Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome IX/Seconde partie/Livre IV/Chapitre VII

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CHAPITRE VII.

Division de la nation chinoise en différentes classes :
commerce, arts, manufactures.

Avant de passer aux différens ordres de la nation chinoise, il ne sera pas inutile de faire d’abord quelques observations sur le nombre des habitans de ce grand empire, que quelques missionnaires font monter jusqu’à trois cent millions : c’est une erreur sans doute ; mais appuyons notre estimation sur des faits.

Le tribut qui se lève à la Chine depuis l’âge de vingt ans jusqu’à soixante est payé par plus de cinquante millions de Chinois entre ces deux âges. Dans le dénombrement qui se fit au commencement du règne de Khang-hi, on trouve onze millions cinquante-deux mille huit cent soixante-deux familles, et cinquante-neuf millions sept cent quatre-vingt-huit mille trois cent soixante-quatre hommes capables de porter les armes, sans comprendre dans ce nombre les princes, les officiers de la cour, les mandarins, les soldats congédiés, les lettrés, les licenciés, les docteurs et les bonzes, ni les personnes au-dessous de vingt ans, ni tous ceux qui passent leur vie sur mer ou sur les rivières. Il est difficile de ne pas porter tous ces différens états à un nombre au moins égal, ce qui donnerait cent vingt millions d’habitans, c’est-à-dire plus que n’en contient l’Europe entière.

Le nombre des bonzes monte seul à plus d’un million : on en compte, à Pékin, deux mille qui vivent dans le célibat, et trois cent cinquante mille dans les temples et les monastères, en divers endroits ; établis par lettres patentes de l’empereur. On ne compte pas moins de quatre-vingt-dix mille lettrés qui ne sont point engagés dans le mariage : il est vrai que les guerres civiles et la conquête des Tartares ont détruit une quantité innombrable d’habitans ; mais la paix, qui n’a pas cessé de régner depuis, a réparé toutes ces pertes.

Duhalde réduit toutes les classes à deux ordres principaux : celui de la noblesse et celui du peuple. Le premier, dit-il, comprend les princes du sang, les mandarins et les lettrés ; le second, les laboureurs, les marchands et les artisans : c’est cette division que nous suivrons.

La noblesse n’est pas héréditaire à la Chine, quoiqu’il y ait des dignités attachées à quelques familles, et qui se donnent par l’empereur à ceux qu’il en juge dignes par leurs talens. Les enfans d’un père qui s’est élevé aux premiers postes de l’empire ont leur fortune à faire ; et s’ils sont dépourvus d’esprit, ou si leur inclination les porte au repos, ils tombent au rang du peuple, obligés souvent d’exercer les plus viles professions. Cependant un fils succède au bien de son père ; mais pour hériter de ses dignités et de sa réputation, il doit s’y être élevé par les mêmes degrés ; c’est pourquoi ils s’appliquent avec beaucoup de constance à l’étude ; et dans quelque condition qu’ils soient nés, ils sont sûrs de leur avancement, lorsqu’ils ont d’heureuses dispositions pour les lettres ; aussi voit-on naître continuellement à la Chine des fortunes considérables, non moins surprenantes que celles qui se font quelquefois parmi les ecclésiastiques d’Italie, où la plus basse naissance n’empêche point d’aspirer aux premières dignités de l’église.

Les titres permanens de distinction n’appartiennent qu’à la famille régnante ; outre le rang de prince, que tous les descendans de l’empereur doivent à leur naissance, ils jouissent de cinq degrés d’honneur, qui répondent aux titres européens de ducs, de marquis, de comtes, de vicomtes et de barons. Ceux qui épousent les filles d’un empereur participent à ces distinctions comme ses propres fils et leurs descendans. On leur assigne des revenus qui répondent à leur dignité ; mais ils ne jouissent d’aucun pouvoir. Cependant la Chine a des princes qui n’ont aucune alliance avec la maison impériale ; tels sont les descendans des dynasties précédentes, ou ceux dont les ancêtres ont acquis ce titre par les services qu’ils ont rendus à l’empire. Lorsque le fondateur de la famille tartare qui règne aujourd’hui fut établi sur le trône, il accorda plusieurs titres d’honneur à ses frères, qui étaient en grand nombre, et qui avaient contribué par leur valeur à la conquête d’un si grand état ; ce sont ceux que les Européens ont nommés régulos, ou princes du premier, du second et du troisième rang. Il fut réglé alors que parmi les enfans de chaque régulo, on en choisirait toujours un qui succéderait à son père dans la même dignité.

La ceinture jaune est une distinction commune à tous les princes du sang, de quelque rang qu’ils puissent être. Cependant, ceux que leurs richesses ne mettent point en état de mener un train convenable à leur naissance affectent de cacher cette ceinture.

Quelque lustre qu’ils puissent tirer de leur naissance et de leurs dignités, ils vivent dans l’état sans pouvoir et sans crédit : on leur accorde un palais, une cour, avec des officiers et un revenu digne de leur rang ; mais ils ne jouissent d’aucune sorte d’autorité : le peuple ne laisse pourtant pas de les traiter avec beaucoup de respect.

Quoiqu’on ne compte pas plus de cinq générations des princes du sang depuis leur origine, leur nombre ne monte pas aujourd’hui à moins de deux mille : ils se nuisent les uns aux autres à force de se multiplier, parce que la plupart n’ont point de biens en fonds de terre, et que l’empereur, ne pouvant leur accorder à tous des pensions, plusieurs vivent dans une extrême pauvreté qui les expose au mépris. L’usage des Tartares est de faire mourir tous les princes d’une race détrônée.

Vers la fin de la dynastie des Ming, on comptait dans la ville de Kiang-tcheou plus de trois mille familles de cette race, dont quelques-unes étaient réduites à vivre d’aumônes. Le brigand qui s’empara de Pékin extirpa presque entièrement cette race, ce qui a rendu désertes quelques parties de la ville. Ceux qui échappèrent au carnage prirent le parti de quitter la ceinture jaune et de changer de nom, pour se mêler avec le peuple, mais on les connaît encore pour descendans du sang impérial. Les missionnaires de la même ville en eurent un pendant quelque temps à leur service, dans une maison qui avait été bâtie par un autre de ces princes. Celui-ci, ayant découvert que des Tartares le cherchaient, prit la fuite et disparut.

L’usage accorde aux princes, outre leur femme légitime, trois autres femmes, auxquelles l’empereur donne des titres, et dont les noms sont enregistrés au tribunal des princes. Leurs enfans prennent séance après ceux des femmes légitimes, et sont plus respectés que les enfans des concubines ordinaires. Les princes ont aussi deux sortes de domestiques : les uns, qui sont proprement esclaves ; les autres, Tartares ou Chinois tartarisés, que l’empereur leur accorde en plus ou moins grand nombre, suivant le degré de la dignité dont il les honore : ce sont ces derniers qui composent l’équipage du régulo, et qui s’appellent communément les gens de sa porte. Il se trouve parmi eux des mandarins considérables, des vice-rois, et même des tsong-tous, qui, sans être esclaves comme les premiers, n’en sont pas moins soumis à leur maître, et passent au service de ses enfans, lorsqu’ils héritent de la dignité de leur père. Si le prince est dégradé pendant sa vie, ou si sa dignité n’est pas conservée à ses enfans, cette sorte de domestiques passe à quelque autre prince du sang, lorsque l’empereur l’élève à la même dignité.

Les fonctions des princes des cinq premiers ordres se réduisent à assister aux cérémonies publiques, et à se montrer chaque matin au palais impérial : ils se retirent ensuite dans l’intérieur de leur hôtel, où toutes leurs affaires sont bornées au gouvernement de leur famille et de leurs officiers domestiques. On ne leur laisse pas même la liberté de se visiter les uns les autres, ni celle de coucher hors de la ville, sans une permission expresse de la cour. Cependant il leur arrive quelquefois d’être employés aux affaires publiques, et de se faire considérer par d’importans services.

On met au rang des nobles, 1o. ceux qui ont été revêtus de la dignité de mandarins dans les provinces, soit qu’ils aient été congédiés, ce qui arrive presqu’à tous, soit qu’ils aient été forcés de résigner leur emploi, soit qu’ils se soient retirés volontairement, avec la permission de l’empereur. 2o. Ceux qui, n’ayant pas eu assez de capacité pour parvenir aux degrés littéraires, n’ont pas laissé de se procurer par faveur ou par présens certains titres d’honneur qui leur donnent le privilége de visiter les mandarins, et qui leur attirent par conséquent le respect du peuple. 3o. Une infinité de gens d’étude, depuis l’âge de quinze ou seize ans jusqu’à quarante, qui ont subi les examens établis par l’usage.

La plus noble famille de la Chine est celle du philosophe Confucius. C’est en effet la plus ancienne du monde, puisqu’elle s’est conservée en droite ligne depuis plus de deux mille ans : elle descend d’un neveu de cet homme célèbre qui est nommé par excellence Ching-jin-ti-chi-ell, c’est-à-dire neveu du grand homme. En considération d’une si belle origine, les empereurs ont constamment honoré un de ses descendans du titre de kong, qui répond à celui de nos ducs ou de nos anciens comtes. Celui qui porte aujourd’hui ce titre fait sa résidence à Kio-feou-hien, dans la province de Chan-tong, patrie de l’illustre Confucius, qui a toujours pour gouverneur un lettré de la même famille.

Une des principales marques de noblesse entre les Chinois consiste dans les titres d’honneur que l’empereur accorde aux personnes distinguées par leur mérite ; il étend quelquefois cette faveur jusqu’à la dixième génération, en la mesurant aux services qu’on a rendus au public ; il la fait même remonter, par des lettres expresses, au père, à la mère, à l’aïeul et à l’aïeule, qu’il honore chacun d’un titre particulier, sur ce principe d’émulation, que toutes les vertus des enfans doivent être attribuées à l’exemple et aux soins de leurs ancêtres.

L’empereur Khang-hi suivit cette méthode, en 1668, pour récompenser le père Ferdinand Verbiest, jésuite flamand : ce missionnaire ayant fini ses tables des révolutions célestes et des éclipses pour deux mille ans, réduisit ce grand ouvrage en trente-deux volumes de cartes, avec leurs explications, sous le titre à d’Astronomie perpétuelle de l’empereur Khang-hi. Il eut l’honneur de les présenter à sa majesté dans une assemblée générale des grands de l’empire, qui avait été convoquée à cette occasion. Ce prince reçut avec beaucoup de satisfaction le présent du père Verbiest, et le fit placer dans les archives du palais. En même temps il voulut récompenser un si grand service, et créa le père Verbiest président du tribunal des mathématiques, avec le titre de tagin, ou de grand homme, qui appartient à ette dignité, et que l’empereur étendit à toutes les personnes de son sang. Comme Verbiest n’avait personne de sa famille à la Chine, tous les autres missionnaires de son ordre passèrent pour ses frères, et furent considérés sous ce titre par les mandarins. La plupart des missionnaires firent inscrire sur la porte de leurs maisons le titre de tagin : c’est l’usage des Chinois : fiers des titres qu’ils ont obtenus, ils ne manquent point de les faire graver dans plusieurs endroits de leur demeure, et même sur les lanternes qu’on porte devant eux pendant la nuit. L’empereur conféra les mêmes honneurs aux ancêtres de Verbiest par autant de patentes qu’il y eut de personnes nommées. Pierre Verbiest, son grand-père, Paschasie de Wolff, sa grand’mère, Louis Verbiest, son père, et Anne Van-herke, sa mère, furent ainsi revêtus des premières dignités de la Chine, pendant qu’ils vivaient obscurs et pauvres dans un coin de l’Europe.

On peut conclure qu’à l’exception des princes de la famille régnante et des descendans de Confucius, il n’y a point d’autre noblesse à la Chine que celle du mérite, déclaré par l’empereur, et distingué par de justes récompenses. Tous ceux qui n’ont pas pris les degrés littéraires passent pour plébéiens.

Les Chinois lettrés ont été anoblis dans la seule vue d’encourager l’application à l’étude et le goût des sciences, dont les principales à la Chine sont l’histoire, la jurisprudence et la morale, comme celles qui ont le plus d’influence sur la paix et le bonheur de la société. On voit, dans toutes les parties de l’empire, des écoles et des salles ou des colléges où l’on prend comme en Europe les degrés de licencié, de maître-ès-arts et de docteur. C’est dans les deux dernières de ces trois classes qu’on choisit tous les magistrats et les officiers civils. Comme il n’y a point d’autre voie pour s’élever aux dignités, tout le monde se livre assidûment à l’étude, dans l’espérance d’obtenir les degrés, et de parvenir à la fortune. Les jeunes Chinois commencent leurs études dès l’âge de cinq ou six ans ; mais le nombre des lettres est si grand, que, pour faciliter l’instruction, le premier rudiment qu’on leur présente est une centaine de caractères qui expriment les choses les plus communes, telles que le soleil, la lune, l’homme, certaines plantes et certains animaux, une maison, les ustensiles les plus ordinaires, en leur faisant voir d’un autre côté les figures des choses mêmes. Ces figures peuvent être regardées comme le premier alphabet des Chinois.

On leur met ensuite entre les mains un petit livre nommé San-tsée-king, qui contient tout ce qu’un enfant doit apprendre, et la manière de l’enseigner. Il consiste en plusieurs sentences courtes, dont chacune n’a pas plus de trois caractères, et qui sont rangées en rimes, comme un secours pour la mémoire des enfans. Ils doivent les apprendre peu à peu, quoiqu’elles soient au nombre de plusieurs mille. Un jeune Chinois en apprend d’abord cinq ou six par jour, à force de les répéter du matin au soir, et les récite deux fois à son maître. Il est châtié, s’il manque plusieurs fois à sa leçon. On le fait coucher sur un banc, où il reçoit par-dessus ses habits neuf ou dix coups d’un bâton plat comme nos lattes. On n’accorde aux enfans qu’un mois de congé au commencement de l’année, et cinq ou six jours au milieu.

Lorsqu’ils sont une fois arrivés au livre Tsé-chu, qui contient la doctrine de Confucius et de Mend, il ne leur est pas permis de lire d’autres livrés avant qu’ils l’aient appris jusqu’à la dernière lettre. Ils n’en comprennent point encore le sens ; mais on attend, pour leur en donner l’explication, qu’ils sachent parfaitement tous les caractères. Pendant qu’ils apprennent à lire les lettres, on les accoutume à les former avec un pinceau ; car les Chinois n’ont pas l’usage des plumes. On commence par leur donner de grandes feuilles de papier écrites ou imprimées en gros caractères rouges, qu’ils doivent couvrir de couleur noire avec leurs pinceaux. Ensuite on leur fait prendre une feuille de lettres noires, moins grandes que les premières, et sur lesquelles, mettant une feuille blanche et transparente, ils forment de nouveaux traits calqués sur ceux de dessous. Mais ils se servent plus souvent encore d’une planche couverte d’un vernis blanc, et partagée en petits carrés, dans lesquels ils tracent leurs caractères ; après quoi ils les effacent avec de l’eau, ce qui épargne le papier. Ils prennent ainsi beaucoup de soin à se former la main, parce que, dans l’examen triennal pour les degrés, on rejette ordinairement ceux qui écrivent mal, à moins qu’ils ne donnent des preuves d’une habileté distinguée dans le langage ou dans la manière dont ils traitent leur sujet.

Lorsqu’ils sont assez avancés dans l’écriture pour s’appliquer à la composition, ils doivent apprendre les règles du Ven-tchang, espèce d’amplification qui ressemble à celle qu’on fait faire aux écoliers de l’Europe avant d’entrer en rhétorique ; mais plus difficile, parce que le sens en est plus resserré et le style particulier. On leur donne pour sujet une sentence des auteurs classiques, qu’ils appellent ti-mou ou thèse. Il ne consiste souvent qu’en un seul caractère. Pour s’assurer du progrès des enfans, l’usage, dans plusieurs provinces, est d’envoyer ceux d’une même famille à la salle commune de leurs ancêtres, où chaque chef de maison leur donne à son tour un sujet de composition, et leur fait préparer un dîner. Il juge de la bonté de leur travail, et donne le prix à celui qui l’a mérité. Si quelqu’un de ces enfans s’absente sans une juste raison, ses parens doivent payer douze sous pour l’expiation de sa faute.

Outre ce travail volontaire et particulier, les jeunes écoliers subissent souvent l’examen des mandarins, qui président aux lettres, et sont obligés à d’autres compositions, sous les yeux d’un mandarin inférieur de cet ordre, qui porte le titre de hio-kouang, ou gouverneur de l’école. Cette cérémonie se renouvelle deux fois l’année, au printemps et pendant l’hiver. Dans quelques villes, les gouverneurs se chargent eux-mêmes de faire composer les lettrés du voisinage : ils les assemblent chaque mois ; ils distribuent des récompenses à ceux qui ont le mieux réussi, les régalent et fournissent aux autres frais de la fête.

Il n’y a point de ville, de bourg, ni même de petit village qui n’ait ses maîtres d’école pour l’instruction de la jeunesse. Les enfans de qualité donnent à leurs enfans des précepteurs, qui sont des docteurs ou des licenciés, et qui les instruisent, les accompagnent, forment leurs mœurs, leur enseignent les cérémonies, les révérences, et tout ce qui concerne la civilité ; enfin, dans l’âge convenable, les élèves apprennent l’histoire et les lois de leur patrie. Le nombre de ces précepteurs est infini, parce qu’ils se prennent parmi ceux qui aspirent aux degrés et qui ne réussissent point à les obtenir. L’emploi de maîtres d’école est honorable. Ils sont entretenus aux frais des familles. Les parens leur donnent le premier pas dans toutes sortes d’occasions, et le titre de sien-sing, qui signifie notre maître ou notre docteur. Les maîtres reçoivent pendant toute leur vie des témoignages d’une profonde soumission de la part de leurs élèves.

Quoique la Chine n’ait pas d’universités comme l’Europe, on trouve dans chaque ville du premier ordre un grand palais qui sert à l’examen des gradués. Ces édifices sont encore plus grands dans les villes capitales ; mais ils sont tous bâtis dans le même goût. Le mur d’enclos est très-haut, et la porte magnifique. Au-devant se voit une place carrée de cent cinquante pas de largeur, plantée d’arbres avec des bancs et des siéges pour les officiers et les soldats qui sont en sentinelle pendant l’examen. Des deux côtés de la dernière cour règne une longue file de petites chambres longues de quatre pieds et demi sur trois et demi de large, pour loger les étudians, qui sont quelquefois plus de six mille. Mais, avant d’entrer au palais pour la composition, on les visite avec la plus scrupuleuse exactitude, dans la crainte qu’ils n’aient apporté quelque livre ou quelque écrit. On ne leur laisse que de l’encre et des pinceaux. Si l’on découvrait quelque fraude, les coupables seraient punis sévèrement, et même exclus de tous les degrés. Aussitôt que les aspirans sont entrés, on ferme soigneusement les portes, et l’on y appose le sceau public. Le tribunal a des officiers dont le devoir est de veiller à tout ce qui se passe, et d’empêcher les visites ou les communications d’une chambre à l’autre.

Les chefs ou les présidens à qui appartient le droit de l’examen, sont les fou-yuen, les tchi-fou et les tchi-hien, c’est-à-dire les gouverneurs de la province et des villes du premier et du troisième rang. Aussitôt que les jeunes étudians sont en état de subir l’examen des mandarins, ils doivent passer d’abord à celui du tchi-yuen dans la juridiction duquel ils sont nés. Cet officier donne le sujet, examine les compositions, ou les fait examiner par son tribunal, et juge du mérite des pièces. De huit cents candidats, par exemple, il en nomme six cents, qui prennent le titre de hien-ming, c’est-à-dire inscrits pour le bien. Il se trouve des hiens où le nombre des étudians monte jusqu’à six mille. Les six cents doivent se présenter ensuite à l’examen du tchi-fou, ou gouverneur de la ville du premier ordre, qui, par un nouveau choix, en nomme environ quatre cents, sous le titre de fou-ming, c’est-à-dire inscrits pour le second examen. Jusqu’alors ils n’ont aucun degré dans les lettres, et leur nom général est celui de tong-seng, ou candidats.

Il y a dans chaque province un mandarin envoyé de la cour, et qui ne conserve sa charge que trois ans, sous le titre de hio-tao, ou dans quelques autres endroits, sous celui de hio-yuen. Il est en correspondance avec les grands tribunaux de l’empire. Pendant la durée de ses fonctions, il est chargé de deux examens : l’un qui se nomme soui-kao ; l’autre ko-kao. Il faut qu’il visite toutes les fous, ou toutes les villes du premier ordre de sa province. En arrivant dans une de ces villes, il commence par aller rendre ses respects à Confucius ; ensuite il explique quelques passages des livres classiques ; les jours suivans sont employés à l’examen. Les quatre cents candidats fou-ming paraissent à son tribunal pour la composition. S’ils forment un trop grand nombre avec ceux des autres biens subordonnés au même fou, on les divise en deux bandes. Ici l’on emploie toutes sortes de précautions pour empêcher que les auteurs des compositions ne soient connus des mandarins. Le hio-tao ne nomme qu’environ quinze personnes sur les quatre cents qu’on suppose venues de chaque hien. On accorde à ceux qui sont ainsi nommés le premier degré, avec la qualité de sieout-sai, qui répond à celle de bachelier. Comme c’est proprement l’entrée des études, ils prennent l’habit de leur ordre, qui consiste dans une robe bleue bordée de noir, avec la figure d’un oiseau, en argent ou en étain, sur la pointe de leur bonnet. Ils ne sont plus sujets à la bastonnade par l’ordre des mandarins ordinaires ; ils dépendent d’un mandarin particulier, qui les punit lorsqu’ils tombent dans quelque faute. Si l’on découvrait que la faveur eût quelque part à leur élection, l’envoyé de la cour perdrait tout à la fois sa fortune et sa réputation.

Les mêmes mandarins qui sont chargés de l’examen pour les lettres examinent aussi les candidats qui se présentent pour la guerre. Ceux-ci doivent donner des preuves d’habileté à tirer de l’arc, à monter à cheval, et de force à lever quelque grosse pierre ou à porter un pesant fardeau. On donne en même temps à ceux qui ont fait quelques progrès dans l’étude de leur profession des questions à résoudre sur les campemens, les marches et les stratagèmes militaires ; car les guerriers ont, comme les lettrés, des livres qui traitent du métier des armes, et qui sont uniquement composés pour leur instruction.

Le hio-tao étant obligé, par sa charge, de parcourir la province, assemble dans chaque ville du premier ordre tous les sieou-tsai, ou bacheliers qui en dépendent. Après s’être informé de leur conduite, il examine leurs compositions ; il récompense les progrès, il punit les négligences. Quelquefois, pour exercer une justice plus exacte, il les divise en six classes : l’une, de ceux qui se sont distingués avec éclat ; il leur donne pour récompense un taël et une écharpe de soie. Ceux de la seconde classe reçoivent aussi une écharpe de soie et quelque petite somme d’argent. La troisième classe n’est ni récompensée ni punie. Ceux de la quatrième reçoivent la bastonnade ; ceux de la cinquième perdent l’oiseau qu’ils portent à leur bonnet et deviennent demi-bacheliers. Enfin ceux qui ont le malheur de composer la dernière classe sont entièrement dégradés. Mais cet excès d’humiliation est très-rare. Dans les examens de cette espèce, on voit quelquefois un homme de cinquante ou soixante ans recevoir la bastonnade, tandis que son fils, qui compose avec lui, reçoit des éloges et des récompenses ; mais le mandarin ne se porte jamais à des punitions si rigoureuses lorsqu’il n’y a point de plainte contre la conduite et contre les mœurs.

Un gradué qui ne se présente pas à cet examen triennal s’expose au danger d’être privé de son titre et de retomber au rang du peuple. Il n’y a que la maladie ou le deuil pour la mort d’un père qui puisse lui servir d’excuse. Seulement les anciens gradués qui sont parvenus à la vieillesse obtiennent pour le reste de leur vie une dispense de toutes sortes d’examens, sans perdre l’habit ni les honneurs de leur degré.

Le degré de kiou gin, qui signifie licencié ou maître ès-arts, demande un nouvel examen, qu’on appelle tchou-kao. Il ne se fait qu’une fois tous les trois ans, dans la capitale de chaque province, sous l’inspection des grands-officiers, assistés de quelques autres mandarins. La cour en députe deux avec la qualité de présidens : l’un, qui porte le titre de tching-tchou-kao, et qui doit être han-lin, c’est-à-dire membre du principal collége des docteurs de l’empire ; l’autre nommé fou-tchou. Sur dix mille sieou-tsai qui se trouveront dans une province, souvent il n’y en a pas plus de soixante qui obtiennent le degré de kiou-gin. Leur robe est de couleur brunâtre, avec un bord bleu de quatre doigts. L’oiseau qu’ils portent sur leur bonnet doit être d’or ou de cuivre doré. Le premier de tous est honoré du titre de kiai-yuen. Ce degré ne s’obtient pas facilement, et souvent l’on corrompt les juges. Les kiou-gin doivent se rendre à Pékin l’année suivante, pour subir l’examen qui les conduit au degré de docteur. C’est l’empereur qui fait les frais du premier voyage. Ceux qui, étant parvenus au degré de kiou-gin, se bornent à cet honneur, soit parce qu’ils sont déjà d’un âge avancé, soit parce que leur fortune est médiocre, ont la liberté de se dispenser de cet examen, qui se fait à Pékin tous les trois ans. Un kiou-gin est qualifié pour toutes sortes d’emplois. Dans ce degré, on obtient quelquefois des emplois importans par le rang de l’âge. On a vu des kiou-gin élevés à la dignité de vice-roi. Aussitôt qu’ils ont obtenu quelque emploi public, ils renoncent au degré de docteur.

Tous les licenciés qui sont sans emplois doivent se rendre à Pékin pour l’examen triennal, qui porte le nom d’examen impérial. C’est l’empereur même qui donne le sujet de la composition, et qui est censé faire cet examen par l’attention qu’on y apporte et le compte exact qu’il lui rend du travail. Le nombre des licenciés monte quelquefois à cinq ou six mille, dont environ trois cents sont élevés au degré de docteur ; quelquefois cette distinction n’est accordée qu’à cent cinquante. Les trois premiers prennent le titre de tien-tsé-men-seng, qui signifie disciple du fils du ciel. Le premier, ou le chef, se nomme tchoung-yuen ; le second, pang-yuen ; et le troisième, tan-koa. Parmi les autres, l’empereur en choisit un certain nombre qu’il décore du titre de han-lin, c’est-à-dire docteur du premier ordre. Le reste porte celui de tsin-see.

Un Chinois qui parvient au glorieux titre de tsin-sée, soit dans les lettres, soit dans les armes, peut se regarder comme solidement établi ; il est à l’abri de l’indigence. Outre les présens qu’il reçoit en grand nombre de ses proches et de ses amis ; il peut s’attendre d’être porté tôt ou tard aux emplois les plus importans de l’empire, et de voir sa protection briguée de tout le monde. Ses parens et ses amis ne manquent guère d’ériger dans leur ville des arcs de triomphe en son honneur. Ils y inscrivent son nom, son âge, le lieu et le temps de son élévation.

L’empereur Khang-hi remarqua, vers la fin de son règne, qu’il ne paraissait plus un aussi grand nombre de livres qu’autrefois, et que ceux qu’on mettait au jour n’avaient pas le degré de perfection qu’il souhaitait pour la gloire de son règne et pour mériter d’être transmis à la postérité. Il en accusa les principaux docteurs, qui négligeaient leurs études pour se livrer aux intrigues de l’ambition. Pour remédier à cette négligence, aussitôt que l’examen fut fini, il voulut, contre l’usage, examiner lui-même ces premiers docteurs, si fiers de leur qualité de juges et d’examinateurs des autres. Si sa résolution leur causa beaucoup d’alarme, elle fut suivie d’un jugement encore plus surprenant ; plusieurs furent dégradés et renvoyés honteusement dans leurs provinces. L’effet de cet exemple fut d’inspirer aux autres plus d’application à l’étude. L’empereur s’applaudit d’autant plus de sa conduite, qu’un des plus savans hommes de sa cour, qui fut employé à l’examen des compositions, porta le même jugement que lui sur les pièces rejetées, à l’exception d’une seule sur laquelle il resta indécis. N’y avait-il pas un peu de flatterie dans le jugement et dans l’indécision ?

Duhalde observe encore, à l’occasion des sieou-tsai, ou bacheliers, qu’après avoir été déclarés dignes des degrés, ils se rendent à la porte du ti-hio-tao, ou du mandarin qui préside aux examens, vêtus de toile noire et la tête couverte d’un bonnet commun. Aussitôt qu’ils sont admis en sa présence, ils s’inclinent devant lui, ils tombent à genoux, et se prosternent plusieurs fois à droite et à gauche, sur deux lignes, jusqu’à ce que le mandarin leur fasse apporter les habits convenables au degré de bachelier, lesquels consistent dans une veste, un surtout ou une robe, et un bonnet de soie. Lorsqu’ils en sont revêtus, ils se prosternent encore devant le tribunal du mandarin ; après quoi, se rendant au palais de Confucius, ils baissent quatre fois la tête jusqu’à terre devant son nom et devant ceux des plus éminens philosophes : ils retournent ensuite dans leurs provinces. Là, se joignant à tous les sieou-tsai du même district, ils vont en corps se prosterner devant le gouverneur, sur son tribunal. Cet officier suprême les presse de se relever, et leur présente du vin dans des coupes, qu’il élève d’abord en l’air. Dans plusieurs endroits il distribue entre eux des pièces de soie rouge dont ils se font une espèce de baudrier. Ils reçoivent aussi deux petites baguettes ornées de fleurs d’argent, qu’ils placent des deux côtés de leurs bonnets comme des caducées. Alors ils se rendent, avec le gouverneur à leur tête, au palais de Confucius, pour terminer la cérémonie par les salutations ordinaires. Ce dernier acte est comme le sceau qui achève de les mettre en possession de leur nouvelle dignité, parce qu’ils reconnaissent ainsi Confucius pour leur maître, et qu’ils font profession de suivre ses maximes de gouvernement. Les enfans de charretiers, des bouchers, des bourreaux, des comédiens, et les bâtards, sont exclus de toutes sortes de degrés.

Les candidats, après avoir mis la dernière main à leurs compositions, les ferment soigneusement et mettent dessus leur nom et celui de leur pays, avec une enveloppe qui ne permet pas de les lire. Elles sont délivrées aux officiers établis, qui les portent à la salle des mandarins, où elles doivent être examinées : celles qui ne méritent pas de passer dans la seconde chambre sont rejetées. De cinq mille il y en a toujours la moitié qui ne passe point la première chambre. Les autres, après avoir subi l’examen dans la seconde, sont réduites aussi à peu près à la moitié, cette moitié parvient jusqu’à la troisième chambre, pour y être jugée par les présidens de l’examen. Il en demeure cinquante des plus élégantes que l’on range dans l’ordre qui convient à chacune, précisément comme les rangs de licence en Sorbonne. On cherche alors les noms des auteurs, et les ayant appelés à haute voix, on les inscrit sur de grands tableaux qui sont suspendus dans une place publique. Cette seule déclaration les élève au degré.

S’il se trouve d’autres compositions qui méritent le même honneur, on conserve par écrit le nom des auteurs, avec une recommandation dans laquelle on déclare qu’ils auraient été dignes du degré, si l’usage en eût admis un plus grand nombre ; ce qui passe pour une distinction extrêmement honorable.

La durée de l’examen est de trois jours, pendant lesquels tous ceux qui ont part à cette importante cérémonie sont enfermés. L’empereur en fait toute la dépense : elle va si loin, que Navarette se dispense du calcul, parce qu’il ne paraîtrait pas croyable aux Européens. Ensuite le vice-roi, les examinateurs et les autres grands mandarins reçoivent les gradués, avec toutes sortes d’honneurs, les traitent dans un festin solennel, et leur donnent à chacun une écuelle d’argent, un parasol de soie bleue et une chaise à porteurs.

Au moment où les tableaux sont suspendus, quantité de personnes se hâtent de partir pour aller porter à la famille des gradués la première nouvelle de leur élévation : ces courriers sont généreusement récompensés. Toute la ville célèbre le bonheur de son concitoyen par des réjouissances publiques. Lorsqu’il y arrive, il est accablé de visites, de félicitations et de présens, chacun lui offre une somme d’argent, suivant sa fortune, pour contribuer aux frais des voyages qu’il est obligé de faire à la cour en qualité de licencié. Son nom d’ailleurs est enregistré dans les livres impériaux, afin qu’il puisse être employé dans l’occasion aux emplois du gouvernement. Ceux qui aspirent à la qualité de docteur, déclarent qu’ils veulent être examinés par l’empereur, et reçoivent ordre de se rendre à la cour. On accorde tous les honneurs imaginables à ceux qui remportent le premier prix : quelques-uns sont réservés pour le collége impérial ; les autres retournent dans leur patrie pour y attendre les emplois qui leur sont destinés.

Quoiqu’on apporte des soins extrêmes à prévenir la corruption, les moyens ne manquent jamais pour s’élever par cette voie. L’empereur Khang-hi fit couper la tête à deux licenciés convaincus de ce crime. La méthode de corruption la plus commune est de rendre visite à l’examinateur. S’il est disposé à favoriser le candidat, il convient d’une somme avec lui ; ensuite il lui demande une marque à laquelle il puisse distinguer sa composition, s'il n'aime mieux lui communiquer le sujet, pour lui donner le temps d’y travailler à loisir ; mais si le candidat qui s’élève par cette lâcheté, est reconnu pour un homme sans mérite, on s’en prend à l’examinateur.

Navarette voudrait que les écoliers de l’Europe ressemblassent mieux à ceux de la Chine. « La gravité et la modestie, dit-il, sont le partage des lettrés chinois. Ils marchent toujours les yeux baissés. Un jeune écolier n’est pas moins composé dans son air et dans ses manières ; mais ces vertus, ajoute-t-il, sont gâtées par un orgueil incroyable, qui leur fait presque refuser la qualité d’hommes à tous les autres peuples du monde. Cependant les Tartares, qui n’ont pas tant d’inclination pour les lettres, ont un peu humilié les savans chinois.  »

Observons ici que, sous le nom de savans ou de lettrés, on comprend tous les étudians de la Chine, soit qu’ils aient pris quelque degré, ou qu’ils n’y soient point encore parvenus, soit employés ou sans emplois. Tous les mandarins sont lettrés ; mais tous les lettrés ne sont pas mandarins.

Les laboureurs à la Chine sont au-dessus des marchands et des artisans ; ils jouissent de plus grands priviléges, et leur profession est regardée comme la plus nécessaire à l’état. Les Chinois prétendent, suivant Navarette, que l’empereur est obligé de leur accorder une protection spéciale, et d’augmenter sans cesse leurs prérogatives, parce que c’est de leur travail et de leur industrie que toute la nation tire sa subsistance. Il est certain qu’elle ne pourrait pas vivre sans l’application et les efforts continuels que les paysans apportent à l’agriculture. La Chine est si peuplée, que toutes ses terres cultivées jusqu’à la moindre partie, comme elles le sont effectivement, suffisent à peine pour la nourriture de tous ses habitans. Un empire si vaste a peu de ressource dans le secours des étrangers, pour suppléer à ses besoins, quand même ses relations avec eux seraient mieux établies. C’est par cette raison qu’on y a toujours regardé le progrès de l’agriculture comme un des principaux objets du gouvernement, et que les laboureurs et leur profession y sont également respectés. On y célèbre une fête publique à leur honneur.

King-vang, vingt-quatrième empereur de la famille des Tcheous, sous le règne duquel on vit naître le philosophe Confucius, 531 ans avant la naissance de Jésus-Christ, renouvela toutes les lois que ses prédécesseurs avaient portées en faveur de l’agriculture ; mais elle fut élevée au comble de l’honneur par l’empereur Ven-ti, qui régna 235 ans après King-vang. Ce prince, voyant ses états ruinés par la guerre , donna l’exemple du travail à ses sujets, en labourant lui-même les terres de la couronne. Ses ministres et toute la noblesse de l’empire se virent dans la nécessité de l’imiter. On regarde cet événement comme l’origine d’une grande fête qui se célèbre annuellement dans toutes les villes de la Chine lorsque le soleil entre au 15e. degré du verseau, c’est-à-dire au point que l’astronomie chinoise a fixé pour le commencement du printemps. Ce jour-là, le gouverneur de chaque ville sort de son palais, précédé de ses étendards, d’un grand nombre de flambeaux allumés, et de divers instrumens. Il est couronné de fleurs, et, dans cet équipage, il marche vers la porte orientale de la ville, comme s’il allait au-devant du printemps. Son cortége est composé d’un grand nombre de brancards peints et revêtus de tapis de soie sur lesquels sont des figures et des représentations des hommes illustres dont l’agriculture a ressenti les bienfaits, avec les histoires qui appartiennent au même sujet. Les rues sont ornées de tapisseries ; on élève des arcs de triomphe à certaines distances ; on suspend des lanternes, et les villes sont éclairées par des illuminations.

Entre les figures on voit une vache de terre d’une si énorme grandeur, que cinquante hommes suffisent à peine pour la porter. Derrière cette vache, dont les cornes sont dorées, paraît un jeune enfant qui représente le génie de l’industrie et du travail. Il marche un pied nu et l’autre chaussé, avec une baguette à la main, dont il aiguillonne sans cesse la vache, comme pour la faire avancer. Il est suivi des laboureurs avec leurs instrumens, et après eux viennent des troupes de masques et de comédiens qui représentent diverses pièces. Cette procession se rend au palais du gouverneur, où l’on dépouille la vache de tous ses ornemens. On tire de son ventre un grand nombre d’autres petites vaches de terre, qui se distribuent à l’assemblée avec les fragmens de la grande vache qu’on brise en pièces ; ensuite le gouverneur prononce une courte harangue en l’honneur de l’agriculture, qu’il recommande comme l’une des choses les plus nécessaires à un état.

L’attention de l’empereur et des mandarins pour la culture des terres est portée si loin, que, s’il arrive à la cour des députés de la part d’un vice-roi, le monarque n’oublie jamais de leur demander quel est l’état des champs et des moissons. Une pluie favorable est une occasion de rendre visite au mandarin, et de le complimenter tous les ans au printemps. L’empereur ne manque pas, suivant l’ancien usage, de conduire solennellement une charrue, et d’ouvrir quelques sillons pour animer les laboureurs par son exemple. Les mandarins observent la même cérémonie dans chaque ville. Voici l’ordre qui s’y observe à Pékin. Le tribunal des mathématiques commence, sur les ordres qu’il reçoit, par fixer le jour le plus convenable ; ensuite le tribunal des rites avertit l’empereur, par un mémoire, des préparatifs établis pour la fête. 1o. L’empereur doit nommer douze seigneurs pour lui servir de cortége et labourer après lui. Ces seigneurs doivent être trois princes et neuf présidens des cours souveraines, ou leurs assesseurs, dans le cas de vieillesse ou de maladie. 2o. Comme le devoir de l’empereur, dans cette cérémonie, ne consiste pas seulement à labourer la terre pour exciter l’émulation par son exemple, mais qu’en qualité de premier pontife il est obligé d’offrir un sacrifice au Chang-ti pour obtenir l’abondance, il doit s’y préparer par trois jours de jeûne et de continence. Les princes et les mandarins nommés pour l’accompagner sont assujettis à la même obligation. 3o. La veille du jour marqué, sa majesté doit envoyer à la salle de ses ancêtres une députation de plusieurs seigneurs pour se prosterner devant leurs tablettes, et leur donner avis, comme s’ils étaient vivans, qu’elle se propose d’offrir le lendemain un grand sacrifice.

Outre ces devoirs, qui regardent l’empereur, le même tribunal prescrit à divers autres tribunaux les préparatifs qui les concernent : l’un est chargé de préparer le sacrifice ; un autre, de composer la formule que l’empereur doit répéter dans la cérémonie ; un autre, de faire dresser les tentes où l’empereur doit dîner ; un quatrième, d’assembler quarante ou cinquante laboureurs respectables par leur âge, qui doivent être présens lorsque l’empereur met la main à la charrue ; et quarante jeunes paysans pour disposer les instrumens d’agriculture, pour atteler les bœufs et préparer les grains qui doivent être semés. On choisit cinq sortes de graines, qui représentent toutes les autres. C’est du froment, du riz, des féves et deux sortes de millet.

Le jour marqué, l’empereur, en habits de cérémonie, se rend, avec toute sa cour, au lieu assigné, pour offrir au Chang-ti le sacrifice du printemps, et en obtenir l’abondance et la conservation des biens de la terre. Ce lieu est une petite élévation de terre à peu de distance au sud de la ville : elle doit avoir cinquante pieds quatre pouces de hauteur. La place qui doit être labourée par les mains impériales est à côté de ce tertre.

Aussitôt que le sacrifice est offert, l’empereur descend avec les trois princes et les neuf présidens qu’il a choisis : plusieurs seigneurs portent les caisses où sont contenues les semences. Toute la cour garde un profond silence ; alors l’empereur prend la charrue, et trace plusieurs sillons en allant et venant. Les trois princes et les présidens labourent successivement après l’empereur. Après ce travail, qui se recommence en plusieurs endroits du champ, l’empereur sème les différentes sortes de grains. Le lendemain, les quarante vieux laboureurs et les quarante plus jeunes achèvent ce qui reste à labourer dans le même champ. Cette cérémonie se termine par des présens que l’empereur leur distribue : ils consistent en quatre pièces de toile de coton de couleur qu’on donne à chacun d’eux pour se faire des habits.

Le gouverneur de Pékin va souvent visiter ce champ, et le fait soigneusement cultiver. Il en examine tous les sillons pour découvrir s’il n’y croît pas quelque épi extraordinaire. Ce serait le plus favorable augure d’y trouver, par exemple, une tige qui portât treize épis : le gouverneur se hâterait d’en avertir la cour. En automne, il fait recueillir le grain dans des sacs jaunes, pour les renfermer dans un magasin construit exprès, et qui est distingué par le nom de magasin impérial. Ce grain se conserve pour les cérémonies les plus solennelles. L’empereur, dans les sacrifices qu’il fait au Tien ou au Chang-ti, en offre comme le fruit du travail de ses mains ; et dans certains jours de l’année, il présente la même offrande à ses ancêtres.

Entre plusieurs beaux règlemens de l’empereur Yong-Tching, Duhalde en rapporte un qui marque une considération singulière pour l’agriculture. Ce prince, pour encourager les laboureurs, exigeait de tous les gouverneurs des villes qu’ils lui envoyassent tous les ans le nom d’un paysan de leur district, distingué par son application à cultiver la terre, par une conduite irréprochable, et par le soin d’entretenir l’union dans sa famille et la paix avec ses voisins ; enfin par son économie et son éloignement de toute dépense inutile. Sur le témoignage du gouverneur, sa majesté élevait ce sage et diligent laboureur au degré de mandarin du huitième ordre, et lui envoyait des patentes de mandarin honoraire : distinction qui le mettait en droit de porter l’habit de mandarin, de rendre visite au gouverneur de la ville, de s’asseoir en sa présence, et de prendre du thé avec lui. Il est respecté pendant le reste de sa vie. Après sa mort, on lui fait des funérailles convenables à son rang, et ses titres d’honneur sont inscrits dans la salle de ses ancêtres. Quelle doit être l’émulation des laboureurs après des exemples de cette nature ! aussi apportent-ils tous leurs soins à la culture de leurs terres. S’ils ont du temps de reste, ils vont couper du bois sur les montagnes, ils visitent les légumes de leurs jardins, ils font leurs provisions de cannes, etc. ; on ne les trouve jamais oisifs. Jamais les terres de la Chine ne demeurent en friche : elles produisent généralement trois moissons chaque année : la première, de riz ; la seconde, de vesce, qui se sème avant que le riz soit moissonné ; et la troisième, de féves ou de quelques autres grains. Les Chinois n’emploient guère leur terrain à des usages inutiles, tels que les jardins à fleurs ou les allées pour la promenade. Le plaisir particulier marche toujours après l’intérêt public.

Le principal objet du travail des laboureurs est la culture du riz. Lorsqu’il commence à grener, on mêle avec l’eéau dont la terre est arrosée de la chaux vive, que les Chinois croient propres non-seulement à tuer les insectes et à détruire les mauvaises herbes, mais encore à donner à la terre une chaleur qui contribue beaucoup à sa fécondité. Cette précaution rend les champs de riz si nets, que l’on y cherche quelquefois un brin d’herbe sans en pouvoir trouver.

On sème d’abord le riz sans ordre ; mais, lorsqu’il s’est élevé d’un pied ou d’un demi-pied, on l’arrache avec les racines pour le rassembler en petites gerbes qu’on plante sur diverses lignes en échiquier. Les épis se reposant ainsi les uns sur les autres, en ont plus de force pour résister aux vents. Mais avant cette plantation on travaille à rendre la terre égale et unie. Après lui avoir donné trois ou quatre labours consécutifs, toujours le pied dans l’eau, on brise les mottes avec la tête du hoyau : ensuite, à l’aide d’une machine de bois, sur laquelle le laboureur se tient debout pour conduire le buffle qui la traîne, on l’aplanit si parfaitement, que l’eau se distribue partout à une hauteur égale ; aussi ces plaines ressemblent-elles plus à de vastes jardins qu’à une simple campagne.

Toutes les montagnes de la Chine sont cultivées : on n’y aperçoit ni haies, ni fossés, ni presque aucun arbre, tant les Chinois ménagent le terrain. C’est un spectacle fort agréable dans quantité de lieux que de voir des plaines de trois ou quatre lieues de longueur environnées de collines et de montagnes qui, depuis le pied jusqu’au sommet, sont coupées en terrasses hautes de trois ou quatre pieds, élevées quelquefois l’une sur l’autre, jusqu’au nombre de vingt ou trente. Ces montagnes ne sont pas ordinairement pierreuses comme celles d’Europe. La terre en est si légère, qu’elle se coupe aisément, et si profonde dans plusieurs provinces, qu’on y peut creuser trois ou quatre cents pieds sans rencontrer le roc. Lorsqu’elles sont pierreuses, les Chinois en détachent les pierres, et en font de petites murailles pour soutenir les terrasses ; ils aplanissent ensuite la bonne terre, et sèment le grain.

Ils poussent encore plus loin l’industrie. Quoiqu’il y ait dans quelques provinces des montagnes désertes et incultes, cependant, comme les vallées et les champs qui les séparent en mille endroits sont fertiles et bien cultivés, les habitans mettent d’abord de niveau tous les terrains inégaux qui sont capables de culture, ensuite ils divisent en différentes pièces toute la terre qu’ils ont ainsi nivelée ; et de celle qui borde les vallées, et qu’ils ne peuvent rendre égale, ils forment des étages en forme d’amphithéâtres. Le riz qu’ils sèment dans l’une et dans l’autre, ne pouvant croître sans eau, ils font, à certaines distances et à différentes élévations, de grands réservoirs pour recevoir la pluie et les autres eaux qui coulent des montagnes, afin de la distribuer également dans toutes leurs pièces de riz, soit en la faisant tomber des réservoirs dans les pièces d’en bas, soit en la faisant monter jusqu’au plus haut étage de leur amphithéâtre : ils emploient pour cela une machine hydraulique, dont le jeu est aussi simple que la composition. C’est une espèce de chapelet composé d’une chaîne sans fin, de bois, et d’un grand nombre de petites planches de six ou sept pouces carrés, enfilées parallèlement à égales distances, et à angles droits, par le milieu dans la chaîne de bois. Cette chaîne passe dans un canal carré, à l’extrémité inférieure duquel est un cylindre dont l’axe est fixé des deux côtés. À l’autre bout est attaché une espèce de tambour, entouré de petites planches correspondantes à celles de la chaîne qui passe autour du tambour et du cylindre ; de sorte que, lorsque le tambour tourne, la chaîne tourne aussi. Le bout inférieur du canal est plongé dans l’eau, et le bout du tambour étant élevé à la hauteur où l’eau doit être conduite, les planches, qui remplissent exactement la capacité du canal, poussent continuellement l’eau, tandis que la machine est en mouvement ; ce qui se fait par trois moyens : 1o. avec la main, par le secours d’une ou de deux manivelles attachées aux deux bouts de l’axe du tambour ; 2o. avec le pied, par le moyen d’une grosse cheville de bois, d’un demi-pied de longueur, ajustée à l’axe du tambour. Ces chevilles ont la tête assez longue et bien arrondie, pour y placer commodément la plante du pied nu ; de sorte qu’une ou plusieurs personnes peuvent mettre sans peine la machine en mouvement, tandis que leurs mains sont employées à tenir un parasol et un éventail ; 3o. avec le secours d’un buffle ou de quelque autre animal attaché à une grande roue de douze pieds de diamètre, et placée horizontalement. On fixe autour de sa circonférence un grand nombre de chevilles ou de dents qui, s’ajustant exactement avec celles de l’axe du tambour, font tourner très-facilement la machine.

Lorsqu’on nettoye un canal, ce qui arrive de temps en temps, on le coupe, de distance en distance, par des digues ; et chaque village voisin ayant sa part du travail, les paysans paraissent aussitôt avec leur machine à chaîne qui sert à faire passer l’eau d’un fossé à l’autre. Cette entreprise, quoique pénible, est bientôt finie, à cause de la multitude des ouvriers. Dans quelques endroits de la province de Fo-kien, les montagnes sont contiguës, sans être fort hautes. Mais quoiqu’on y trouve à peine quelques vallées, l’art des habitans est parvenu à les cultiver, en conduisant de l’une à l’autre une abondante quantité d’eau par des tuyaux de bambou.

C’est à cette admirable industrie des paysans que la Chine est redevable de l’abondance de ses grains et de ses légumes. Elle en est mieux fournie que tous les autres pays du monde ; cependant il est certain que le pays suffit à peine pour nourrir ses habitans. Ils auraient besoin d’un espace plus grand du double. Les laboureurs chinois sont pauvres, et chacun n’a qu’une petite portion de terre à cultiver. L’usage est que le seigneur tire la moitié de la récolte, et qu’il paie tous les impôts ; l’autre moitié demeure au laboureur pour unique fruit de son travail.

Le nombre des marchands dans toutes les parties de la Chine est incroyable ; ils sont tous d’une extrême politesse, et ne rejettent pas l’occasion de vendre avec le plus petit profit : fort différens des Japonais, qui sont au contraire grossiers, peu obligeans, et si opiniâtres, qu’après avoir une fois déclaré qu’une chose vaut vingt ducats, toutes les raisons du monde ne leur en feraient rien rabattre. Le père Le Comte représente les Chinois comme la nation de l’univers la plus propre au commerce, et qui s’y entend le mieux. Ils sont, dit-il, fort insinuans dans leurs manières, et leur avidité pour le gain leur fait trouver des moyens de vivre et des méthodes de trafic qui ne viennent point naturellement à l’esprit. Il n’y a point d’occasion dont ils ne tirent avantage, ni de voyages qu’ils n’entreprennent, au mépris de toutes les difficultés, dans l’espérance du moindre profit.

Mais, suivant le témoignage de quelques missionnaires, il serait à souhaiter qu’ils fussent d’un peu meilleure foi dans leurs marchés, surtout à l’égard des étrangers. Ils s’efforcent toujours de vendre au-dessus du juste prix, et souvent ils ne font pas scrupule d’altérer les marchandises. Leur maxime est que ceux qui achètent ne cherchent qu’à payer le moins possible, et se dispenseraient même de payer, si le marchand y consentait. Ils se croient en droit, sur ce principe, de demander les plus hauts prix. « Ce ne sont pas les marchands qui trompent, disent-ils fort hardiment, c’est l’acheteur qui se trompe lui-même. L’acheteur n’est forcé à rien, et le profit que tire le marchand est le fruit de son industrie. » Cependant ceux qui se conduisent par de si mauvais principes sont les premiers à faire l’éloge de l’honnêteté et du désintéressement. Magalhaens regarde comme les plus riches négocians de la Chine ceux qui font le commerce de la soie et du bois de construction.

En traitant du commerce des Chinois, nous le diviserons en quatre articles : 1o. le fond réel du commerce domestique et étranger ; 2o. la navigation et les navires ; 3o. les moyens de voyager par terre ; 4o. la monnaie, les poids et les mesures.

1o. Les richesses particulières à chaque province, et la facilité de transporter les marchandises par les rivières et les canaux ont rendu en tout temps le commerce intérieur de la Chine très-florissant. Le commerce extérieur est moins important, parce que les Chinois, trouvant dans leur propre pays tout ce qui leur est nécessaire pour les besoins et les agrémens de la vie, s’éloignent rarement de leurs frontières. Tant que la Chine fut gouvernée pas des empereurs originaires du pays, les ports furent toujours fermés aux étrangers, et les défenses si rigoureuses pour le commerce du dehors, qu’il n’était pas permis aux habitans de sortir des limites de l’empire ; mais depuis que les Tartares s’en sont rendus les maîtres, ils ont ouvert leurs ports à toutes les nations.

Le commerce intérieur de la Chine est de la plus incroyable activité. On peut regarder les provinces chinoises comme autant de royaumes, entre lesquels il se fait une communication de richesses qui sert à rapprocher leurs habitans et à répandre l’abondance dans toutes les villes. Les provinces de Hou-quang et de Kiang-si fournissent du riz à celles qui n’en sont pas bien pourvues. Celle de Ché-kiang produit la plus belle soie. Les vernis et l’encre viennent de Kiang-nan, avec toutes sortes d’ouvrages curieux en diverses matières. L’Yun-nan, le Chen-si et le Chan-si donnent du fer, du cuivre et plusieurs autres métaux ; des chevaux, des mulets et des pelleteries. Le Fo-kien produit du sucre et le meilleur thé de l’empire. Le Sé-chuen fournit des herbes et des plantes médicinales, etc. Chaque province contribue ainsi au bien public par une abondance de denrées dont le détail serait trop long. Toutes ces marchandises, passant d’un lieu à l’autre par le moyen des rivières, sont vendues fort promptement. On voit, par exemple, des marchands qui, trois ou quatre jours après leur arrivée dans une ville, vendent six mille bonnets propres à la saison. Le commerce n’est interrompu qu’aux deux premiers jours de leur première lune, qui sont employés aux réjouissances et aux visites mutuelles de la nouvelle année. Dans tous les autres temps, le mouvement des affaires est continuel à la campagne comme dans les villes. Les mandarins mêmes y prennent part en mettant leur argent entre les mains des marchands, pour le faire valoir par la voie du commerce ; en un mot, il n’y a point de famille, jusqu’à la plus pauvre, qui ne trouve, avec un peu de conduite, le moyen de subsister aisément de son trafic. On en connaît dont tout le fonds ne monte pas à plus d’un écu de France, et qui ne laissent pas d’en tirer leur entretien, père, mère, avec deux ou trois enfans, de se procurer des habits de soie pour les jours de cérémonie, et de parvenir même, en peu d’années, à faire un commerce bien plus considérable. Cela paraît incompréhensible, et cependant les exemples n’en sont pas moins communs. Un petit marchand qui n’a qu’environ cinquante sous achète du sucre et de la farine de riz dont il fait de petits gâteaux qui sortent du four une heure ou deux avant le jour, pour allumer, suivant l’expression chinoise, le cœur des voyageurs. À peine sa boutique est-elle ouverte, que toute sa marchandise lui est enlevée par les villageois, par les ouvriers, les portefaix, les enfans du quartier et les plaideurs. Ce petit négoce produit en quelques heures un profit de vingt sous, dont la moitié suffit au marchand pour son entretien et celui de sa famille. En un mot, nos foires les plus fréquentées ne sont qu’une faible image de la multitude incroyable de peuple qu’on voit dans la plupart des villes de la Chine, occupé à vendre ou à acheter toutes sortes de commodités.

Il n’est pas surprenant qu’avec un commerce si florissant dans l’intérieur de l’empire les Chinois négligent beaucoup le commerce des pays étrangers. Par mer, on ne les voit jamais passer le détroit de la Sonde ; leurs plus longs voyages de ce côté-là se bornent à Batavia. Du côté de Malacca, ils ne vont jamais plus loin qu’Achem ; et le terme de leur navigation, au nord, est ordinairement le Japon.

Les îles du Japon sont le pays qu’ils fréquentent le plus. Ils partent au mois de juin ou de juillet, au plus tard, pour se rendre avec leurs marchandises, à Siam ou à Camboge, et y prendre celles qui conviennent aux Japonais. Le profit de ce voyage monte à deux cents pour cent. S’ils vont de leurs ports de Ning-po, de Canton ou d’Émoui, directement au Japon, ils se chargent : 1o. de drogues, telles que le gin-seng ; la rhubarbe, les mirobolans, etc. ; 2o. de cuirs de vaches et de buffles, d’arec, et de sucre blanc, sur lequel ils gagnent quelquefois dix pour un ; 3o. de toutes sortes d’étoffes de soie, surtout de satin, de taffetas et de damas de différentes couleurs, particulièrement de noirs : ils tirent quinze taëls de ce qui leur revient à six ; 4o. de cordes de soie pour les instrumens, et de bois d’aigle et de sandal, qui est très-recherché des Japonais, parce qu’ils en ont besoin sans cesse pour encenser leurs idoles ; 5o. enfin de draps et de camelots de l’Europe, dont ils trouvent un prompt débit, et qui leur rapportent cinquante pour cent, d’où l’on peut conclure quels doivent être les profits des Hollandais.

Les marchandises que les Chinois rapportent du Japon, sont : 1o. des perles fines, sur lesquelles ils gagnent quelquefois dix pour un ; 2o. du cuivre rouge en barres, qui leur coûte entre trois taëls et quatre et demi, mais qu’ils vendent dix ou douze taëls à la Chine, en cuivre en œuvre, comme balances, réchauds, cassolettes, bassins, etc., qu’ils revendent bien cher dans leur pays : ce cuivre est beau et agréable à la vue ; 3o. des lames de sabre qui sont fort estimées des Chinois, elles ne s’achètent qu'une piastre au Japon, et se vendent quelquefois jusqu’à dix piastres à la Chine, 4o. du papier à fleurs et uni dont les Chinois font des éventails ; 5o. de la porcelaine qui est très-belle, mais de peu d’usage, parce qu’elle souffre difficilement l’eau bouillante : elle n’est pas plus chère au Japon que la porcelaine de la Chine à Canton ; 6o. des vernis japonais, qui ont été si long-temps, au-dessus de toute comparaison, mais ils sont si chers, que les Chinois en achètent rarement. Un cabinet de deux pieds de haut, sur la même largeur, s’est vendu à la Chine jusqu’à cent piastres. Ceux qui s’exposent le plus aux risques de ce commerce, sont les marchands d’Émoui et de Ning-po, parce que, les portant à Manille et à Batavia, ils les vendent fort chers aux Européens, qui sont passionnés pour les ouvrages de cette nature ; 7o. enfin les marchands chinois rapportent de l’or, qui est très-fin, et quantité de ce métal qui se nomme tombak, sur lequel ils gagnent soixante pour cent à Batavia.

Ils font aussi commerce à Manille ; mais on ne voit guère entreprendre ce voyage qu’aux marchands d’Émoui, qui se chargent d’une quantité de soie, de satins rayés et à fleurs, de broderies, de tapis, de coussins, de robes de chambre, de bas de soie, de thé, de porcelaine, d’ouvrages de vernis, de drogues, etc., sur lesquels leur profit est généralement de cinquante pour cent. Ils ne rapportent que des piastres.

Mais le commerce auquel ils s’attachent le plus, parce qu’il est le plus avantageux et le plus facile, est celui de Batavia. Les vaisseaux partent chaque année de Canton, d’Émoui et de Ning-po, vers la onzième lune, c’est-à-dire au mois de décembre, avec les marchandises suivantes :

1o. Une sorte de thé vert qui est très-fin et d’une odeur très-agréable. Le song-lo et le bohé sont moins recherchés par les Hollandais ; 2o. de la porcelaine qui n’est pas plus chère à Batavia qu’à Canton ; 3o. du fil et des feuilles d’or, qui ne sont que du papier doré. Une partie du fil se vend en petits écheveaux, qui portent le nom de poignées. Il est cher, parce qu’il est couvert de l’or le plus fin ; mais celui qu’ils portent à Batavia se vend ordinairement au poids, en petits paquets, avec de grosses poignées de soie rouge, qu’on y mêle exprès pour donner plus de lustre à l’or, et plus de pesanteur aux paquets. Les Hollandais ne l’achètent point pour leur usage ; ils le revendent dans le pays des Malais, avec un profit considérable ; 4o. de la toutenague, qui leur rapporte quelquefois jusqu’à cent cinquante pour cent ; 5o. des drogues, particulièrement de la rhubarbe ; 6o. des ustensiles de cuivre jaune, tels que des bassins, des réchauds, des chaudières, etc.

Ils rapportent de Batavia, 1o. de l’argent en piastres ; 2o. du poivre, des clous de girofle, des noix muscades et d’autres épices ; 3o. de l’écaille de tortue, dont les Chinois font de très-jolis bijoux, tels que des peignes, des coupes, des manches de couteaux, des pipes, des tabatières à l’européenne, qu’ils ne vendent que dix sols ; 4o. du bois de sandal et du bois rouge et noir pour les ouvrages de marqueterie, et du bois de Brésil qui sert pour la teinture ; 5o. des pierres d’agate toutes taillées : les Chinois s’en font des ornemens pour leurs ceintures, des boutons pour leurs bonnets, et une sorte de colliers ; 6o. de l’ambre jaune, qu’ils achètent à fort bon marché ; 7o. des draps de l’Europe, qui ne leur coûtent pas non plus fort cher, et qu’ils revendent au Japon.

Tel est le principal commerce des Chinois hors de l’empire. Ils font aussi, mais très-rarement, le voyage d’Achem, de Malacca, de Patane, de Lugor, qui dépend du royaume de Siam, de la Cochinchine, etc. Le commerce qu’ils font à Yohor est également avantageux et facile. Ils ne gagneraient point les frais de leur entreprise dans le voyage d’Achem, s’ils n’y étaient pas rendus au mois de novembre ou de décembre, qui est le temps où les vaisseaux de Surate et de Bengale se trouvent sur cette côte. Ils ne rapportent ordinairement de toutes ces régions que du poivre, de la cannelle et d’autres épices ; des nids d’oiseaux, du riz, du camphre et des cannes de rotang, qu’on entrelace comme de petites cordes ; des torches faites des feuilles de certains arbres qui brûlent comme de la poix, et qui servent de flambeaux ; de l’or, de l’étain , etc.

À l’égard du commerce des Européens à la Chine, le port de Canton est presque le seul qui leur soit ouvert dans certains temps de l’année, encore n’ont-ils pas la liberté de s’avancer jusqu’à la ville. Ils jettent l’ancre à Hoang-pou, nommé communément Van-pou, lieu qui en est éloigné de quatre lieues, sur la rivière, et où le nombre des vaisseaux est toujours fort grand. Autrefois les draps de l’Europe, les cristaux, les sabres, les pendules, les montres à répétition, les télescopes, les miroirs et les glaces, etc., s’y vendaient avec beaucoup d’avantage ; mais depuis que les Anglais font ce voyage régulièrement chaque année, il n’y a pas une seule de ces marchandises qui soit plus chère à Canton qu’en Europe ; le corail même ne s’y vend presque plus qu’avec perte. Ainsi, à parler en général, ce n’est plus qu’avec l’argent qu’on peut trafiquer utilement à la Chine. On peut faire un profit considérable en l’échangeant pour de l’or, qui est une marchandise dans le pays. On y gagne encore un tiers.

L’or qui se vend à Canton vient en partie des provinces de la Chine, et en partie des pays étrangers, comme d’Achem, de la Cochinchine, du Japon, etc. Il est refondu dans cette ville, à la réserve de celui qu’on tire de la Cochinchine, qui est ordinairement aussi pur et aussi beau qu’il puisse être, lorsqu’on l’achète du roi du pays ; mais celui que ses sujets vendent secrètement n’est pas si pur, et demande d’être raffiné à Canton. Les Chinois divisent leur or par carats, comme en Europe. L’or commun est depuis quatre-vingt-dix carats jusqu’à cent ; il est plus ou moins cher, suivant le temps auquel il s’achète, c’est-à-dire qu’aux mois de mars, d’avril et de mai, il est moins cher que depuis juillet jusqu’en décembre et janvier, parce que, dans cette dernière saison, les vaisseaux sont en plus grand nombre dans le port et la rade de Canton.

On achète aussi à la Chine des drogues excellentes, plusieurs sortes de thé, du fil d’or, du musc, des pierres précieuses, des perles, du vif argent, etc. Mais le principal objet du commerce des Européens est la porcelaine, les ouvrages de vernis et les étoffes de soie, dont on parlera plus particulièrement dans la suite.

À l’égard de leur navigation, le père Le Comte observe qu’ils ont eu fort anciennement des vaisseaux très-forts ; et quoiqu’ils n’aient pas plus perfectionné la navigation que les autres sciences, non-seulement ils l’entendaient beaucoup mieux que les Grecs et les Romains, mais qu’aujourd’hui même ils ne naviguent pas moins sûrement que les Portugais.

Leurs vaisseaux, comme leurs bateaux et barques, s’appellent du nom commun de tchouen. Les plus grands ne portent pas plus de deux cent cinquante ou trois cents tonneaux ; ce ne sont proprement que des barques plates à deux mâts. Leur longueur est de quatre-vingts ou cent pieds ; l’avant n’a point d’éperon ou de proue ; il s’élève dans la forme de deux ailes ou de deux cornes, d’une figure fort bizarre. L’arrière est ouvert en dehors par le milieu pour contenir le gouvernail et le mettre à couvert du battement des vagues. Ce gouvernail a cinq ou six pieds de largeur, et peut aisément se lever et s’abaisser par le moyen d’un câble qui le soutient sur la poupe.

Les vaisseaux chinois n’ont ni mât d’artimon, ni beaupré, ni mât de hune. Toute leur mâture consiste dans le grand mât et le mât de misaine, auxquels ils ajoutent quelquefois un fort petit mât de perroquet qui n’est pas d’un grand secours. Le grand mât est placé assez près du mât de misaine, qui est fort sur l’avant. La proportion de l’un à l’autre est ordinairement comme de deux à trois, et la longueur du grand mât ne va jamais au-dessous, étant au plus des deux tiers de toute la longueur du vaisseau.

Leurs voiles sont faites de nattes de bambou, ou d’une espèce de cannes communes à la Chine ; elles s’ouvrent comme un paravent. Au sommet est une pièce de bois qui sert de vergue, et au pied une sorte de planche large de douze pouces sur cinq ou six d’épaisseur, qui tient la voile ferme. Ces sortes de bâtimens ne sont nullement bons voiliers ; ils tiennent cependant beaucoup mieux le vent que les nôtres, à cause de la roideur des voiles qui ne cèdent point à l’impression du souffle ; mais leur forme, qui n’est pas si avantageuse, leur fait perdre à la dérive la supériorité qu’ils ont sur nous en ce point.

Leur calfat est si bon, qu’un seul puits ou deux puits, à fond de cale du vaisseau, suffisent pour le tenir sec ; aussi les Chinois n’ont-ils point eu jusqu’à présent l’usage des pompes. Leurs ancres ne sont pas de fer comme les nôtres ; elles sont d’un bois que sa dureté et sa pesanteur ont fait nommer tié-mou (bois de fer). Ils prétendent qu’elles sont meilleures que celles de l’Europe, parce qu’elles ne sont pas sujettes à se fausser ; cependant, pour l’ordinaire, on les arme de fer.

Les Chinois n’ont à bord ni pilote, ni maître de manœuvre. Les seuls timoniers conduisent le vaisseau. Il faut avouer néanmoins que la plupart n’entendent pas mal la navigation, surtout au long des côtes ; mais on ne leur accorde pas tant d’habileté en haute mer. Ils mettent le cap sur le lieu vers lequel ils vont ; et, sans tenir compte des élans du vaisseau, ils courent ainsi comme ils le jugent à propos. Cette négligence vient sans doute de ce qu’ils entreprennent rarement des voyages de long cours ; cependant, quand ils veulent, ils naviguent assez bien.

Leurs manœuvres étant grossièrement disposées, demanderaient tant de temps pour être remises en ordre, que pendant le calme les Chinois laissent leur voile déployée au hasard. Le poids énorme de cette voile, joint à l’action d’un vent qui agit sur le mât, mettrait la proue sous l’eau, si les Chinois ne remédiaient à cet inconvénient par le soin qu’ils ont de charger beaucoup moins leurs vaisseaux sur l’avant que sur l’arrière. Aussi, lorsqu’un bâtiment est à l’ancre, la proue est entièrement hors de l’eau, tandis que l’arrière y est fort enfoncé. La largeur des voiles chinoises, et leur situation vers l’avant, donnent sans contredit beaucoup de vitesse à la course d’un vaisseau, lorsqu’ils naviguent vent arrière ; mais de vent largue il est jeté nécessairement hors de sa direction, sans parler du risque qu’il court toujours de chavirer lorsqu’il est surpris par un coup de vent.

Si les Chinois ont découvert avant nous la boussole, comme plusieurs écrivains l’assurent, ils en ont tiré jusqu’à présent peu d’avantage. L’aiguille de leur grand compas de mer n’a pas plus de trois pouces de longueur ; sa figure, d’un côté, est une sorte de fleurs de lis , et de l’autre, un trident. Toutes les aiguilles aimantées des Chinois se font à Nangazakii, port du Japon. Le père Le Comte assure que les Chinois n’avaient aucune notion de la variation et de la déclinaison de l’aiguille avant que les missionnaires les en eussent convaincus par des expériences.

Le goudron des Chinois est une composition de chaux, d’huile ou plutôt de résine, qui distille d’un arbre nommé tong-yenu, et de filasse de bambou. Lorsque cette composition est sèche, on la prendrait pour de la chaux, qui est la principale matière : elle est plus nette que notre goudron, et n’a pas cette odeur désagréable qui règne sur les vaisseaux de l’Europe. Elle est d’ailleurs à l’épreuve du feu, auquel le goudron et la poix sont sans cesse exposés.

L’unique emploi du pilote est de veiller sur la boussole et de régler la course. Le timonier dirige la manœuvre du vaisseau, et le capitaine prend soin des provisions, sans entrer dans aucun autre soin. Cependant tout s’exécute avec une ponctualité surprenante. Cette harmonie entre les Chinois d’un vaisseau vient de l’intérêt qu’ils ont tous à sa conservation, parce qu’ils ont tous quelque part à sa cargaison. Officier et soldat, chacun a la liberté de mettre à bord une certaine quantité de marchandises, et cette permission leur sert de paie. Chacun occupe aussi son appartement particulier, dans l’espace qui est entre les ponts, et qui se trouve divisé en différentes cabanes. Quoique les Européens remportent beaucoup sur eux dans la navigation sur mer, il faut confesser que, sur les rivières et les canaux, ils ont une adresse particulière à leur nation, dont nous sommes fort éloignés. Un petit nombre de leur bateliers conduisent des barques aussi grandes que nos vaisseaux.

L’adresse avec laquelle les Chinois naviguent sur les torrens a quelque chose de surprenant et d’incroyable. Ils franchissent intrépidement des passages que des gens moins hardis ne peuvent regarder sans quelque marque de crainte. Sans parler des chutes d’eau qui se trouvent souvent dans un canal, et qu’ils remontent, à force de bras, d’un canal à l’autre, la Chine a des rivières qui coulent ou plutôt qui se précipitent au travers d’une infinité de rochers pendant l’espace de soixante ou quatre-vingts lieues, et qui forment des courans d’une rapidité extrême, auxquels les Chinois donnent le nom de chan. Il s’en trouve dans diverses parties de l’empire ; et le père Le Comte en vit plusieurs dans le voyage qu’il fit de Nan-chan, capitale de la province de Kiang-si, jusqu’au célèbre port de Canton. Sa barque fut emportée par un de ces courans, avec une si grande violence, que, tout l’art des matelots n’ayant pu la surmonter, elle fut abandonnée au courant, qui la fit pirouetter long-temps parmi les nombreux détours formés par les rochers ; enfin elle donna avec tant de violence sur un rocher à fleur d’eau, que le gouvernail, de la grosseur d’une poutre, se brisa comme un verre, et que le corps du bâtiment fut porté tout entier par l’effort des courans sur le rocher, où il demeura immobile ; mais si, au lieu de toucher par la poupe, il eût donné par le travers, il était perdu sans ressource avec les passagers.

Dans la province de Fo-kien, où l’on passe de Canton et de Chang-tcheou, on est, durant huit ou dix jours dans un danger continuel de périr. Les chutes d’eau sont continuelles, toujours brisées par mille pointes de rochers qui laissent à peine la largeur nécessaire au passage d’une barque. Ce ne sont que détours, que cascades, que torrens opposés qui s’entrechoquent les uns contre les autres, et qui emportent les bateaux comme un trait. On est toujours à deux pas des écueils, et menacé de se voir précipiter sur l’un en voulant éviter l’autre ; il n’y a au monde que les Chinois capables de surmonter des obstacles de cette nature, et leur adresse même n’empêche pas que les naufrages n’y soient fort communs. Il doit paraître étonnant que toutes les barques n’aient pas le même sort ; quelquefois elles sont en pièces, et tout l’équipage est enseveli misérablement dans les flots avant qu’on ait le temps de se reconnaître : quelquefois aussi, quand on descend les cascades formées par une rivière qui se précipite toute entière, les bateaux, en tombant tout à coup, plongent dans l’eau par la proue, sans pouvoir se relever, et disparaissent dans un moment. En un mot, ces voyages sont si dangereux, que, si l’on en croit le père Le Comte, il ne vit jamais la mort de si près, pendant dix ans de navigation sur les mers les plus orageuses du monde, où il fit plus de douze mille lieues, que pendant dix jours sur ces affreux torrens.

Des chemins entretenus aussi soigneusement qu’on l’a déjà fait observer doivent être également commodes pour les voyageurs et pour le transport des marchandises ; la multitude des villages qui sont remplis de temples ou de monastères de bonzes offrent d’abord un soulagement considérable aux voyageurs ; les hôtelleries sont aussi en fort grand nombre. Le soin qu’on a d’établir des gardes sur les routes, à certaines distances, laisse peu de crainte aux voyageurs de la part des brigands : les mauvaises rencontres sont très-rares, excepté dans les provinces voisines de Pékin ; mais il n’arrive presque jamais que les voleurs joignent le meurtre au pillage ; ils ne pensent qu’à se retirer fort adroitement, après avoir exercé leur profession : d’ailleurs, la multitude des passans suffit pour leur sûreté. Un missionnaire raconte qu’il fut suivi pendant plusieurs jours par un voleur qui ne put trouver l’occasion de l’insulter, parce qu’il n’avait pas plus tôt perdu de vue une compagnie de voyageurs qu’il en paraissait une autre.

Suivant le témoignage de tous les missionnaires, le plus fâcheux et presque le seul inconvénient des voyages, surtout en hiver, et dans les parties septentrionales de la Chine, est l’excès de la poussière, parce que la pluie est fort rare dans cette saison ; la terre est alors si sèche et si mobile, que dans un grand vent il s’en élève des nuées qui obscurcissent le ciel, et qui coupent la respiration ; la multitude des passans et des voitures produit aussi le même effet.

La méthode la plus commune pour les voyages par terre est d’aller à cheval ; mais quoique les chevaux soient assez bons, ils demandent de l’attention pour les choisir. S’ils se fatiguent sur la route, il n’y a point d’espérance d’en pouvoir changer à la poste, parce que tous les chevaux de poste appartiennent à l’empereur, et ne servent que pour ses courriers, ou pour les officiers de sa cour.

Lorsque le chemin est trop rude pour aller à cheval, on se sert de chaises composées de bambous croisés en forme de treillis, et liés ensemble avec des rotangs ; on les couvre du haut en bas de toile peinte, ou bien d’étoffe de laine ou de soie, suivant la saison ; et pendant la pluie on y ajoute un surtout de tafetas huilé.

Si, pour se garantir de la chaleur l’on choisit le temps de la nuit pour voyager, surtout dans les pays montagneux qui sont infestés de tigres, on loue de distance en distance des guides avec des torches, qui servent tout à la fois à dissiper les ténèbres et à répandre l’épouvante parmi ces terribles animaux. Les torches de voyage sont composées de branches de pin, séchées au feu et si bien préparées, que le vent et la pluie ne font que les allumer davantage ; chaque torche est longue de six ou sept pieds et dure près d’une heure.

Une grande commodité pour ceux qui voyagent par terre en Chine, c’est la facilité et la sûreté avec laquelle ils font transporter leurs bagages ou leurs marchandises par des porteurs publics, qui sont en grand nombre dans toutes les villes de l’empire. Ces portefaix ont leur chef à qui les voyageurs s’adressent : on convient du prix, qui est toujours payé d’avance, et le chef donne autant de billets qu’on lui demande de porteurs ; ils paraissent à l’instant sur son ordre, et c’est lui qui répond de chaque fardeau. Lorsque les porteurs ont rempli leur office, ils se rendent chez lui avec les billets qu’ils ont reçu des voyageurs, pour obtenir le prix de leur travail. Dans les villes de grand passage, il y a quantité de bureaux où les porteurs se font inscrire, après avoir donné de bonnes cautions ; de sorte qu’on peut s’en procurer trois ou quatre cents dans l’occasion. Leur chef, à qui l’on ne manque point de s’adresser, prend le mémoire de toutes les marchandises qu’on veut faire porter, et reçoit tant par livre : le prix commun est de dix sous par jour pour chaque quintal ; il ne reste ensuite aucun embarras aux étrangers, parce qu’en livrant les fardeaux aux porteurs, leur chef leur donne à chacun la note de ce qu’ils contiennent, et qu’on peut se rendre tranquillement au terme, avec la certitude que toutes les marchandises qu’on a confiées au chef y seront délivrées fidèlement dans le bureau qui est en correspondance avec le sien. Le fardeau est attaché avec des cordes au milieu d’une perche de bambou, qui est soutenue par les deux bouts sur les épaules de deux hommes ; mais, si le poids est trop considérable, on y emploie quatre hommes et deux perches. On a la liberté de changer tous les jours de porteurs et de leur faire faire chaque jour autant de chemin qu’on en parcourt soi-même. Lorsqu’un seul porteur suffit pour le fardeau, il en diminue le poids en le divisant en deux parties égales, qu’il attache avec des cordes et des crochets aux deux bouts d’une longue perche plate ; il la pose par le milieu sur son épaule, comme une balance qui se baisse et se lève alternativement dans sa marche . Est-il fatigué d’une épaule, il transpose adroitement la perche sur l’autre, et fait ainsi dix lieues par jours avec un poids de cent soixante livres de France.

Les douanes, à la Chine, sont moins rigoureuses que dans la plupart des autres pays. On n’y fouille personne, et rarement ouvre-t-on les paquets ou les caisses. On n’y prend même rien d’un voyageur qui a quelque apparence. « Il paraît assez, disent les gardes, que monsieur n’est pas marchand. » Il y a des douanes où l’on paie tant par pièce, et alors on s’en rapporte au livre du marchand. Dans d’autres, on paie tant pour tel poids ; ce qui est bientôt réglé. Le cang-ho[1] même de l’empereur n’exempte point des droits de la douane ; cependant, par respect pour l’empereur, on laisse passer ses courriers sans leur faire aucune demande. La douane de Pékin est ordinairement la plus exacte.

Les malles ou les ballots des grands officiers de la cour ne s’ouvrent jamais : elles portent pour marque un fong-tiao, qui est une bande de papier sur laquelle est écrit le temps de leur départ, avec le nom et la dignité du maître.

Les seules monnaies courantes de la Chine, pour les nécessités de la vie et pour la facilité du commerce, sont l’argent et le cuivre. L’or est sur le même pied que les pierres précieuses en Europe. Il s’achète comme les autres marchandises, et les Européens en tirent un profit d’autant plus considérable que, suivant le père Le Comte, sa proportion avec la livre d’argent est d’un à dix, au lieu qu’en Europe elle est d’un à quinze ; de sorte que l’on y gagne ordinairement un tiers.

L’argent chinois est fin, mais n’est pas tout du même titre. Comme on fixe en France la plus grande finesse de l’or à vingt-quatre carats, les Chinois divisent leur titre en cent parties, c’est le plus haut degré de finesse pour l’argent. Il s’en trouve néanmoins du titre de quatre-vingt-dix et de divers autres degrés jusqu’à cent ; il s’en trouve même de quatre-vingts ; mais c’est celui qui est de plus bas aloi, et qui ne serait pas reçu dans le commerce sans une augmentation de poids qui l’égale à la valeur de l’argent de cours. Les Chinois prennent l’argent de France sur le pied de quatre-vingt-quinze. Cependant ceux qui entendent bien cette matière ne l’estiment qu’à quatre-vingt-treize ; de sorte que dans cent onces de notre argent il y en a sept d’alliage ; ou, ce qui revient au même, cent onces n’en valent que quatre-vingt-treize d’argent fin.

L’habileté des Chinois est singulière pour juger du titre de l’argent à la première vue ; ils ne s’y trompent presque jamais. Selon Le Comte, ils font attention à trois choses : 1o. à la couleur ; 2o. à de petits trous qui se forment dans la partie du métal attachée au creuset ; 3o. à différens cercles qui paraissent sur la surface du métal lorsqu’il se refroidit après avoir été fondu. Si la couleur est blanche, les trous petits et profonds, les cercles en grand nombre, pressés et déliés, surtout près du centre, l’argent passe alors pour pur ; mais plus il manque de ces trois qualités, plus on y suppose d’alliage.

L’argent qui a cours dans la Chine n’est pas une pièce de monnaie frappée au coin comme en Europe ; ce sont des lingots qui se coupent en morceaux, grands ou petits, suivant l’occasion, et dont la valeur est réglée par le poids. Ces lingots, qui sont de l’argent le plus fin, s’emploient pour les paiemens. La difficulté consiste à s’en servir dans le détail. Il faut quelquefois les mettre au feu, les battre à grands coups de marteau, et les rendre assez minces pour les compter plus aisément en petites pièces ; d’où il arrive que le paiement est toujours la partie la plus longue et la plus embarrassante d’un marché. Les Chinois conviennent qu’il leur serait plus commode d’avoir des monnaies d’une valeur fixe et d’un poids déterminé ; mais alors les provinces, disent-ils, fourmilleraient de faux-monnayeurs, ou de gens qui altéreraient les monnaies, tandis que cet inconvénient n’est pas à craindre tant que l’on conservera l’usage de couper l’argent à mesure qu’on a besoin pour payer le prix de ce qu’on achète. Comme il est difficile qu’en coupant tant de fois l’argent, il ne s’en perde quelques petites arties, les pauvres s’attachent beaucoup à les recueillir, en lavant les ordures qu’on jette des maisons dans les rues. Ils y trouvent un gain suffisant pour leur subsistance.

La plupart des Chinois portent sur eux, dans un étui de vernis fort propre, une petite balance pour peser l’argent : elle est composée d’un petit plateau et d’un bras d’ivoire, ou d’ébène, et d’un poids qui glisse au long du bras. Cette espèce de balance, qui ressemble assez à la romaine, est d’une justesse merveilleuse. Il n’y a point de monnaie depuis quinze ou vingt taels jusqu’au sou, qui ne puisse être pesée avec une précision surprenante. La millième partie d’un écu fait pencher la balance d’une manière sensible.

La monnaie de cuivre est la seule qui porte empreinte de caractères, et dont on fasse usage dans le détail. Ce sont de petites pièces rondes percées au milieu, qui s’emploient séparément pour les petits marchés, ou enfilées dans des cordons par centaines jusqu’au nombre de mille. Le métal n’est ni pur ni bien battu. Les Chinois divisent la livre en seize lyangs, qui sont autant d’onces ; le lyang en dix parties, qui se nomment tsyens ; le tsyen en dix suens. Un fuen vaut un sou de France. Le lyang, que les Portugais nomment tael, vaut cent sous de notre monnaie.

On distingue aujourd’hui à la Chine trois sortes de mesures : 1o. le pied du palais, établi par l’empereur Khang-hi, qui est le pied de Paris, et qui est dans la proportion de quatre-vingt-dix-sept et demi à cent avec le pied du tribunal des mathématiques ; 2o. le pied du tribunal des ouvrages publics, nommé kong-pou, qui est en usage parmi les ouvriers : il est plus court d’une ligne que celui de Paris ; 3o. le pied des tailleurs, en usage parmi les marchands, est plus grand de sept lignes que le kong-pou. C’est la première de ces trois mesures que les missionnaires ont constamment employée pour lever les cartes de l’empire. En s’attachant à ce pied, le père Thomas, missionnaire jésuite, réduisit le degré à deux cents lis chinois, dont chacun est composé de cent quatre-vingts brasses chinoises, chacune de dix pieds. Comme la vingtième partie d’un degré, suivant l’observation de l’académie des sciences de Paris, contient deux mille huit cent cinquante-trois toises, chacune de six pieds du Châtelet, elle est égale à mille huit cents toises chinoises ou dix lis ; et par conséquent un degré de vingt grandes lieues de France contient deux cents lis.

On pourrait donner beaucoup d’étendue à cet article. La Chine contient plus d’artisans qu’on ne peut se l’imaginer : le nombre en est prodigieux dans tous les genres. Rien ne cause tant d’admiration aux Européens que la multitude de bijoux et de curiosités qui se vendent dans les boutiques chinoises.

Les Chinois font de grands progrès dans les arts, quoiqu’ils ne les aient point encore portés à ce degré de perfection qui fait tant d’honneur à l’Europe. On peut attribuer la supériorité que nous avons encore sur eux aux lois qui bornent leur dépense. L’adresse de leurs ouvriers est extraordinaire, et s’ils n’approchent point de nous par leur invention, ils entrent facilement dans nos idées, et réussissent fort bien dans l’imitation des modèles. On en donne pour témoignage les glaces de miroir, les montres, les pistolets, les bombes, et quantité d’autres ouvrages qui se font en divers lieux de l’empire, mais ils avaient depuis un temps immémorial l’usage de la poudre à tirer ; de l’imprimerie et de la boussole ; connaissances nouvelles en Europe.

Ils réussissent médiocrement dans la peinture des fleurs, des oiseaux et des arbres ; mais beaucoup moins dans celle des figures humaines. Ils n’entendent point l’art des ombres ; aussi admirent-ils beaucoup nos moindres tableaux. Cependant on a vu des peintres chinois devenir très-bons artistes après avoir appris les principes de la peinture à Manille ou à Macao. Les ouvrages de filigranes qu’ils font à Manille, et dont ils doivent l’art aux Indiens, ont causé de l’étonnement en Europe. Les ouvriers de Canton font de très-bonnes lunettes, des télescopes, des verres ardens et des miroirs, si semblables aux nôtres, qu’on y remarque peu de différence : faute de sable fin, dont ils manquent dans leur pays, ils y emploient des cailloux réduits en poudre.

Leurs instrumens mécaniques ont en général de la ressemblance avec les nôtres, à l’exception de quelques-uns qui leur sont particuliers.

On trouve dans chaque ville des ouvriers de toutes sortes de professions : les uns travaillent dans leurs boutiques ; les autres cherchent dans les rues à se louer ; mais le plus grand nombre est employé dans l’intérieur des familles. Si l’on a besoin d’un habit, on fait venir chez soi, de grand matin, un tailleur qui s’en retourne le soir. L’usage est le même pour tous les autres artisans : ils apportent leurs instrumens avec eux, sans en excepter les forgerons et les serruriers, qui viennent avec leur enclume et leur soufflet pour les ouvrages les plus simples.

Les barbiers portent sur leurs épaules une sellette, un bassin, un coquemar, du feu, le linge nécessaire, et tout ce qui appartient à leur profession ; ils parcourent ainsi la ville avec une espèce de sonnette pour avertir ceux qui ont besoin de leur service ; et lorsqu’ils sont appelés, soit au milieu d’une rue, ou d’une place, ou à la porte d’une maison, ils se mettent sur-le-champ à l’œuvre. Ils rasent la tête, arrangent les sourcils, nettoient les oreilles, frottent les épaules, et tirent les bras, pour dix-huit deniers, qu’ils reçoivent avec beaucoup de remercîmens ; ensuite ils recommencent à sonner leur cloche. Les cordonniers vont de même par les rues ; ils raccommodent pour trois sous une paire de souliers, qui dure des années entières après cette réparation. Apparemment qu’ils ont un moyen de donner cette force au cuir.

Les pêcheurs se servent de filets dans les grandes pêcheries, et de lignes dans les petites ; mais l’usage de plusieurs provinces est d’employer à la pêche le leu-tze, espèce de cormoran, qu’on mène avec soi comme un chien à la chasse du lièvre. Au lever du soleil, on voit sur les rivières un grand nombre de bateaux, et plusieurs de ces oiseaux perchés sur l’avant : au signal qu’on leur donne en frappant l’eau d’une des rames, ils se jettent dans la rivière ; ils plongent, chacun de son côté, et, saisissant le poisson, qu’ils lèvent par le milieu du corps, ils retournent à la barque avec leur proie. Le pêcheur prend l’oiseau, lui renverse la tête, passe la main le long de son cou, pour lui faire rendre les poissons qu’il aurait avalés tout entiers, lorsqu’ils sont petits, s’ils n’avaient été retenus par un anneau qu’on lui a passé au bas du cou. À la fin de la pêche, on le récompense de ses services on lui donnant à manger. Lorsque le poisson est trop gros, plusieurs oiseaux se joignent et s’aident mutuellement : l’un s’attache à la queue, l’autre à la tête ; et, s’unissant quelquefois tous ensemble, ils l’apportent au bateau de leur maître.

Les Chinois emploient pour la pêche une autre méthode qui n’est pas moins aisée ; ils ont des bateaux longs et étroits sur les bords desquels ils clouent des deux côtés une planche de deux pieds de largeur, qui s’étend d’un bout à l’autre ; cette planche est revêtue d’un vernis fort blanc et fort luisant : on la fait incliner par une pente fort douce jusqu’à la superficie de l’eau ; pendant la nuit, qui est le temps de cette pêche, on la tourne du côté de la lune, pour augmenter son éclat par la réflexion de la lumière. Le poisson qui joue sur l’eau, prend aisément la couleur de la planche pour celle de l’eau même ; il saute du côté qui se présente à lui, et tombe dans la barque.

Les principaux ouvrages qui sortent des manufactures chinoises sont les vernis, les étoffes de soie et la porcelaine : on vernit à la Chine, les tables, les chaises, les cabinets, les bois de lit, et non-seulement la plupart des meubles de bois, mais jusqu’aux ustensiles de cuivre et d’étain : cette espèce de peinture leur donne un lustre merveilleux, surtout lorsqu’elle est mêlée de figures en or et en argent ; à la vérité, les vernis de Canton ne sont ni si beaux , ni si durables que ceux du Japon, de Tonquin et de Nankin, parce qu’on les fait trop à la hâte à Canton, et qu’on ne cherche qu’à tromper les yeux des Européens. Pour que le vernis acquière toute sa perfection, il ne faut pas moins d’un été entier ; mais les marchands chinois ont peu de ces ouvrages en magasin ; ils attendent ordinairement l’arrivée des vaisseaux pour exécuter ce qu’on leur demande.

Le vernis de la Chine n’est pas une composition ; il suinte, comme une résine, d’un arbre dont on donnera la description : nous ne parlerons ici que de la manière dont il s’applique : cette opération se fait de deux manières ; la première, qui est fort simple, consiste dans une application immédiate sur le bois ; après l’avoir bien poli, on le frotte deux ou trois fois d’une espèce d’huile nommée tong-yeou, qu’on laisse sécher pour appliquer autant de fois une couche de vernis : il est si transparent, que le grain du bois se fait voir au travers ; aussi l’application est-elle souvent renouvelée, lorsqu’on veut cacher le fond de la matière ; il devient alors si luisant, qu’on le prendrait pour une glace de miroir : aussitôt qu’il est sec, on y peint en or et en argent des fleurs, des figures d’hommes, et d’oiseaux, des arbres, des montagnes, des palais ; après quoi l’on applique une nouvelle couche de vernis, mais légère, pour conserver la peinture et lui donner de l’éclat.

La seconde manière demande plus de préparation : on se sert d’une espèce de mastic, composé de papier, de filasse, de chaux, et de quelques autres matières, qui, étant bien battues, forment une espèce de carton collé sur le bois. Il fait un fond très-uni et très-solide sur lequel on passe deux ou trois fois l’huile dont on a parlé, après quoi l’on applique plusieurs couches de vernis, en laissant sécher successivement ces deux enduits : chaque ouvrier a son secret particulier pour perfectionner son ouvrage.

Les liqueurs chaudes ternissent quelquefois le vernis de la Chine, et lui font prendre une couleur jaune ; mais Duhalde indique le moyen d’y remédier donné par un auteur chinois : il n’est question, pour rétablir le noir glacé, que d’exposer la pièce pendant toute une nuit à la gelée blanche, ou, ce qui est encore plus sûr, de la tenir quelque temps dans la neige.

On croit que les vers qui produisent la soie sont venus originairement de la Chine : étant passés dans les Indes, et de là en Perse, ils furent introduits chez les Grecs et les Romains, parmi lesquels la soie fut d’abord estimée au poids de l’or. Les plus anciens écrivains de la Chine rendent témoignage qu’avant le règne de Hoang-ti, lorsqu’on commençait à défricher leur pays, les premiers habitans n’étaient vêtus que de peaux de bêtes, et que ce secours n’ayant pu suffire à mesure qu’ils se multipliaient, une des femmes de l’empereur inventa l’art de fabriquer la soie. Dans les siècles suivans, plusieurs impératrices se firent un amusement d’élever des vers à soie, et de rendre la soie propre à divers ouvrages : il y avait même un verger du palais destiné à la culture des mûriers ; l’impératrice, accompagnée des reines et des plus grandes dames de sa cour, s’y rendait en cérémonie, et cueillait les feuilles. Les plus belles pièces d’étoffes de soie qui étaient l’ouvrage de ses mains, ou qui se faisaient par ses ordres, étaient consacrées au Chang-ti, dans la cérémonie du grand sacrifice. Il paraît ainsi que les manufactures de soie furent encouragées par les impératrices, comme l’agriculture l’était par les empereurs ; mais depuis quelque temps les impératrices ont cessé de prendre part au progrès de la soie.

Les Chinois jugent de sa bonne qualité par sa blancheur, sa finesse et sa douceur. Lorsqu’elle est rude à la main, c’est un fort mauvais signe. Souvent, pour lui donner un bel œil, ils la préparent avec de l’eau de riz, mêlée de chaux ; mais cette préparation la brûle : aussi souffre-t-elle difficilement le rouet après avoir été transportée en Europe. Rien au contraire ne se file plus aisément que la soie saine. Un ouvrier chinois la mouline une heure entière sans en rompre un seul fil. Les moulins chinois sont fort différens de ceux de l’Europe, et beaucoup moins embarrassans ; deux ou trois méchans dévidoirs de bambou suffisent avec un rouet ordinaire. On est surpris de la simplicité des instrument qui servent à faire les plus belles étoffes de la Chine.

À l’égard de leurs tissus d’or, ils ne passent pas ce métal à la filière, afin de le retordre avec le fil, comme on fait en Europe ; ils se contentent de couper en petites bandes une longue feuille de papier doré, et les roulent avec beaucoup d’adresse autour du fil de soie. Quoique ces étoffes aient beaucoup d’éclat dans leur fraîcheur, elles se ternissent sitôt à l’air, qu’elles ne peuvent guère servir à faire des habits. On n’en voit porter qu’aux mandarins et à leurs femmes, qui n’en font pas même beaucoup d’usage.

Les étoffes de soie les plus communes à la Chine sont les gazes unies et à fleurs, qui servent aux Chinois pour leurs habits d’été, des damas de toutes les sortes et de toutes les couleurs, des satins rayés, des satins noirs de Nankin, des taffetas à gros grains ou petites moires, qui sont d’un très-bon usage ; diverses autres sortes de taffetas à fleurs, à raies, à ramages, à figures ; du crépon, des brocarts, des pluches, et différentes sortes de velours.

En un mot, les Chinois fabriquent une infinité d’étoffes de soie pour lesquelles les Européens n’ont pas même de noms ; mais les deux plus communes sont, 1o. une sorte de satin qu’ils nomment touan-tsé, plus fort et moins lustré que celui de l’Europe ; 2o. une espèce particulière de taffetas nommé tcheou-tsé, qui, quoique fort serré, est si souple et si pliant, qu’il ne se coupe jamais. D’ailleurs il se lave comme la toile, sans perdre beaucoup de son lustre, qu’on lui donne avec de la graisse de marsouin de rivière. On purifie cette graisse à force de la laver et de la faire bouillir ; ensuite on l’étend avec une brosse très-fine sur le taffetas, du côté qu’on veut le lustrer, et toujours du haut en bas, dans le même sens. Les artisans brûlent dans leurs lampes de la même graisse au lieu d’huile, parce que son odeur chasse les mouches, qui, venant se placer sur l’étoffe, l’endommageraient beaucoup.

La province de Chan-tong produit une sorte de soie qui se trouve en abondance sur les arbres et dans les champs. On en fabrique une étoffe qui se nomme kien-tcheou. Cette soie est l’ouvrage de petits insectes semblables aux chenilles. Ils ne forment pas des cocons comme les vers à soie, mais tirent de longs fils qui s’attachent aux arbustes et aux buissons. Quoiqu’elle soit moins fine que la soie des vers ordinaires, elle résiste mieux au temps. Les insectes qui la produisent mangent toutes sortes de feuilles, outre celles de mûrier. Quand on ne connaît pas cette sorte de soie, on la prendrait pour du gros droguet.

On distingue deux espèces de ces vers à soie sauvages dans la province de Chan-tong : l’une, nommée tsouen-kien, plus grosse et plus noire que les nôtres ; l’autre, moins grosse, qui se nomme tsao-kien. Les fils de la première sont d’un gris roux : ceux de la seconde sont noirs, et la soie est tellement mêlée de ces deux couleurs, que souvent la même pièce est divisée en raies grises, jaunes et blanches. Cette soie est fort épaisse, ne se coupe jamais, dure long-temps, et se lave comme la toile. Lorsqu’elle est d’une certaine bonté, l’huile même n’est pas capable de la tacher. Elle est fort estimée des Chinois, et quelquefois elle est aussi chère que le satin, ou que leurs plus belles soies.

Ils ont aussi des manufactures de laine et de toile. La laine y est fort commune et à bon marché, surtout dans les provinces de Chan-si, de Chen-si et de Séchuen, où l’on nourrit un grand nombre de troupeaux. Cependant les Chinois ne font point de draps de laine. Ils estiment beaucoup ceux qu’ils reçoivent des Anglais ; mais, comme ils sont beaucoup plus chers que leurs étoffes de soie, ils en achètent fort peu. Les mandarins se font des robes de chambre d’hiver d’une espèce de bure. À l’égard des serges et des droguets, il n’y en a guère de meilleurs que ceux de la Chine ; ils viennent des bonzes qui les font travailler par leurs femmes, et le commerce en est très-grand dans toute l’étendue de l’empire.

Outre les étoffes de coton, qui sont aussi fort communes, les Chinois usent en été de toile d’ortie pour de longues vestes ; mais celle qui est la plus estimée, et qui ne se trouve dans aucun autre pays, se nomme co-pou, parce qu’elle est faite d’une plante nommée co, qui croît dans la province de Fo-kien. C’est une espèce d’arbrisseau rampant, répandu dans toutes les campagnes, et dont la feuille est beaucoup plus grande que celle du lierre. Elle est ronde, unie, verte en dedans et cotonneuse en dehors. La tige est quelquefois de la grosseur du pouce, fort pliante et cotonneuse comme les feuilles. Lorsqu’elle commence à sécher, on la fait rouir dans l’eau, comme le lin et le chanvre. On lève la première peau, qui n’est d’aucun usage. La seconde, qui est beaucoup plus fine, se divise avec la main en fils très-menus, et se met en œuvre sans avoir été battue ni filée. L’étoffe est transparente et n’est pas sans beauté ; mais elle est si légère, qu’on croit ne rien avoir sur le dos.

La fabrique de la soie est un objet si important à la Chine, que nous croyons devoir nous étendre sur les utiles insectes qui en fournissent la matière première, sur leur nourriture et leur éducation. L’auteur chinois dont nous emprunterons ces détails, composa son traité en 1368, au commencement du règne de Ming, chef de la race du même nom. Il nous apprend que la Chine a deux sortes de mûriers : l’un, nommé sang ou ti-sang, ne se cultive que pour ses feuilles ; l’autre, qui s’appelle tché ou yé-sang, et qui croît dans les forêts, est petit et sauvage. Ses feuilles sont rondes, petites, rudes, terminées en pointe, et dentelées par les bords ; son fruit ressemble au poivre ; ses branches sont épineuses et touffues. Dans certains cantons, aussitôt que les vers à soie sont éclos, on les place sur ces arbres pour filer leur coque : ils y deviennent plus gros que les vers domestiques, et quoique leur ouvrage soit moins bon, il n’est pas sans utilité.

Les forêts où croissent ces arbres doivent être coupées par des sentiers, pour donner aux propriétaires la facilité de les sarcler et d’en chasser les oiseaux. Les feuilles auxquelles on s’aperçoit que les vers n’ont pas touché dans le cours du printemps doivent être arrachées en été, parce que celles du printemps suivant seraient corrompues par la communication d’un reste de vieille sève. On cultive les yé-sangs comme les vrais mûriers : ils doivent être plantés fort au large. On sème du mil dans les intervalles. Si l’on découvrait en Europe l’espèce de vers que les Chinois choisissent pour cette méthode, on devrait les ramasser avant qu’ils fussent changés en papillons, et conserver leurs œufs, qu’on ferait éclore l’année d’après, et qui continueraient sans doute de produire sur les mêmes arbres. Ces vers, qui filent la soie dont on fabrique le kien-tcheou, se nourrissent aussi de jeunes feuilles de chêne. Peut-être les vers domestiques subsisteraient-ils avec la même nourriture.

À l’égard des vrais mûriers, les feuilles de ceux dont le fruit paraît avant qu’elles se développent, passent pour malsaines. Les jeunes plants dont l’écorce est ridée, doivent être rejetés, parce qu’ils ne produisent que des feuilles petites et minces ; mais ceux qui ont l’écorce blanche, peu de nœuds et de gros bourgeons, produisent de grandes feuilles qui forment une excellente nourriture pour les vers. De tous ces arbres, les meilleurs sont ceux qui donnent le moins de fruits ; l’abondance des fruits divise la séve.

Les jeunes arbres qu’on a trop dépouillés de leurs feuilles pendant les trois premières années deviennent faibles et peu utiles. Ceux qu’on n’émonde pas soigneusement ne réussissent pas mieux. Dans leur cinquième année, ils commencent à perdre leur vigueur. Le remède est de découvrir les racines vers le printemps, de couper les plus entortillés, de les recouvrir d’une terre préparée, et de les arroser soigneusement. Lorsqu’un arbre commence à vieillir, on peut lui faire reprendre de nouvelles forces en coupant au mois de mars les branches épuisées, pour greffer à leur place des rejetons sains. Les mûriers languissent lorsque certains vers y logent leur semence ; mais il est facile de la détruire avec un peu d’huile forte.

Les mûriers demandent une terre qui ne soit ni trop dure, ni trop forte : elle peut être amendée, soit avec du limon de rivière, soit avec du fumier ou de la cendre ; mais sur toutes choses, l’arbre doit être émondé au mois de janvier par une main habile, qui n’y laisse qu’une seule espèce de branches. À la fin de l’automne, avant que les feuilles commencent à jaunir, il faut les cueillir et les faire sécher au soleil ; ensuite, les ayant broyées en poudre, on les renferme dans des pots de terre bien bouchés, dont on ne laisse approcher aucune fumée. Au printemps, elles serviront de nourriture aux vers, après la mue.

Outre la méthode de greffer les vieux arbres, on se procure de nouvelles plantes, soit en mettant dans de petits tubes remplis de bonne terre des branches saines qu’on entrelace ensemble, soit en ayant soin au printemps de courber les branches qui n’ont point été coupées, et de les faire entrer par le bout dans une terre bien préparée. Elles y prennent racine au mois de décembre, après quoi, les séparant du corps de l’arbre, on les transplante dans la saison convenable. On sème aussi de la graine de mûrier, mais elle doit être choisie sur les meilleurs arbres, et prise du fruit qui croît au milieu des branches. Pour distinguer la plus féconde, on la mêle avec des cendres de branches brûlées. Le lendemain, on remue le tout ensemble dans de l’eau. La graine inutile flotte au dessus, et la bonne graine se précipite au fond : ensuite, après l’avoir fait sécher au soleil, on la sème avec une égale quantité de mil, qui garantit l’arbre, en croissant, de l’ardeur excessive du soleil. Aussitôt que le millet est mûr, on choisit un temps venteux pour y mettre le feu. L’arbre en acquiert beaucoup plus de force au printemps suivant. On doit couper toutes les branches jusqu’à ce qu’il soit parvenu à sa grandeur naturelle : alors c’est le sommet qu’on coupe, pour faire pousser les branches de toutes parts. Enfin, les jeunes arbres se transplantent à neuf ou dix pas de distance, en lignes éloignées de quatre pas entre elles ; mais on observe de ne les pas placer vis-à-vis l’un de l’autre, de peur apparemment qu’ils ne s’entre-nuisent par l’ombre.

On choisit, pour élever la loge des vers à soie, un terrain sec qui s’élève un peu sur le bord d’un ruisseau, parce que les œufs doivent être souvent lavés dans l’eau courante, loin de tout ce qui a l’apparence de fumier ou d’égout, loin des bestiaux et du bruit ; car les odeurs désagréables et le moindre bruit, l’aboiement même d’un chien, ou le cri d’un coq, y cause de l’altération, lorsqu’ils sont nouvellement éclos. L’édifice doit être carré, et les murs sont construits soigneusement, pour y entretenir la chaleur. On prend soin de tourner la porte au sud, ou du moins au sud-est, mais jamais au nord, et de la couvrir d’une double natte, dans la crainte des vents coulis. Cependant on ménage une fenêtre des quatre côtés, pour donner passage à l’air quand les œufs en ont besoin. On les tient toutes fermées dans tout autre temps. Elles sont de papier blanc et transparent, avec des nattes mobiles derrière les châssis, pour recevoir dans l’occasion ou pour exclure la lumière, et pour écarter aussi les vents pernicieux, tels que ceux du sud et du sud-ouest, qui ne doivent jamais entrer dans la loge. En ouvrant une fenêtre pour introduire un peu de fraîcheur, on doit apporter beaucoup d’attention à chasser les mouches et les cousins, parce qu’ils laissent toujours dans les cases quelque ordure qui rend la soie extrêmement difficile a dévider ; aussi le plus sûr est-il de hâter l’opération avant la saison des mouches. Les petits lézards et les rats sont très-friands des vers à soie. On emploie des chats pour les détruire. La chambre doit être fournie de neuf ou dix rangées de tablettes, neuf ou dix pouces l’une au dessus de l’autre, et disposées de manière qu’il reste un espace ouvert au milieu, et que le passage de l’air soit libre autour de la loge. Sur ces tablettes on place des claies de jonc, assez ouvertes pour recevoir d’abord la chaleur, et successivement la fraîcheur. C’est sur ces claies qu’on fait éclore et qu’on nourrit les vers jusqu’à ce qu’ils soient en état de filer. Comme il est fort important qu’ils puissent éclore, dormir, s’éveiller, se nourrir et muer tous ensemble, on ne peut apporter trop de soin à conserver dans la loge une chaleur égale et constante par des feux couverts dans des poêles, qui doivent être placées aux coins de l’édifice, ou par le secours d’un brasier portatif qu’on promène de tous les côtés. Mais il doit être allumé en dehors de la loge et enseveli sous un tas de cendres, car la flamme et la fumée sont également nuisibles. La fiente de vache séchée au soleil est ce qu’il y a de plus propre à brûler dans cette occasion, parce que les vers en aiment l’odeur.

On répand sur chaque claie une couche de paille sèche et hachée fort menu, sur laquelle on étend une longue feuille de papier qu’on a pris soin d’adoucir en la frottant doucement avec la main. Lorsque cette feuille est souillée par l’ordure des vers, on la couvre d’un filet et le filet de feuilles de mûrier, dont l’odeur attire la couvée, qu’on prend pour la placer sur une nouvelle claie pendant qu’on nettoie la première. L’auteur chinois conseille d’élever un mur ou une palissade fort serrée autour de la loge, surtout du côté de l’ouest, afin qu’en y laissant entrer l’air, on ne fasse pas tomber sur les vers la réflexion du soleil couchant.

Les coques qui sont un peu pointues, plus serrées, plus belles et plus petites que les autres, contiennent les papillons mâles. Celles qui sont plus grosses, plus rondes, plus épaisses renferment les femelles. En général, les coques qui sont claires, un peu transparentes, nettes et solides, sont les meilleures. Le choix des bons papillons se fait encore plus sûrement quand ils sont sortis de la coque, ce qui arrive peu après le quatorzième jour de la retraite des vers. Ceux qui sortent un jour plus tôt que les autres doivent être abandonnés. On doit prendre ceux qui sortent en grand nombre le jour suivant, et rejeter aussi ceux qui paraissent les derniers, comme ceux qui ont les ailes recourbées, les sourcils chauves, la queue sèche, le ventre rougeâtre et nullement velu.

Lorsque le triage est fait, on met ensemble les mâles et les femelles sur des feuilles de papier, fait d’écorce de mûrier, et non de toile de chanvre, fortifié par des fils de soie ou de coton, collés par-derrière, parce qu’étant couvert d’œufs, il doit être trempé trois fois dans de l’eau convenable. Les feuilles doivent être étendues sur des nattes couvertes de paille épaisse ; et, après que les papillons ont été unis ensemble environ douze heures, on doit retirer les mâles pour les placer avec ceux qui ont déjà été rejetés. S’ils demeuraient plus long-temps unis, les œufs qui viendraient, étant plus tardifs, n’écloraient point avec les autres ; inconvénient qu’il faut soigneusement éviter. Il faut donner de l’espace aux femelles et ne pas manquer de les couvrir, parce que l’obscurité les empêche de trop éparpiller leurs œufs. Après leur ponte, on continue de les tenir couvertes pendant quatre ou cinq jours ; ensuite tous ces papillons, avec ceux qu’on a mis à l’écart ou qu’on a tirés morts des coques, doivent être enterrés assez profondément ; car, sans cette précaution, ils infecteraient, sans distinction, tous les animaux qui pourraient y toucher.

À l’égard des œufs, ceux qui s’attachent ensemble doivent être mis au rebut. On suspend ensuite les feuilles de papier aux solives de la loge, qui doit être alors ouverte pour y faire entrer le vent par-devant, sans pourtant que le soleil tombe sur les œufs, et le côté de la feuille sur lequel ils sont placés ne doit pas être tourné en dehors. Le feu qui échauffe la loge ne doit produire ni flamme ni fumée. Il faut prendre garde aussi qu’aucune corde de chanvre n’approche des vers ni des œufs. Lorsque les feuilles ont été suspendues plusieurs jours, on les roule sans les serrer trop, en sorte que les œufs soient en dedans. On les suspend ensuite de la même manière pour y demeurer pendant l’été et l’automne.

À la fin de décembre, ou dans le mois de janvier, lorsqu’il y a eu un mois intercalaire, on met les œufs dans de l’eau fraîche de rivière, s’il est possible, ou bien dans de l’eau où l’on a fait dissoudre un peu de sel, ayant l’œil à ce qu’elle ne se glace point, et couvrant les feuilles d’une assiette de porcelaine, afin que les feuilles ne nagent point au hasard. On les tire de l’eau deux jours après pour les suspendre de nouveau. Aussitôt qu’elles sont sèches, on les roule un peu plus serrées, et chacune est enfermée séparément et debout dans un vase de terre ; ensuite, une fois tous les dix jours, on les expose pendant une demi-heure au soleil dans un lieu couvert où la rosée ne puisse pas tomber, et l’on choisit même un temps où le soleil darde ses rayons avec force, après une petite pluie. Puis on les renferme comme auparavant. Quelques personnes plongent les feuilles dans de l’eau où elles ont jeté des cendres de branches de mûrier, et après les y avoir laissées un jour entier, elles les en retirent pour les enfoncer quelques momens dans de l’eau de neige, ou bien elles les suspendent pendant trois nuits à un mûrier pour y recevoir la neige ou la pluie, si l’une ou l’autre n’est pas trop violente. Toutes ces espèces de bains rendent dans son temps la soie plus forte et plus facile à dévider, mais leur principal usage est de conserver la chaleur interne dans les œufs.

Le temps de faire éclore les œufs est lorsque les feuilles commencent à naître sur les mûriers. On les hâte ou on les retarde, suivant les degrés de chaleur ou de froid qu’on leur donne ; on les avance beaucoup lorsqu’on fait prendre souvent le jour aux feuilles de papier, et qu’on ne les serre pas trop en les roulant pour les replacer dans le vase de terre ; au contraire, on les retarde par la méthode opposée. Lorsque les vers sont près de sortir, les œufs paraissent enfler, et devenir un peu pointus dans leur rondeur. Trois jours avant qu’ils commencent à éclore, sur les dix heures, lorsque le ciel est serein, et qu’un petit vent se fait sentir, ce qui est fort ordinaire dans cette saison, l’on tire du vase les feuilles roulées, on les étend de toute leur longueur, on les suspend en présentant le dos au soleil, pour faire acquérir par degrés aux œufs une chaleur douce ; ensuite on les roule d’une manière serrée, et on les remet dans le vase, que l’on place dans un lieu chaud. La même opération étant répétée le jour suivant, on s’aperçoit que les œufs changent de couleur et qu’ils deviennent gris cendré : alors on joint deux feuilles ensemble, et les roulant plus serrées on les lie par les deux bouts.

Le troisième jour, sur le soir, on déroule les feuilles, on les étend sur une natte fine ; les œufs paraissent alors noirâtres. S’il se trouve quelques vers d’éclos, ils doivent être rejetés, car ceux qui n’éclosent point dans le même temps que les autres, ne s’accordent jamais avec eux pour le temps de la mue, du réveil, des repas, ni ce qui est le principal pour le temps où se fait le travail des coques. Ces vers bizarres multiplieraient beaucoup les embarras par le dérangement de l’ordre auquel on est accoutumé, et causeraient de la perte. Cette séparation faite, on roule trois feuilles ensemble pour les mettre dans un lieu chaud, qui soit à couvert des vents du sud. Le lendemain, vers dix ou onze heures, on est surpris, en les ouvrant, de les trouver pleines de vers, qu’on prendrait pour autant de petites fourmis noires. Les œufs qui ne sont point éclos une demi-heure après doivent être rejetés, comme ceux qui ont la tête plate, ceux qui sont secs, ou comme brûlés, ou jaunes, bleu céleste et de couleur de chair. La bonne espèce a la couleur d’une montagne vue dans l’éloignement. L’auteur chinois conseille de peser d’abord la feuille qui contient les œufs nouvellement éclos, ensuite de la tenir penchée, et à demi renversée vers une autre feuille de papier parsemée de feuilles de mûrier qui doivent avoir été préparées de la manière indiquée précédemment. L’odeur des feuilles ne manque point d’attirer les petits vers affamés ; mais on doit aider avec une plume les plus paresseux à descendre, où en frappant doucement sur le dos du papier. Si l’on pèse ensuite la feuille à part, on connaîtra exactement le poids des vers. Cette connaissance est nécessaire pour supputer combien leur nourriture demandera de livres de feuilles, et quel sera le poids des coques, en supposant qu’il n’arrive point d’accident.

On a besoin d’une femme pour l’éducation de la couvée. Avant de prendre possession de cet office, elle doit s’être lavée et revêtue d’habits propres et qui n’aient aucune mauvaise odeur ; il faut qu’elle ait passé quelque temps sans manger, et surtout n’ait pas manié de chicorée sauvage, parce que l’odeur en est très-préjudiciable aux jeunes vers. Son habit doit être d’une étoffe légère et sans doublure, afin qu’elle puisse mieux juger du degré de chaleur, et diminuer ou augmenter le feu dans la loge. Ces insectes ne saurait être ménagés avec trop de soin ; chaque jour est une année pour eux. Il a ses quatre saisons ; le matin est leur printemps, le midi leur été, le soir leur automne, et la nuit leur hiver. L’expérience a fait reconnaître, 1o. que les œufs demandent beaucoup de fraîcheur avant d’éclore ; 2o. qu’étant éclos, et semblables à des fourmis, ils ont besoin de beaucoup de chaleur ; 3o. que, lorsqu’ils deviennent chenilles et qu’ils approchent du temps de la mue, ils doivent être entretenus dans une chaleur modérée ; 4o. qu’après la grande mue, c’est la fraîcheur qui leur convient ; 5o. que, sur leur déclin et lorsqu’ils approchent de la vieillesse, la chaleur doit leur être communiquée par degrés ; 6o. que le grand chaud leur est nécessaire lorsqu’ils travaillent à leurs coques.

Mais on ne peut éloigner avec trop de soin tout ce qui peut les incommoder. Ils ont une aversion particulière pour le chanvre, pour les feuilles mouillées, et pour celles qui sont échauffées par le soleil. Lorsqu’ils sont nouvellement éclos, ils sont incommodés par la poussière qui s’élève en nettoyant leur loge ; l’humidité de la terre, les mouches et les cousins ; l’odeur du poisson grillé, des poils brûlés, du musc, de la fumée ; l’haleine seule, si elle sent le vin, le gingembre, la laitue ou la chicorée sauvage ; le grand bruit, la malpropreté, les rayons du soleil, la lumière d’une lampe pendant la nuit, les vents coulis, un grand vent, l’excès du froid et du chaud, surtout le passage subit de l’un à l’autre ; tout cela est contraire à ces tendres vermisseaux. Quant à leur nourriture, les feuilles chargées de rosée, celles qui ont séché au soleil ou par un trop grand vent, et celles qui ont contracté quelque mauvais goût, sont les causes les plus ordinaires de leurs maladies. Il faut cueillir les feuilles deux ou trois jours d’avance, et les tenir fort nettes dans un lieu exposé à l’air. On ne doit point oublier, pendant les trois premiers jours, de donner aux vers les feuilles les plus tendres, coupées en petits fils avec un couteau fort tranchant, pour ne les pas briser. On ne doit pas moins observer, en faisant provision de feuilles, de se servir d’un grand panier ou d’un grand filet, afin qu’elles n’y soient pas trop pressées, et qu’elles ne se flétrissent point dans le transport. Voilà bien des précautions sans doute ; mais peut-on prendre trop de soins pour un animal si précieux ?

Après les trois ou quatre premiers jours, lorsque la couleur des vers commence à tourner sur le blanc, il faut augmenter leur nourriture, sans la couper si menue. Lorsqu’ils deviennent noirs, on leur donne les feuilles entières, et la qualité doit encore augmenter : ensuite, lorsqu’ils redeviennent blancs, et que leur appétit commence à diminuer, il faut diminuer aussi leur nourriture : on doit la diminuer encore plus lorsqu’ils jaunissent ; enfin l’usage de la Chine est de ne leur rien donner lorsqu’ils sont devenus tout-à-fait jaunes ; ils doivent être traités de même à chaque mue.

Les vers mangent également la nuit et le jour : aussitôt qu’ils sont éclos, on doit leur donner à manger quarante-huit fois le premier jour, c’est-à-dire deux fois par heure ; trente fois le second jour, et les feuilles doivent être coupées moins menu. On continue cette diminution le troisième jour. Si la quantité de nourriture n’est pas proportionnée à leur faim, ils sont sujets à des échauffemens qui causent leur mort.

En les faisant souvent manger, on les fait croître plus vite, et c’est de là que dépend le principal profit des vers à soie : s’ils parviennent à leur maturité dans l’espace de vingt-cinq jours, une claie qui en est couverte, et dont le poids est d’un mas, c’est-à-dire un peu plus d’une dragme, produira vingt-cinq onces de soie ; mais, s’ils ont besoin de vingt-huit jours, ils ne donneront pas plus de vingt onces ; s’ils retardent jusqu’à la fin du mois, où jusqu’à quarante jours, on n’en tire que dix onces.

Le moment qu’il faut choisir pour les transporter dans la nouvelle loge où ils doivent filer, est lorsque leur couleur se change en un jaune brillant. L’auteur chinois propose, pour les loger, une espèce de galerie de bois ou de hangar. Elle doit être divisée en compartimens, chacun avec sa petite tablette sur laquelle on puisse placer les vers. Ils ne manquent point de se ranger eux-mêmes dans l’ordre qui leur convient. Cette loge doit être assez spacieuse pour le passage d’un homme, et pour y entretenir au milieu un feu modéré plus nécessaire que jamais contre les inconvéniens de l’humidité. Le feu ne doit point avoir plus de chaleur qu’il n’en faut pour soutenir les vers dans l’ardeur du travail, et pour rendre la soie plus transparente.

Ils doivent être entourés de nattes à quelque distance, et le sommet de la galerie doit en être aussi couvert, non-seulement pour couper le passage à l’air extérieur, mais encore parce que les vers se plaisent dans l’obscurité. Cependant, après trois jours de travail, il faut retirer les nattes depuis une heure jusqu’à trois, pour faire entrer le soleil dans la loge, mais de manière que ses rayons ne tombent pas sur les vers. On les préserve des effets du tonnerre et des éclairs en les couvrant des mêmes feuilles de papier qui ont servi sur les claies.

Les coques étant achevées au bout de sept jours, on les rassemble en tas jusqu’au temps d’en tirer la soie ; mais on commence par mettre à part sur des claies, dans un lieu frais où l’air puisse pénétrer, celles qui sont destinées pour la propagation. Les papillons foulés ou trop échauffés dans les tas réussiraient moins heureusement, surtout les femelles, qui ne produiraient pas des œufs sains. Au bout de sept autres jours, les papillons sortent de leurs coques. On doit apporter beaucoup de soins à tuer ceux qu’on ne veut pas laisser sortir. Les coques ne doivent être mises dans la chaudière qu’à mesure qu’on est en état de les dévider ; car, si on les laissait tremper long-temps, la soie en souffrirait. La meilleure méthode serait d’y employer un assez grand nombre d’ouvriers pour les dévider toutes en même temps. L’auteur chinois assure qu’en un jour cinq hommes peuvent dévider trente livres de coques, et fournir à deux autres hommes autant de soie qu’ils en peuvent mettre en écheveaux, c’est-à-dire environ dix livres ; mais, comme cela n’est pas toujours possible, il donne trois moyens d’empêcher que les coques ne soient percées.

1o. Il faut les laisser un jour entier exposées au soleil, qui, à la vérité, nuit un peu à la soie, mais qui tue infailliblement les vers ; 2o. on peut les mettre au bain-marie, en jetant dans la chaudière une once de sel et une demi-once d’huile de navette, ce qui ne peut rendre la soie que meilleure et plus aisée à dévider. La machine qui contient les coques doit être placée fort droit dans la chaudière, et le sommet si bien bouché, qu’il n’en sorte aucune vapeur ; mais si ce bain n’est pas soigneusement conduit, quantité de vers ou de papillons perceront leurs coques. Aussi doit-il être plus long pour les coques les plus fermes et les plus dures, qui renferment la soie grossière, que pour les coques fines. Lorsque les petits animaux sont morts, il faut étendre les coques sur des nattes ; et si le temps est frais, les couvrir de petites branches de saule ou de mûrier.

La troisième méthode et la meilleure pour tuer les mues, est de remplir de coques plusieurs grands vaisseaux de terre, et d’y jeter une certaine quantité de sel. On les couvre ensuite de grandes feuilles sèches, et l’on bouche soigneusement l’ouverture des vaisseaux. Sept jours suffisent pour faire mourir ainsi tous les vers ; mais s’il s’y glisse un peu d’air, ils vivent assez long-temps pour percer leurs coques. En mettant les coques dans les vaisseaux, il ne faut pas manquer de séparer celles qui sont longues, blanches et luisantes, de celles qui sont épaisses et d’un bleu obscur. Les premières donnent la soie fine ; les autres ne fournissent qu’une soie grossière.

Quoique la saison la plus propre à toutes ces opérations soit le printemps, on peut faire éclore aussi les œufs dans le cours de l’été et de l’automne, et même chaque mois après la récolte du printemps. Mais si tout le monde voulait profiter de cette facilité, les mûriers ne fourniraient point assez de nourriture ; d’ailleurs, s’ils étaient épuisés en un an, il n’en resterait pas pour le printemps suivant. C’est ce qui fait penser à l’auteur qu’il vaut mieux ne faire éclore qu’un petit nombre de vers en été, et seulement pour avoir des œufs dans l’automne. Il préfère cette dernière saison au printemps, parce que, le printemps étant la saison de la pluie et des vents dans les parties méridionales, le profit qu’on attend des vers à soie est plus incertain qu’en automne, où le temps est d’une sérénité continuelle. Quoiqu’en automne les vers ne puissent trouver pour nourriture des feuilles aussi tendres qu’au printemps, alors du moins ils n’ont rien à craindre des cousins et des moucherons.

Les vers à soie élevés pendant l’été ont besoin d’une grande fraîcheur ; il faut couvrir les fenêtres de gaze, pour éloigner les cousins. Si on en élève en automne, il faut d’abord les tenir fraîchement : mais, après les mues, et lorsqu’ils commencent à filer, ils demandent plus de chaleur qu’au printemps, parce que l’air est plus froid pendant les nuits. Les œufs qu’ils pondent alors ne répondent pas toujours à l’espérance du maître.

Si l’on garde les œufs d’été pour les faire éclore en automne, il faut les renfermer dans un vaisseau de terre qu’on met dans une grande chaudière remplie d’eau fraîche, et l’eau doit s’élever autant que les œufs : est-elle plus haute, les œufs périssent ; est-elle plus basse, la force leur manque pour éclore. Si l’on observe ce qui convient, ils écloront en vingt-un jours ; mais s’ils tardent plus long-temps, ils meurent ou ne donnent que de mauvaises coques.

Lorsque les vers sont près de filer, si l’on a soin de les mettre dans une coupe et de la couvrir de papier, ils fileront une pièce de soie plate, ronde et menue, comme une espèce d’oublie, qui ne sera pas chargée de cette matière visqueuse qu’ils rendent dans les coques lorsqu’ils y demeurent long-temps renfermés, et qui sera aussi facile à dévider que les coques, sans demander tant de précipitation.

Aussitôt que la soie est dévidée, on ne songe plus qu’à la mettre en œuvre, à l’aide d’instrumens fort simples, auxquels on doit ces belles étoffes de soie qui viennent de la Chine.

Les Chinois nomment tsé-hé cette sorte de poterie que tous les Européens ont nommée porcelaine. Le mot de porcelaine n’est pas connu des Chinois ; ils ne peuvent en prononcer les syllabes, dont ils n’ont pas les sons dans leur langue : ils n’ont pas même la lettre R ; mais ce mot vient probablement des Portugais, qui nomment une tasse ou une écuelle, porcellana, quoiqu’ils donnent généralement à la poterie de la Chine le nom de loca. Les Anglais l’appellent China ou China-ware, vaisselle de Chine.

La porcelaine est si commune à la Chine, que, malgré l’abondance des poteries ordinaires, la plupart des ustensiles domestiques, tels que les plats, les assiettes, les tasses, les jattes, les pots à fleurs et les autres vases qui servent pour l’ornement ou pour le besoin, sont de porcelaine. Les chambres, les cabinets et les cuisines mêmes en sont remplis : on en couvre les toits des maisons, et quelquefois on en incruste jusqu’aux piliers de marbre et jusqu’au dehors des édifices, comme nous l’avons déjà observé.

La belle porcelaine, qui est d’une blancheur éclatante et d’un beau bleu céleste, vient de Kingté-tching, village ou bourg de la province de Kiangsi, extraordinairement vaste et peuplée. On fabrique aussi de la porcelaine dans d’autres provinces, comme dans celle de Quang-tong et de Fo-kien ; mais les étrangers n’y peuvent être trompés, parce qu’elle est différente par la couleur et la finesse : celle de Fo-kien est aussi blanche que la neige ; mais sans nul éclat, et n’est pas peinte de couleurs différentes. Les ouvriers de King-té-tching, attirés par la grandeur du commerce que les Européens faisaient à Émoui, y portaient autrefois leurs matériaux pour fabriquer de la porcelaine ; mais ils perdirent leurs peines, parce que cette entreprise leur réussit mal. Elle n’eut pas plus de succès à Pékin, où l’on porta aussi des matériaux par l’ordre de l’empereur Khang-hi. King-té-tching est ainsi demeuré en possession de fournir de la porcelaine à tout l’univers, sans en excepter le Japon, d’où l’on en vient prendre aussi.

Le père d’Entrecolles, missionnaire jésuite, ayant une église à King-té-tching, et quantité d’ouvriers parmi ses néophytes, obtint d’eux des lumières exactes sur tout ce qui concerne la porcelaine. D’ailleurs, il avait été souvent témoin de leurs opérations ; il avait consulté les livres chinois qui traitent de cette matière, surtout des annales de Feou-liang, qui contiennent, suivant l’usage de la Chine, une description de cette ville et de son district, c’est-à-dire ce qui concerne sa situation, son étendue, la nature du terroir, les usages de ses habitans, les personnes qui s’y sont distinguées par les armes, par le savoir et par la probité ; les événemens extraordinaires, les marchandises et les denrées qui font l’objet de son commerce, etc. Cependant on ne trouve point dans ces annales le nom de l’inventeur de la porcelaine ; elles ne disent pas non plus si les Chinois ont eu l’obligation de cette découverte au hasard : on lit seulement que la porcelaine de King-té-tching était autrefois d’un blanc exquis, et n’avait nul défaut, et que celle qui se transportait ailleurs n’était connue que sous le nom de précieux joyaux de Iao-tcheou.

Tout ce qui regarde les manufactures de porcelaine peut être réduit aux cinq articles suivans : 1o. les matériaux dont elle est composée ; 2o. les préparations de l’huile et du vernis qui lui donnent son éclat ; 3o. les différentes espèces de porcelaine et la manière de les fabriquer ; 4o. les couleurs qui servent à l’embellir, et l’art de les appliquer ; 5o. la manière de cuire la terre et de lui donner le degré de chaleur convenable. Enfin le père d’Entrecolles ajoute quelques observations sur la porcelaine ancienne et moderne, et nous explique pourquoi les ouvriers de la Chine ne peuvent pas toujours imiter les modèles européens.

1o. La porcelaine est composée de deux sortes de terres : l’une, qui se nomme pé-tun-tsé ; et l’autre, kao-lin. Elles sont apportées de Ki-muen, par la rivière, en forme de briques ; car le territoire de King-té-tching ne produit aucune espèce de matériaux pour cet ouvrage. Le kao-lin est mêlé de particules luisantes ; le pé-tun-tsé est simplement de couleur blanche et d’un grain très-fin. On le fait avec des pierres, mais toutes les sortes n’y sont point également propres ; la bonne sorte doit être verdâtre. Après les avoir tirées de la carrière, on les brise avec de grosses masses de fer, puis on met ces morceaux dans des mortiers. Des leviers qui ont une tête de pierre armée de fer, et qui sont mis en mouvement ou par les bras des hommes, ou par le moyen de l’eau comme les martinets des moulins à papier, réduisent les morceaux en une poudre très-fine. On jette cette poudre dans un grand vase rempli d’eau, qu’on remue fortement avec une pelle de fer. Lorsqu’elle a reposé quelques minutes, il s’élève sur la surface une sorte de crème de quatre ou cinq doigts d’épaisseur, qu’on lève pour la mettre dans un vase plein d’eau. Cette opération se répète aussi long-temps qu’il paraît de la crème ou un nuage dans le premier vase ; ensuite on tire les parties grossières qui sont demeurées au fond, pour recommencer à les broyer dans le mortier. À l’égard du second vase, on attend qu’il se soit formé au fond une espèce de pâte : alors versant l’eau fort doucement, on jette la pâte dans de grands moules de bois propres à la sécher ; mais, avant qu’elle soit tout-à-fait sèche, on la divise en petites briques qui se vendent au cent. C’est de leur forme et de leur couleur qu’elles tirent le nom de pé-tun-tsé ; mais, comme les ouvriers y laissent toujours beaucoup de parties grossières, on est obligé, à King-té-tching, de les purifier encore avant de les mettre en œuvre.

Le kao-lin se trouve dans des carrières assez profondes, au cœur de certaines montagnes dont la surface est couverte d’une terre rougeâtre. On le trouve en masses, dont on fait des briques de la même forme que le pé-tun-tsé. Il sert à donner de la fermeté à la fine porcelaine. Cependant on a découvert depuis peu une espèce de pierre tendre qu’on emploie au lieu du kao-lin, et qui se nomme hoa-ché, parce qu’elle est un peu glutineuse, et qu’elle tient en quelque sorte de la nature du savon. La porcelaine qu’on en fait est rare et beaucoup plus chère que les autres espèces. Elle est d’un plus beau grain ; ses peintures sont beaucoup meilleures : elle est aussi beaucoup plus légère, mais plus fragile, et il est plus difficile de trouver le véritable degré de chaleur de sa cuite. Quelques ouvriers se contentent de faire avec le hoa-ché une colle assez déliée, dans laquelle ils plongent la porcelaine sèche, pour lui en faire prendre une couche avant qu’elle reçoive la couleur et le vernis ; elle en devient beaucoup plus belle.

Après avoir tiré le hoa-ché de la carrière, on le lave dans l’eau de rivière ou de pluie, pour le séparer d’une terre jaune qui y demeure attachée ; ensuite l’ayant broyé, puis fait dissoudre dans des cuves d’eau, on le prépare comme le kao-lin. Les ouvriers assurent qu’avec cette simple préparation il serait facile d’en faire de la porcelaine sans aucun mélange. Un Chinois converti par les jésuites mêlait deux parties de pé-tun-tsé sur huit de hoa-ché. On prétend que, si l’on y mettait plus de pé-tun-tsé, la porcelaine n’aurait point assez de corps, et ses parties ne seraient point assez liées pour soutenir la chaleur du four. Quelquefois on fait dissoudre le hoa-ché dans l’eau pour en former une colle fort claire, ou trempant un pinceau, l’on en trace sur la porcelaine des figures de caprice, qu’on laisse sécher avant d’y appliquer le vernis. Ces figures paraissent lorsqu’il est cuit ; elles sont d’un blanc différent du fond, comme une vapeur légère qui se répand sur la surface. Le blanc de hoa-ché se nomme blanc d’ivoire (siang-ya-pé).

On peint aussi des figures sur la porcelaine avec du ché-kao, espèce de pierre ou de minéral qui ressemble à l’alun, ce qui lui donne une autre sorte de couleur blanche ; mais le ché-kao doit être brûlé pour première préparation ; ensuite, l’ayant broyé, on en tire une créme par la même méthode que celle qu’on emploie pour le hao-ché.

2o. Outre les barques qui arrivent à King-té-ching chargées de pé-tun-tsé, de kao-lin, de hoa-ché, on en voit d’autres qui sont remplies d’une substance blanchâtre et liquide, nommée pey-yeou ou huile de pierre. Elle est tirée d’une pierre fort dure, et l’on fait choix de celles qui sont les plus blanches, et dont les taches sont d’un vert plus foncé. L’histoire de Feou-liang, sans entrer dans un grand détail, dit que la bonne pierre pour l’huile a des taches couleur de feuilles de cyprès, pé-chu-yé-pan, ou des marques rousses sur un fond brunâtre, à peu près comme la linaire, iu-tchi-matang. Lorsque cette pierre est préparée comme le pé-tun-tsé, et que la crème a passé dans le second vase, on jette sur cent livres de cette crème une livre de ché-kao, qu’on a fait rougir au feu, et qu’on a réduit en poudre. C’est comme une espèce de ferment ou de pressure qu’il lui donne sa consistance, quoiqu’on prenne soin de l’entretenir toujours liquide.

Cette huile de pierre ne s’emploie jamais seule ; on la mêle avec une autre qui en est comme l’âme. On fait plusieurs couches de chaux vive réduite en poudre, en y jetant un peu d’eau avec la main, et l’on y entremêle, des couches de fougère sèche, puis l’on y met le feu. Lorsque tout est consumé, l’on partage les cendres sur de nouvelles couches de fougère sèche. Cela se répète cinq ou six fois de suite. On peut même recommencer l’opération un plus grand nombre de fois ; l’huile n’en sera que meilleure. Après avoir amassé une quantité suffisante de cendre de chaux et de fougère, on les jette dans un vase plein d’eau, en y joignant sur cent livres une livre de ché-kao. On remue long-temps ce mélange ; il s’élève sur la surface une croûte ou une peau qu’on met dans un second vase, et qui forme au fond une espèce de pâte liquide. On verse l’eau doucement. Cette pâte est la seconde huile qui doit être mêlée avec la précédente. Les deux huiles doivent être également épaisses ; et pour s’en assurer, on trempe dans l’une et dans l’autre de petites briques de pé-tun-tsé. L’usage est de mêler dix mesures d’huile de pierre dans une mesure d’huile de cendre de fougère et de chaux. Ceux qui vont le plus à l’épargne n’y en mettent jamais moins de trois mesures. On peut augmenter cette huile, et par conséquent l’altérer, en y mettant de l’eau. On déguise la fraude par un mélange proportionné de ché-kao, qui empêche que la matière ne soit trop liquide.

Le P. d’Entrecolles parle d’une autre espèce de vernis nouvellement inventé, qui se nomme tsi-kin-yeou, c’est-à-dire, vernis d’or bruni ; mais on devrait l’appeler plutôt vernis couleur de bronze, ou de café, de feuille morte. Il se tire de la terre jaune commune par la même méthode que le pé-tun-tsé. Lorsqu’il est dans l’eau, il forme une sorte de colle aussi liquide que le pé-yeou. On les mêle ensemble, et ils doivent pour cela être également liquides. S’ils pénètrent bien dans la brique de pé-tun-tsé lorsqu’on la trempe dans ce mélange, ils sont propres à s’incorporer ensemble. On mêle aussi dans le tsi-kin du vernis ou de l’huile de chaux et des cendres de fougère, de la même consistance que le pé-yeou ; mais on mêle plus ou moins de ces deux vernis avec le tsi-kin, suivant que l’on veut qu’il soit plus foncé ou plus clair. C’est ce qu’on peut reconnaître par plusieurs essais. Par exemple, on mêle deux mesures de tsi-kin avec huit mesures de pe-yeou, et sur quatre mesures de ce mélange on met une mesure de vernis fait de chaux et de fougère.

On a découvert depuis peu d’années l’art de peindre avec du tsoui, qui est une couleur violette, et de dorer la porcelaine. On a tenté aussi d’appliquer un mélange de feuilles d’or avec du vernis de poudre de cailloux, de la même manière qu’on applique le rouge à l’huile ; mais le vernis tsi-kin a paru plus beau et plus éclatant. L’usage s’était introduit de dorer le dehors des tasses, et de laisser l’intérieur tout-à-fait blanc : ensuite on a changé cette méthode pour appliquer en deux ou trois endroits une pièce de papier mouillé, ronde ou carrée, qu’on retire après avoir donné le vernis. Alors on peint en rouge ou en bleu, et l’on ne manque point de vernisser ensuite lorsque la porcelaine est sèche ; quelques-uns remplissent ces espaces d’un fond bleu ou noir, pour les dorer après leur première cuite.

3o. Dans la partie la moins fréquentée de King-té-ching, on a fait un enclos de murs, qui forme une place où l’on a construit un grand nombre d’appentis. Ce sont autant d’ateliers où l’on voit une infinité de pots de terre rangés en ligne les uns sur les autres. Dans cet enclos habitent quantité d’ouvriers qui ont chacun leur tâche différente : une pièce de porcelaine passe entre les mains de plus de vingt personnes avant d’entrer dans le fourneau, et de plus de soixante avant qu’elle soit cuite.

Le premier travail consiste à purifier de nouveau le pé-tun-tsé et le kao-lin de leurs parties les plus grossières. Le pé-tun-tsé se purifie par la même méthode qu’on emploie pour le faire. Le kao-lin, étant mis dans un vase plein d’eau, s’y dissout de lui-même.

Après avoir préparé ces deux matériaux, on les mêle dans une juste proportion : la plus belle porcelaine demande une égale quantité de l’un et de l’autre. Pour la médiocre, on met quatre parties de kao-lin sur six de pé-tun-tsé, et pour la plus commune, le degré du mélange est d’un sur trois.

Ensuite on jette la masse dans un creux, bien pavé et cimenté de toutes parts, pour la fouler et la pétrir jusqu’à ce qu’elle durcisse : ce travail est fort pénible ; lorsqu’il est achevé, on met la matière en morceaux qu’on étend sur de larges ardoises, où on la roule et la pétrit en tous sens, observant soigneusement de n’y laisser aucun vide, et d’en enlever les moindres mélanges de matière étrangère. Un grain de sable, un cheveu gâterait la porcelaine : faute de bien façonner cette masse, elle serait sujette à se fêler, à se fendre, à couler, à se déjeter. Elle reçoit ensuite sa forme avec une roue, ou dans des moules, et le ciseau lui donne enfin sa perfection.

Toutes les pièces de porcelaine unie se font d’abord avec la roue ; une tasse à thé est fort imparfaite en sortant de dessus cette machine, à peu près comme la calotte d’un chapeau avant d’avoir été maniée sur la forme. L’ouvrier lui donne la largeur et la hauteur qu’il se propose, et n’a besoin que d’un instant pour cette opération ; aussi ne gagne-t-il que trois deniers, ou la valeur d’un liard pour chaque planche, qui doit être garnie de vingt-six pièces. Le pied de la tasse n’est alors qu’un morceau de pâte sans forme, qu’on creuse avec le ciseau lorsque la tasse est sèche et qu’elle a reçu tous ses ornemens. De la roue elle passe entre les mains d’un second ouvrier, qui l’assied sur la base ; ensuite dans celles du troisième, qui la met dans un moule fixé dans une autre sorte de tour pour lui donner sa véritable forme. Un quatrième ouvrier la polit avec le ciseau, surtout vers les bords : il les racle à plusieurs reprises pour en diminuer l’épaisseur et la rendre transparente, en l’humectant un peu, de peur qu’elle ne se brise, si elle était trop sèche. Quand on la retire de dessus le moule, elle doit être doucement roulée sur ce même moule, sans la presser plus d’un côté que de l’autre, parce qu’autrement elle n’aurait point une parfaite rondeur.

Les grandes pièces de porcelaine se font à deux reprises ; trois ou quatre hommes en soutiennent une partie sur la roue, tandis qu’on leur donne leur forme ; et l’on y joint l’autre partie lorsqu’elle est presque sèche, avec un morceau de la même matière, qui, étant bien humectée dans l’eau, tient lieu de ciment ou de colle : on fait sécher soigneusement le vase entier, après quoi l’on n’a besoin que d’un couteau pour achever de polir la jointure. Elle ne paraît pas moins unie que le reste après avoir été vernissée. On applique de même aux vases les anses, les oreilles, les bas-reliefs, et d’autres parties : c’est surtout ainsi qu’on en use pour les ouvrages cannelés, ceux qui représentent des animaux, des figures grotesques, des pagodes, des brutes, et qui sont commandés par les Européens ; ils consistent en trois ou quatre pièces, qui sont d’abord formées sur des moules, ensuite jointes les unes aux autres, et finies avec des instrumens propres à les creuser et à les polir : on y ajoute différentes couches qui leur manquent en sortant du moule, les fleurs et les ornemens qui paraissent gravés sur la porcelaine n’y sont qu’imprimés avec des cachets et des moules.

Lorsqu’on donne aux ouvriers chinois un modèle qu’ils ne peuvent imiter sur la roue, ils en prennent l’impression avec une espèce de terre, et, faisant leur moule en plusieurs pièces, pour le séparer du modèle, ils le laissent doucement sécher. Lorsqu’on veut s’en servir, on l’approche du feu pendant quelque temps, après quoi on le remplit de la matière de porcelaine, à proportion de l’épaisseur qu’on veut lui donner. On presse avec la main dans tous les endroits, puis on présente un moment le moule au feu ; aussitôt la figure empreinte se détache du moule par l’action du feu, laquelle consume un peu de l’humidité qui collait cette matière au moule : les différentes pièces d’un tout, tirées séparément, se réunissent ensuite avec de la matière de porcelaine un peu liquide. Le père d’Entrecolles vit des figures d’animaux qui étaient toutes massives : les artistes laissent d’abord durcir la masse ; ensuite, lui donnant la forme qu’ils se sont proposée, ils finissent leur ouvrage avec le ciseau, ou bien y ajoutent des parties qu’ils ont travaillées séparément. Il ne reste qu’à le vernisser, ou à le cuire ; après quoi ils le peignent, le dorent, et le font cuire une seconde fois. Les porcelaines de cette espèce, qui sont d’une exécution difficile, et qui se vendent fort cher, doivent être garanties soigneusement du froid. Lorsqu’on néglige de les faire sécher également, les parties qui restent humides ne manquent pas de se fendre : c’est pour parer à cet inconvénient qu’on fait quelquefois du feu dans les laboratoires.

Les moules se font d’une terre jaune et grasse, qui se trouve près de King-té-tching ; on commence par la bien pétrir, et lorsqu’elle est un peu durcie on la bat fortement ; ensuite, lui donnant la figure qu’on se propose, on l’achève sur le tour. Si l’on veut hâter l’ouvrage, on fait un grand nombre de moules, afin de pouvoir employer plusieurs troupes d’ouvriers à la fois : mais, avec un peu de soin, ces moules durent long-temps : s’ils s’altèrent, on peut facilement les réparer.

Les peintres chinois en porcelaine, qui se nomment hoa-pei, ne sont pas plus habiles ni moins gueux que les autres ouvriers ; ils n’ont aucune connaissance des règles. Un Européen qui s’est mêlé quelques mois du même métier en sait ordinairement autant qu’eux : cependant ils ont une méthode de peindre sur la porcelaine, sur les éventails et sur les lanternes d’une gaze très-fine, des fleurs, des animaux et des paysages qui méritent l’admiration.

Le travail de la peinture est divisé, dans la même manufacture, entre un grand nombre d’ouvriers : l’un n’a pour emploi que de former le premier cercle coloré, qui doit être autour des bords ; un autre trace les fleurs qui sont peintes ensuite par un troisième : les uns sont chargés des eaux et des montagnes ; les autres des figures d’oiseaux et des autres animaux : les figures humaines sont ordinairement les plus mal exécutées.

On fait de la porcelaine de toutes sortes de couleurs : il s’en trouve dont le fond est semblable à celui de nos miroirs ardens ; d’autres sont tout-à-fait rouges, avec de petits points comme nos miniatures : enfin, d’autres représentent des paysages enluminés d’or. Toutes ces espèces sont d’une beauté extraordinaire, mais extrêmement chères.

Les annales de King-té-tching racontent qu’anciennement le peuple ne se servait que de porcelaine blanche : ensuite on la peignit avec l’azur que les Chinois appellent lyao, et dont voici la préparation : on le fait calciner en l’enterrant pendant vingt-quatre heures dans le sable du fourneau, avant qu’il soit échauffé ; on l’enferme pour cela dans une caisse de porcelaine bien lutée : puis on le réduit en poudre impalpable dans de grands mortiers de porcelaine, dont le fond non plus que la tête du pilon ne sont pas vernis ; on le passe au tamis ; et l’ayant mis dans un vase garni, on jette de l’eau bouillante par-dessus, on l’agite pour en ôter l’écume, et l’on transvase l’eau fort doucement : cette opération se répète deux fois, après quoi mettant le bleu dans un mortier, tandis qu’il est encore humide et comme en pâte, on le broie fort long-temps.

On assure que cet azur se trouve au fond des mines de charbon, ou dans la terre rouge, qui en est ordinairement voisine : lorsqu’on en voit paraître à la superficie du sol, on est sûr d’en trouver beaucoup plus en creusant ; sa forme dans les mines est celle d’un petit lingot de la grosseur du doigt, mais plus plat que rond. L’azur grossier est assez commun ; le fin est très-rare, et ne se distingue pas facilement à la vue : on le met à l’épreuve en peignant une tasse et la faisant cuire. Si l’Europe produisait ce bel azur et le tsoui, qui est une espèce de violet, elle ne pourrait envoyer de marchandise plus recherchée à King-té-tching : la livre de tsoui s’y vend un taël et huit mas, qui reviennent à neuf francs, une boîte de lyao ou d’azur, qui ne contient que dix onces, se vend deux taëls, c’est-à dire vingt sous l’once.

Le vernis rouge est composé de tsao-fan, ou de couperose ; on en met une livre dans un creuset bien luté avec un autre : au sommet du second est une petite ouverture qu’on couvre de manière qu’il puisse être aisément découvert au besoin : on place autour des charbons allumés ; et pour rendre la réverbération plus ardente, on l’environne de briques ; la matière n’est arrivée à sa perfection que lorsque, la fumée noire ayant cessé, il s’élève une petite vapeur : on prend alors un peu de cette matière qu’on humecte dans l’eau, et dont on fait l’essai sur du bois de sapin : elle doit produire un rouge brillant : on la retire du feu, et, lorsqu’elle est bien refroidie, on trouve au fond du creuset une petite pâte rouge ; mais le rouge le plus fin s’attache au creuset supérieur : une livre de couperose fournit quatre onces de vernis rouge.

4o. Quoique la porcelaine soit naturellement blanche, et qu’elle acquière encore plus de blancheur par le glacé, on ne laisse pas de la revêtir quelquefois d’un vernis blanc. Il se fait avec la poudre d’un caillou transparent qu’on fait calciner au feu comme l’azur ; sur une once de cette poudre, on met une once de céruse, ou de blanc de plomb pulvérisé, qui entre aussi dans la composition des autres couleurs. Par exemple, pour le vernis vert, on joint à une once de céruse, et à une demi-once de poudre de caillou, trois onces d’un autre ingrédient, que les Chinois nomment thong-hoa-pien, et qui, suivant les informations qu’on a pu se procurer, doit être composé des plus fines scories du cuivre battu au marteau. Le vert, ainsi préparé, devient comme la matrice du violet, qui se fait par l’addition d’une certaine quantité de blanc, et qui est plus ou moins foncé, suivant le degré du vert. Le jaune se fait en mêlant sept dragmes de blanc préparé avec trois dragmes de couperose rouge. Toutes ces couleurs, appliquées sur la porcelaine, après qu’elle a été bien vernissée et bien cuite, ne paraissent point jusqu’à ce qu’elle soit remise au feu. Suivant le livre chinois, l’enduit se fait avec de la céruse, du salpêtre et de la couperose ; mais les ouvriers chrétiens ne parlèrent au père d’Entrecolles que de la céruse mêlée avec la couleur, lorsqu’on la fait dissoudre dans de l’eau gommée.

L’huile rouge que les Chinois nomment yeou-li-hong, est composée de grenaille de cuivre rouge et de la poudre d’une certaine pierre ou caillou rougeâtre. Un médecin chrétien assura le missionnaire que cette pierre est une sorte d’alun qu’on emploie dans la médecine : on broie le tout ensemble dans un mortier, en y mêlant de l’urine et de l’huile de pé-yeou ; mais nous ignorons la quantité de ces ingrédiens. Les Chinois en font un secret ; ils étendent leur composition sur la porcelaine, sans employer aucune autre sorte de vernis, avec beaucoup d’attention à empêcher qu’en la faisant cuire elle ne coule au fond du vase. La grenaille de cuivre se fait avec du cuivre et du plomb, séparé des lingots d’argent de bas aloi, qui servent de monnaie. Avant la congélation du cuivre fondu, on trempe légèrement dans l’eau un petit balai, qu’on secoue par le manche pour en faire tomber quelques gouttes sur le cuivre : cette aspersion fait lever sur la surface une pellicule qu’on prend avec de petites pincettes de fer, et qu’on plonge dans l’eau froide. C’est de cette pellicule que se forme la grenaille de cuivre, qui s’augmente en répétant l’opération. On croit que, si la couperose était dissoute dans l’eau forte, cette poudre de cuivre serait encore plus propre à la peinture rouge ; mais les Chinois n’ont point l’art de composer l’eau forte.

Pour une autre sorte de porcelaine, qui se fait avec du ché-houi-hong, ou du rouge soufflé, on prend un tuyau dont on couvre un bout d’une gaze fine, qu’on applique sur la poudre rouge bien préparée. La gaze prend la poudre ; ensuite soufflant par l’autre bout du tuyau sur la porcelaine, on la voit parsemée à l’instant de petites taches rouges : cette espèce de porcelaine est encore plus chère et plus rare que les précédentes, parce qu’il y a plus de difficulté à la fabriquer. Le bleu se souffle beaucoup plus facilement par la même méthode ; on pourrait parsemer la porcelaine de taches d’or et d’argent, si l’on en voulait faire la dépense. On emploie le tuyau pour souffler aussi le vernis, lorsque la porcelaine est si mince et si délicate, qu’on ne peut la porter que sur du coton. Les manufactures de King-té-tching offrirent à l’empereur Khang-hi quelques services de cette espèce.

Le rouge de tsao-fan, ou de couperose, se fait de la manière suivante : on mêle avec un lyang ou un taël de céruse deux tsyens de ce rouge ; ce mélange se fait a sec, en les passant ensemble dans un tamis ; ensuite on les incorpore avec de l’eau et de la colle commune, réduite à la consistance de celle de poisson ; ce qui fait tenir le rouge sur la porcelaine, et l’empêche de couler. Pour faire du blanc, on joint à un lyang ou une once de céruse, trois tsyens et trois fuens de poudre impalpable d’une pierre transparente, calcinée au feu de sable, et l’on n’y emploie que de l’eau pour l’incorporation.

On fait le vert foncé en ajoutant à un lyang de céruse trois tsyens et trois fuens de poudre de caillou, et huit fuens, ou près d’un tsyen de tong-hoa-pyen.

À l’égard du jaune, il se fait en ajoutant à un lyang de céruse trois tsyens et trois fuens de poudre de caillou, et un fuen huit lis de poudre de rouge pur ; quelques-uns mettent deux fuens et demi de ce rouge primitif. Un tiers de vert sur deux tiers de blanc font un vert d’eau fort luisant ; deux tiers de vert foncé sur un tiers de jaune font le vert kou-lou, qui ressemble à la feuille un peu flétrie.

Pour faire le noir, on réduit l’azur dans l’eau à l’état de liqueur un peu épaisse, puis on y mêle de la colle commune, macérée dans la chaux, et cuite jusqu’à consistance de colle de poisson. Après avoir peint la porcelaine de cette couleur, on couvre de blanc les places enduites ; et lorsqu’on la remet au feu, le blanc s’incorpore avec le noir, comme le vernis commun avec le bleu.

Un lyang de céruse, trois tsyens et trois fuens de poudre de caillou, et deux lis d’azur, forment un bleu foncé qui tire sur le violet. Quelques-uns y mettent huit lis d’azur ; le violet foncé se fait de tsiou, pierre ou minéral qui ressemble au vitriol romain : on croit que le tsiou se tire des mines de plomb, et que c’est par cette raison qu’il s’insinue comme la céruse dans la porcelaine. On en trouve à Canton ; mais celui qui vient de Pékin passe pour le meilleur, et se vend un lyang huit tsyens la livre. Lorsqu’il est fondu ou ramolli, les orfèvres l’emploient comme de l’émail, avec une couche légère de colle commune ou de colle de poisson, pour l’empêcher de se détacher. Ce tsiou ne se rôtit pas comme l’azur, on le réduit en poudre très-fine qu’on agite dans un vase d’eau pour la nettoyer : le cristal tombe au fond ; et, s’humectant ainsi, il perd son lustre et paraît de couleur cendrée ; mais l’éclat de son violet lui revient aussitôt que la porcelaine est cuite : il se soutient aussi long-temps qu’on le souhaite ; et lorsqu’on commence à peindre, il suffit de l’humecter avec de l’eau mêlée d’un peu de colle commune. Cet enduit, comme tous les autres, ne s’applique qu’après la première cuisson de la porcelaine.

Pour la dorer ou l’argenter on met deux fuens de céruse avec deux tsyens de feuilles d’or ou d’argent qu’on a fait dissoudre. L’argent est d’un grand lustre sur le vernis tsi-kin ; mais les pièces argentées ne doivent pas demeurer aussi long-temps dans le fourneau que les pièces dorées, parce que l’argent disparaîtrait avant que l’or fût arrivé au degré de cuite qui lui donne son éclat. On prend quelquefois des pièces qui ont été cuites dans le grand fourneau, mais qui ne sont point encore vernissées ; et si l’on veut les avoir entièrement de la même couleur, on les trempe dans le vase où le vernis est préparé ; mais si l’on souhaite que les couleurs soient variées comme celles d’une espèce de porcelaine, nommée hoang-lou-ouan, qui sont divisées en panneaux verts, jaunes, etc., on y applique ces diverses couleurs avec un gros pinceau. C’est à quoi se réduit toute l’opération pour cette porcelaine, à moins qu’après l’avoir fait cuire dans le grand four, on ne mette un peu de vermillon en certains endroits, comme à la bouche de quelques animaux, ou qu’on n’y ajoute quelque autre ornement. Le vermillon, qui n’est pas d’ailleurs fort durable, disparaîtrait dans le feu. De même, dans la seconde cuisson, les pièces doivent être placées au fond du fourneau et dessous le soupirail, où le feu a moins d’activité, parce qu’un feu trop ardent ne manquerait pas de ternir les couleurs.

Celles qu’on emploie pour ces sortes de porcelaines demandent les préparations suivantes : pour le vert on prend du tong-hoa-pien, du salpêtre et de la poudre de caillou ; après que ces sortes d’ingrédiens ont été réduits séparément en poudre impalpable, on les incorpore ensemble dans de l’eau. Le bleu le plus commun, mêlé avec du salpêtre et de la poudre de caillou, forme le violet ; le jaune se fait en mêlant trois tsyens de couperose avec trois onces de poudre de caillou et trois onces de céruse. Pour faire le blanc, on mêle quatre tsyens de poudre de caillou avec un lyang de céruse.

La couleur de la porcelaine noire, nommée oumien, est plombée, et ressemble à celle des verres ardens : l’or qu’on y ajoute lui donne un nouvel agrément. On mêle trois onces d’azur avec sept onces d’huile commune de pierre, et l’application n’a lieu qu’après qu’on a fait sécher la porcelaine. En variant les proportions on rend la couleur plus ou moins foncée. Lorsque la pièce est cuite on y applique l’or, et la seconde cuisson se fait dans un fourneau particulier.

Le noir luisant ou de miroir, nommé ou-kin, qui doit son origine au caprice du fourneau, se donne à la porcelaine en la trempant dans un mélange liquide d’azur préparé : cette composition doit avoir un peu d’épaisseur. Avec dix onces d’azur en poudre, on mêle, une tasse de tsi-kin, sept de pé-you, et deux d’huile de cendre de fougère brûlée avec de la chaux. Ce mélange produit son vernis dans la cuisson ; mais il faut placer la porcelaine de cette espèce vers le centre du fourneau, et non près de la voûte, où le feu a plus d’activité.

On fait une espèce de porcelaine presque percée à jour comme les ouvrages de découpure, avec la tasse au milieu, cest-à-dire que la tasse ne fait qu’une seule pièce avec la partie découpée. D’Entrecolles n’en vit point de cette sorte ; mais il en vit une autre sur laquelle on avait peint, d’après nature, des femmes chinoises et tartares ; la draperie, le teint, et les traits du visage étaient fort bien exprimés ; de loin ces ouvrages paraissaient émaillés.

Il faut observer que l’huile de pierre blanche, employée seule sur la porcelaine, en fait une espèce particulière, nommée tsoui-ki, qui est remplie d’une infinité de veines, et comme marbrée ; de sorte que, dans l’éloignement, elle paraît avoir été brisée en pièces, qu’on a pris la peine de rejoindre, comme un ouvrage à la mosaïque ou de pièces rapportées. La couleur que donne cette huile est un blanc un peu cendré : si le fond de la porcelaine est azuré, elle paraît marbrée et comme fendue, aussitôt que la couleur commence à sécher.

La porcelaine qui se nomme long-tsiuen, tirant sur la couleur d’olive, était à la mode durant le séjour du père d’Entrecolles à la Chine ; il en distingue une espèce que les Chinois nomment tsing-ko, du nom d’un fruit qui ressemble assez aux olives : on donne cette couleur à la porcelaine en mêlant sept tasses de tsi-kin avec quatre tasses de pé-yeou, environ deux tasses d’huile de fougère et de chaux, et une tasse de tsoui-yeou ou d’huile de caillou. Dans ce mélange, le tsoui-yeou fait paraître sur la pièce un grand nombre de petites veines ; mais, lorsqu’il est appliqué seul, la porcelaine est cassante et ne rend aucun son.

On fit voir à d’Entrecolles une espèce de porcelaine nommée yao-pien ou transmutation. Les ouvriers s’étaient proposé de faire un service de rouge soufflé ; mais ils en perdirent plus de cent pièces, et celle dont il est question était sortie du fourneau comme une espèce d’agate.

Lorsqu’on se prépare à dorer la porcelaine, on broie l’or avec beaucoup de soin ; et, le faisant dissoudre dans une tasse jusqu’à ce qu’il prenne la forme d’une sorte d’hémisphère, on le laisse sécher dans cette situation. Pour en faire usage, on le dissout par petites parties dans de l’eau de gomme ; ensuite, ayant incorporé trois parties de céruse avec trente parties d’or, on applique ce mélange sur la pièce, de même que les autres couleurs. Comme l’or se ternit un peu quelque temps après cette opération, on lui rend son lustre en humectant la pièce avec de l’eau fraîche, et le frottant ensuite avec une pierre d’agate ; mais il faut observer de le frotter toujours dans le même sens ; par exemple, de droite à gauche.

Pour empêcher que les bords de la porcelaine ne s’écaillent, on les fortifie avec de la poudre de charbon, qui doit être de bambou, sans écorce, et mêlée avec du vernis, auquel ce charbon donne une couleur de gris cendré : on applique cette composition avec un pinceau sur les bords de la pièce, lorsqu’on est près de la mettre sur la roue. D’Entrecolles croit que le charbon du bois de saule, ou plutôt de sureau, qui participe un peu à la qualité du bambou, peut tenir lieu de ce roseau en Europe. Il observa aussi qu’avant d’appliquer le vernis sur la porcelaine, particulièrement sur la plus fine, on s’efforce de la rendre unie en aplanissant les plus petites inégalités avec un pinceau composé de plumes fort menues qu’on trempe dans l’eau pour le passer sur toute la pièce d’une main légère.

Lorsqu’on veut donner une blancheur extraordinaire à la porcelaine, soit par goût pour cette couleur, soit pour la peindre, la dorer et la faire cuire ensuite, on mêle treize tasses de pé-yeou avec une tasse de cendre de fougère, qu’on rend également liquides. La pièce sur laquelle on applique ce vernis peut être exposée au plus grand feu du fourneau ; mais quand on veut peindre la porcelaine en bleu, et que la couleur ne paraisse qu’après la cuite, on ne met que sept tasses de pé-yeou sur une de cendre de fougère et de chaux.

On observe encore que la porcelaine sur laquelle on applique un vernis qui contient beaucoup de cendre de fougère doit être cuite dans une partie tempérée du fourneau, c’est-à-dire ou après les trois premières rangées, ou à la distance d’un pied ou d’un pied et demi du fond. Si elle était placée au sommet, les cendres s’en iraient bientôt en fusion, et couleraient au fond de la pièce. Il arrive la même chose à l’huile rouge, au rouge soufflé, et au long-tsiuen : ce qui doit être attribué à la grenaille de cuivre qui entre dans ce vernis. Le haut du fourneau convient à la porcelaine qui est enduite de tsoui-yeou, vernis qui produit des veines semblables à celles du marbre.

Lorsque la pièce est entièrement bleue, on la trempe dans le liao ou l’azur, préparé dans l’eau et réduit en juste consistance. Pour le bleu soufflé, qui se nomme tsoui-tsing, on y emploie le plus bel azur préparé de la manière qu’on a décrite : on le souffle sur la pièce ; et lorsqu’il est sec, on y applique le vernis ordinaire, ou seul, ou mêlé avec le tsoui-yeou, si l’on veut qu’elle soit veinée.

Quelques ouvriers tracent sur l’azur sec, avec une longue aiguille, soit qu’il soit soufflé ou non, des figures qui paraissent fort distinctement lorsque la pièce a reçu son vernis et sa cuite. Il y a moins de travail qu’on ne s’imagine à la porceelaine relevée en bosses qui représentent des fleurs, des dragons, et d’autres figures. Après les avoir tracées, il suffit de faire de petites entaillures à l’entour pour leur donner du relief et les vernisser ensuite.

D’Entrecolles remarqua une autre sorte de porcelaine, dont il rapporte la composition. Après y avoir appliqué le vernis ordinaire, on la fait cuire ; ensuite on la peint et on la fait cuire de nouveau. Souvent on n’a recours à la seconde cuite que pour cacher les défauts de la pièce, en appliquant des couleurs aux endroits défectueux. Cette suraddition de couleurs plaît à bien du monde ; mais ordinairement elle n’empêche point qu’on n’aperçoive des inégalités sur la pièce. L’incorporation des couleurs avec la porcelaine vernissée, et cuite par le moyen de la céruse, fit conjecturer au jésuite que, si l’on employait la céruse dans les couleurs dont on peint le verre, et qu’on le cuisît une seconde fois au feu, l’ancien art de la peinture sur verre se retrouverait peut-être. Il observe, à cette occasion, que les Chinois avaient anciennement l’art de peindre sur les dehors de la porcelaine, des figures de poissons et d’autres animaux qui ne se montraient sur une tasse que lorsqu’elle était remplie de quelque liqueur. Cette porcelaine se nomme kia-tsing, c’est-à-dire azur mis en presse. On n’a conservé qu’une petite partie de cet admirable secret. Les pièces qu’on voulait peindre dans ce goût devaient être fort minces : on appliquait fortement les couleurs en dedans, et l’on y peignait ordinairement des poissons, comme s’ils eussent été plus propres à devenir visibles lorsqu’on remplissait la tasse d’eau. La couleur une fois séchée, on y étendait une légère couche de pâte de porcelaine ; ensuite, appliquant le vernis en dedans, on mettait le vase sur la roue pour le rendre en dehors aussi mince qu’il était possible : enfin, l’ayant trempé dans le vernis, on le faisait cuire dans le fourneau commun. On peut dire qu’à présent même les Chinois ont le secret de faire revivre le plus bel azur après qu’il a disparu ; car, lorsqu’on l’applique sur la porcelaine, il est d’un noir pâle ; puis, étant sec et vernissé, il devient blanc ; mais le feu développe ensuite toute la beauté de ses nuances.

Au reste, il faut un art extrême pour appliquer l’huile ou le vernis également, et dans la juste quantité que demande cette opération. La porcelaine, mince et légère, reçoit deux couches fort délicates : elle se fendrait à l’instant, si les couches étaient trop épaisses. Ces deux couches sont équivalentes à une seule, qui est la dose ordinaire pour la porcelaine fine, toujours plus forte. La première ne se fait que par aspersion, et la seconde en trempant la pièce. On la tient d’une main, par le côté extérieur, au-dessus du vase de vernis, tandis que de l’autre on arrose légèrement l’intérieur, jusqu’à ce qu’il soit tout-à-fait vernissé. Aussitôt que chaque pièce paraît sèche de ce côté-là, on met la main en dedans ; et la soutenant avec un petit bâton sous le milieu du pied, on la trempe promptement dans le vase. On a déjà fait remarquer que le pied demeure sans forme. En effet, on ne le met sur la roue pour le creuser qu’après que la pièce a reçu le vernis. On peint alors dans le creux un petit cercle, et souvent un caractère chinois ; ensuite, l’ayant vernissé à son tour, on porte la pièce du laboratoire au fourneau pour y être cuite.

5o. Les petits fourneaux peuvent être de fer quand ils sont petits ; mais ordinairement ils sont de terre. Celui que le père d’Entrecolles eut la curiosité de voir était de la hauteur d’un homme et de la largeur du plus grand tonneau : il était fait d’une sorte de plusieurs pièces de la matière même dont on compose les caisses de la porcelaine : c’étaient de grands quartiers épais d’un travers de doigt, longs d’un pied et demi, et hauts d’un pied, de figure propre à s’arrondir, placés les uns sur les autres, et fort bien cimentés. On les avait rangés dans cet ordre avant de les cuire. D’Entrecolles ajoute que ce fourneau était élevé d’un pied au-dessus de la terre, sur deux ou trois rangées de briques épaisses, mais étroites. Le fourneau était entouré d’une enceinte de briques bien maçonnées, qui avait trois ou quatre soupiraux vers le fond. Entre ce mur d’enceinte et le fourneau, on avait laissé un vide d’environ un demi-pied, excepté dans trois ou quatre endroits, qui, étant remplis, formaient comme les éperons ou les arcs-boutans du fourneau.

On met dans les fourneaux toute la porcelaine qui doit être cuite pour la seconde fois, les tasses en pile l’une sur l’autre, et les petites dans les grandes, mais de manière que les côtés peints ne puissent se toucher, parce que le moindre frottement leur serait nuisible. Lorsqu’elles ne peuvent être placées dans cet ordre, on les met par lits dans le fourneau, de bas en haut, en couvrant chaque rangée de tuiles de la même terre que le fourneau, ou même de caisses destinées à cet usage. On couvre le haut du fourneau de la même sorte de briques dont les côtés sont composés, et qu’on cimente avec du mortier ou de la terre humectée, en laissant une ouverture au milieu, pour observer les progrès de l’opération ; ensuite on allume une grosse quantité de charbon sous le fourneau, au sommet et dans les intervalles qui sont entre le mur d’enceinte. Lorsque le feu est ardent, on jette les yeux de temps en temps par l’ouverture, qui n’est couverte que d’une pièce de pot cassé. Aussitôt que la porcelaine a pris son glacé et des couleurs vives et animées, on retire d’abord le brasier, et ensuite les pièces.

On a vu souvent avec beaucoup d’admiration deux planches longues et étroites émargées de porcelaine, sur les épaules d’un porteur, qui traversait avec ce fardeau, plusieurs rues pleines de passans, sans en briser aucune partie.

Devant les fournaises est une espèce de vestibule où l’on tient quantité de caisses et d’étuis de terre destinés à renfermer la porcelaine quand on la met dans le fourneau. Chaque pièce, pour peu qu’elle soit considérable, a son étui, soit qu’elle ait un couvercle ou non. Les couvercles s’attachent si peu au corps de la pièce, qu’un petit coup de la main suffit pour les séparer. Une seule caisse sert pour diverses petites pièces, telles que les tasses à thé, etc. On y met un lit de sable fin, parsemé de poudre de kao-lin, afin que le sable ne s’attache point au pied de la tasse. Sur la première caisse on en place une autre qui est remplie de même, et qui la couvre entièrement, sans toucher aux pièces de porcelaine. Toute la fournaise se trouve ainsi remplie de grandes piles de caisses de terre.

À l’égard des petites pièces qui sont renfermées ensemble dans de grandes caisses rondes, chacune est placée sur une petite soucoupe de terre de l’épaisseur de deux écus, et de la largeur de son pied : ces bases sont parsemées de poudre de kao-lin. Lorsque ces caisses ont une certaine largeur, on ne met point de porcelaine au milieu, parce qu’étant trop loin des côtés, elle manquerait de force pour se soutenir, ce qui serait capable d’endommager toute la pile. Ces caisses sont ordinairement hautes d’un tiers de pied. On remplit entièrement celles qui ont déjà été cuites et qui peuvent encore servir. En y mettant les pièces, l’ouvrier se garde soigneusement d’y toucher, dans la crainte d’y causer quelque désordre ; car rien n’est plus fragile. Il les tire de la planche avec un petit cordon attaché aux deux pointes d’une fourchette de bois. En tenant la fourchette d’une main, il croise le cordon pour embrasser la pièce ; il la soulève ainsi fort adroitement, et la pose sur sa soucoupe, dans la caisse, avec une vitesse incroyable.

Les deux caisses qui forment le fond de chaque pile demeurent vides, parce que le feu ne s’y fait point assez sentir. D’ailleurs elles sont couvertes en partie du sable qu’on met au fond du fourneau, et qui est nécessaire pour supporter les piles, dont les rangs n’ont pas moins de sept pieds au milieu : on ne remplit pas non plus la caisse du sommet, par la même raison. Le fourneau est entièrement plein de caisses, excepté les endroits qui sont immédiatement au-dessous du soupirail. Le milieu est occupé par la plus fine porcelaine, le fond par la plus grossière, et l’entrée par celle dont les couleurs sont les plus fortes. Toutes les piles sont placées fort près l’une de l’autre, et sont jointes en haut et en bas, et au milieu, par des morceaux de terre si bien disposés, qu’ils laissent de toutes parts un passage libre à la flamme.

Toute sorte de terre n’est pas propre à la composition des caisses. On en emploie trois sortes : une terre jaune, assez commune, dont on compose les fonds ; une autre qui se nomme lao-tou, et qui est plus forte ; la troisième est une terre huileuse, nommée yeou-tou. Les deux dernières se tirent, en hiver, de certaines mines fort profondes, auxquelles on ne peut travailler en été. On fait les caisses dans le voisinage de King-té-tching. Si le mélange des terres est dans une égale proportion, elles coûtent un peu plus, mais durent long-temps. Lorsque la terre jaune prévaut, elles ne supportent guère que deux ou trois fournées sans éclater tout-à-fait. Cependant une caisse fêlée ou fendue se lie fort bien avec une branche d’osier, qui peut même brûler dans le fourneau sans que la porcelaine en souffre. On prend soin qu’il ne soit pas rempli de caisses neuves, et que la moitié du moins ait déjà passé par le feu. Celle-ci sont placées en haut et en bas des piles, et les neuves au milieu.

On bâtit les fourneaux à l’extrémité d’un long vestibule qui sert tout à la fois de magasin et de soufflets, c’est-à-dire au même usage que l’arche dans les verreries. Ils n’avaient autrefois que six pieds de haut et de large ; ils ont aujourd’hui deux toises de hauteur, et presque le double de largeur. La voûte se rétrécit à mesure qu’elle approche du grand soupirail : elle est d’une telle épaisseur, aussi-bien que le corps du fourneau, qu’on peut marcher dessus sans être incommodé du feu. Outre cette ouverture, les fournaises ont par le haut cinq ou six trous, comme autant d’yeux, qui sont couverts de pots cassés, pour tempérer le feu par la communication de l’air. Lorsqu’on veut reconnaître en quel état est la porcelaine, on découvre le trou qui est le plus proche du grand soupirail, et l’on ouvre une des caisses avec des pincettes de fer. Si la cuite est assez avancée, on discontinue le feu, et l’on achève de murer pour quelque temps la porte du fourneau. Chaque fourneau a dans toute sa largeur un foyer profond et large d’un ou deux pieds : on le passe sur une planche pour entrer dans la capacité du fourneau et y ranger les pièces de porcelaine. Quand le feu est allumé, on mure aussitôt la porte du foyer, n’y laissant qu’une ouverture pour y jeter des morceaux de bois longs d’un pied. Le fourneau est d’abord chauffé nuit et jour. Deux hommes se relèvent pour y jeter continuellement du bois. Une seule fournée en consume ordinairement cent quatre-vingts charges. Anciennement, suivant un auteur chinois, on en brûlait deux cent quarante charges, et jusqu’à deux cent soixante, si le temps était pluvieux, quoique alors les fourneaux fussent de la moitié moins grands qu’aujourd’hui. Le feu était médiocre pendant les sept premiers jours ; mais on en faisait un fort ardent le huitième.

Il faut observer qu’autrefois les caisses dans lesquelles la petite porcelaine est enfermée avaient d’abords été cuites à part, et qu’on n’ouvrait la porte du fourneau que cinq jours après l’extinction du feu pour les petites pièces, et dix jours pour les grandes. Aujourd’hui on attend, à la vérité, quelques jours pour tirer la grande porcelaine du fourneau, parce qu’autrement elle pourrait se fendre ; mais pour la petite, si le feu a cessé le soir, on la tire dès le lendemain matin, dans la seule vue peut-être d’épargner du bois. Comme elle est alors brûlante, l’ouvrier qui la tire se sert d’une espèce de longue sangle qu’il porte suspendue au cou.

Dans les petits fourneaux la porcelaine demande à être tirée, lorsque, regardant par l’ouverture d’en haut, on voit jusqu’au fond toutes les porcelaines rouges par le feu qui les embrase ; que les pièces placées en piles peuvent être distinguées l’une de l’autre, que celles qui sont peintes commencent à paraître unies, et que les couleurs sont incorporées avec la terre comme le vernis s’incorpore avec l’azur fin par la chaleur des grands fourneaux. À l’égard de la porcelaine qui cuit pour la seconde fois dans de grands fourneaux, on juge que sa cuite est parfaite, 1o. lorsque les caisses sont rouges de chaleur ; 2o. lorsque la flamme commence à devenir blanche ; 3o. lorsque, après avoir tiré une pièce des caisses supérieures, et l’avoir laissée refroidir, le vernis et les couleurs satisfont l’ouvrier ; 4o. lorsque le sable devient luisant au fond de la fournaise. D’Entrecolles fut surpris de ce qu’après avoir vu brûler un jour cent quatre-vingts charges de bois à l’entrée du fourneau, il ne resta point le lendemain de cendres dans le foyer.

Les cuites ne réussissent pas toutes heureusement. Il arrive assez souvent qu’une fournée entière manque, et qu’il ne reste de la porcelaine et des caisses qu’une masse informe et fort dure. Un trop grand feu, ou des caisses mal conditionnées peuvent tout ruiner. Il n’est pas aisé de régler le feu, parce que les moindres variations de l’air agissent immédiatement sur le bois, sur l’action du feu, et sur la porcelaine même. Ainsi l’on voit cent ouvriers ruinés pour un que la fortune favorise. On ne doit donc pas être étonné que la porcelaine soit si chère en Europe ; d’ailleurs celle qu’on y envoie est faite ordinairement sur des modèles nouveaux, souvent si bizarres, que, n’étant pas toujours goûtés, le moindre défaut devient un prétexte aux Européens pour la refuser : alors elle demeure nécessairement à l’ouvrier, parce qu’elle est encore moins au goût des Chinois.

Il faut confesser, à l’honneur de la Chine, que les artistes du pays font des ouvrages si surprenans, qu’un étranger les croirait impossibles. Le P. d’Entrecolles vit y par exemple, une lanterne, de la grandeur de celle d’un vaisseau, composée d’une seule pièce de porcelaine, et dans laquelle un flambeau suffisait pour éclairer toute une chambre. Elle avait été faite, sept ans auparavant, par ordre du prince héréditaire. Le même missionnaire vit des urnes de porcelaine hautes de trois pieds, sans y comprendre le couvercle, qui s’élevait encore d’un pied, en forme de pyramide. Elles étaient composées de trois pièces, mais réunies avec tant d’habileté qu’on n’aurait pu distinguer la jointure. On lui raconta que, de quatre-vingts pièces de cette nature, huit seulement avaient réussi. Elles avaient été commandées par des marchands de Canton pour être transportées en Europe ; car les Chinois n’achètent point de porcelaine d’un si grand prix.

On en vante une autre espèce dont l’exécution est très-difficile, et qui est par conséquent d’une extrême rareté. Elle est excessivement mince, unie au dehors comme au dedans, et revêtue néanmoins de fleurs et d’autres ornemens qui paraissent gravés. Aussitôt qu’elle est sortie de dessus la roue, on l’applique sur un moule gravé, où l’intérieur de la pièce prend ainsi les figures, et l’on rend le dehors aussi mince qu’il est possible avec un ciseau.

Cependant les Chinois ne peuvent exécuter tous les ouvrages qu’on leur propose. On leur demande quelquefois pour l’Europe des sur-touts de table d’une seule pièce, et des cadres de tableaux ; mais les plus grands qu’ils ont pu faire n’ont jamais été de plus d’un pied : lorsqu’ils ont voulu leur donner plus d’étendue, ils ont eu le chagrin de les voir tomber en pièces. L’épaisseur nécessaire à ces ouvrages les rend extrêmement difficiles ; de sorte qu’au lieu de les composer solides, on fait deux dehors creux, qu’on tâche de joindre en laissant un vide dans l’intervalle : on met seulement au travers une pièce de la même matière, et l’on fait aux deux côtés des ouvertures pour les enchâsser dans des ouvrages de menuiserie.

L’histoire de King-té-tching parle de divers ouvrages ordonnés par les empereurs, et dont le succès n’a pas mieux répondu à l’espérance des ouvriers. Le père de l’empereur Khang-hi en demanda plusieurs de la forme de nos caisses d’orangers pour y nourrir du poisson : ils devaient avoir trois pieds et demi de hauteur ; l’épaisseur des côtés devait être de quatre pouces, et celle du fond d’un demi-pied. Les ouvriers travaillèrent l’espace de trois ans à ces ouvrages, et firent deux cents caisses ; mais il n’y en eut pas une seule qui réussît. Le même empereur désira des ornemens pour le devant d’une galerie ouverte, chacun de la hauteur de trois pieds, d’un pied et demi de largeur, et d’un demi-pied d’épaisseur ; mais ils ne purent être exécutes. Le prince héréditaire commanda aussi divers instrumens de musique, particulièrement une espèce de petit orgue, nommé tseng, de la hauteur d’un pied, et composé de quatorze tuyaux, dont l’harmonie est assez agréable. Le succès ne fut pas plus heureux.

La statue de Pou-Sa, qui est le patron des ouvriers en porcelaine (car chaque profession a le sien), doit son origine à la difficulté qu’ils trouvent quelquefois dans l’exécution de ses modèles. Un empereur ayant ordonné quelques pièces sur ses propres idées, l’ouvrier qui se trouva chargé de cette entreprise conçut tant de chagrin de se voir maltraité par les officiers, pour avoir mal réussi, que, dans son désespoir, il se précipita au milieu d’un fourneau allumé, où il fut consumé à l’instant. Cependant les autres ouvrages de porcelaine qui étaient alors dans le même fourneau en sortirent si beaux et si conformes au goût de l’empereur, que le malheureux ouvrier passa pour un héros, et devint ensuite l’idole qui préside à la porcelaine.

Quoiqu’on n’ait pu réussir à faire un orgue, on a trouvé le moyen de faire des flûtes, des flageolets, et un autre instrument, qui se nomme yun-lo, composé de neuf petites plaques rondes un peu concaves, qui forment différens tons : on les suspend dans un cadre à différentes hauteurs, et les frappant comme un tympanon, on en tire un tintement qui s’accorde fort bien avec les autres instrumens, et même avec la voix. Les ouvriers réussissent particulièrement dans l’exécution des grotesques, et dans la représentation des animaux. Ils font des canards et des tortues qui flottent sur l’eau ; on voit sortir aussi des manufactures de porcelaine quantité de statues, surtout de la déesse Kouan-in, qui est fort célèbre à la Chine, et que les femmes invoquent pour obtenir la fécondité. Elle est représentée avec un enfant dans ses bras.

Les opinions des Chinois sont partagées sur la préférence de la porcelaine ancienne ou moderne. On s’est imaginé faussement en Europe que la meilleure doit avoir été long-temps ensevelie dans la terre. À la vérité il arrive quelquefois qu’en creusant de vieilles ruines, ou nettoyant des puits, on y trouve d’excellentes pièces qui y ont été mises à couvert dans des temps orageux. D’Entrecolles déclare qu’ayant vu dans plusieurs endroits d’autres pièces qui étaient probablement fort anciennes, il ne les trouva pas comparables aux ouvrages modernes ; d’où il conclut qu’autrefois, comme à présent, il y avait de la porcelaine à tout prix. Les Chinois achètent fort cher les moindres pièces du siècle de Yao et de Chun, deux de leurs premiers empereurs, lorsqu’elles ont conservé leur beauté. Tout ce que la porcelaine gagne, à demeurer long-temps en terre, est d’y prendre une couleur d’ivoire ou de marbre, qui devient une preuve de sa vieillesse.

Suivant les annales de King-té-tching, certaines urnes coûtaient anciennement jusqu’à cinquante-huit ou cinquante-neuf lyans, qui reviennent à plus de quatre-vingts écus. Les mêmes annales ajoutent qu’on bâtissait exprès un fourneau pour chaque urne, et qu’on ne ménageait pas la dépense. Le mandarin de King-té-tching, ami de d’Entrecolles, fit présent aux protecteurs qu’il avait à la cour d’un kou-tong de plusieurs vieilles pièces de porcelaine qu’il avait eu l’art de faire lui-même, ou plutôt de contrefaire. Il y avait employé un grand nombre d’ouvriers. La matière de ces fausses antiquités est une terre jaunâtre qui se trouve près de King-té-tching : elles sont fort épaisses ; une seule pièce, dont le mandarin fit présent au père d’Entrecolles, pesait autant que dix pièces communes. On ne remarque rien de particulier dans cette espèce de porcelaine, à l’exception du vernis qui est composé d’huile de pierre, et qui, étant mêlé d’une grosse quantité d’huile commune, donne à la pièce une couleur de vert de mer. Lorsqu’elle est cuite, on la jette dans un bouillon fort gras de quelques chapons et d’autres viandes ; ensuite, l’ayant remise au feu, on la laisse reposer l’espace d’un mois dans l’égout le plus bourbeux qu’on puisse trouver. Après cette opération, elle passe pour vieille de trois ou quatre cents ans, ou du moins pour avoir été faite sous la dynastie des Ming, pendant laquelle le goût de la cour était pour la porcelaine de cette épaisseur. Le faux kou-tong est si éloigné de ressembler au véritable, qu’il ne rend pas le moindre son lorsqu’il est frappé, même en l’approchant de l’oreille.

Si la porcelaine n’est pas si transparente que le verre, elle est moins sujette à se briser ; la bonne n’est pas moins sonore que le verre. Si le diamant coupe le verre, on s’en sert aussi pour raccommoder la porcelaine brisée, en y faisant, comme avec une aiguille, de petits trous par lesquels on fait passer un fil de laiton très-fin. À peine s’aperçoit-on qu’elle ait été cassée. Cet art forme une profession particulière dans l’empire de la Chine.

Les manufactures de papier sont si curieuses à la Chine, qu’elles ne méritent pas moins d’attention que la soie et la porcelaine. Dans les plus anciens temps de l’empire, les Chinois n’avaient point de papier ; ils écrivaient sur des planches et sur des tablettes de bambou : au lieu de plume ou de pinceau, ils se servaient d’un stylet ou d’un poinçon de fer. Ils écrivaient même sur le métal, et les curieux de cette nation conservent encore d’anciennes plaques, sur lesquelles on lit des caractères fort nettement tracés ; cependant il y a très-long-temps qu’ils ont inventé l’usage du papier. Quelques Européens, admirant sa finesse, l’ont pris pour une composition de soie, sans faire attention que la soie ne peut être réduite en pâte.

Les Chinois composent leur papier, qu’ils appellent chi, de l’écorce de bambou et d’autres arbres, mais ils n’en prennent que la seconde peau, qui est fort douce et fort blanche ; ils la broient avec de l’eau claire jusqu’à ce qu’elle soit en pâte liquide. Les cadres qu’ils emploient pour enlever cette matière sont longs et larges ; aussi font-ils des feuilles de dix ou douze pieds de longueur ; et quelquefois plus. Ils trempent chaque feuille dans de l’eau d’alun, et de là vient le nom de papier-fané, parce que fan, en chinois, signifie alun. L’alun empêche que le papier ne boive l’encre, et lui donne un lustre d’argent ou de vernis ; mais il le rend sujet à couper. Le papier chinois est plus blanc, plus doux et plus compacte que celui de l’Europe. La surface en est si unie, qu’il ne s’y trouve rien qui puisse arrêter le pinceau, ni même en séparer les poils. Cependant, comme il est composé d’écorce, il se moisit facilement ; la poussière s’y attache, et les vers s’y mettent ; ce qui ne manque point de corrompre les livres, à moins qu’on ne prenne souvent la peine de les battre et de les exposer au soleil.

Outre ce papier, les Chinois en font aussi de coton qui est encore plus blanc, plus fin, et plus en usage. Il n’est pas sujet aux mêmes inconvéniens que l’autre : il dure aussi long-temps, et n’a pas moins de blancheur que celui de l’Europe. Un livre curieux, composé sous la dynastie actuelle, traite de l’invention du tchi, c’est-à-dire du papier, de sa matière, de ses qualités, de sa forme, et de ses différentes sortes. L’auteur avoue qu’il n’y a rien de clair sur son origine, mais il la croit fort ancienne. « Les Chinois, dit-il, écrivaient d’abord sur de petites planches de bois de bambou passées au feu et soigneusement polies, mais couvertes de leur écorce ou de leur peau ; c’est ce qui paraît assez prouvé par les termes de hien et de tse, dont on se servait alors au lieu de tchi, pour exprimer la matière sur laquelle on écrivait. On taillait les lettres avec un burin fin, et de toutes ces petites planches enfilées l’une après l’autre, se formait un volume : mais des livres de cette nature étaient d’un usage incommode et embarrassant. Depuis la dynastie des Tsin, avant la naissance de Jésus-Christ, on écrivait sur des pièces de soie ou de toile coupées de la grandeur dont on voulait faire un livre. De là vient que le caractère tchi est tantôt composé du caractère se, qui signifie soie, et tantôt du caractère kin qui signifie toile.

» Enfin, l’an 95 de l’ère chrétienne, sous les Tong-hang, ou les Han orientaux, pendant le règne de Ho-ti, un grand mandarin du palais inventa une meilleure espèce de papier, qui fut nommé tsai-heou-tchi, ou papier du seigneur Tsai. Ce mandarin trouva le secret de réduire en pâte fine l’écorce de différens arbres, les vieilles étoffes de soie et les vieilles toiles, en les faisant bouillir à l’eau, et d’en fabriquer diverses sortes de papier. Il en fit même, de la bourre de soie, une autre espèce qui porta le nom de papier de filasse. Les Chinois portèrent bientôt ces découvertes à leur perfection, et trouvèrent l’art de polir leur papier. »

On lit dans un autre livre, intitulé Sou-i-kien-tchi-pou, qui traite du même sujet, « que dans la province de Sé-chuen le papier se fait de chanvre ; que Kao-tsong, troisième empereur de la grande dynastie des Tang, fit faire de cette plante un excellent papier, sur lequel tous ses ordres secrets étaient écrits ; que, dans la province de Fo-kien, le papier se fait de bambou tendre ; dans les provinces septentrionales, d’écorce de mûrier ; et dans celle de Ché-kyang, de paille de riz ou de froment. Dans celle de Kyang-nan, il se tire du parchemin des cocons de vers à soie : il se nomme lo-ouen-tchi : sa finesse et sa douceur le rendent propre aux inscriptions. Enfin, dans la province de Hou-quang, l’arbre tchu, ou le ko-tchu, fournit la matière du papier. »

À l’occasion de diverses sortes de papier, le même auteur en nomme une dont les feuilles sont ordinairement longues de trois et même de cinq tchangs. Un tchang équivaut à dix pieds. Il explique comment il est teint de différentes couleurs, et même argenté, sans qu’on y emploie d’argent ; invention qu’on attribue à l’empereur Kao-ti, de la dynastie de Tsi. Il n’oublie pas le papier des Coréens, qui se fait de cocons de vers à soie. Enfin il rapporte que, depuis le septième siècle, ces peuples paient à l’empereur leur tribut en papier.

La consommation du papier à la Chine est presque incroyable. Outre les lettrés et les étudians qui en emploient une quantité prodigieuse, il n’est pas concevable combien il s’en consomme dans les maisons des particuliers. Chaque chambre n’a d’un côté que des fenêtres avec des châssis de papier. Sur les murs, qui sont ordinairement enduits de chaux, on colle du papier blanc pour les conserver blancs et unis. Le plafond consiste en un châssis garni de papier, sur lequel on trace divers ornemens ; en un mot, la plupart des maisons n’offrent que du papier qu’on renouvelle tous les ans.

Quoiqu’on ne fasse servir à la composition du papier que la pellicule intérieure de plusieurs espèces d’arbres, on y emploie la substance entière du bambou et de l’arbrisseau qui porte le coton. On choisit sur les plus gros bambous les rejets d’une année, qui sont ordinairement de la grosseur de la jambe. Après les avoir dépouillés de leur première pellicule verte, on les fend en bandes étroites de six à sept pieds de long, pour les faire rouir pendant environ quinze jours dans une mare bourbeuse : on les en tire ensuite, on les lave dans l’eau claire, on les étend dans un large fossé sec, et on les y couvre de chaux : peu de jours après, on les retire pour les laver une seconde fois. On les réduit en une espèce de filasse, qu’on fait blanchir et sécher au soleil, et qu’on jette ensuite dans de grandes chaudières, où, l’ayant fait bouillir, on le bat enfin dans des mortiers pour en former une pâte fluide.

On trouve sur les montagnes et dans les lieux incultes une plante sarmenteuse comme la vigne, et dont la peau est extrêmement lisse. Le nom de hoa-teng, que les Chinois lui donnent, exprime cette qualité : elle se nomme aussi ko-teng, parce qu’elle produit de petites poires aigres, d’un vert blanchâtre, et bonnes à manger. Ses tiges, grosses comme des ceps de vigne, rampent sur la terre ou s’attachent aux arbres. Suivant l’auteur chinois, lorsque les sarmens du ko-teng ont trempé quatre ou cinq jours dans l’eau, il en sort un suc onctueux et gluant qu’on prendrait pour une espèce de colle ou de gomme: on le mêle dans la matière du papier, avec beaucoup d’attention, pour n’en mettre ni trop ni trop peu ; l’expérience en apprend la juste mesure. On bat ce mélange jusqu’à ce qu’il tourne en eau grasse et pâteuse, qu’on verse dans de grands réservoirs, composés de quatre murs à hauteur d’appui, dont les parois et le fond sont si bien cimentés, que la liqueur ne peut ni couler ni pénétrer. Alors les ouvriers, placés aux côtés du réservoir, prennent avec des moules la surface de la liqueur, qui devient du papier presqu’à l’instant.

Les moules, dont les cadres se démontent aisément, et peuvent se resserrer ou s’élargir, sont garnis de fils de bambou, tirés aussi fins que le fil d’archal, par les trous d’une plaque d’acier. On les fait bouillir ensuite dans l’huile, jusqu’à ce qu’ils en soient bien imprégnés, afin qu’ils ne s’enfoncent pas plus qu’il n’est besoin pour prendre la surface de la liqueur.

Si l’on veut faire des feuilles d’une grandeur extraordinaire, on soutient le cadre avec des cordons et une poulie. Au moment qu’on le tire du réservoir, les ouvriers, qui sont placés sur les bords, aident à tirer promptement chaque feuille ; ensuite ils l’étendent dans l’intérieur d’un mur creux, dont les côtés sont bien blanchis, et dans lequel on fait entrer par un tuyau la chaleur d’un fourneau voisin, dont la fumée sort à l’autre bout par un petit soupirail. Cette espèce d’étuve sert à sécher les feuilles presque aussi vite qu’elles se font.

Entre les arbres dont se fait le papier, on préfère ceux qui ont le plus de séve, tels que le mûrier, l’orme, le tronc du cotonnier, et diverses autres plantes inconnues en Europe. On commence par gratter légèrement la pellicule extérieure de l’écorce, qui est verdâtre ; ensuite on tire la peau intérieure en longues lanières très-déliées, et les ayant fait blanchir dans l’eau et au soleil, on achève de les préparer comme le bambou.

Mais le papier le plus en usage est celui qui se fait de l’écorce intérieure du tchu-kou ou kou-chu : c’est de cet arbre qu’il tire son nom de kou-tchi. Lorsqu’on en casse les branches, l’écorce se pèle facilement en longues lanières. Les feuilles ressemblent beaucoup à celles du mûrier sauvage ; mais le fruit a plus de ressemblance avec la figue. Il sort immédiatement des branches ; s’il est arraché avant sa parfaite maturité, l’endroit auquel il tenait rend un jus laiteux comme celui du figuier. En un mot, cet arbre a tant d’autres rapports avec le figuier et le mûrier, qu’il peut passer pour une espèce de sycomore. Cependant il ressemble encore plus à l’espèce d’arbousier nommée andrachne, qui est d’une grandeur médiocre, dont l’écorce est unie, blanche et luisante, mais qui se fend en été par la sécheresse. Le kou-chu, comme l’arboussier, croît sur les montagnes et dans les lieux pierreux.

On a vu plus haut que, pour affermir le papier et le rendre propre à recevoir l’encre, les Chinois le fanent, c’est-à-dire, le font tremper dans de l’eau d’alun. La méthode en est fort simple. On hache fort menu six onces de colle de poisson, bien blanche et bien nette, qu’on jette dans douze écuellées d’eau bouillante, en la remuant avec soin pour empêcher qu’elle ne tourne en grumeaux ; ensuite on y fait dissoudre trois quarterons d’alun blanc et calciné. Ce mélange se verse dans un grand bassin, en travers duquel on met une baguette ronde et bien polie ; ensuite, passant l’extrémité de chaque feuille dans toute sa largeur dans une autre baguette qui est fendue dans toute sa longueur, on la fait glisser par-dessus la baguette ronde ; après quoi, fichant le bout de celle qui la tient dans un trou de mur, elle y demeure suspendue pour sécher. C’est ainsi que les Chinois donnent à leur papier du corps, de la blancheur et du lustre. Un de leurs auteurs avoue que cet art leur vient du Japon.

Voici leur secret pour argenter le papier à peu de frais, et sans y employer de feuilles d’argent. Il prennent sept fuens ou deux scrupules de colle de peau de bœuf, et trois fuens d’alun blanc, qu’ils mêlent dans une demi-pinte d’eau claire, et qu’ils font bouillir sur le feu, jusque ce que l’eau soit consommée, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il ne s’en élève plus de vapeur : alors, étendant quelques feuilles de papier, fait de l’arbre qui porte le coton, sur une table fort unie, on passe dessus deux ou trois fois un pinceau trempé dans la colle, en observant que l’enduit soit égal, et recommençant lorsque s’y trouve de l’inégalité : ensuite, on prend du talc préparé, on le tamise au travers d’une gaze pour le faire tomber également sur les feuilles, après quoi on les suspend à l’ombre pour les sécher. On les étend une seconde fois sur la table, et on les frotte doucement avec du coton, pour en ôter le talc superflu qui peut servir pour une autre occasion. On pourrait avec cette poudre, délayée dans l’eau, et mêlée de colle et d’alun, dessiner toutes sortes de figures sur le papier.

Pour la préparation du talc, on le choisit fin, transparent, et blanc comme la neige. Le talc que les Russes apportent à la Chine l’emporte sur celui qu’on tiré de la province de Sé-chuen. Après l’avoir fait bouillir environ quatre heures, on le laisse dans l’eau pendant un ou deux jours ; on doit ensuite le laver soigneusement et le mettre dans un sac de toile, pour le briser avec un maillet. Sur dix livres de talc, on en met trois d’alun ; on mout le tout ensemble dans un petit moulin à bras : ensuite, ayant passé la poudre dans un tamis de soie, on la jette dans l’eau bouillante ; quand la matière est tout-à-fait reposée, on décante l’eau. Ce qui reste au fond, et qu’on fait durcir au soleil, doit être réduit en poudre impalpable dans un mortier : cette poudre, après avoir été passée une seconde fois au tamis, est bonne à employer.

On voit, à l’extrémité d’un faubourg de Pékin, vis-à-vis les cimetières, un long village dont les habitans renouvellent le vieux papier, et tirent un profit considérable de ce métier. Ils ont l’art de le rétablir dans sa beauté, soit qu’il ait été employé à l’écriture, ou collé sur les murailles, ou des châssis, ou sali par d’autres usages. Ces ouvriers l’achètent à fort vil prix dans les provinces : ils en font de gros amas dans leurs maisons, qui ont toutes, pour cet usage, un enclos de murs blanchis soigneusement. S’il se trouve beaucoup de papier fin dans leur amas, ils ont soin de le mettre à part. Leur première opération consiste à le laver sur une petite pente pavée et située près d’un puits ; ils le frottent de toutes leurs forces avec les mains, et le foulent aux pieds pour en faire sortir l’ordure. Ils font bouillir ensuite la masse qu’ils ont pétrie, et l’ayant battue jusqu’à ce qu’elle puisse se lever en feuilles, ils la mettent dans un réservoir. Quand ils ont levé une assez bonne pile de feuilles, ils les séparent avec la pointe d’une aiguille, et les attachent chacune aux murs de leur enclos, pour y sécher au soleil ; ce qui se fait en peu de temps. Alors ils les détachent et les rassemblent.

Navarette dit que le papier est si commun à la Chine, que pour deux réaux et demi, c’est-à-dire quinze sous, il en acheta cinq cent cinquante feuilles. Il ajoute qu’on en trouve de mille différentes sortes, qu’on distingue par leur couleur ou par leur finesse, et qu’on en fait des figures curieuses pour les maisons et pour les temples.

L’encre de la Chine est composée de noir de fumée qui se fait en brûlant plusieurs sortes de matières, mais particulièrement du bois de pin, ou de l’huile, dont on corrige l’odeur en y mêlant des parfums. De tous ces ingrédiens on compose une sorte de pâte, qu’on met dans des moules de bois de différentes grandeurs pour lui donner différentes formes. Les impressions qu’elle y reçoit sont des figures d’hommes, de dragons, d’oiseaux, d’arbrisseaux, de fleurs, etc. La forme générale est ordinairement celle d’un bâton ou de tablettes, dont un côté porte presque toujours des caractères chinois. La meilleure encre se fait à Hoeï-cheou, ville de la province de Kiang-nan. C’est sa bonne qualité qui est la règle du prix. Les Européens ont fait des efforts inutiles pour la contrefaire : elle est fort utile pour le dessin, parce qu’on peut lui donner le degré d’ombre qu’on juge à propos. Les Chinois ont aussi de l’encre rouge, qu’ils emploient principalement pour les titres des livres. Tout ce qui se rapporte à l’écriture est si précieux à la Chine, que les ouvriers même qui travaillent à la composition de l’encre ne passent point pour des gens d’une condition mécanique et servile.

L’invention de cette encre est d’un temps immémorial ; mais elle fut long-temps sans parvenir à sa perfection. On se servait d’abord pour écrire d’une espèce de terre noire, comme le caractère , qui signifie encre, le prouve par sa composition. On exprimait de cette terre, ou plutôt de cette pierre, un suc noir. D’autres encore prétendent qu’après l’avoir humectée, on en tirait une liqueur noire, en la broyant sur le marbre. Enfin cette terre ou cette pierre se trouve nommée dans une réflexion morale de l’empereur Vou-vang, qui vivait onze cent vingt ans avant l’ère chrétienne.

Sous les premiers empereurs de la dynastie des Tang, vers l’année 620 de l’ère chrétienne, le roi de Corée offrit à l’empereur de la Chine quelques bâtons d’une encre composée de noir de fumée. Ce noir venait de vieux bois de pin brûlé, et mêlé avec de la cendre de corne de cerf, pour lui donner de la consistance. Cette encre a tant de lustre, qu’on la croirait couverte d’un vernis. L’émulation des Chinois leur fit trouver, vers l’an 900, le moyen de la porter à sa perfection.

En 1070, ils en inventèrent une autre espèce qui se nomme you-mé, c’est-à-dire encre impériale, parce qu’elle est particulièrement à l’usage du palais. On la fait en brûlant de l’huile, dont on rassemble les vapeurs dans un vaisseau de cuivre concave, ensuite on y mêle un peu de musc, pour lui donner une odeur agréable.

Le père Coutancin, jésuite, apprit une recette d’un Chinois aussi éclairé qu’on peut l’être sur cette matière, dans un pays où les ouvriers cachent soigneusement les secrets de leur art. On met cinq ou six mèches allumées dans un vase plein d’huile, qu’on couvre d’un couvercle de fer en forme d’entonnoir, à la distance nécessaire pour recevoir la fumée. Lorsqu’il s’y en est assez rassemblé, on lève le couvercle, et avec une plume d’oie on en balaie doucement le fond, et l’on fait tomber cette suie sur une feuille de papier bien sec : c’est le noir dont on se sert pour faire l’encre fine et luisante. La suie qui ne tombe point avec la plume est la plus grossière, et ne s’emploie que pour l’encre commune. Celle qu’on a recueillie sur le papier doit être bien broyée dans un mortier ; on y mêle du musc ou quelque eau odoriférante avec de bonne colle de cuir de bœuf pour incorporer les ingrédiens. Lorsque cette composition a pris la consistance de pâte, on la met dans des moules, pour lui donner sa forme, après quoi l’usage est de graver dessus, avec un cachet, des caractères ou des figures en bleu, en rouge ou en or : on fait ensuite sécher les bâtons, au soleil ou à un vent sec.

Dans la ville de Hoeï-cheou, célèbre, comme on l’a remarqué, par la beauté de son encre, les marchands ont de petites chambres où ils entretiennent nuit et jour des lampes allumées ; chaque chambre est distinguée par l’huile qu’on y brûle, et par l’espèce d’encre qui s’y fait.

Les Chinois ne se servent, pour écrire, ni de plumes comme nous, ni de canne ou de roseau comme les Arabes, ni de crayon comme les Siamois : ce sont des pinceaux de poil, particulièrement de poil de lapin, qui est le plus doux. Quand ils veulent écrire, ils ont sur la table un petit marbre poli, avec un trou à l’extrémité, pour y mettre de l’eau : ils y trempent leur bâton d’encre, qu’ils frottent plus ou moins fort sur le côté le plus uni du trou, suivant le degré de noirceur qu’ils veulent donner à leur écriture. Lorsqu’ils écrivent, ils ne tiennent pas obliquement leur pinceau comme les peintres, mais perpendiculairement comme s’ils voulaient piquer le papier. Ils écrivent de haut en bas, et vont de droite à gauche. Leurs livres commencent comme nous unissons les nôtres, c’est-à-dire que notre dernière page est pour eux la première.

Le marbre, le pinceau, le papier et l’encre se nomment sée-pao, mot qui signifie les quatre choses précieuses. Les Chinois lettrés prennent autant de plaisir à les tenir propres et en bon ordre que nos gens de guerre à ranger et à nettoyer leurs armes.

L’art de l’imprimerie, qui ne fait que de naître en Europe, est connu à la Chine depuis un temps immémorial : mais la méthode des Chinois ne ressemble point à la nôtre ; ayant, au lieu de lettres, un caractère particulier pour chaque mot, ils taillent ou gravent leurs compositions en bois. L’usage d’une multitude de types ou de caractères qui répondraient à tous les mots de leur langue serait peut-être impraticable à la Chine. Ils ont besoin de tailler autant de planches que leur livre doit contenir de pages : ce qui les met souvent dans la nécessité de se pourvoir d’une chambre fort spacieuse pour les matériaux d’un seul volume.

Un ouvrage qu’on destine à l’impression est transcrit par un bon écrivain sur un papier fin et transparent. Le graveur colle chaque feuille sur une planche de pommier, ou de poirier, ou de quelque autre bois dur. Il grave les caractères en coupant le reste du bois. Cette opération se fait avec tant d’exactitude, qu’on aurait peine à distinguer la copie de l’original, soit qu’il soit question de caractères européens ou chinois ; car les nôtres se coupent et s’impriment de même à la Chine.

Cependant les Chinois n’ignorent point la manière d’imprimer des Européens. Ils ont des caractères mobiles en bois, pour s’assurer le moyen de corriger l’État présent de la Chine, qu’ils impriment à Pékin tous les trois mois. On dit que, dans les villes de Nankin et de Sou-tcheou-fou, ils impriment de même quelques petits livres avec beaucoup de netteté et de correction.

Ils n’ont pas de presses comme en Europe. Leurs planches de bois et leur papier enduit d’alun s’en accommoderaient mal. Voici de quelle manière ils s’y prennent : après avoir mis leur planche de niveau, et l’avoir bien affermie, ils trempent dans l’encre une brosse dont ils la frottent, avec la précaution de ne l’humecter ni trop ni trop peu. Si la planche est trop humide, les caractères se confondent ; et si elle ne l’est point assez, l’impression manque de force. Ils passent ensuite sur le papier une autre brosse douce et oblongue, en pressant plus ou moins, suivant la quantité d’encre qu’il y a sur la planche. Lorsque la préparation d’encre est bien faite, ils peuvent imprimer trois ou quatre feuilles sans tremper leur brosse dans l’encre.

Leur papier est si clair et si transparent, qu’il ne peut être imprimé que d’un côté : de là vient que les livres ont une double feuille qui a son repli au dehors, et son ouverture du côté du dos du livre où elle est cousue. Ainsi les livres chinois se rognent du côté du dos, au lieu que les nôtres se rognent sur la tranche. On tire sur le repli une ligne noire qui sert de direction au relieur.


  1. Ordre pour voyager.