par les Russes, nous nous bornerons à citer les faits les plus importants de cette histoire, en les disposant d’après l’ordre des règnes des Khans.

  1. Les Kiptchaks sont connus dans l’histoire sous le nom de Comans ou Polovetz. Ce sont eux qui fondèrent la Horde d’Or, et qui, au moment de l’invasion de Genguiz-Khan, fuient forcés de quitter le Caucase.
  2. « Khatoûn » veut dire dame, madame, en tartare.
  3. Lait de jument fermenté. Les Tartares en prennent encore de nos jours, et il est considéré comme un excellent traitement pour la phtysie.
  4. Ce mot est traduit en russe Piatigorsk ; c’est une station sanitaire du Caucase, très à la mode. Elle possède des sources d’eaux minérales.
  5. Voici les légendes que l’on a conservées au sujet de la fondation de Kazan et qui ne manquent pas d’intérêt. Les serpents y jouent un rôle prépondérant, et il est à remarquer que le mythe des serpents a été de tous temps assez répandu chez tous les peuples. Si nous voyons dans l’histoire de la culture humaine des exemples d’adoration de serpents ou « ophiolatrie », nous savons aussi que le serpent a été regardé comme la personnification du mal et du principe destructeur, depuis les temps les plus reculés. Le serpent ailé ou dragon, le Bergenwort des légendes germaniques et le Zmey-Gorynitch des légendes ou « bylines russes », présente un des motifs favoris de l’épopée nationale. Le symbolisme des premiers siècles du christianisme a fait du serpent ou du dragon l’emblème du diable, de l’enfer, l’ennemi du bien et de la vertu. La victoire remportée sur les serpents et la destruction de leurs nids, sont le symbole du triomphe de la vertu sur le principe impur, la victoire de la lumière sur les ténèbres, du bien sur le mal, et dans la langue des peuples musulmans, elle représente la victoire de l’Islam sur le paganisme des aborigènes idolâtres du pays conquis. Nous avons lieu de supposer que les habitants de la contrée du Volga-Kama n’étaient point étrangers au culte des serpents. L’arabe Ibn-Fadlân, qui avait visité la Boulgarie septentrionale au xe siècle, témoigne de ce que ce pays abondait en serpents que personne ne détruisait. Une « histoire de Kazan d’un auteur inconnu raconte que du temps de l’existence indépendante de Kazan il se trouvait sur la rive droite du fleuve Kama, un bourg qui portait le nom de « Ville du Diable »(*).

    Il était habité par un « diable » qui prophétisait, et des foules d’hommes et de femmes s’y rassemblaient et lui faisaient des sacrifices en échange de prophéties. Trois ans avant la chute de Kazan, la reine Suyun-biké envoya demander cet oracle, si sa ville résisterait aux Russes ? « Pourquoi venez vous m’importuner ? » répondit l’oracle, « je m’en vais d’ici, chassé par la force du christianisme… » Après quoi un grand serpent de feu s’envola du bourg dans un tourbillon de fumée notre.

    Les légendes concernant l’époque de l’existence indépendante de Kazan commencent et finissent par le mythe d’un serpent ailé.

    D’après cette légende au sujet de la fondation de Kazan, nous aboutirons à ces deux conclusions : 1° que la fondation de l’ancienne Kazan eut lieu après la conquête du royaume de Boulgare par les Tartares, et 2° que le fondateur de cette ville était un Khan de la Horde d’Or surnommé Saïne, c’est à dire le grand, le généreux, et peut-être Batou lui-même. Le premier fondateur de l’ancienne ville de Kazan était Ali-Bey, un des fils d’Abdoullah, Roi de Boulgar, qui s’était sauvé lors de l’invasion de Timourleuk ou Tamerlan. Pendant son règne il y avait un homme qui possédait des ruches disposées dans une forêt voisine de l’embouchure de la Kazanka. Cet homme avait une fille mariée, qui, étant enceinte, devait porter l’eau en ville en montant du bord de la rivière sur la colline escarpée au sommet de laquelle la ville était située. Cette femme souffrait beaucoup de cette ascension quotidienne et adressa des reproches au fondateur de la ville qui, disait elle : « n’avait point prévu combien il nous serait pénible, à nous pauvres femmes enceintes, de porter l’eau sur cette montagne. » Le Khan la fit venir et lui demanda quel autre emplacement elle aurait indiqué pour y bâtir une ville ? Là-dessus la jeune femme se mit à louer la beauté de Djilàn-Taou (*), où se trouvaient les ruches de son père. « L’emplacement est joli, » répliqua le Khan, « mais on ne peut pas y construire une ville parce qu’il y a des nids de serpents terribles sur Djilan-Taou (en turc montagne se dit Dag, et en tartare Taou) et dans le coin formé par la confluence de la Kazanka et du Boulaq, il y a beaucoup de sangliers. » La femme riposta qu’il avait des sorciers qui sauraient bien nettoyer ces endroits-là des serpents et des sangliers.

    Le Khan Ali-Bey n’aimait pas trop la position du vieux Kazan, il envoya donc son fils et deux seigneurs visiter les environs de Djilan-Taou, en leur donnant un ordre écrit, dont ils prendraient connaissance après avoir choisi l’emplacement de la ville future. Après s’être arrêtés à la place de la ville de Kazan actuelle, les envoyés ouvrirent le pli qui ordonnait de tirer au sort et d’enterrer vivant celui des trois sur qui le sort tomberait, à l’endroit où serait posée la première pierre de la nouvelle ville. Le sort tomba sur le fils du Khan. Les seigneurs en eurent pitié : ils cachèrent et enterrèrent un chien.

    Quand on eut commencé à bâtir la ville, le Khan y vint lui-même et fut très chagriné du sort de son fils. Alors les seigneurs, voyant sa douleur, se décidèrent à lui découvrir la vérité. Malgré la joie éprouvée par le Khan, quand il apprit que son fils n’était pas mort, — il ne put s’empêcher de s’écrier prophétiquement : « On a enterré un chien sous les murailles de la ville ; c’est un pronostic qui veut dire que notre ville tombera avec le temps entre les mains des ennemis de notre vraie religion musulmane ! » On trouva le sorcier qui se chargeait de détruire les serpents. Il ordonna d’apporter en automne, lorsque les serpents s’endorment pour tout l’hiver, — toutes sortes de matières combustibles à l’endroit où se trouvaient les nids des serpents, et au printemps il alluma un énorme bûcher. Tous les serpents périrent, excepté un seul monstre ailé à deux têtes qui se sauva des flammes et s’envola vers Djilan-Taou, d’où il épouvantait les habitants de la ville, jusqu’à ce qu’il fût détruit par les charmes des sorciers. Les sangliers (qui s’appellent en russe kabane) furent chassés des environs de la ville par l’incendie des forêts qui entouraient le Lac de Kabane.

    Une autre version de la même légende veut que la personne qui a protesté contre l’emplacement de la vieille ville de Kazan soit une jeune fille, qui en portant l’eau sur la colline, reprochât tout haut le fondateur de la ville pour l’emplacement choisi ; le Khan qui se promenait incognito, l’entendit et lui demanda son avis sur l’endroit qu’il aurait fallu choisir. Cette jeune fille était une sorcière ; elle rassembla tous les serpents dans un seul endroit par la force de ses enchantements, les y brûla, hormis un seul monstre ailé à douze têtes qui s’échappa du bûcher et s’envola bien loin à douze verstes de la ville, où il mourut des brûlures qu’il avait reçues.

    Il existe encore une troisième version qui dit que la belle fille du Khan, qui tomba en portant l’eau sur la colline, fut la première à s’en plaindre. Lorsque son beau père lui demanda qu’elle était le point qu’elle aurait choisi pour y construire une ville, elle lui conseilla d’envoyer des pêcheurs descendre la Kazanka en péchant du poisson aux deux rivages, et de construire la ville vis-à-vis de l’endroit où ils attraperaient un poisson doré. Ce poisson doré fut pris vis-à-vis d’une colline, où fut élevée plus tard la tour de Suyun-biké. Mais cet endroit fut trouvé impropre : d’un côté il était trop montagneux et de l’autre — marécageux. Alors la belle-fille du Khan prit la décision suivante : qu’il fallait construire la ville là, où un chaudron rempli d’eau, et enfoui dans la terre, se mettrait à bouillir sans feu (en tartare le chaudron s’appelle kazgan) ; le chaudron se mit à bouillir sur la montagne. Mais là il s’éleva un nouvel obstacle : il s’y trouvait une quantité de serpents. La princesse les fit brûler jusq’au dernier, sauf le serpent ailé qui poursuivit un chevalier de force athlétique jusqu’à un ravin, où celui-ci tomba et fut déchiré par le monstre en six parts ; ce serait à la suite de ce fait que ce ravin s’appelle jusqu’à présent en tartare « Alty koutor » ce qui signifie « six parts. »

    Le second motif de ces légendes, le sacrifice d’un être vivant en l’enterrant sous la première pierre d’une ville nouvellement bâtie, est un mythe très répandu dans les récits de construction de villes, de maisons, de murs et de tours. On veut ainsi faire un sacrifice pour apaiser la colère des forces ennemies et se concilier les forces gardiennes de la ville pour qu’elles lui donnent par la suite une longue durée.

    Malheureusement lors de la construction de Kazan, ces forces mystérieuses furent trompées par l’enterrement d’un chien au lieu du fils d’un Khan, et cela fut cause de la courte durée du règne des Musulmans à Kazan et de leur sujétion à la domination des infidèles. Ce récit est complètement d’accord avec le fatalisme musulman ou « kader. »

    Une autre variante de la légende des serpents, d’après laquelle le terrible serpent Djilan (ou Zilant), en se sauvant du feu, s’est plongé dans le Lac de Kabane pour se venger tôt ou tard des nouveaux venus, — est née de la foi inébranlable en la prédestination

(*). Il y a de nos jours un village de ce nom au district de Elaboûga, dans la province de Viâtka.

(**). Yilan veut dire serpent en turc, mais les Tartares ont l’habitude d’ajouter la lettre djim z à tous les mots qui commencent par un yé s ; par exemple ils disent djouq au lieu de yo-q. Les Russes, en revanche, ne possèdent pas cette lettre, et ils l’ont changée en z. Ce qui fait qu’ils disent Zilant au lieu de Yilan, Djilan, et plus tard en parlant vite on en a fait Zilant, et, d’un serpent ordinaire, l’imagination en a fait un dragon, qui a été pris plus tard pour l’emblème de Kazan, et qui figure dans les armes de la ville.